Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) - "Der Richter und sein Henker" (1952), "Die Panne" (1956), "Der Besuch der alten Dame" (1956), "Das Versprechen" (1958) - ...
Last update: 12/31/2016
Friedrich Dürrenmatt (1921-1990)
Un constat traverse toute son oeuvre : rien en ce monde peut nous permettre de résoudre les énigmes de l'existence. D'où ce sentiment
d'impuissance, renforcé par l'organisation sociale et politique dans laquelle nous vivons et qui annule toute responsabilité individuelle; renforcé par l'hypocrisie et la vénalité d'une société
de consommation qui annihile toute tentative d'interrogation. "Ouvrir un roman de Dürrenmatt, c'est être happé par l'intrigue, assujetti à un suspense à la fois serré et maintenu à distance par
un humour pernicieux, une ironie dévastatrice. Conteur à la fois paisible et inattendu, l'écrivain suisse ouvre son enquête d'une manière anodine. Les rôles sont distribués, le lecteur est
entraîné dans un labyrinthe qu'il ne peut parcourir sans un curieux sentiment de malaise.."
Friedrich Dürrenmatt, fils de pasteur, naît en 1921 à Konolfingen dans l'Emmental, est avant tout un auteur dramatique. Ses tragi-comédies révèlent, sur le
mode de la dérision et du grotesque, l'impuissance de l'individu dans un monde déshumanisé et cruel (le Mariage de Monsieur Mississippi, 1952 ; la Visite de la vieille dame, 1955 ; les
Physiciens, 1962). La même conviction anime son premier roman métaphysico-policier, "le Juge et son bourreau" (1952), qui trouvera une large audience, puis les romans suivants, "le Soupçon"
(1953), "la Promesse" (1958), "le Retraité" (1978) et "Justice "(1985).
La Panne (Die Panne, 1956)
« Nous ne vivons plus sous la crainte d'un Dieu, d'une justice immanente, d'un Fatum comme dans la Cinquième Symphonie ; non ! plus rien de tout cela ne
nous menace. » Ou du moins, le destin de l'homme ne se joue plus autour de grandes interrogations métaphysiques, mais au cours de ruptures dans notre banal quotidien : ainsi, une panne. Alfredo
Traps, un représentant en textile, se retrouve un soir en panne non loin d'un village, où, faute de place, il doit passer la nuit dans la maison d'un juge à la retraite. Pendant le repas auquel
Traps se joint à d'autres invités, le procureur à la retraite enclenche un véritable interrogatoire.
""Rien de bien grave assurément, mais une panne tout de même; c'est ainsi que cela commença. Alfredo Traps, au volant de sa Studebaker, roulait sur une grande route nationale et n'était plus guère qu'à une heure de chez lui (il habitait une ville assez importante) quand sa mécanique s'immobilisa. La voiture rutilante ne marchait plus, et voilà tout. Sa course était venue mourir au pied d'un petit coteau que gravissait la route, avec des cumulus vers le nord et le soleil encore haut dans le ciel de l'après-midi. Alfredo Traps : quarante-cinq ans et pas encore de ventre, l'allure sympathique et de bonnes manières, bien qu'un petit rien d'application permît de deviner au-dessous un quelque chose de plus fruste, de plus commis voyageur; ce contemporain avait ses affaires dans l'industrie textile. D'abord, il fuma une cigarette; puis s'occupa d'un dépanneur. Le garagiste qui vint finalement prendre la Studebaker en remorque affirmait que la réparation ne pourrait pas être faite avant le lendemain, dans la matinée : une panne dans le réseau d'alimentation. Soit ! Impossible de savoir si c'était vrai; déraisonnable même d'essayer seulement de le découvrir : nous sommes entre les mains du garagiste comme autrefois on tombait au pouvoir du chevalier de fortune qui exigeait rançon; ou plutôt, nous dépendons de lui comme on a pu dépendre des dieux lares et des démons familiers. Avec une demi-heure de marche jusqu'à la gare la plus proche et un voyage quelque peu compliqué, quoique bref, s'il voulait rentrer à la maison et retrouver sa femme et les quatre enfants - quatre garçons - Traps renonça par nonchalance et décida de passer la nuit sur place. On approchait des six heures du soir; il faisait beau et chaud. Le jour le plus long de l'année n'était pas loin. Le village, à l'entrée duquel s'ouvrait le garage, avait un air sympathique avec sa butte et son église, le presbytère et le vieux, le très vieux chêne cerclé de fer et solidement soutenu, tout cela bien propre, bien net, jusqu'aux fumiers devant les portes paysannes qui étaient soigneusement dressés à l'équerre, et les dernières maisons qui allaient pittoresquement se perdre ou se nicher à la lisière des bois, sur le coteau. On y trouvait en outre une petite fabrique, quelques salles de café qu'on appelle des pintes, et une ou deux bonnes auberges : l'une, surtout, dont il souvenait à Traps d'avoir entendu dire le plus grand bien. Malheureusement, ils n'avaient plus une seule chambre de libre, plus un seul lit : tout avait été retenu pour un congrès local de petits éleveurs; mais le Monsieur pourrait peut-être trouver à se loger dans cette villa, là-bas, où l'on acceptait de temps à autre de recevoir des hôtes. Qu'il aille seulement demander. .
Traps se sentait hésitant. Il lui était toujours possible de rentrer chez lui par le train; mais d'autre part, la perspective d'une petite aventure n'était pas faite pour lui déplaire, et il savait par expérience (comme l'autre jour encore dans ce petit bourg de Grossbiestringen, par exemple) qu'on peut trouver parfois des filles à son goût dans ces bourgades écartées. Bref, il dirigea ses pas vers la maison qu'on lui avait indiqué..." (traduction Armel Guerne)
Le Juge et son bourreau (Der Richter und sein Henker, 1952)
"Le Juge et son bourreau se déploie sur fond d'intrigue policière. Mort et maladie forment un diptyque tragique où se reflète la dérisoire pantomime de la
comédie humaine." Le commissaire Hans Bärlach de la police de Berne, amateur de cigare et de vodka mais se mourant d'un cancer, doit résoudre l'assassinat de son meilleur officier, le lieutenant
Ulrich Schmied. Il est aidé dans son enquête par l'agent Walter Tschanz. Comme Schmied avait enquêté sur les crimes de Richard Gastmann, un criminel de carrière et vieil ennemi de Bärlach, les
soupçons tombent immédiatement sur lui. Mais l'enquête de Bärlach dérape quand Tschanz tue Gastmann, soi-disant en situation de légitime défense. Et il s'avère que Tschanz est celui qui a
assassiné Schmied...
"Alphons Clenin, der Polizist von Twann, fand am Morgen des dritten Novembers neunzehn hundertachtundvierzig dort, wo die Straße von Lamboing (eines der Tessenbergdörfer) aus dem Walde der Twannbachseeschlucht hervortritt, einen blauen Mercedes, der am Straßenrande stand. Es herrschte Nebel, wie oft in diesem Spätherbst, und eigentlich war Clenin am Wagen schon vorbeige gangen, als er doch wieder zurückkehrte. Es war ihm nämlich beim Vorbeischreiten gewesen, nachdem er flüchtig durch die trüben Scheiben des Wagens geblickt hatte, als sei der Fahrer auf das Steuer niedergesunken. Er glaubte, daß der Mann betrunken sei, denn als ordentlicher Mensch kam er auf das Nächstliegende. Er wollte daher dem Fremden nicht amtlich, sondern menschlich begegnen. Er trat mit der Absicht ans Automobil, den Schlafenden zu wecken, ihn nach Twann zu fahren und im Hotel Bären bei schwarzem Kaffee und einer Mehlsuppe nüchtern werden zu lassen; denn es war zwar verboten, betrunken zu fahren, aber nicht verboten, betrunken in einem Wagen, der am Straßenrande stand, zu schlafen. Clenin öffnete die Wagentüre und legte dem Fremden die Hand väterlich auf die Schultern. Er bemerkte je doch im gleichen Augenblick, daß der Mann tot war. Die Schläfen waren durchschossen. Auch sah Clenin jetzt, daß die rechte Wagentüre offen stand. Im Wagen war nicht viel Blut, und der dunkelgraue Mantel, den die Leiche trug, schien nicht einmal beschmutzt. Aus der Manteltasche glänzte der Rand einer gelben Brieftasche, Clenin, der sie her vorzog, konnte ohne Mühe feststellen, daß es sich beim Toten um Ulrich Schmied handelte, Polizei leutnant der Stadt Bern...."
"Alphonse Clénin, l'agent de police de Douanne, en cette brumeuse matinée du trois novembre mil neuf cent quarante-huit, vit une Mercedes bleue arrêtée sur le bord de la route de Lamboing, à la sortie des bois de la gorge de Douanne. Il l'avait même dépassée
déjà, mais il revint sur ses pas. Si peu nette que fût la silhouette du conducteur à travers les glaces embuées, il lui avait semblé, au passage, qu'elle était affalée sur le volant. L'ivresse, sans aucun doute, pensa le policier qui était un homme d'ordre et n'allait pas chercher midi à quatorze heures. Aussi ne fut-ce pas le policier verbalisateur qui revint en arrière, non ! c'était l'être humain, le semblable qui s’en venait porter secours à son semblable : Clénin n'avait d'autre intention que de réveiller doucement le dormeur pour le ramener à Douanne, où il pourrait se dégriser à l’hôtel de l'Ours. Un café bien noir et une bonne soupe à la farine par-dessus, voilà qui le remettrait sur pied. Conduire en état d’ébriété, c'était une infraction, la chose ne fait aucun doute ; mais le règlement, n'est-ce pas ? n'a jamais interdit à personne, en état d'ivresse ou à jeun, de dormir au volant de sa voiture sur le bas-côté de la route.
L'agent Clénin ouvrit donc la portière de la voiture et posa une main paternelle sur l'épaule du dormeur, pour constater aussitôt que l’homme était mort, les tempes transpercées. Il constata également que la portière droite de la voiture était ouverte, qu'il n'y avait pas beaucoup de sang répandu et que le léger manteau gris porté par le mort n'était apparemment pas taché. Il vit alors le cuir luisant d’un portefeuille qui sortait un peu de la poche du manteau. S'en emparant, Clénin n'eut aucune difficulté à apprendre que le cadavre était celui d'Ulrich Schmied, lieutenant de police de la ville de Berne.
Que faire ? L'agent Clénin ne le savait pas au juste.
Policier d'un village, il n'avait encore jamais eu de meurtre dans son secteur. Dans son embarras, le représentant de l'autorité allait et venait sur la route, se demandant quelle décision il fallait prendre ; mais lorsqu'un rayon de soleil, perçant la brume, vint tomber droit sur le cadavre, il ne put le supporter, tant cela lui parut incongru. Il revint jusqu’à la voiture, ramassa le feutre gris aux pieds du mort et le lui enfonça sur la tête de manière à cacher la blessure de ses tempes. Cela fait, il se sentir mieux. Il remit une largeur de route entre le mort et lui, épongea son front ruisselant et là, sur le côté de la route qui menait à Douanne, il prit sa décision : revenir à la voiture, pousser le corps sur le second siège, bien droit et solidement tenu par une courroie passée derrière le dossier, et prendre le volant.
Le moteur ne répondant pas, Clénin n'eut pourtant pas grand mal, grâce à la pente, à amener la voiture jusqu'à Douanne, devant l’hôtel de l’Ours, où il fit le plein. Personne n'avait rien remarqué. Qui donc eût deviné que le digne personnage qu'il avait à son côté était un mort ? L'agent Clénin, qui détestait le scandale, s'en félicita et se garda bien de rien dire.
Comme il longeait le lac en direction de Biénne, le brouillard l’enveloppa soudain, épais au point qu’on devait oublier que le soleil fût levé. Cette étrange matinée s'était enténébrée comme le Jour du Jugement, et l'agent Clénin s’inséra dans une longue file de voitures, qu'une raison ou une autre faisait avancer à une vitesse bien inférieure encore à celle qu’eût réclamée le manque de visibilité. Un vrai convoi mortuaire, se dit Clénin tout à fait malgré soi...."
"Le Soupçon" (Der Verdacht, 1951)
Dans la suite chronologique de "Der Richter und sein Henker", on y retrouve le personnage du commissaire Bärlach, que l'on savait gravement malade et auquel les médecins ne donnaient plus qu`un an à vivre, dans une chambre d'hôpital, à Berne, où il vient d'être opéré d'un cancer. A partir d'une photo du magazine Life de 1945 montrant un médecin tortionnaire du camp de concentration de Struthof - et dont la "spécialité " était d(opérer ses victimes sans anesthésie -, il conçoit le soupçon que l'homme ne s`est pas suicidé comme on le prétend, mais qu'il sévit encore quelque part aujourd'hui, sous une autre identité.
S`ouvre ainsi une étrange enquête, menée à titre privé, d'autant plus désintéressé que Bärlach a été mis à la retraite et que le criminel n`est pas officiellement recherché dans la bonne société helvétique. Quant au détective, il est désarmé et physiquement impuissant, et n'obéit qu`à l'incoercible besoin d'affronter une dernière fois le mal. Et effectivement, depuis son lit d`hôpital, Bärlach, à travers différents indices et en particulier grâce aux indications d'un curieux visiteur de ses connaissances - un nain rescapé des camps de concentration, du nom de Gulliver, et auquel le texte prête tous les traits de la figure mythique de l'Ahasver, le Juif errant - , parvient à établir que l'ancien médecin nazi n'est autre qu'un certain Emmenberger, qui dirige une clinique privée à Zurich. Afin de démasquer le criminel, Bärlach n'hésite pas à se faire transférer dans cette clinique, décidé à engager un ultime combat.
Dans sa seconde partie, le roman de Dürrenmatt aborde le territoire du "thriller". Prisonnier d'un univers clos, aveugle et glacé, Bärlach, qui a été découvert trop vite, est bientôt entièrement livré aux mains de son bourreau ; celui-ci, dans un geste sadique, lui accorde encore quelques heures à vivre avant de lui faire subir le même sort qu'à toutes ses victimes; les yeux rivés sur une inexorable pendule placée au-dessus de la porte de la salle d'opération, Bärlach doit entendre Emmenberger triompher en lui exposant sa philosophie nihiliste : "Je ne crois qu'à la matière. Or il est absurde de croire en même temps à la matière et à l'humanisme, la justice est un vain mot [...] il n'y a de liberté que criminelle... "
Les heures s'égrènent et Bärlach semble vaincu. Mais à quelques minutes du moment fatal, cependant, Dürrenmatt sauve in extremis son héros en faisant surgir Gulliver par la fenêtre... Intervention providentielle ironique qui respecte et profane la convention du genre policier, qui veut que l'épilogue soit synonyme de restauration de l'ordre.....
"C'EST AU DÉBUT du mois de novembre 1948 que Baerlach avait été admis à l’hôpital Salem, dont les bâtiments donnent sur la vieille cité et l’hôtel de ville de Berne. Mais l’intervention chirurgicale, devenue très urgente, avait été retardée de deux semaines à la suite d’une crise cardiaque. L’opération, quoique délicate, avait parfaitement réussi, mais non sans confirmer le diagnostic fatal : c’était une maladie incurable dont souffrait le commissaire et l’on ne pouvait plus espérer le sauver. Deux fois déjà, le juge d’instruction Lutz, son chef hiérarchique, s’était fait à l’idée qu’il était perdu ; et deux fois pourtant, il avait pu nourrir un nouvel espoir. À l’approche de Noël enfin, une amélioration sensible s’était manifestée chez le malade. Le vieux commissaire avait certes passé presque toute la période des fêtes à dormir. Néanmoins il se remettait, et le lundi 27 décembre, se sentant beaucoup mieux, il s’était mis à feuilleter de vieux numéros du magazine américain Life, datant de l’année 1945. Le crépuscule assombrissait déjà la chambre du malade quand le docteur Hungertobel entra, venant faire sa visite.
– Des brutes, Samuel, de véritables brutes ! lui dit le commissaire en lui tendant la revue. Toi qui es médecin, tu peux t’imaginer cela : regarde cette photo du camp de concentration de Stutthof, où le docteur Nehle, médecin du camp, est en train de pratiquer sur un détenu une opération abdominale sans anesthésie.
– C’est une chose que les nazis ont souvent pratiquée, observa le vieux docteur tout en jetant les yeux sur le cliché. Il avait pâli, et il sembla vouloir se défaire de la revue avec une certaine hâte.
– Qu’est-ce que tu as donc ? s’étonna le malade.
Hungertobel ne répondit rien. Il posa la revue ouverte sur le lit de Baerlach, tira ses lunettes d’écaille de la poche supérieure droite de sa blouse blanche, les mit avec un léger tremblement (que remarqua le commissaire) et reprit la revue pour examiner la photo une deuxième fois.
Baerlach se demanda ce qui pouvait bien rendre son vieil ami aussi nerveux.
– Absurde ! finit par dire le vieux docteur. Allons, donne-moi ta main que je te prenne le pouls.
Il y eut une minute de silence. Puis le docteur relâcha le poignet de son malade et examina les diagrammes suspendus au pied du lit.
– Te voilà tiré d’affaire, Hans ! Tout va bien pour toi.
– Encore un an ? lui demanda Baerlach.
Hungertobel se montra gêné.
– On ne va pas parler de cela maintenant, dit-il. Il faudra que tu te surveilles et que tu reviennes te faire examiner.
Le commissaire bougonna qu’il s’était toujours surveillé, et le docteur l’approuva d’un « très bien, parfait ! », déjà prêt à se retirer.
– Donne-moi donc un peu le Life, lui demanda encore le malade avec une feinte indifférence, et le docteur lui tendit un quelconque numéro qu’il avait pris sur la pile de la table de nuit.
– Non, pas celui-là ! fit le commissaire en glissant un regard ironique au médecin. Je voudrais le numéro que tu m’as pris. Il ne m’est pas si facile, tu comprends, de me désintéresser d’un camp de concentration !
Hungertobel eut un instant d’hésitation mais se sentit rougir sous le regard pénétrant que Baerlach fixait sur lui, et finalement lui tendit la revue pour quitter la chambre aussitôt. On eût dit qu’il y avait quelque chose qui le mettait mal à l’aise. Quand l’infirmière arriva à son tour, Baerlach la pria d’enlever les autres revues.
– Pas celle-ci ? demanda l’infirmière en désignant le numéro posé sur le lit.
– Non, pas celle-ci, précisa le vieux commissaire, qui se remit à examiner la photo dès que la femme fut sortie.
Ce médecin, saisi par l’objectif alors qu’il poursuivait ses expériences de brute, montrait une sérénité olympienne. Cela se dégageait de tout son être, car il avait le bas du visage dissimulé par le masque professionnel du chirurgien.
Le commissaire referma la revue, qu’il glissa dans le tiroir de la table de nuit ; puis il s’allongea, les mains sous la nuque. Les yeux grands ouverts, il observait les progrès de la nuit dans sa chambre, sans faire un geste pour allumer la lumière.
Plus tard, l’infirmière arriva avec son dîner, toujours aussi léger et succinct : potage de flocons d’avoine et infusion de tilleul, boisson dont il avait horreur et qu’il laissa. Dès qu’il eut avalé sa soupe, il éteignit et se replongea dans la contemplation de la nuit et de ses ombres maintenant presque impénétrables dans la chambre, se distrayant aux lueurs de la ville qu’il voyait jouer par sa fenêtre. Il s’était endormi quand l’infirmière revint une dernière fois arranger son malade pour la nuit.
Le lendemain, Hungertobel arriva vers dix heures.
Baerlach était étendu, les mains sous la nuque. Ouvert à la bonne page, le numéro de Life reposait sur le lit. Les yeux du commissaire suivaient et observaient attentivement le médecin qui venait de reconnaître la photo du camp de concentration sur le lit du malade.
– Ne veux-tu pas me dire pourquoi tu es devenu pâle comme un mort quand je t’ai montré ce cliché de Life ? demanda le vieux commissaire.
Hungertobel s’en fut au pied du lit prendre les feuilles d’observation, qu’il étudia avec plus de soin que d’habitude, avant de les remettre en place.
– Une erreur ridicule, Hans. Cela ne vaut même pas la peine d’en parler.
– Tu connais ce docteur Nehle ? lança Baerlach d’une voix soudain pleine d’intérêt.
– Non, rétorqua Hungertobel, je ne le connais pas. Il m’a seulement fait penser à quelqu’un d’autre.
– La ressemblance doit être frappante, remarqua le commissaire.
Oui, en effet, la ressemblance était assez marquée, admit le médecin en jetant un nouveau regard sur le cliché, qui le troubla une seconde fois, comme le constata nettement le commissaire.
– Et pourtant, on ne voit que la moitié du visage de l’intéressé. Tous les chirurgiens se ressemblent plus ou moins quand ils sont en train d’opérer.
– À qui est-ce que cette brute te fait penser ? questionna Baerlach sans s’arrêter à l’explication de son ami Hungertobel.
– Bah ! tout cela ne veut absolument rien dire, se défendit l’autre. Je te le répète, ce ne peut être qu’une erreur.
– Oui, mais tu jurerais pourtant que c’est bien lui ! Pas vrai, Samuel ?
– Ma foi oui, reconnut le docteur.
Il aurait été capable de le jurer s’il avait été convaincu que ce n’était pas lui, que c’était impossible. Et puis, maintenant, ils allaient laisser ce peu agréable sujet de côté. D’ailleurs rien n’était moins recommandable, après une grave opération encore si récente, que d’aller farfouiller dans de vieux numéros de Life. Le commissaire Baerlach n’avait pas l’air de se rendre compte qu’il s’était débattu entre la vie et la mort..."
La Promesse (Das Versprechen, 1958)
Quelques jours avant son départ à l'étranger, le détective Matthieu, à l'apogée de sa carrière, apprend qu'une jeune fille de quatorze ans, Gritli Moser, a été retrouvée morte dans une forêt. Il fait la promesse à la mère de l'enfant de retrouver le meurtrier et cette promesse va bouleverser sa vie. Un suspect est arrêté, finit par avouer et se pend dans sa cellule. L'affaire est classée. Cependant, Mathieu est convaincu que le coupable est quelqu'un d'autre. Au vu d’une carte, celui-ci doit obligatoirement passer par le col de Kerens, alors Matthieu s’y installe et achète la station service s’y trouvant. Il vit avec une ancienne prostituée et sa fille Anne-Marie. Insensiblement, celle-ci va devenir pour Matthieu un appât. Commence alors une épuisante attente, puis une longue descente aux enfers. La raison de Matthieu petit à petit reculera devant son obsession de retrouver cet assassin, et d’honorer ainsi sa promesse.
"INVITÉ par l'Amicale Andreas-Dahinden à faire une conférence sur l'art du roman policier, je m'étais rendu à Coire au mois de mars de cette année. Le jour tombait déjà quand je descendis du train, en pleine bourrasque de neige, sous un ciel bas, dans une ville glacée. Ma conférence avait lieu dans la salle de réunion du Syndicat des Commerçants, où je ne trouvai qu'un auditoire assez clairsemé car à la même heure, dans la salle des fêtes du Collège, le professeur Emile Staiger parlait du Goethe des dernières années. Je ne parvins pas plus à me dégeler moi-même que mes auditeurs, dont plusieurs quittèrent la salle avant ma péroraison. Un court entretien encore avec quelques membres du Comité directeur, à savoir deux ou trois professeurs du Collège, qui eussent certes préféré entendre parler du Goethe des dernières années, et une dame éminemment charitable qui donnait tous ses soins à l'Association des gens de maison de la Suisse Orientale ; puis, dûment nanti de mes honoraires et autres frais de voyage, je regagnai l'hôtel du Chamois, près de la gare, où ma chambre avait été retenue. Rien de réconfortant là non plus. Pas autre chose à lire qu'une feuille allemande de Bourse et un vieux numéro de la Weltwoche; le silence qui régnait dans l'hôtel avait quelque chose de si inhumain qu'on reculait à l'idée de dormir, tant on craignait de ne plus se réveiller jamais! Nuit spectrale, qui paraissait suspendue hors du temps. Dehors, il ne neigeait plus, et rien, absolument rien ne bougeait : pas un seul habitant, pas un seul animal, ni même les lampes d'éclairage immobiles, sans un souffle de vent, ne donnaient une animation quelconque å la rue; pas un bruit, rien qui eût un semblant de vie, si ce n'est une fois, lugubre et étouffé comme s'il venait du fond du ciel, un vague écho du côté de la gare.
Au bar, où je me rendis pour boire un dernier whisky, sans compter la femme plutôt âgée qui faisait office de barmaid, il n'y avait qu'un unique client : personnage vétuste, gros et lourd, avec sa chaîne de montre à l'ancienne mode, sur le ventre. J'étais à peine assis qu'il se présentait : Docteur H., ancien chef de la police cantonale de Zurich. Quel que fût son âge, il avait encore le cheveu dru et noir, la moustache fournie. Perché sur un des hauts tabourets du bar, il buvait du vin rouge en fumant un Havane et appelait la serveuse par son petit nom. La voix sonore et le geste large, cet homme sans façons m'était à la fois sympathique et antipathique. Vers trois heures du matin, et après que quatre nouveaux Johnnie Walker furent venus tenir compagnie au premier, le docteur H. offrit de me raccompagner à Zurich dans son Opel. Comme je ne connaissais que très mal les environs de Coire et toute cette partie de la Suisse, je ne refusai pas l'invitation et le remerciai. Il était venu lui-même dans les Grisons en tant que membre d'une commission fédérale; le mauvais temps l`ayant obligé d'attendre, il avait assisté à ma conférence, à laquelle il ne fit pas la moindre allusion, sinon pour me dire, comme en passant, que je m'en tirais plutôt mal.
Le matin, donc, nous nous mîmes en route. L'aube était déjà proche, quand j'avais finalement absorbé deux cachets de somnifère avec l'espoir de dormir un peu ; et je me sentais maintenant tout assommé, presque paralysé. Le jour, pourtant levé depuis un bon moment, restait comme à demi-éteint, avec une lumière hésitante et grise..."
(Albin Michel, traduction Armel Guerne)
Justice (Justiz, 1985)
A l'heure de la plus grande affluence, dans un restaurant fréquenté par la meilleure société, un député zurichois tire à bout portant sur un professeur d'université. On le condamne à vingt ans de réclusion. De sa prison, il fait appel à un jeune avocat sans un sous, et le charge de réexaminer l'affaire, mais en considérant, à titre d'hypothèse, que le meurtre a été commis par quelqu'un d'autre. La proposition semble absurde. Le jeune avocat accepte cependant la proposition, et se retrouve pris au piège d'une Justice fort éloignée de ses idéaux.
"Si j'écris ce rapport, c'est sans doute par amour de l'ordre, par pédanterie : pour joindre une pièce au dossier. Je veux me contraindre à réexaminer les faits qui ont conduit à l'acquittement d'un meurtrier et à la mort d'un innocent. Je veux repasser dans ma tête les mesures que j'ai prises, mes pas de clerc, les possibilités que j'ai négligées. Je veux, une fois encore, et consciencieusement, évaluer les chances qui restent à la Justice.
Mais surtout, si j'écris ce rapport, c'est que j'ai le temps, beaucoup de temps, deux mois au bas mot. Je reviens tout juste de l'aéroport (les bars auxquels j'ai rendu visite en chemin ? ça ne compte pas, ni mon état présent. Je suis copieusement ivre, mais demain j'aurai l'œil clair). À bord du mastodonte hurlant et mugissant (direction : l'Australie), le docteur honoris causa Isaak Kohler. Au moment où, jaillissant de ma Volkswagen, j'armais mon revolver, il prenait son envol dans le ciel nocturne. Un coup de maître, ce coup de téléphone. Le vieux connaissait sûrement mes intentions ; et nul n'ignore que je suis trop démuni pour le suivre dans ses voyages.
Il ne me reste donc qu'à attendre son retour. En juin ? En juillet ? Attendre, et boire de temps en temps – ou très souvent, selon l'état de mes finances. Et puis écrire : quand un avocat n'a plus que les yeux pour pleurer, il trouve la plume pour écrire.
Mais sur un point, le député se trompe : son crime, le temps ne l'effacera pas ; mon attente ne l'adoucira pas, mon ivresse ne le noiera pas, mon écriture ne l'excusera pas. Je mets la vérité sur le papier, je la grave en moi, et je me donne le pouvoir d'accomplir un jour en toute conscience, ivre ou non, ce qu'aujourd'hui je voulais perpétrer dans un mouvement passionnel. Un jour, oui ; en juin, en juillet peut-être ; bref, le jour de son retour, car il reviendra. Donc le présent rapport ne constitue pas seulement la justification d'un meurtre, mais aussi sa préparation. D'un meurtre légitime.
(Je suis dans mon bureau, j'ai dessoûlé.) Seul un crime rétablira la justice. Avec, inévitablement, mon suicide à la clé. Non point pour me dérober à mes responsabilités. Au contraire. Le suicide est la seule façon de répondre de mon acte, sur le plan humain sinon sur le plan juridique. Je détiens la vérité, mais non les preuves. Les témoins de l'instant décisif, je ne puis les produire. Mon suicide me rendra crédible, même en leur absence. Je ne vais pas à la mort comme un savant qui se prend pour cobaye par amour de la science. Je meurs parce que je suis convaincu d'être fini.
Le lieu du crime joue très tôt son rôle dans l'histoire. Avec sa façade rococo, le restaurant Du théâtre est l'un des rares bâtiments réputés pour son architecture, dans notre cité lamentablement défigurée. Ce restaurant occupe trois étages – bien des gens ignorent l'existence du troisième. Chez nous, tout le monde se lève tôt. Les matinées sont longues ; le rez-de-chaussée accueille des étudiants ensommeillés, mais aussi des commerçants, qui souvent restent pour le repas de midi. Après le café-kirsch, c'est le calme plat, les serveuses sont invisibles. Il faut attendre quatre heures de l'après-midi pour assister à l'arrivée d'employés fatigués et d'instituteurs épuisés. Pour le repas du soir, et jusqu'à dix heures et demie, c'est la cohue : des politiciens, des managers, des financiers, d'ex-représentants de professions libérales et plus que libérales, mais aussi des étrangers légèrement effrayés : notre ville aime se donner des airs internationaux.
Le premier étage est celui du raffinement puant. Absolument : dans ces deux salles basses et tapissées de rouge, il règne une chaleur tropicale, mais tout le monde la supporte ; les dames en robe du soir, les messieurs souvent en smoking. L'air est fait de sueurs et de parfums, accompagnant en sourdine les effluves de nos spécialités culinaires : par exemple l'émincé de veau avec rösti. La société de cet étage ressemble à celle du rez-de-chaussée, mais s'en distingue par l'habillement. C'est l'étage où l'on se retrouve après les « premières » théâtrales, et après conclusion des grosses affaires : on ne manigance plus rien, on fête les manigances accomplies.
Au deuxième étage, nouvelle métamorphose. On est surpris par un certain débraillé, par un certain laisser-aller. Les pièces sont hautes et claires, elles évoquent la plus commune des auberges : chaises de bois, nappes à carreaux, ronds de bière partout ; juste à côté de l'escalier, un cabaret à moitié vide, où se démènent des magiciens de seconde zone et des strip-teaseuses de troisième zone. Dans la salle principale, on joue aux cartes et au billard. C'est le rendez-vous de nos marchands de fruits et légumes, de nos entrepreneurs et de nos gros propriétaires de magasins, de nos gros garagistes et de nos spécialistes en démolition. Souvent, ils sont vissés là des heures durant ; les enjeux sont fantastiques. Autour d'eux s'agglutine toute une galerie d'individus bizarres ou douteux, sans compter quelques prostituées en faction, trois, quatre, toujours à la même table près de la fenêtre ; on fait mieux que les tolérer : elles font partie des meubles, et sont relativement bon marché. Un vrai riche est toujours près de ses petits sous.
Lorsque je rencontrai pour la première fois le député, je venais de subir avec succès les examens fédéraux, j'avais rédigé ma dissertation, obtenu le titre de docteur et reçu l'autorisation d'exercer comme avocat, mais je n'avais pas encore quitté la place où je travaillais durant mes études : j'étais saute-ruisseau de luxe chez Stüssi-Leupin. Cet homme s'était acquis une réputation largement internationale : dans plusieurs affaires criminelles (les frères Aetti, Rosa Pick, Deubelbeiss et Amsler), il avait obtenu des acquittements ; et dans l'affaire qui opposa Trög (Les « œuvres industrielles de bienfaisance ») aux États-Unis d'Amérique, il obtint un compromis (tout à l'avantage de Trög). Je devais me rendre au café Du théâtre pour apporter à Stüssi-Leupin le résultat d'une expertise (un de ces cas douteux auxquels il vouait un amour exclusif). C'est au deuxième étage que je dénichai l'avocat vedette, près d'une des tables de billard ; il venait de terminer une partie avec le député. À la table voisine, le docteur Benno jouait avec le professeur Winter. Et c'est maintenant seulement, à l'instant d'écrire tout cela, que je m'avise d'une chose : tous les personnages du drame futur se trouvaient ici réunis, comme pour un prologue. Dehors il faisait froid ; on était en novembre ou décembre (il serait facile de déterminer la date exacte). J'étais gelé, parce que j'allais toujours sans manteau, et que j'avais dû garer ma Volkswagen à quelques rues du café.
– Faites-vous servir un grog, jeune homme.
Le député, qui m'adressait ainsi la parole, m'examina très attentivement, et fit signe au sommelier. Involontairement, j'obtempérai. Il faut dire aussi que j'attendais les instructions de Stüssi-Leupin, qui s'était retiré avec le texte de l'expertise, et qui le feuilletait à l'une des tables.
Devant, dans la salle, je voyais jouer les marchands de légumes, silhouettes sombres dans le contre-jour de la fenêtre. D'en bas nous parvenait le sourd grondement du tramway. Le député ne cessait pas de me dévisager, sans la moindre gêne, sans dissimuler son regard. Il devait approcher des soixante-dix ans. Il était le seul qui eût gardé son veston, mais il ne transpirait pas le moins du monde. Je finis par me présenter. Je pensais bien avoir affaire à quelque notable, mais je ne parvenais pas à mettre un nom sur le personnage.
– Parent du colonel Spät ? interrogea-t-il, sans se nommer lui-même (peut-être estimait-il que cela n'en valait pas la peine, ou que je le connaissais déjà).
Le colonel Spät : un paysan martial, devenu conseiller fédéral. Partisan de l'arme atomique.
– Bien peu, répondis-je. (Pour régler cette question une fois pour toutes : je suis né en 1930. Je n'ai jamais connu ma mère, Anna Spät, et je suis de père inconnu. J'ai grandi dans un orphelinat dont je me souviens sans déplaisir – j'aimais surtout la forêt voisine. Nous étions bien éduqués, bien instruits. J'ai connu une jeunesse heureuse. Avoir des parents ne constitue pas toujours un avantage. Mon malheur, c'est au docteur h.c. Isaak Kohler que je le dois. Auparavant, j'avais des difficultés, mais pas de désespoirs.)
– Vous comptez vous associer à Stüssi-Leupin ?
– Je n'y songe pas, répondis-je en le regardant avec surprise.
– Il a très bonne opinion de vous.
– Il ne m'en a jamais rien laissé paraître.
– Stüssi-Leupin ne laisse jamais rien paraître.
Le vieillard s'exprimait d'une voix sèche. Pour moi, je pris le ton de l'insouciance :
– Il a tort. Je veux m'installer à mon compte.
– Ce sera difficile.
– Peut-être.
Rire du vieillard :
– Vous aurez quelques surprises. Notre pays ne favorise pas les ascensions solitaires.
Puis, sans transition :
– Vous jouez au billard ?
– Non.
– Erreur.
À nouveau, il me regarda, l'air pensif. Ses yeux gris trahissaient la surprise, mais non la moquerie, à ce qu'il m'a semblé. Dureté, absence d'humour. Il me conduisit à la deuxième table, celle où jouaient le docteur Benno et le professeur Winter. Ces deux personnages m'étaient connus. Le professeur était recteur à l'époque où j'entrais à l'Université. Le docteur était, dans notre cité, une figure de la vie nocturne (à l'époque, cette vie s'arrêtait à minuit, mais elle ne manquait pas d'intensité pour autant). On ne lui connaissait pas de profession déterminée. Jadis, il avait été champion olympique d'escrime, d'où son surnom de Bennolympique. Il avait également conquis le titre de champion suisse de tir au pistolet. Au golf, il gardait un certain renom. Il avait, autrefois, ouvert une galerie d'art, mais ça n'avait pas marché. Maintenant, on disait que son activité principale consistait à gérer sa fortune.
Je saluai. On me répondit par des signes de tête.
– Winter est un éternel débutant, lâcha le docteur h. c. Isaak Kohler.
Je ris :
– Et vous, seriez-vous un maître ?
– Certes, répondit-il tranquillement. Le billard est ma passion. Passez-moi donc cette queue, professeur, vous ne réussirez jamais votre coup.
Adolf Winter lui tendit l'instrument. Le professeur était un sexagénaire, lourd mais plutôt petit, à la calvitie luisante. Il était muni de lunettes à branches d'or, mais non cerclées. Un de ses gestes coutumiers consistait à lisser dignement sa longue barbe noire, très soignée, parcourue de traînées blanches. Il s'habillait toujours avec recherche ; démodé, mais raffiné. C'était un de ces hâbleurs humanistes dont nos universités regorgent. Membre du Pen-club et de grandes institutions culturelles, auteur d'une purge en deux volumes, Carl Spitteler devant Hésiode, ou l'Helvétie hellénique (éditions Artémis, 1940). Je suis juriste, et depuis toujours la faculté des lettres me porte sur les nerfs.
Soigneusement, le député passait à la craie la rondelle de cuir. Ses mouvements étaient tranquilles et sûrs ; et, malgré ses phrases cassantes, il ne donnait pas l'impression d'arrogance ; simplement de maîtrise et de calme. Tout en lui disait la force, l'infaillibilité. La tête légèrement inclinée, il observa la table de billard, puis, très vite et sans hésiter, donna son coup.
Je vis la boule blanche rouler, frapper, revenir en arrière.
– À la bande. C'est ainsi qu'on le bat, le docteur Benno, fit le député, tout en rendant la queue de billard au professeur Winter. Compris, jeune homme ?
– Je n'entends rien à tout cela, répondis-je.
Et je me tournai vers le grog que le serveur avait déposé sur une petite table.
– Cela viendra.
Le docteur h.c. Isaak Kohler eut un rire, s'empara d'un des journaux mis à la disposition des clients, et s'éloigna."
(Julliard, traduction Etienne Barilier)
La Visite de la vieille dame (Der Besuch der alten Dame, 1956)
""Comédie tragique" la plus jouée du dramaturge. Dürrenmatt met en scène une richissime vieille dame revenue au pays natal pour se venger de
celui qui, jadis, l'a trahie et abandonnée dans la misère, Ilg. Elle propose un milliard à ses compatriotes pour qu'ils tuent Ilg et les voit succomber à la tentation puis commettre un meurtre
déguisé en acte de justice. Cependant Ilg, par un retour sur soi, reconnaît sa faute et accepte le châtiment. À travers une succession de situations grotesques et parodiques, la pièce dénonce
l'hypocrisie et la vénalité de la société de consommation." Une oeuvre qui illustre de manière exemplaire l`esthétique du grotesque parodique reconnue par Dürrenmatt comme la seule écriture
dramaturgique pouvant rendre compte d'une réalité contemporaine où la culpabilité désormais "collective" (en l'occurrence une communauté entière cède ici lentement à la tentation) n`autorise plus
qu`un héroïsme "paradoxal" ...
(acte l). L`action se déroule donc dans la petite ville imaginaire du nom de Güllen, quelque part en Europe, peut-être en Suisse. Toute la population s'est réunie à la gare pour accueillir dans la liesse une enfant du pays devenue milliardaire sous le nom de son huitième mari, Claire Zachanassian, dont on espère qu`elle acceptera d`aider à sauver la ville de la faillite économique qui l`a inexplicablement frappée depuis quelques années; et effectivement, à peine descendue du train avec sa cohorte de serviteurs grotesques qu'elle se plaît à tyranniser, Claire Zachanassian promet son aide, mais, ajoute-t-elle, à une condition : "Je m`achète la Justice". Et de rappeler son histoire : voici quarante-cinq ans, elle fut chassée de la ville avec l`enfant qu`elle attendait, après que le père de celui-ci, Alfred III, devenu depuis un fort honorable épicier, eut soudoyé juges et témoins pour ne pas reconnaître sa paternité : "Le jugement du tribunal fit de moi une putain".
Sa fortune lui a permis depuis de retrouver les uns et les autres pour leur faire payer leur parjure et même de racheter à son compte toutes les entreprises locales naguère florissantes à seule fin de les déclarer en faillite; elle propose aujourd`hui un milliard "en échange de la vie d'Alfred III". La foule, devant ce cynisme, se récrie aussitôt et M. le maire. au nom de la commune, refuse solennellement l`odieux marché : "Nous sommes encore en Europe ! Nous ne sommes pas chez les sauvages !", "J 'attendrai", répond calmement Claire Zachanassian.
(acte II). Elle s`installe d'ailleurs bientôt à l`hôtel sur la place et observe du haut de son balcon la fièvre qui s'empare peu à peu de ses concitoyens ; chacun de défiler dans le magasin d`Alfred lll pour l'assurer de sa solidarité mais sans manquer, en même temps, d'acheter déjà à crédit ; même ses proches commencent, malgré leurs bonnes paroles, à vivre insensiblement au-dessus de leurs moyens; la peur le gagne peu à peu et il s'apprête à fuir. Cependant, à la gare, au moment de monter dans le train qui doit l`emmener, et tandis que la foule fait cercle autour de lui sans le retenir, le pressant même de partir, Alfred lll ne se résout pas à franchir le pas et reste sur le quai : "Je suis perdu !" s'exclame-t-il.
(acte III) Les dernières scènes accomplissent le destin, le meurtre collectif du bouc émissaire ; la victime, cependant, prend une dimension "héroïque" en acceptant maintenant la mort pour prix de sa culpabilité, un sacrifice qui fait de lui en même temps le juge ironique de ses concitoyens. Au cours d`une parodie d`assemblée municipale organisée dans le théâtre de la ville, Alfred III, obéissant à une mise en scène bien réglée, meurt finalement entre les rangs des habitants qui se referment sur lui. "Voici votre chèque !"conclut laconiquement la milliardaire en tendant au maire de la ville son bout de papier. Claire Zachanassian est ce qu`elle est, la femme la plus riche du monde à qui sa fortune permet d`agir comme une héroïne de la tragédie grecque, de manière implacable, absolue...
"La Mission, ou de l'observateur qui observe ses observateurs, récit en vingt-quatre phrases" (Der Auftrag)
«Les hommes, dit le logicíen D., se voient absurdes s'ils ne sont pas observés, alors ils s'observent les uns les autres, ils se photographient et se filment dans leur angoisse de l'absurdité d'être là." L'histoire de La Mission se résume en deux mots et vingt-quatre chapitre, une phrase par chapitre : une femme est retrouvée violée et étranglée; son cadavre, jeté au pied des mines d'Al-Hakim au milieu des momies de soufis noirs, est déchiqueté par les chacals. Son mari, un célèbre psychiatre zurichois, demande à F., une journaliste, de mener l'enquête avec une équipe de télévision. La journaliste suit l'itinéraire parcouru par la morte, achète un manteau rouge lui ayant appartenu et visite la chambre d`hôtel où elle a séjourné. Un ficeleur de mystères s'arrêterait à cette évidence : on ne mène l'enquête que mû par le désir de rencontrer son double, le moi est une fiction, le monde une prison de miroirs. L'humanité vit dans l'espérance que quelqu'un l'observe, telle est la prémisse de La Mission.
"... les nouveaux virus, les tremblements de terre, la sécheresse, les inondations, les ouragans, les éruptions volcaniques, etc. sont par contre des mesures de défense de la nature observée, dirigées contre celui qui l'observe, de la même façon que son télescope et les pierres qui étaient jetées contre sa maison étaient des mesures de représailles contre le fait d'être observé, c'est ce qui s'était passé entre von Lambert et sa femme, pour en revenir à eux, c'était le fait qu'observer était devenu regarder un objet, ils s'étaient l'un l'autre regardés comme des objets d'une façon insoutenable, lui avait fait de sa femme un objet pour la psychiatrie, elle avait fait de lui un objet de haine, la soudaine connaissance qu'elle eut qu'elle, qui observait, était observée par celui qu'elle observait lui avait fait spontanément jeter son manteau rouge par-dessus son jean pour sortir du cycle infernal entre observer et être-observée et courir à la mort, puis il ajouta, après avoir réprimé un soudain accès de rire, que ce qu'il venait de développer ne constituait bien sûr qu'une des deux possibilités, l'autre étant l'exact contraire de celle qu'il avait présentée, une conclusion logique dépend de la situation de départ, quand dans sa maison de montagne il devint toujours plus rarement observé, si rarement que, lorsqu'il pointait son télescope contre ceux dont il acceptait qu'ils l'observent à partir du rocher, ce n'était pas lui mais quelque chose d'autre qu'ils observaient, des chamois qui grimpaient ou des alpinistes qui ascensionnaient, cet état de non-observé lui devint plus torturant que l'état antérieur d'être-observé, il aurait véritablement soupiré après les pierres contre sa maison, n'être plus observé voulait dire pour lui n'être plus digne d'observation, donc indigne d'attention, donc sans signification, donc absurde, il se voyait tomber dans une dépression sans espoir, à la vérité sa carrière universitaire jusque-là dépourvue de réussite avait quelque chose d'absurde, il en concluait dans la foulée que les hommes souffrent comme lui de l'état de non-observé et qu'ils se voient absurdes s'ils ne sont pas observés, alors ils s'observent les uns les autres, ils se photographient et se filment dans leur angoisse de l'absurdité d'être là, à la vue d'un univers en expansion avec ses milliards de voies lactées, comme la nôtre, constituées d'autres milliards de planètes définitivement isolées par des distances effroyables et habitées, comme la nôtre, un cosmos sans cesse secoué par des soleils qui explosent puis se rendorment, qui donc sinon lui- même pourrait bien observer l'homme pour lui donner le sens ?, un dieu personnel, face à un tel monstre d'univers, n'est plus possible, un dieu père et régent du monde qui observe chacun en particulier, qui compte les cheveux de chacun, ce dieu est mort parce qu'il est devenu impensable, article de foi sans fondement en raison, seul un dieu impersonnel serait pensable comme principe abstrait, comme une construction philosophico-littéraire de la pensée destinée à donner malgré tout, comme par magie, un sens à ce tout monstrueux, dieu vague et dispersé au vent, il est tout sentiment, il a nom cris et fumées, il embrume l'éclat du ciel, il est enfoui au fond du cœur de l'homme, mais la raison n'est capable de bonimenter sur le sens qu'à travers l'homme, car tout ce qui peut se penser et se faire, la logique, la métaphysique, la mathématique, les sciences de la nature, l'art, la musique, la poésie ne prend de sens que par l'homme, sans l'homme tout cela retombe dans l'impensé et par là, dans l'absurde, bien des choses qui se passent de nos jours deviennent compréhensibles si on suit cette piste logique que l'humanité est toujours ivre de cette fausse espérance de quelqu'un qui l'observe, c'est ainsi que la course aux armements force les antagonistes à s'observer l'un l'autre, ils espèrent au fond pouvoir toujours continuer cette course aux armements afin de devoir éternellement s'observer, sans course aux armements ils sombreraient dans la perte du sens, à moins que la course aux armements ne provoque par quelque défaillance l'étincelle atomique, ce qu'elle aurait pu faire depuis longtemps, cette étincelle ne représenterait pas plus que l'absurde manifestation du fait que la terre a été un jour habitée, un incendie que personne n'observerait sauf peut-être quelque humanité ou quelque chose de semblable du côté de Sirius ou ailleurs, mais sans possibilité d'annoncer la nouvelle qu'il a été observé à celui qui aimait tant être observé parce qu'alors il n'existerait plus.."
(traduction H.Durand, L'Âge d'Homme)
La Mise en oeuvre (Stoffe)
Dürrenmatt revisite son existence dans une singulière biographie au cours de laquelle il intègre des textes qui l'ont hanté, qu'il n'a pas écrits, qu'il n'a pas achevés, qu'il élabore pour cette occasion.
"Raconter sa propre vie: entreprise universellement tentée, toujours recommencée. Entreprise à mes yeux compréhensible, mais irréalisable. Plus l'on vieillit, plus forte est l'envie de tirer des bilans. La mort approche, la vie se volatilise; comme elle se volatilise, on veut lui donner forme; en lui donnant forme, on la fausse. Ainsi s'établissent ces bilans trompeurs que nous nommons des biographies. Ce sont parfois de grandes oeuvres littéraires - la littérature mondiale en témoigne - mais cet argent précieux, nous avons souvent et malheureusement le tort de le prendre pour du bon argent.
Ma propre vie, je trouve donc superflu d'aller y voir de plus près. Pour un motif supplémentaire : si je la compare au destin de millions et de millions d'êtres qui vécurent et vivent en même temps que moi, qui vivront quand je n'y serai plus, mon existence m'apparaît si privilégiée que j'aurais honte de la transfigurer encore par l`écriture.
Néanmoins j'écris sur moi. Pas sur l'histoire de ma vie: sur l'histoire de mes "matières" romanesques. Je suis écrivain. C'est donc dans ces matières que ma pensée s'exprime, quand bien même, évidemment, ma pensée ne se limite pas à elles. Il reste qu`elles sont le résultat de ma pensée, les miroirs diversement taillés dans lesquels se reflète ma pensée, donc ma vie. Parmi ces matières, il y a celles que j'ai mises en œuvres, mais aussi celles que je n'ai pas menées à chef, ou que je n'ai pas écrites. Celles-ci surtout, lorsque je fais maintenant l'esquisse de leur mise en forme, contribuent à tracer le cheminement de ma pensée. Je me mets à suivre leur piste, et le gibier que je traque, c'est ma vie.
Mais si je place ma vie au point de départ, les matières mises en œuvres laissent apparaître celles qui ne l'ont pas été, celles qui reposent dans mon souvenir, rendues plus ou moins indistinctes par le temps, comme englouties. Souvent je n'en perçois que des fragments; je ne les saisis presque jamais comme un tout; c'est pour cela qu'elles prolifèrent d`autant mieux, et qu'elles élèvent en moi la plainte des occasions négligées ou perdues. Certes, les matières auxquelles j'ai donné forme sont les produits de ma vie.
Mais vivre, ce n'est pas seulement agir, c'est d'abord éprouver. Et de même que l'action suppose l'expérience de la vie, l'inaction suppose le rêve, ou la rêverie; elle suppose donc à son tour une expérience et, finalement, la vie même. Ecrire c'est agir; c'est transformer l'expérience et la vie, de manière indirecte ou directe, selon les motifs, souvent trompeurs, qui nous poussent à écrire, selon les dispositions de celui qui écrit. En ce qui me concerne, la transposition n'est qu'indirecte.
Je ne me classe pas parmi les écrivains exhibitionnistes: ni parmi ceux qui, sans vergogne, se présentent tout nus, ni parmi les honteux, qui déguisent leur vie, la recomposent et la triturent. Je ne me classe pas non plus dans la catégorie des écrivains qui vous noient traîtreusement dans le trop-plein de leur esprit. Non, je fais partie de ces serruriers et de ces constructeurs qui peinent pour venir à bout de leurs inspirations, parce que leurs inspirations se mettent sans cesse en travers de leurs concepts, et même de leurs aveux. Je suis de ces écrivains qui, loin de venir de la langue, s'efforcent avec peine vers la langue. Non parce que leur langue ne serait pas à la hauteur de leurs matières : ce sont leurs matières qui, prenant naissance hors de la langue, ne lui sont pas égales.
Elles appartiennent au monde de l'image, de la vision, du prélangage; elles ne sont pas encore pensées avec exactitude. Ce ne sont pas mes pensées qui contraignent mes images, mais l'inverse.
Ainsi mon écriture tend-elle où je ne suis pas, quand bien même je n'ai jamais rien écrit qui ne se rattache en quelque manière à mon expérience personnelle, même s'il s'agit d'événements, de sentiments et de pensées oubliés ou refoulés depuis longtemps. Et les projets que je n'ai pas menés à bien, les matières que je n'ai pas mises en œuvres sont en relation plus directe avec mon monde - avec le monde tel que je l'ai vécu et que je le vis - que les matières mises en forme et qui, filtrées, transformées, déformées, composées et recomposées pour être enfin clôturées, ont été conduites à la langue, en ont été rapprochées et s`y sont conformées.
D'où l'importance des matières inachevées ou non écrites. Non écrites, elles ne sont pas encore venues à la langue, elles ne sont pas encore langue. Inachevées, elles restent à l'état d'essais, elles ne sont pas bouclées. Or, quelle fin n'est pas douteuse? Conclure est un acte de la volonté, un dessaisissement; tout bien considéré, c'est une perte, un oubli, qu'on ne vit pas sans résignation. En revanche, ce qui n'est pas encore écrit, ce qui n'est pas achevé m'appartient. C'est une simple pensée, une imagination, quelque chose qu'on entreprend et qu'on laisse de côté, mais qui demeure un possible, et qui nous tourmente comme tel. J'entreprends maintenant de reconstruire ou tout au moins d'esquisser la reconstruction de ces matières intouchées, incomplètement traitées, de ces lambeaux d'imaginaire; je vais donc aussi parler de l'époque et des expériences qui leur sont liées. Ainsi j`essaie d'oublier tout cela, de m'en libérer, de rejeter un fardeau qui, avec les années, devient toujours plus lourd." (traduction E. Barillier, Julliard/L'Age d'Homme)