African-American literature & The Civil Rights Movement - Ralph Ellison (1914-1994), "Invisible Man" (1952) - J......
Last update: 12/12/2020
1950s - Dans les années 1950, alors que les États-Unis entrent dans la guerre froide, les "colored people", qu'ils aient ou non combattu pour défendre les intérêts américains, ne supportent plus le déni de citoyenneté et les préjugés raciaux que maintiennent les structures juridiques mises en place pour limiter leur liberté (la ségrégation institutionnelle). Mais le monde a basculé aussi pour des Blancs américains qui semblent alors considérer que le triomphe de la Seconde Guerre mondiale justifie amplement leur manière américaine de vivre en entretenant un front racial intérieur systématique...
Baldwin affirmera que ce dont nous avons vraiment besoin dans la littérature, c'est d'approfondir la complexité et la vérité de notre humanité, hors toute catégorisation. Ralph Ellison répondra à l'appel de Baldwin pour concevoir un nouvel acte de création, un nouveau type de héros noir et une nouvelle façon d'imaginer la participation de ce héros à la réalité américaine : "Invisible Man" ouvre la voie à une littérature noire complexe, refusant les simplifications...
Ethel Payne & the Chicago Defender
En 1951, Ethel Payne, journaliste et militante des droits civiques, commence à écrire pour le Chicago Defender, un journal fondé par Robert S. Abbott en 1905, l'hebdomadaire noir le plus influent du pays à l'époque de la Première Guerre mondiale : il étend son influence très rapidement en attaquant de front les injustices et violences raciales. A noter que Le Defender n'utilisait les mots "Negro" ou "Black" dans ses pages : "African Americans" étaient désignés comme "the Race" et les hommes et les femmes noirs comme "Race men and Race women". Le journal fut par la suite introduit clandestinement dans le sud via des porteurs individuels, et on estime qu'il fût à son apogée lus pars près de 500 000 personnes par semaine.
Petite-fille d'esclaves et fille d'un porteur de Pullman, Ethel L. Payne(1911-1991) est devenue la principale reporter noire de l'époque des droits civiques, en faisant la chronique des moments les plus marquants du mouvement pour un lectorat noir national qui ne trouvait pas ce qu'il cherchait dans les médias blancs. Abordant des sujets que ses confrères hésitaient à couvrir, qu'il s'agisse de ses questions déstabilisantes sur la réalité de la ségrégation posées au président Eisenhower ou du traitement réservé aux troupes afro-américaines au début de la guerre de Corée, en 1950. Elle ainsi est devenue "the First Lady of Black Press". Elle sera la première Afro-Américaine à faire partie du corps de presse de la Maison Blanche. En 1970, Ethel Payne devient la première Afro-Américaine à apparaître sur une chaîne nationale en tant que commentatrice à la radio et à la télévision...
Ralph Ellison, "Invisible Man" (1952)
Que signifie d'être un homme noir ? Jamais sans doute dans aucun roman la couleur de la peau n'aura pris une telle importance, quelque soit les déguisements ou les masques dont on peut s'affubler pour vivre. Si Ralph Ellison (1914-1994) n'a publié qu'un seul roman de son vivant, "Invisible Man" (Homme invisible, pour qui chantes-tu ?), en 1952, celui-ci fut immédiatement reconnu comme l'un des plus grands textes de fiction de l'après-guerre. Il passe son enfance à Oklahoma City où la ségrégation semble moins pesante que dans d'autres Etats de l'Union. En 1933, il entame des études de musique au Tuskegee Institute, dans l'Alabama, une école conservatrice fondée par Booker T. Washington, et y apprend que l'ascension économique et sociale des Noirs passe par l'acceptation de la discrimination. En 1936, à New York, Ellison avait rencontré le pionnier d'une littérature romanesque noire, Richard Wright, qui l'avait encouragé à écrire, mais il ne partage plus avec ce dernier la volonté d'inscrire la protestation raciale dans une revendication sociale et politique à caractère international plus vaste. Grand amateur de littérature, tant européenne qu'américaine, mais confronté à une réalité américaine volatile qui défie toute tentative politique ou philosophique de la définir et de la contrôler, Ralph Ellison pense que l'on ne peut abstraire l'histoire et l'identité noires du contexte dans lequel elles s'expriment.
"Cette invisibilité dont je parle est due à une disposition particulière des gens que je rencontre. Elle tient à la construction de leurs yeux internes, ces yeux avec lesquels, par le truchement de leurs yeux physiques, ils regardent la réalité..." - Le protagoniste du roman d'Ellison est un Noir anonyme, un narrateur invisible tout simplement parce que la société a décidé de l'ignorer. Invisibilité et cécité, l'incapacité des gens à voir ce qu'ils souhaitent ne pas voir. Enfermé dans sa solitude, il s'interroge sur le chemin qu'a emprunté son existence, chaque étape de celle-ci prend l'aspect d'un rite de passage : "J'en ai fait, du chemin, depuis le temps où, plein d'illusions, je menais une vie d'homme public et je m'efforçais de fonctionner en supposant que le monde était solide ainsi que tous les liens qu'il abrite. Maintenant, je sais que les hommes sont différents et que toute vie est divisée et que c'est seulement dans la division que se trouve la vraie santé. C'est pourquoi je suis encore resté dans mon trou; parce que, là-haut, on s'acharne de plus en plus à rendre les hommes conformes à un moule. Tout comme dans mon cauchemar..."
Passage emblématique : Le Prologue
Le narrateur vit caché dans une cave, éclairée par 1 369 ampoules volées à la compagnie d’électricité — métaphore de sa quête de lumière (vérité) dans l’obscurité (l’invisibilité). Et cette invisibilité n’est pas surnaturelle, mais sociale...
"I am an invisible man. No, I am not a spook like those who haunted Edgar Allan Poe; nor am I one of your Hollywood-movie ectoplasms. I am a man of substance, of flesh and bone, fiber and liquids -- and I might even be said to possess a mind. I am invisible, understand, simply because people refuse to see me. Like the bodiless heads you see sometimes in circus sideshows, it is as though I have been surrounded by mirrors of hard, distorting glass. When they approach me they see only my surroundings, themselves, or figments of their imagination -- indeed, everything and anything except me.
Je suis un homme qu’on ne voit pas. Non, rien de commun avec ces fantômes qui hantaient Edgar Allan Poe ; rien à voir, non plus, avec les ectoplasmes de vos productions hollywoodiennes. Je suis un homme réel, de chair et d’os, de fibres et de liquides – on pourrait même dire que je possède un esprit. Je suis invisible, comprenez bien, simplement parce que les gens refusent de me voir. Comme les têtes sans corps que l’on voit parfois dans les exhibitions foraines, j’ai l’air d’avoir été entouré de miroirs en gros verre déformant. Quand ils s’approchent de moi, les gens ne voient que mon environnement, eux-mêmes, ou des fantasmes de leur imagination – en fait, tout et n’importe quoi, sauf moi.
Nor is my invisibility exactly a matter of a bio-chemical accident to my epidermis. That invisibility to which I refer occurs because of a peculiar disposition of the eyes of those with whom I come in contact. A matter of the construction of their inner eyes, those eyes with which they look through their physical eyes upon reality. I am not complaining, nor am I protesting either. It is sometimes advantageous to be unseen, although it is most often rather wearing on the nerves. Then too, you're constantly being bumped against by those of poor vision. Or again, you often doubt if you really exist. You wonder whether you aren't simply a phantom in other people's minds. Say, a figure in a nightmare which the sleeper tries with all his strength to destroy. It's when you feel like this that, out of resentment, you begin to bump people back. And, let me confess, you feel that way most of the time. You ache with the need to convince yourself that you do exist in the real world, that you're a part of all the sound and anguish, and you strike out with your fists, you curse and you swear to make them recognize you. And, alas, it's seldom successful.
Mon invisibilité n’est pas davantage une question d’accident biochimique survenu à mon épiderme. Cette invisibilité dont je parle est due à une disposition particulière des yeux des gens que je rencontre. Elle tient à la construction de leurs yeux internes, ces yeux avec lesquels, par le truchement de leurs yeux physiques, ils regardent la réalité. Je ne me plains
pas, je ne proteste pas non plus. Il est parfois avantageux de n’être pas vu, encore que, dans l’ensemble, cela vous porte plutôt sur les nerfs. Et puis, aussi, ces gens dont la vision est mauvaise se cognent à vous sans arrêt. Ou même, il vous arrive souvent de douter réellement de votre existence. Vous vous demandez si vous n’êtes pas simplement un fantôme dans l’esprit d’autrui. Disons, un personnage de cauchemar, que le dormeur essaye
désespérément de détruire. C’est lorsqu’un tel sentiment vous habite que, par ressentiment, vous commencez à rendre les gnons. Et, avouons-le, c’est le cas la plupart du temps. Vous êtes dévoré du besoin de vous convaincre que vous existez, réellement, dans le monde réel, que vous faites partie intégrante de tout le bruit et l’angoisse, et vous brandissez vos poings, vous lancez des bordées de jurons, et vous jurez de les amener à vous reconnaître. Hélas, l’entreprise est rarement couronnée de succès.
One night I accidentally bumped into a man, and perhaps because of the near darkness he saw me and called me an insulting name. I sprang at him, seized his coat lapels and demanded that he apologize. He was a tall blond man, and as my face came close to his he looked insolently out of his blue eyes and cursed me, his breath hot in my face as he struggled. I pulled his chin down sharp upon the crown of my head, butting him as I had seen the West Indians do, and I felt his flesh tear and the blood gush out, and I yelled, "Apologize! Apologize!" But he continued to curse and struggle, and I butted him again and again until he went down heavily, on his knees, profusely bleeding. I kicked him repeatedly, in a frenzy because he still uttered insults though his lips were frothy with blood. Oh yes, I kicked him! And in my outrage I got out my knife and prepared to slit his throat, right there beneath the lamplight in the deserted street, holding him by the collar with one hand, and opening the knife with my teeth -- when it occurred to me that the man had not seen me, actually; that he, as far as he knew, was in the midst of a walking nightmare! And I stopped the blade, slicing the air as I pushed him away, letting him fall back to the street. I stared at him hard as the lights of a car stabbed through the darkness. He lay there, moaning on the asphalt; a man almost killed by a phantom. It unnerved me. I was both disgusted and ashamed. I was like a drunken man myself, wavering about on weakened legs. Then I was amused. Something in this man's thick head had sprung out and beaten him within an inch of his life. I began to laugh at this crazy discovery. Would he have awakened at the point of death? Would Death himself have freed him for wakeful living? But I didn't linger. I ran away into the dark, laughing so hard I feared I might rupture myself. The next day I saw his picture in the Daily News, beneath a caption stating that he had been "mugged." Poor fool, poor blind fool, I thought with sincere compassion, mugged by an invisible man!
Une nuit, je me suis cogné à un homme, accidentellement, et peut-être parce qu’il faisait presque noir, il me vit et m’apostropha en m’insultant. Je lui bondis dessus, le saisis par les revers de sa veste et exigeai des excuses. C’était un grand blond, et tandis que mon visage s’approchait du sien, il me regarda avec insolence de ses yeux bleus et m’injuria, en me soufflant son haleine chaude au visage, ceci tout en se débattant. Je lui rabattis le menton
d’un coup sec sur le sommet de mon crâne en l’assommant comme je l’ai vu faire aux Antillais ; je sentis sa chair se déchirer, le sang jaillir, et je hurlai : « Des excuses ! Des excuses ! » Mais il continua de jurer et de se débattre ; je lui envoyai coup sur coup ; il finit par s’écrouler lourdement, sur les genoux ; il saignait abondamment. Je le bombardai de coups de pied ; j’étais en rage parce qu’il marmottait toujours des insultes bien que
ses lèvres fussent écumantes de sang. Et les coups de pied, ça y allait ! Dans ma fureur, je sortis mon couteau et m’apprêtai à lui trancher la gorge, là, sous le réverbère, dans la rue déserte ; je le tenais par le col, d’une main, et j’ouvrais le couteau avec les dents – lorsqu’il me vint à l’esprit que cet homme ne m’avait pas vu vraiment ; qu’il croyait se trouver au beau milieu d’un rêve éveillé, cauchemardesque ! J’arrêtai la lame et fendis l’air avec, tandis que je repoussais l’homme, et le laissai retomber dans la rue. Je le regardai intensément tandis que les phares d’une auto transperçaient les ténèbres. Il gisait là, gémissant, sur l’asphalte ; un homme qu’un fantôme avait failli tuer. Ma fureur s’apaisa. J’étais à la fois dégoûté et honteux.
J’avais tout l’air d’un homme ivre moi-même, chancelant sur des jambes en coton. Puis cela m’amusa : une idée avait jailli de la tête épaisse de cet homme, et cette idée l’avait battu presque à le tuer. Je commençai à rire devant cette découverte abracadabrante. Se serait-il éveillé sur le seuil de la mort ? La mort elle-même l’aurait-elle libéré pour une vie de veille ? Mais je ne m’attardai pas. Je m’enfuis dans l’obscurité, et je riais si fort que j’avais peur d’attraper une hernie. Le lendemain, je vis sa photo dans le Daily News, au-dessus d’une légende précisant qu’il avait été agressé par derrière. Pauvre imbécile, pauvre imbécile aveugle, pensais-je avec une pitié sincère, agressé par un homme invisible !
Une allégorie de la condition noire américaine. Ellison utilise un parcours initiatique inversé : le narrateur ne trouve pas sa place dans la société, mais dans la marginalité. Chaque chapitre est une étape vers la prise de conscience de son invisibilité...
- Chapitre 1 : "Battle Royal"
Humiliation et illusion de la mobilité sociale ...
Jeune lycéen, le narrateur est invité à prononcer un discours devant des notables blancs de sa ville. Avant de parler, il est forcé de participer à un combat aveugle ("Battle Royal") avec d'autres jeunes Noirs, puis à ramasser des pièces sur un tapis électrifié. La violence comme divertissement pour les Blancs ; l'humiliation comme prix de la "récompense" (une bourse d'études).
- Chapitres 2–6 : L'université noire
L'Hypocrisie des élites noires ...
Le narrateur étudie dans une université pour Noirs, dirigée par le Dr. Bledsoe, un président hypocrite qui flatte les donateurs blancs. Scène clé : Il conduit un bienfaiteur blanc, M. Norton, dans un quartier pauvre, où Norton est choqué par l'inceste d'un fermier noir (Trueblood). Le narrateur est blâmé pour cette "faute". Bledsoe l’expulse pour lui avoir montré la misère noire, révélant son opportunisme ("Je mentirais pour protéger cette institution").
- Chapitres 7–10 : New York et l'usine Liberty Paints
L'Effacement des Noirs dans l’Amérique blanche ...
Le narrateur part pour New York avec des "lettres de recommandation" de Bledsoe… qui s'avèrent être des trahisons le condamnant à l'échec. Il travaille à Liberty Paints, une usine où il fabrique une peinture blanche "pure" en y ajoutant une goutte de liquide noir. Il provoque une explosion et subit un "traitement" sadique à l'hôpital, symbolisant l'effacement de son identité.
- Chapitres 11–20 : La "Brotherhood" (Fraternité)
L'Exploitation politique des minorités ...
Le narrateur est recruté par la Brotherhood (parodie du Parti communiste), qui prétend lutter pour la justice sociale mais exploite les Noirs comme symboles. Il devient un orateur charismatique à Harlem, mais se rend compte que la Fraternité sacrifie les Noirs pour des calculs politiques. Son ami Tod Clifton est abattu par la police, et la Brotherhood refuse de le défendre.
- Chapitres 21–25 : La chute et la révolte
La Violence comme seul langage audible ...
Le narrateur organise les funérailles de Clifton, transformant l'événement en protestation. Il découvre que la Brotherhood a laissé Harlem sombrer dans les émeutes pour "rééquilibrer" le pouvoir. Pris dans une émeute, il est poursuivi par Ras the Exhorter (nationaliste noir) et tombe dans une cave… où il choisit de rester.
- Épilogue
Le narrateur comprend que son invisibilité est aussi une liberté – il peut enfin écrire sa propre histoire. Qui sait, peut-être que même l’invisibilité offre une forme étrange de don...
"Most of the time (although I do not choose as I once did to deny the violence of my days by ignoring it) I am not so overtly violent. I remember that I am invisible and walk softly so as not to awaken the sleeping ones. Sometimes it is best not to awaken them; there are few things in the world as dangerous as sleepwalkers. I learned in time though that it is possible to carry on a fight against them without their realizing it. For instance, I have been carrying on a fight with Monopolated Light & Power for some time now. I use their service and pay them nothing at all, and they don't know it. Oh, they suspect that power is being drained off, but they don't know where. All they know is that according to the master meter back there in their power station a hell of a lot of free current is disappearing somewhere into the jungle of Harlem. The joke, of course, is that I don't live in Harlem but in a border area. Several years ago (before I discovered the advantage of being invisible) I went through the routine process of buying service and paying their outrageous rates. But no more. I gave up all that, along with my apartment, and my old way of life: That way based upon the fallacious assumption that I, like other men, was visible. Now, aware of my invisibility, I live rent-free in a building rented strictly to whites, in a section of the basement that was shut off and forgotten during the nineteenth century, which I discovered when I was trying to escape in the night from Ras the Destroyer. But that's getting too far ahead of the story, almost to the end, although the end is in the beginning and lies far ahead.
"Dans l’ensemble (bien que je ne juge pas bon, comme je le fis jadis, de nier la violence de ma vie en faisant semblant de ne pas la connaître), je ne suis pas si ouvertement violent. Je n’ai garde d’oublier que je suis invisible et je marche doucement afin de ne pas éveiller ceux qui dorment. Il est parfois préférable de ne pas les éveiller ; il est, de par le monde, peu de choses aussi dangereuses que les somnambules. J’ai fini par apprendre, cependant, qu’il est possible de leur livrer bataille sans qu’ils s’en rendent compte. Par exemple, voilà un bon bout de temps que je suis aux prises avec la Compagnie générale d’électricité. J’utilise leur courant, sans rien payer du tout, et ils n’en savent rien. Oh, ils se doutent que leur courant est capté quelque part, mais ils ne savent pas où. Tout ce qu’ils savent, c’est que, d’après leur compteur central, là-bas dans leur usine de force motrice, il y a une fameuse déperdition de courant, qui disparaît gratuitement dans la jungle de Harlem. L’amusant, bien sûr, c’est que je n’habite pas Harlem, mais une zone limitrophe. Il y a des années de cela (avant de découvrir les avantages de l’invisibilité), je m’étais plié à la routine de prendre un abonnement et de payer leurs tarifs exorbitants. Mais c’est fini. J’ai abandonné tout ça, en même temps que mon appartement, et mon ancien mode de vie : tout cela reposait sur l’hypothèse fallacieuse que j’étais, comme les autres hommes, visible. À présent, conscient de mon invisibilité, j’habite, sans payer de loyer, un immeuble pour Blancs exclusivement, dans une partie du sous-sol qui fut murée et oubliée au cours du XIXe siècle ; je la découvris au cours de la fameuse nuit où je tentai d’échapper à Ras le Destructeur. Mais je m’aventure trop avant dans l’histoire, presque à la fin, bien que la fin soit au commencement, et se trouve loin devant.
The point now is that I found a home -- or a hole in the ground, as you will. Now don't jump to the conclusion that because I call my home a "hole" it is damp and cold like a grave; there are cold holes and warm holes. Mine is a warm hole. And remember, a bear retires to his hole for the winter and lives until spring; then he comes strolling out like the Easter chick breaking from its shell. I say all this to assure you that it is incorrect to assume that, because I'm invisible and live in a hole, I am dead. I am neither dead nor in a state of suspended animation. Call me Jack-the-Bear, for I am in a state of hibernation.
My hole is warm and full of light. Yes, full of light. I doubt if there is a brighter spot in all New York than this hole of mine, and I do not exclude Broadway. Or the Empire State Building on a photographer's dream night. But that is taking advantage of you. Those two spots are among the darkest of our whole civilization -- pardon me, our whole culture (an important distinction, I've heard) -- which might sound like a hoax, or a contradiction, but that (by contradiction, I mean) is how the world moves: Not like an arrow, but a boomerang. (Beware of those who speak of the spiral of history; they are preparing a boomerang. Keep a steel helmet handy.) I know; I have been boomeranged across my head so much that I now can see the darkness of lightness. And I love light. Perhaps you'll think it strange that an invisible man should need light, desire light, love light. But maybe it is exactly because I am invisible. Light confirms my reality, gives birth to my form. A beautiful girl once told me of a recurring nightmare in which she lay in the center of a large dark room and felt her face expand until it filled the whole room, becoming a formless mass while her eyes ran in bilious jelly up the chimney. And so it is with me. Without light I am not only invisible, but formless as well; and to be unaware of one's form is to live a death. I myself, after existing some twenty years, did not become alive until I discovered my invisibility...
L’intéressant, maintenant, c’est que j’ai trouvé un chez-moi, ou un trou dans la terre, comme vous voulez. Ne vous hâtez pas de conclure : ce n’est pas parce que j’appelle mon chez-moi un « trou » qu’il est humide et froid comme une tombe ; il y a des trous froids et des trous chauds. Le mien est un trou chaud. Et rappelez-vous, un ours se retire dans son trou pour l’hiver, et y demeure jusqu’au printemps ; le printemps venu, il sort en se dandinant, comme le poussin de Pâques brise sa coquille. Je dis tout ceci pour vous assurer qu’il est incorrect de présumer que, du fait que je suis invisible, et vis dans un trou, je suis mort. Je ne suis pas mort ni dans un état de sommeil. Appelez-moi Brun l’Ours, car je suis en hibernation. Mon trou est chaud et plein de lumière. Je dis bien : plein de lumière. Je ne pense pas que New York recèle un seul coin plus brillant que ce trou à moi, sans même omettre Broadway. Ni l’Empire State Building, par une nuit merveilleuse de carte postale. Mais là, je ne joue pas franc jeu avec vous : ces deux coins figurent parmi les plus sombres de toute notrecivilisation – excusez-moi, de toute notre culture (distinction capitale, me dit-on) – ce qui peut apparaître comme un canular ou une contradiction ; mais c’est ainsi (je veux dire sur le principe de contradiction) que repose le mouvement du monde : pas comme une flèche, mais comme un boomerang.
(Méfiez-vous de ceux qui parlent de la spirale de l’histoire ; ils préparent un boomerang. Gardez un casque sous la main.) Je sais de quoi je parle ; j’en ai tant reçu sur la tête, des coups de boomerang, qu’à présent je suis capable de découvrir le principe noir de la lumière. Et j’adore la lumière. Vous allez peut-être penser que c’est bizarre, qu’un homme "invisible" ait besoin de lumière, désire la lumière, aime la lumière. Mais c’est peut-être précisément parce que je suis invisible. La lumière confirme ma réalité, donne naissance à ma forme. Une belle fille m’a raconté, un jour, un cauchemar qu’elle avait fréquemment : elle était couchée au milieu d’une grande pièce plongée dans l’obscurité, et elle sentait son visage se dilater jusqu’à remplir la pièce entière ; il devenait une masse informe tandis que ses yeux, transformés en gelée bilieuse, montaient à vive allure par la cheminée. Il en est de même pour moi. Sans lumière, je suis non seulement invisible, mais informe, également ; être inconscient de sa forme, c’est vivre une mort.
Personnellement, après une existence de quelque vingt ans, je ne me suis éveillé à la vie que le jour où j’ai découvert mon invisibilité....
En raison de son invisibilité, il s'est caché du monde, a vécu sous terre et a volé de l'électricité à la Monopolated Light & Power Company, brûlé 1 369 ampoules simultanément et écouter Louis Armstrong "(What Did I Do to Be So) Black and Blue" sur un phonographe. A la fin des années 20 ou au début des années 30, le narrateur vivait dans le Sud, mais, orateur reconnu, il est invité à prononcer un discours devant un groupe d'hommes blancs importants de sa ville et est récompensé par bourse d'études pour un prestigieux collège noir. Auparavant, il aura connu une première humiliation, obligé de se battre avec d'autres jeunes hommes noirs, les yeux bandés, sur un ring de boxe. Trois ans plus tard, étudiant à l'université, on lui demande de prendre en charge un riche administrateur blanc du collège, mais l'entraîne involontairement dans une succession d'évènements qui montre le monde noir sous un jour si préjudiciable que le narrateur est expulsé du campus.
Le narrateur gagne le Harlem des années 1930, où il cherche du travail sans succès. Il finit par par obtenir un emploi mal payé à l'usine de Liberty Paints, dont la couleur caractéristique est "Optic White". Le narrateur est brièvement l'assistant de Lucius Brockway, l'homme noir qui fabrique cette peinture blanche, mais Brockway, le soupçonnant de participer à des activités syndicales, et se retourne contre lui, les deux hommes se battent, l'explosion d'une chaudière le conduit à l'hôpital.
Temporairement amnésique et aphone, il devient cobaye d'expériences de chocs électriques que mènent des médecins blancs. Le narrateur retrouve la mémoire, quitte l'hôpital, s'effondre dans la rue, mais est recueilli par Mary qui s'occupe de lui quelques jours. Témoin de l'expulsion d'un couple de Noirs âgés de leur appartement de Harlem, le voici prononçant un discours passionné contre l'expulsion : Frère Jack entend son discours et lui offre un poste de porte-parole de la Fraternité, une organisation politique qui travaillerait à aider les opprimés. Il y rencontre le charismatique leader noir Tod Clifton et le leader nationaliste noir Ras l'Exhorteur, qui s'oppose à la Fraternité interraciale, et devient une figure emblématique de l'organisation.
Mais cette embellie ne dure pas. Encore et toujours, le Noir doit non seulement accepter toutes les humiliations, mais il est tenu de plus de prendre en charge toutes les pulsions et les désirs refoulés du Blanc : voici notre narrateur invité par la blanche et douce Sybil, militant de la Confrérie, de jouer son rôle d'étalon noir. Pour la confrérie aussi, il n'est donc qu'un pantin.
Pensant à toutes les injustices qu'il a subies, à toutes les manipulations et déguisements qu'il a endossés pour survivre, l'assassinat de son ami Clifton précipite sa prise de conscience. Au cours d'une insurrection à Harlem, il fuit des émeutiers et tombe au fond d'une cave à charbon et découvre son invisibilité : le Blanc ne peut le voir, tout regard ne peut être qu'intériorisé, et le Noir se retrouve invisible tant pour les autres que pour lui-même. L'Histoire reprend...
Le racisme comme obstacle à l'identité individuelle : l'homme noir se doit de dire à l'homme blanc ce qu'il veut entendre, pas plus, pas moins - Dans son effort continu de se construire, de construire son identité, le narrateur d'Invisible Man rencontre maints obstacles dont le principal tient au fait d'être un homme noir vivant dans une société américaine raciste. Tout au long du roman, le narrateur se retrouve à passer par une série de "communautés", du Collège et de l'Université à l'usine Liberty Paints et à la Fraternité, chaque microcosme soutient une idée différente de la manière dont les noirs devraient se comporter dans la société, chaque communauté gère des préjugés raciaux qui lui sont propres. Le narrateur tente pourtant de se définir à travers les valeurs et les attentes qui lui sont imposées, prend les costumes qui lui sont tendus pour se fondre dans chacun des univers qu'il rencontre. Mais il constate que, dans chaque cas, le costume endossé l'oblige à jouer un rôle qui s'avère rapidement impossible à tenir : incapable d'agir selon sa propre personnalité, il devient littéralement incapable d'être lui-même. Adepte fidèle et naïf de la philosophie du collège, admirant Bledsoe comme un modèle à suivre pour faire avancer la cause des Noirs, le narrateur découvre l'hypocrisie cynique du personnage, qui non seulement prétend qu'en disant aux hommes blancs ce qu'ils veulent entendre, il est capable de contrôler ce qu'ils pensent, mais se déclare prêt à tout pour conserver ce pouvoir ("But I’ve made my place in it and I’ll have every Negro in the country hanging on tree limbs by morning if it means staying where I am"). Lucius Brockway et son usine Liberty Paints se veulent un symbole de la dynamique raciale dans la société américaine, mais les propriétés de la peinture "Optic White" qu'ils produisent ne visent métaphoriquement qu'à étouffer voire faire disparaître toute identité noire. Encore et toujours, le Noir doit non seulement accepter toutes les humiliations, mais il est tenu de plus de prendre en charge toutes les pulsions et les désirs refoulés du Blanc : voici notre narrateur invité par la blanche et douce Sybil, militant de la Confrérie, de jouer son rôle d'étalon noir. Pour la confrérie aussi, il n'est donc qu'un pantin....
Aussi, progressivement, le narrateur va décider de sortir de son "invisibilité" et tenter d'exister en dehors du système des rôles prescrits par la société : "And my problem was that I always tried to go in everyone’s way but my own. I have also been called one thing and then another while no one really wished to hear what I called myself. So after years of trying to adopt the opinions of others I finally rebelled. I am an invisible man...."
Au cours du roman, le narrateur prend conscience que la complexité de son moi intérieur est limitée non seulement par les préjugés racistes qui dominent la vie des organisations mais aussi par des idéologies simplistes et unidimensionnelles : de l'idéologie de Booker T. Washington, souscrite par le monde universitaire (les Noirs pour réussir doivent adopter les manières et le discours des Blancs) à l'idéologie séparatiste plus violente exprimée par Ras l'Exhorteur, le leader nationaliste noir (les Noirs doivent reprendre leur liberté en détruisant les Blancs). C'est dans l'expérience de la Fraternité, une organisation politique qui travaillerait à aider les opprimés, que s'exprime le plus cette dangerosité de l'idéologie. A contrario, le roman laisse entendre que la vie est trop riche, trop diverse et trop imprévisible pour être proprement liée à une idéologie ; comme le jazz, que le narrateur affectionne particulièrement, la vie atteint les sommets de sa beauté dans les moments d'improvisation et de surprise...
"... il existe une zone où les sentiments d'un homme sont plus rationnels que son esprit, et c'est précisément dans cette zone que sa volonté est tiraillée dans plusieurs directions à la fois. Vous allez peut-être ricaner, mais je le sais, à présent. J 'ai été tiraillé de-ci, de-là pendant plus longtemps que je ne saurais m'en souvenir. Et mon problème, c'est que j'ai toujours essayé de suivre toutes les directions, sauf la mienne. On m'a aussi appelé d'une façon, puis d'une autre, sans que personne se souciât vraiment de connaître ma propre position sur la question. Aussi, après des années passées à tenter d`adopter les opinions des autres, j'ai fini par me rebeller. Je suis un homme invisible. Ainsi, j'ai parcouru une longue distance et, tel un boomerang, j`ai fait en sens inverse un long trajet, partant du point dans la société qui se trouvait être, à l'origine, l'objet de mes aspirations. Je me réfugiai donc dans la cave; j'hivernai. J 'échappai à tout cela. Mais ce n'était pas suffisant. Impossible de trouver le repos, même dans l'hibernation. Car il y a l'esprit, bon Dieu, oui, l`esprit. Il refusait de me laisser en paix. Mon appréciation tardive de la plaisanterie grossière qui m'avait si longtemps fait marcher ne suffisait pas. Et sans fin ni trêve, mes pensées retournaient à mon grand-père. Et en dépit de la farce qui mit fin à mes tentatives de dire "oui" à la Confrérie, je suis toujours poursuivi par le conseil qu`il m'a prodigué sur son lit de mort... Peut-être avait-il enfoui son message plus profondément que je n`avais pensé, peut-être sa colère m'a-t-elle secoué, je ne saurais dire...
A moins qu'il ait voulu dire - oui, c'est cela, bon Dieu, à coup sûr; il a voulu désigner le principe, dire que nous devons revendiquer le principe sur lequel fut bâti le pays, et non les hommes, ou du moins, pas les hommes qui ont usé de violence. Son : dis « oui ››, c'était peut-être parce qu'il savait que le principe est plus grand que les hommes, plus grand que les chiffres, la puissance haineuse et toutes les méthodes employées pour corrompre son nom. Désirait-il soutenir le principe, qui, rêvé mille et mille fois, avait sorti les Blancs du chaos, des ténèbres du passé féodal et qu'ils avaient violé et compromis jusqu'à le rendre absurde, même dans leurs esprits corrompus? A moins qu`il ait estimé que nous devions assumer la responsabilité du tout, des hommes aussi bien que du principe, parce que nous étions les héritiers destinés à utiliser ce principe, nul autre ne correspondant à nos besoins? Pas pour la puissance ni pour la justification, mais parce que pour nous, étant donné notre origine, c'était le seul moyen de trouver la transcendance? Etait-ce que nous, nous surtout, devions soutenir le principe, le plan au nom duquel nous avions été brutalisés et sacrifiés - non pas parce que nous allions toujours être faibles ou que nous étions apeurés ou opportunistes, mais parce que nous étions plus vieux qu'eux, considérant ce que cela représentait de vivre dans le monde avec les autres, et parce qu'ils avaient épuisé en nous une partie (pas tout, mais une partie) de l'avidité et de la petitesse humaines, oui, et la peur et la superstition qui les avaient fait marcher. (Eh oui, ils marchent, eux aussi, et ils se marchent les uns sur les autres.) Voulait-il dire que nous devions revendiquer le principe parce que nous, sans que nous y soyons pour rien, étions liés à tous les autres dans le monde bruyant, criard, à demi visible; ce monde, simple champ fertile d'exploitation pour Jack et ses semblables; ce monde, considéré avec condescendance par Norton et les siens, fatigués d`être les simples pions dans le jeu futile de "faire l'histoire"? Avait-il vu que pour ceux-là aussi, nous devions dire "oui" au principe, de peur de les voir se retourner contre nous pour nous détruire, nous et lui?
"Sois d'accord avec eux jusqu'à leur mort et leur destruction", avait conseillé mon grand-père. Bon Dieu, ne portaient-ils pas en eux leur propre mort et leur propre destruction, sauf lorsque le principe vivait en eux et en nous ? Et voici le plus beau de la plaisanterie : tout en étant séparés d'eux, nous faisions partie d'eux, et nous étions appelés à mourir avec eux lorsqu`ils mourraient. Je n'arrive pas à l'imaginer; cela m'échappe.
Mais moi, qu'est-ce que je désire vraiment? me suis-je demandé. A coup sûr, pas la liberté d'un Rinehart ou la puissance d'un Jack, ni simplement la liberté de ne pas me faire avoir.
Non. Mais l'étape suivante je n'ai pas su la franchir, aussi suis-je resté dans le trou.
Attention, je ne blâme personne pour cet état de choses; je ne suis pas non plus simplement en train de crier mon mea culpa. Le fait est que vous portez une partie de votre maladie en vous, moi du moins, en tant qu'homme invisible, j`ai porté ma maladie, et bien que, pendant longtemps j'aie essayé de la placer dans le monde extérieur, le fait que je tente de la coucher sur le papier me montre qu'au moins une moitié était en moi. Elle m'a circonvenu lentement, comme cette étrange maladie dont souffrent ces Noirs que vous voyez virer lentement du noir à l'albinos, leur pigmentation disparaissant sous la radiation de quelque rayon invisible et cruel. Vous allez pendant des années, sachant que quelque chose ne va pas, puis tout à coup vous découvrez que vous êtes aussi transparent que l'air. Vous commencez par vous dire qu'il s'agit là d'une sale plaisanterie, ou que c'est dû à la "situation politique". Mais en votre for intérieur, vous en venez à sentir que c'est à vous que doit s'adresser le blâme, et vous vous tenez nu et tremblant devant les millions d'yeux qui, sans
vous voir, regardent à travers vous. Voilà la vraie maladie de l'âme, le javelot dans le flanc, la drague qui vous saisit au cou à travers la ville où se déchaîne la populace, la Grande Inquisition, l'étreinte de la Vierge, la déchirure dans le ventre avec les tripes qui se répandent, le voyage à la chambre d'exécution avec le gaz mortel qui finit dans le four si hygiéniquement propre - seulement, c'est pire, parce que vous, vous continuez, stupidement, à vivre...." (traduction Grasset, 1969)
Prix National Book Award en 1953, devenu un classique des études afro-américaines et de la littérature mondiale, texte fondateur pour des auteurs comme Toni Morrison ou Ta-Nehisi Coates, et pour les Critical Race Studies, véritable mythe littéraire, "Invisible Man" fit de Ralph Ellison "l'homme d'un seul roman" : de fait, il a travaillé 40 ans sur un deuxième roman (Juneteenth), laissé inachevé à sa mort (1994), publié de manière posthume en 1999 sous une forme tronquée (500 pages au lieu des 2 000 promises)...