Eric Hoffer (1902-1983), "The True Believer : Thoughts on the Nature of Mass Movements" (1951) ...
Last Update: 31/12/2025
« Qu’est-ce qui pousse des individus ordinaires à renoncer à leur individualité pour se perdre dans une cause ? » - La thèse centrale d'Eric Hoffer est que les mouvements de masse attirent et sont construits par un type particulier d'individu, le "true believer" (le croyant absolu), un individu frustré qui trouve dans le mouvement un exutoire à son insatisfaction personnelle et un sens à sa vie.
Le livre "The True Believer: Thoughts on the Nature of Mass Movements" (1951) d’Eric Hoffer est un essai majeur de psychologie sociale et politique qui tente de comprendre pourquoi et comment les individus adhèrent aux mouvements de masse (religieux, politiques, révolutionnaires, nationalistes, etc.). Contrairement à de nombreux intellectuels de son temps, Hoffer n’était pas universitaire : il était autodidacte, docker et ouvrier. Son approche est moins théorique que descriptive et psychologique. Il insiste sur les mécanismes universels plutôt que sur les spécificités idéologiques. Hoffer montre que le fanatisme de masse n’est pas une question d’idéologie particulière mais une réponse psychologique à la frustration et au désir de transcendance. Son livre reste une référence pour comprendre pourquoi des personnes ordinaires adhèrent avec ferveur à des causes radicales.
Hoffer n’était pas universitaire mais autodidacte (sa perspective d’autodidacte lui donne un ton concret, incisif, moins académique qu’Arendt ou Fromm). Presque aveugle dans son enfance, il a ensuite travaillé comme ouvrier agricole et docker à San Francisco. En observant de près les classes populaires, les marginaux et les milieux de travail instables, il a vu comment des personnes frustrées ou déracinées cherchaient du sens dans des causes collectives. Sa vie en marge lui a donné une sensibilité particulière aux détresses psychologiques et sociales qui nourrissent les mouvements de masse.
Le livre est publié en 1951, juste après la Seconde Guerre mondiale, quand l’humanité venait de vivre les excès du nazisme et du fascisme. La guerre froide battait son plein, avec le communisme soviétique d’un côté et le capitalisme américain de l’autre. Hoffer voulait comprendre pourquoi des millions d’individus pouvaient adhérer avec ferveur à des idéologies totalitaires ...
“A rising mass movement attracts and holds a following not by its doctrine and promises but by the refuge it offers from the anxieties, barrenness and meaninglessness of an individual existence.”
“Mass movements are usually accused of doping their followers with hope of the future while cheating them of the enjoyment of the present. Yet to the frustrated the present is irremediably spoiled. Comforts and pleasures cannot make it whole. No real content or comfort can ever arise in their minds but from hope.”
Pic from Andreas Gursky
« Un mouvement de masse en plein essor attire et retient des adeptes non pas par sa doctrine et ses promesses, mais par le refuge qu'il offre contre les angoisses, la stérilité et l'insignifiance de l'existence individuelle.
« Les mouvements de masse sont généralement accusés de doper leurs adeptes avec l'espoir de l'avenir tout en les privant de la jouissance du présent. Or, pour les frustrés, le présent est irrémédiablement gâché. Le confort et les plaisirs ne peuvent pas le rendre entier. Aucune satisfaction ou confort réel ne peut jamais naître dans leur esprit si ce n'est de l'espérance ».
Eric Hoffer (1902-1983)
"Eric Hoffer : The Longshoreman Philosopher", Tom Bethell, Hoover Institution Press, Stanford University, Independent Publishers Group, Stanford, Calif, 2012
L'ouvrage de Tom Bethell n'est pas une biographie conventionnelle mais plutôt une enquête intellectuelle et un portrait qui cherche à cerner la personnalité, la vie et la pensée unique d'Eric Hoffer. Bethell, qui a connu et interviewé Hoffer à plusieurs reprises, s'appuie sur ses entretiens, les journaux intimes d'Hoffer (ses "cahiers") et ses écrits publiés pour dresser le portrait de ce penseur autodidacte et iconoclaste.
Bethell retrace le parcours de vie extraordinaire d'Hoffer, qui est fondamental pour comprendre son œuvre.
- Jeunesse et Cécité : Hoffer perdit presque entièrement la vue à l'âge de 7 ans, après la mort de sa mère. Il retrouva miraculeusement la vue à 15 ans. Cette période de cécité fut cruciale : isolé, il développa un amour intense pour les mots et les idées, écoutant son père lui lire les classiques.
- La Mort de son Père et l'Errance : À 18 ans, son père meurt. Sans attaches, Hoffer prend un bus pour Los Angeles et vit pendant plus de 10 ans comme un clochard, travaillant dans les champs de Californie et passant ses journées dans les bibliothèques publiques. Il dévore Montaigne, Dostoïevski, Shakespeare, la Bible et des ouvrages d'histoire.
- Le Travail Manuel : Contrairement aux intellectuels de salon, Hoffer choisit délibérément des métiers manuels (chercheur d'or, docker) pour subvenir à ses besoins tout en préservant son indépendance d'esprit. Son travail sur les docks de San Francisco (1943-1967) lui fournit une observation privilégiée de la nature humaine et du comportement des foules.
2. La Pensée Philosophique d'Hoffer
C'est le cœur de l'ouvrage de Bethell. Il synthétise et explique les idées maîtresses d'Hoffer, principalement tirées de son œuvre la plus célèbre, "The True Believer" (Le Vrai Croyant), mais aussi de ses autres livres et cahiers.
- La Nature des Mouvements de Masses : Hoffer cherchait à comprendre pourquoi les individus rejoignent avec ferveur des causes fanatiques (nazisme, communisme, mouvements religieux extrêmes). Il conclut que les "hommes frustrés" sont la matière première de tout mouvement de masse.
- La Frustration : Elle naît d'un profond mécontentement de soi, d'un sentiment d'inaptitude ou d'une vie sans but. Le mouvement de masse offre à ces individus une échappatoire à leur moi haïssable en les intégrant dans une cause collective sacrée.
- Le Fanatisme : Le vrai croyant n'est pas motivé par l'amour de la cause, mais par la haine de l'ordre présent et le désir de changement radical. Le fanatique est souvent un individu qui fuit sa propre vie.
- L'Interchangeabilité des Causes : Hoffer remarque que les fanatiques peuvent souvent passer d'une cause à une autre (e.g., du communisme au nationalisme) car ce qui les motive n'est pas l'idéologie elle-même, mais le besoin d'appartenance et de sacrifice pour une cause.
- Le Rôle de l'Estime de Soi et du Travail : Hoffer croyait passionément que le travail manuel et la création étaient des antidotes essentiels à la frustration et au fanatisme. Une personne engagée dans un travail significatif, où elle peut voir le fruit de ses efforts, acquiert une estime de soi qui la immunise contre l'appel des mouvements de masse. C'est la base de son célèbre aphorisme : "L'oisiveté est mère de tous les vices".
- Le Pouvoir et l'Intellectuel : Hoffer était très méfiant envers les intellectuels ("hommes de parole"). Il les accusait de mépriser le monde tel qu'il est et de chercher constamment à le remodeler selon des abstractions idéologiques, souvent avec des conséquences désastreuses. Il les voyait comme les architectes des mouvements de masse, fournissant les doctrines que les "vrais croyants" mettraient en pratique avec fanatisme.
3. La Rencontre et les Entretiens avec Bethell
Bethell utilise ses rencontres personnelles avec Hoffer pour donner vie à sa pensée. Il décrit :
- Son Modeste Appartement : Hoffer vivait simplement, entouré de livres et de ses fameux cahiers.
- Sa Personnalité : Un homme direct, sans prétention, modeste, mais extrêmement confiant dans ses jugements. Il parlait avec l'autorité tranquille de quelqu'un qui a longuement réfléchi par lui-même.
- Sa Méthode : Hoffer ne théorisait pas à partir de rien. Il observait, lisait, notait ses pensées dans ses cahiers, et laissait les idées mûrir pendant des années avant de les synthétiser.
4. La Réception et l'Héritage
Bethell aborde la célébrité soudaine d'Hoffer dans les années 1960-70 (interviews télévisées avec Eric Sevareid, couverture de Time Magazine). Il analyse pourquoi la gauche intellectuelle, d'abord séduite, l'a finalement rejeté : ses critiques acerbes des intellectuels et son soutien à la guerre du Vietnam étaient inacceptables pour eux. À l'inverse, la droite voyait en lui un héros populiste, bien que ses idées ne cadraient parfaitement avec aucun camp politique.
"The True Believer" a apporté à Hoffer une certaine renommée, et il consacrera la seconde moitié de sa vie à l’écriture. Parmi ses autres livres, peut-on citer "The Passionate State of Mind and Other Aphorisms" (1954), "The Ordeal of Change" (1963), "The Temper of Our Time" (1967), "Reflections on the Human Condition" (1973), et "In Our Time" (1976), - des ouvrages qui permettent de voir qu'Eric Hoffer était bien plus que "l'expert des mouvements de masse".
Ils révèlent ...
- Un Psychologue : Son vrai sujet d'étude était l'âme humaine, dans ses dimensions individuelles et collectives.
- Un Moraliste : À la manière de Montaigne ou de La Rochefoucauld, il dissèque les passions et les comportements humains pour en tirer des leçons de vie.
- Un Philosophe Social Inclassable : Sa pensée ne rentre dans aucune case idéologique. Il est critique autant de la gauche que de la droite, défendant avant tout l'autonomie et la dignité de l'individu ordinaire contre les abstractions des élites.
- Un Défenseur de la "Vie Ordinaire" : Son œuvre tout entière est une célébration et une défense du travail, de l'effort, de la responsabilité individuelle et de la simplicité comme sources de sens et de stabilité.
- "The Passionate State of Mind and Other Aphorisms" (1954)
C'est un livre d'aphorismes. Cette forme reflète parfaitement la méthode d'Hoffer : des observations brèves, percutantes et autonomes, fruit de ses longues réflexions et de ses lectures. Il explore la psychologie humaine individuelle, complétant ainsi l'analyse des masses du Vrai Croyant. Hoffer y examine les motivations profondes et souvent contradictoires de l'âme humaine : l'envie, l'orgueil, l'ambition, l'ennui.Il développe l'idée que l'homme se découvre et se construit à travers l'action et l'obstacle. "On apprend à se connaître quand on se heurte à la résistance." C'est le fondement de sa défense du travail manuel.
- "The Ordeal of Change" (1963)
Écrit en pleine Guerre Froide et durant une période de transformations sociales rapides. La résistance au changement est un trait fondamental de la nature humaine, et les sociétés qui subissent des changements trop brutaux sont vulnérables aux mouvements massifs et fanatiques. Complément à "The True Believer" : Hoffer explique que ce n'est pas la misère absolue qui pousse au fanatisme, mais l'écart entre les attentes et la réalité créé par un changement soudain (une modernisation trop rapide, une promesse de prospérité non tenue).
Il applique sa grille de lecture aux défis de la modernité et du "progrès", arguant que l'homme a besoin de temps pour s'adapter.Il approfondit sa critique des intellectuels qu'il accuse d'être des agents du changement brutal, méprisant le passé et promouvant des utopies dangereuses sans en comprendre les conséquences humaines.
- "The Temper of Our Time" (1967)
Publié pendant les tumultes des années 1960 (mouvements des droits civiques, protestations contre la guerre du Vietnam). Une analyse de l'esprit (le "tempérament") de l'époque contemporaine. Hoffer applique ses théories aux événements en cours. Il analyse la Nouvelle Gauche, le mouvement étudiant, le nationalisme dans les pays décolonisés. Il explore les racines de la violence politique et le sentiment d'impuissance qui pousse une génération à se révolter.
- "Reflections on the Human Condition" (1973)
Retour à la forme aphoristique, mais avec une sagesse et une mélancolie accrues. Une méditation plus large et souvent plus sombre sur la condition humaine dans son ensemble. Hoffer dépasse l'analyse socio-politique pour aborder des questions existentielles : la mort, le temps, le sens de la vie, la nature du mal. On y sent un homme en fin de course (il avait 71 ans) qui consigne ses ultimes réflexions. Ses aphorismes deviennent son héritage, une tentative de trouver un sens à une existence qui en est dépourvue.
- "In Our Time" (1976), son dernier livre majeur, publié alors que l'Occident traverse une crise économique (choc pétrolier) et une crise de confiance (après le Watergate et la défaite au Vietnam). Une rétrospective et une synthèse de sa pensée, avec un regard sur l'avenir des sociétés libres, et un testament Intellectuel : Hoffer revient sur ses thèmes de prédilection (le travail, les masses, le changement) pour en offrir une version aboutie. Il réaffirme avec force sa conviction que le travail manuel est le ciment d'une société saine et le rempart contre l'aliénation et le fanatisme. Pour lui, une société qui méprise le travail des mains se coupe de la réalité.
On peut dégager quatre grandes orientations dans "The True Believer" ...
1. La psychologie du croyant fanatique
Hoffer décrit le « true believer » comme un individu prêt à se fondre totalement dans une cause, souvent au prix de son identité personnelle. Ce n’est pas l’idéologie en soi qui compte, mais le besoin psychologique d’appartenance et de transcendance. Les idéologies (fascisme, communisme, christianisme, islam, nationalisme, etc.) peuvent être interchangeables : ce qui importe, c’est l’ardeur collective et l’illusion de certitude.
2. Les conditions sociales favorisant les mouvements de masse
Les mouvements attirent surtout des personnes frustrées, aliénées, déclassées ou insatisfaites de leur vie personnelle. La misère matérielle n’est pas le seul facteur ; ce qui compte, c’est le sentiment d’humiliation ou de manque de perspective. Les périodes de transition sociale (modernisation, crises économiques, bouleversements politiques) favorisent la montée de ces mouvements.
3. La dynamique des mouvements de masse
- Substitution de soi par la cause : le croyant fuit son moi en se fondant dans le collectif.
Ennemi commun : la haine d’un adversaire (minorité, étranger, élite, hérétique) sert de ciment au groupe.
- Sacrifice et discipline : la valeur personnelle se mesure à la loyauté et à la volonté de se sacrifier.
- Fanatisme interchangeable : un ex-communiste peut devenir fasciste ou religieux fondamentaliste — l’énergie psychologique est la même, seule l’étiquette change.
4. Une typologie intemporelle
Hoffer propose une grille d’analyse qui dépasse le contexte de 1951 (Seconde Guerre mondiale, fascisme, communisme, montée du maoïsme).
Ses idées ont été utilisées pour analyser :
- les mouvements révolutionnaires du XXe siècle,
- les sectes religieuses,
- le fondamentalisme islamiste,
- et plus récemment, les dynamiques populistes et extrémistes.
Preface
" This book deals with some peculiarities common to all mass movements, be they religious movements, social revolutions or nationalist movements. It does not maintain that all movements are identical, but that they share certain essential characteristics which give them a family likeness.
All mass movements generate in their adherents a readiness to die and a proclivity for united action; all of them, irrespective of the doctrine they preach and the program they project, breed fanaticism, enthusiasm, fervent hope, hatred and intolerance; all of them are capable of releasing a powerfulflow of activity in certain departments of life; all of them demand blind faith and singlehearted allegiance. All movements, however different in doctrine and aspiration, draw their early adherents from the same types of humanity; they all appeal to the same types of mind.
Though there are obvious differences between the fanatical Christian, the fanatical Mohammedan, the fanatical nationalist, the fanatical Communist and the fanatical Nazi, it is yet true that the fanaticism which animates them may be viewed and treated as one. The same is true of the force which drives them on to expansion and world dominion. There is a certain uniformity in all types of dedication, of faith, of pursuit of power, of unity and of self-sacrifice. There are vast differences in the contents of holy causes and doctrines, but a certain uniformity in the factors which make them effective. He who, like Pascal, finds precise reasons for the effectiveness of Christian doctrine has also found the reasons for the effectiveness of Communist, Nazi and nationalist doctrine. However different the holy causes people die for, they perhaps die basically for the same thing...."
« Ce livre traite de certaines particularités communes à tous les mouvements de masse, qu'il s'agisse de mouvements religieux, de révolutions sociales ou de mouvements nationalistes. Il ne soutient pas que tous les mouvements sont identiques, mais qu'ils partagent certaines caractéristiques essentielles qui leur donnent un air de famille.
Tous les mouvements de masse génèrent chez leurs adeptes une disposition à mourir et une propension à l'action unie ; tous, indépendamment de la doctrine qu'ils prêchent et du programme qu'ils projettent, engendrent le fanatisme, l'enthousiasme, l'espoir fervent, la haine et l'intolérance ; tous sont capables de libérer un puissant flux d'activité dans certains domaines de la vie ; tous exigent une foi aveugle et une allégeance inconditionnelle. Tous les mouvements, aussi différents soient-ils par leur doctrine et leurs aspirations, puisent leurs premiers adeptes dans les mêmes types d'humanité ; ils font tous appel aux mêmes types d'esprit.
Bien qu'il existe des différences évidentes entre le chrétien fanatique, le musulman fanatique, le nationaliste fanatique, le communiste fanatique et le nazi fanatique, il est pourtant vrai que le fanatisme qui les anime peut être considéré et traité comme un seul et même phénomène. Il en va de même pour la force qui les pousse à l'expansion et à la domination mondiale. Il existe une certaine uniformité dans tous les types de dévouement, de foi, de poursuite du pouvoir, d'unité et d'abnégation. Il y a de vastes différences dans le contenu des causes sacrées et des doctrines, mais une certaine uniformité dans les facteurs qui les rendent efficaces. Celui qui, comme Pascal, trouve des raisons précises à l'efficacité de la doctrine chrétienne a également trouvé les raisons de l'efficacité des doctrines communiste, nazie et nationaliste. Cependant différentes soient les causes sacrées pour lesquelles les gens meurent, ils meurent peut-être fondamentalement pour la même chose.
Ce livre s'intéresse principalement à la phase active et revivaliste des mouvements de masse. Cette phase est dominée par le fidèle incontestable (true believer) — l'homme de foi fanatique prêt à sacrifier sa vie pour une cause sainte — et l'on tente de retracer sa genèse et de décrire sa nature.
Pour faciliter cet effort, une hypothèse de travail est utilisée. En partant du fait que les frustrés prédominent parmi les premiers adeptes de tous les mouvements de masse et qu'ils y adhèrent généralement de leur propre chef (dans le contexte de Hoffer, le terme de "frustrés" ne se limite pas à une simple déception, mais désigne un profond sentiment d'échec, d'inadéquation et d'aliénation face à sa propre vie et à l'ordre établi. C'est le cœur de sa thèse), on suppose :
- que la frustration elle-même, sans aucune incitation prosélyte extérieure, peut générer la plupart des caractéristiques particulières du fidèle incontestable ;
- qu'une technique de conversion efficace consiste fondamentalement à inculquer et à fixer les propensions et les réponses indigènes à l'esprit frustré.
Pour tester la validité de ces hypothèses, il était nécessaire d'étudier les maux qui affligent les frustrés, la manière dont ils réagissent contre eux, la mesure dans laquelle ces réactions correspondent aux réponses du fidèle incontestable, et, enfin, la manière dont ces réactions peuvent faciliter l'émergence et la propagation d'un mouvement de masse. Il était également nécessaire d'examiner les pratiques des mouvements contemporains, où des techniques de conversion efficaces avaient été perfectionnées et appliquées, afin de découvrir si elles corroborent l'idée qu'un mouvement de masse prosélyte cultive délibérément chez ses adeptes un état d'esprit frustré, et qu'il avance automatiquement ses intérêts lorsqu'il épouse les penchants des frustrés.
Il est nécessaire pour la plupart d'entre nous, aujourd'hui, d'avoir un certain aperçu des motivations et des réponses du fidèle incontestable. Car bien que notre époque soit sans dieu, elle est tout le contraire d'irréligieuse. Le fidèle incontestable est partout en marche, et à la fois en convertissant et en antagonisant, il façonne le monde à son image. Et que nous devions nous aligner avec lui ou contre lui, il est bon que nous sachions tout ce que nous pouvons concernant sa nature et ses potentialités... »
Partie 1: The Appeal of Mass Movements (L'Attrait des Mouvements de Masses)
I. The Desire for Change / II. The Desire for Substitutes / III. The Interchangeability of Mass Movements.
" It is a truism that many who join a rising revolutionary movement are attracted by the prospect of sudden and spectacular change in their conditions of life. A revolutionary movement is a conspicuous instrument of change.
Not so obvious is the fact that religious and nationalist movements too can be vehicles of change. Some kind of widespread enthusiasm or excitement is apparently needed for the realization of vast and rapid change, and it does not seem to matter whether the exhilaration is derived from an expectation of untold riches or is generated by an active mass movement. In this country the spectacular changes since the Civil War were enacted in an atmosphere charged with the enthusiasm born of fabulous opportunities for self-advancement. Where self-advancement cannot, or is not allowed to, serve as a driving force, other sources of enthusiasm have to be found if momentous changes, such as the awakening and renovation of a stagnant society or radical reforms in the character and pattern of life of a community, are to be realized and perpetuated. Religious, revolutionary and nationalist movements are such generating plants of general enthusiasm..."
« Il est de notoriété publique que nombreux sont ceux qui rejoignent un mouvement révolutionnaire ascendant parce qu'ils sont attirés par la perspective d'un changement soudain et spectaculaire de leurs conditions de vie. Un mouvement révolutionnaire est un instrument visible de changement. Ce qui est moins évident, c'est le fait que les mouvements religieux et nationalistes peuvent également être des véhicules de changement. Une certaine forme d'enthousiasme ou d'excitation généralisé est apparemment nécessaire pour réaliser des changements vastes et rapides, et il semble que cela n'ait pas d'importance que l'exaltation provienne de l'attente de richesses incalculables ou soit générée par un mouvement de masse actif. Dans ce pays [les États-Unis], les changements spectaculaires depuis la Guerre de Sécession se sont déroulés dans une atmosphère chargée de l'enthousiasme né d'opportunités fabuleuses d'avancement personnel. Lorsque l'avancement personnel ne peut pas, ou n'est pas autorisé à, servir de force motrice, d'autres sources d'enthousiasme doivent être trouvées si des changements importants, tels que le réveil et la rénovation d'une société stagnante ou des réformes radicales dans le caractère et le mode de vie d'une communauté, doivent être réalisés et pérennisés. Les mouvements religieux, révolutionnaires et nationalistes sont de telles centrales génératrices d'enthousiasme général..."
Hoffer commence par explorer le terrain fertile sur lequel germent les mouvements de masse. Il argue que ce ne sont pas la misère ou l'oppression objectives qui créent les révolutionnaires, mais plutôt l'ennui et la frustration.
"The Desire for Substitutes - There is a fundamental difference between the appeal of a mass movement and the appeal of a practical organization. The practical organization offers opportunities for self-advancement, and its appeal is mainly to self-interest. On the other hand, a mass movement, particularly in its active, revivalist phase, appeals not to those intent on bolstering and advancing a cherished self, but to those who crave to be rid of an unwanted self. A mass movement attracts and holds a following not because it can satisfy the desire for self-advancement, but because it can satisfy the passion for self-renunciation.
People who see their lives as irremediably spoiled cannot find a worthwhile purpose in self-advancement. The prospect of an individual career cannot stir them to a mighty effort, nor can it evoke in them faith and a single-minded dedication. They look on self-interest as on something tainted and evil; something unclean and unlucky. Anything undertaken under the auspices of the self seems to them foredoomed. Nothing that has its roots and reasons in the self can be good and noble. Their innermost craving is for a new life—a rebirth— or, failing this, a chance to acquire new elements of pride, confidence, hope, a sense of purpose and worth by an identification with a holy cause. An active mass movement offers them opportunities for both. If they join the movement as full converts they are reborn to a new life in its close-knit collective body, or if attracted as sympathizers they find elements of pride, confidence and purpose by identifying themselves with the efforts, achievements and prospects of the movement.
To the frustrated a mass movement offers substitutes either for the whole self or for the elements which make life bearable and which theycannot evoke out of their individual resources..."
"Le Désir de Substituts - Il existe une différence fondamentale entre l'attrait d'un mouvement de masse et celui d'une organisation pratique. L'organisation pratique offre des opportunités d'avancement personnel, et son appel s'adresse principalement à l'intérêt personnel. En revanche, un mouvement de masse, particulièrement dans sa phase active et revivaliste, ne fait pas appel à ceux qui cherchent à soutenir et à faire avancer un moi chéri, mais à ceux qui aspirent à se débarrasser d'un soi indésirable. Un mouvement de masse attire et retient des adhérents non pas parce qu'il peut satisfaire le désir d'avancement personnel, mais parce qu'il peut satisfaire la passion de l'abnégation.
Les personnes qui voient leur vie comme irrémédiablement gâchée ne peuvent pas trouver un objectif valable dans l'avancement personnel. La perspective d'une carrière individuelle ne peut pas les stimuler à un effort puissant, ni évoquer en elles la foi et un dévouement résolu. Elles considèrent l'intérêt personnel comme quelque chose de souillé et de mauvais ; quelque chose d'impur et de portant malheur. Tout ce qui est entrepris sous les auspices du soi leur semble voué à l'échec. Rien qui ait ses racines et ses raisons dans le soi ne peut être bon et noble. Leur aspiration la plus profonde est une nouvelle vie — une renaissance — ou, à défaut, une chance d'acquérir de nouveaux éléments de fierté, de confiance, d'espoir, un sentiment d'objectif et de valeur en s'identifiant à une cause sainte. Un mouvement de masse actif leur offre ces deux opportunités. S'ils rejoignent le mouvement en tant que convertis à part entière, ils renaissent à une nouvelle vie dans son corps collectif soudé ; ou s'ils sont attirés en tant que sympathisants, ils trouvent des éléments de fierté, de confiance et de but en s'identifiant aux efforts, aux réalisations et aux perspectives du mouvement.
Pour les frustrés, un mouvement de masse offre des substituts, soit pour le soi tout entier, soit pour les éléments qui rendent la vie supportable et qu'ils ne peuvent pas faire émerger de leurs ressources individuelles..."
Les Hommes de Rien (The Poor in Spirit) : Les premiers adeptes ne viennent pas nécessairement des plus pauvres matériellement, mais des plus pauvres spirituellement. Ce sont des individus qui se sentent ratés, sans valeur, dont la vie actuelle est irrecevable et dont l'avenir semble sans espoir.
La Fuite de Soi : Le mouvement de masse offre une échappatoire à un soi méprisable. En se perdant dans une cause sacrée, une nation toute-puissante ou un parti, l'individu se libère de son insignifiance. Son identité personnelle est absorbée par l'identité collective.
Le Dégoût du Présent : Les potentiels "true believers" haïssent le présent. Ils le voient comme irrémédiablement corrompu, désordonné et sans valeur. Le mouvement leur promet un futur radieux et parfait, justifiant ainsi la destruction de l'ordre actuel.
Le Renoncement à l'Individualité : Hoffer souligne que le renoncement à la liberté individuelle n'est pas une contrainte mais un attrait. Pour l'individu frustré, la responsabilité de choisir et de forger sa propre vie est un fardeau. Le mouvement lui retire ce fardeau en lui donnant des certitudes, une doctrine et une direction.
Hoffer identifie avec une perspicacité remarquable la psychologie de l'aliénation moderne. Son idée que la frustration, et non la pauvreté pure, est le moteur principal est profondément nuancée et explique pourquoi les mouvements peuvent émerger dans des sociétés riches.
Mais sa théorie est parfois trop généralisante. Elle peut sous-estimer le rôle de facteurs matériels concrets (famine, oppression violente, privation économique extrême) qui poussent des populations entières à se révolter. De plus, il tend à pathologiser tous les adhérents, laissant peu de place à ceux qui rejoignent un mouvement par conviction intellectuelle authentique ou par altruisme. Les sciences sociales modernes nuanceraient cette analyse en rappelant l’importance des structures sociales.
Partie 2: The Potential Converts (Les Convertis Potentiels)
IV. The Role of the Undesirables in Human Affairs / V. The Poor / The New Poor / The Abjectly Poor / The Free Poor / The Creative Poor / The Unified Poor / VI. Misfits / VII. The Inordinately Selfish / VIII. The Ambitious Facing Unlimited Opportunities / IX. Minorities / X. The Bored / XI. The Sinners.
"THERE IS A TENDENCY to judge a race, a nation or any distinct group by its least worthy members. Though manifestly unfair, this tendency has some justification. For the character and destiny of a group are often determined by its inferior elements. The inert mass of a nation, for instance, is in its middle section. The decent, average people who do the nation’s work in cities and on the land are worked upon and shaped by minorities at both ends—the best and the worst. The superior individual, whether in politics, literature, science, commerce or industry, plays a large role in shaping a nation, but so do individuals at the other extreme - the failures, misfits, outcasts, criminals, and all those who have lost their footing, or never had one, in the ranks of respectable humanity. The game of history is usually played by the best and the worst over the heads of the majority in the middle.
The reason that the inferior elements of a nation can exert a marked influence on its course is that they are wholly without reverence toward the present. They see their lives and the present as spoiled beyond remedy and they are ready to waste and wreck both: hence their recklessness and their will to chaos and anarchy. They also crave to dissolve their spoiled, meaningless selves in some soul-stirring spectacular communal undertaking - hence their proclivity for united action. Thus they are among the early recruits of revolutions, mass migrations and of religious, racial and chauvinist movements, and they imprint their mark upon these upheavals and movements which shape a nation’s character and history.
The discarded and rejected are often the raw material of a nation’s future. The stone the builders reject becomes the cornerstone of a new world. A nation without dregs and malcontents is orderly, decent, peaceful and pleasant, but perhaps without the seed of things to come. It was not the irony of history that the undesired in the countries of Europe should have crossed an ocean to build a new world on this continent. Only they could do it.
Though the disaffected are found in all walks of life, they are most frequent in the following categories: (a) the poor, (b) misfits, (c) outcasts, (d) minorities, (e) adolescent youth, (f) the ambitious (whether facing insurmountable obstacles or unlimited opportunities), (g) those in the grip of some vice or obsession, (h) the impotent (in body or mind), (i) the inordinately selfish, (j) the bored, (k) the sinners. Sections 20-42 deal with some of these types..."
"IL EXISTE UNE TENDANCE à juger une race, une nation ou tout groupe distinct par ses membres les moins dignes. Bien que manifestement injuste, cette tendance comporte une certaine justification. Car le caractère et le destin d'un groupe sont souvent déterminés par ses éléments inférieurs. La masse inerte d'une nation, par exemple, se trouve dans sa section médiane. Les gens décents et ordinaires qui font le travail de la nation dans les villes et sur les terres sont influencés et façonnés par des minorités aux deux extrémités – les meilleurs et les pires.
L'individu supérieur, que ce soit en politique, littérature, science, commerce ou industrie, joue un grand rôle dans la formation d'une nation, mais il en va de même pour les individus à l'autre extrême – les ratés, les inadaptés, les exclus, les criminels, et tous ceux qui ont perdu pied, ou qui n'en ont jamais eu, dans les rangs de l'humanité respectable. Le jeu de l'histoire est généralement joué par les meilleurs et les pires par-dessus la tête de la majorité du milieu.
La raison pour laquelle les éléments inférieurs d'une nation peuvent exercer une influence marquée sur son cours est qu'ils sont entièrement dépourvus de révérence envers le présent. Ils voient leur vie et le présent comme irrémédiablement gâchés et sont prêts à gaspiller et à détruire les deux : d'où leur imprudence et leur volonté de chaos et d'anarchie. Ils aspirent aussi à dissoudre leur moi gâché et sans signification dans quelque entreprise communautaire spectaculaire et exaltante – d'où leur propension pour l'action unie.
Ainsi, ils sont parmi les premiers à être recrutés par les révolutions, les migrations de masse et les mouvements religieux, raciaux et chauvins, et ils impriment leur marque sur ces bouleversements et mouvements qui façonnent le caractère et l'histoire d'une nation.
Les rebuts et les rejetés sont souvent la matière première de l'avenir d'une nation. La pierre rejetée par les bâtisseurs devient la pierre angulaire d'un nouveau monde. Une nation sans lie et sans mécontents est ordonnée, décente, paisible et agréable, mais peut-être sans la graine des choses à venir. Ce ne fut pas un ironie de l'histoire que les indésirables des pays d'Europe aient traversé un océan pour bâtir un nouveau monde sur ce continent. Seuls eux pouvaient le faire.
BIEN QUE LES MÉCONTENTS se trouvent dans tous les milieux, ils sont plus fréquents dans les catégories suivantes : (a) les pauvres, (b) les inadaptés, (c) les exclus / les laissés-pour-compte, (d) les minorités, (e) la jeunesse adolescente, (f) les ambitieux (qu'ils fassent face à des obstacles insurmontables ou à des opportunités illimitées), (g) ceux qui sont sous l'emprise d'un vice ou d'une obsession, (h) les impuissants (de corps ou d'esprit), (i) les égoïstes démesurés, (j) ceux qui s'ennuient, (k) les pécheurs. Les sections 20 à 42 traitent de certains de ces types..."
Cette partie dresse le portrait-robot des recrues les plus susceptibles de devenir des "true believers". Hoffer les classe en catégories :
- Les Pauvres (The New Poor): Mais spécifiquement les "nouveaux pauvres" (those who feel they have been unjustly impoverished) dont les attentes ont été frustrées, plutôt que les pauvres de longue date qui peuvent être résignés.
- Les Inadaptés (Misfits) : Les criminels, les incompétents, les oisifs (les "désoeuvrés") qui ne trouvent pas leur place dans l'ordre établi.
- Les Minorités (Minorities) : Les groupes persécutés ou marginalisés en quête de reconnaissance et de revanche.
- Les Égoïstes Excessifs (The Inordinately Selfish) : Paradoxalement, ceux qui sont trop centrés sur eux-mêmes peuvent trouver dans le mouvement un objet d'adoration plus grand qu'eux, comblant ainsi un vide.
- Ceux qui s'ennuient (The Bored) : Une catégorie cruciale pour Hoffer. L'ennui est un état intolérable ; l'excitation, le danger et le sens du but offerts par un mouvement sont un antidote puissant.
- Les Pécheurs (The Sinners): Ceux qui sont rongés par la culpabilité peuvent chercher la purification et la rédemption dans la ferveur du mouvement.
"Misery does not automatically generate discontent, nor is the intensity of discontent directly proportionate to the degree of misery. Discontent is likely to be highest when misery is bearable; when conditions have so improved that an ideal state seems almost within reach. A grievance is most poignant when almost redressed. De Tocqueville in his researches into the state of society in France before the revolution was struck by the discovery that “in no one of the periods which have followed the Revolution of 1789 has the national prosperity of France augmented more rapidly than it did in the twenty years preceding that event.” He is forced to conclude that “the French found their position the more intolerable the better it became.”
In both France and Russia the land-hungry peasants owned almost exactly one-third of the agricultural land at the outbreak of revolution, and most of that land was acquired during the generation or two preceding the revolution. It is not actual suffering but the taste of better things which excites people to revolt. A popular upheaval in Soviet Russia is hardly likely before the people get a real taste of the good life. The most dangerous moment for the regime of the Politburo will be when a considerable improvement in the economic conditions of the Russian masses has been achieved and the iron totalitarian rule somewhat relaxed. It is of interest that the assassination, in December 1934, of Stalin’s close friend Kirov happened not long after Stalin had announced the successful end of the first Five-Year Plan and the beginning of a new prosperous, joyous era.
The intensity of discontent seems to be in inverse proportion to the distance from the object fervently desired. This is true whether we move toward our goal or away from it. It is true both of those who have just come within sight of the promised land, and of the disinherited who are still within sight of it; both of the about-to-be rich, free, etcetera, and of the new poor and those recently enslaved."
"LA MISÈRE NE GÉNÈRE PAS automatiquement le mécontentement, et l'intensité du mécontentement n'est pas directement proportionnelle au degré de misère. Le mécontentement est susceptible d'être le plus élevé lorsque la misère est supportable ; lorsque les conditions se sont tant améliorées qu'un état idéal semble presque à portée de main. Une rancœur est plus poignante lorsqu'elle est presque redressée.
Tocqueville, dans ses recherches sur l'état de la société en France avant la Révolution, fut frappé de découvrir que « dans aucune des périodes qui ont suivi la Révolution de 1789 la prospérité nationale de la France n’a augmenté plus rapidement que durant les vingt années ayant précédé cet événement ». Il est forcé de conclure que « les Français ont trouvé leur position d’autant plus intolérable qu’elle devenait meilleure ».
En France comme en Russie, les paysans avides de terre possédaient presque exactement un tiers des terres agricoles au moment du déclenchement de la révolution, et la majeure partie de ces terres avait été acquise durant la génération ou les deux qui avaient précédé la révolution. Ce n'est pas la souffrance réelle, mais le goût de meilleures choses qui excite les gens à se révolter.
Une upheaval populaire en Russie soviétique est peu probable avant que le peuple n'ait un vrai goût de la belle vie. Le moment le plus dangereux pour le régime du Politburo sera lorsqu'une amélioration considérable des conditions économiques des masses russes aura été achieved et que la règle totalitaire de fer sera quelque peu relâchée. Il est intéressant de noter que l'assassinat, en décembre 1934, de Kirov, un proche de Staline, est survenu peu de temps après que Staline eut annoncé la fin réussie du premier Plan quinquennal et le début d'une nouvelle ère prospère et joyeuse.
L'intensité du mécontentement semble être en proportion inverse de la distance qui sépare de l'objet ardemment désiré. Cela est vrai que nous nous dirigions vers notre objectif ou que nous nous en éloignions. C'est vrai aussi bien pour ceux qui viennent d'apercevoir la terre promise que pour les déshérités qui sont encore à sa portée de vue ; aussi bien pour ceux qui sont sur le point de devenir riches, libres, etc., que pour les nouveaux pauvres et ceux récemment asservis.
"Our frustration is greater when we have much and want more than when we have nothing and want some. We are less dissatisfied when we lack many things than when we seem to lack but one thing.
We dare more when striving for superfluities than for necessities. Often when we renounce superfluities we end up lacking in necessities.
There is a hope that acts as an explosive, and a hope that disciplines and infuses patience. The difference is between the immediate hope and the distant hope. A rising mass movement preaches the immediate hope. It is intent on stirring its followers to action, and it is the around-the-corner brand of hope that prompts people to act."
NOTRE FRUSTRATION EST PLUS GRANDE lorsque nous avons beaucoup et voulons plus, que lorsque nous n'avons rien et voulons un peu. Nous sommes moins insatisfaits quand il nous manque beaucoup de choses que lorsque nous semblons n'en manquer qu'une.
NOUS OSONS DAVANTAGE lorsque nous nous efforçons d'acquérir des superfluités que des nécessités. Souvent, lorsque nous renonçons aux superfluités, nous finissons par manquer du nécessaire.
IL EXISTE UN ESPOIR qui agit comme un explosif, et un espoir qui discipline et insuffle la patience. La différence réside entre l'espoir immédiat et l'espoir lointain. Un mouvement de masse en pleine croissance prêche l'espoir immédiat. Il a pour but de pousser ses adeptes à l'action, et c'est la marque de l'espoir « à portée de main » qui incite les gens à agir...."
La typologie de Hoffer est extrêmement riche et descriptive. Elle permet de comprendre la diversité psychologique des rangs des mouvements radicaux, au-delà du simple profil économique. Mais paradoxalement, les révolutions ne sont pas menées par les plus pauvres, qui sont souvent résignés. Elles mobilisent surtout les mécontents de la classe moyenne ou ceux qui sentent leur statut menacé. Hoffer insiste : la cause sert à fuir sa propre individualité.
Hoffer met ainsi en avant le rôle des classes moyennes frustrées, ce que confirment de nombreux travaux historiques (ex. : les cadres nazis venaient en grande partie de milieux petits-bourgeois menacés de déclassement).
Là encore, le modèle peut sembler déterministe. Tous les "pauvres" ou les "inadaptés" ne deviennent pas des fanatiques. Hoffer décrit une tendance, pas une loi immuable. Certains critiques pourraient y voir une vision trop cynique de la nature humaine, où les idéaux nobles ne sont que des masques pour des frustrations personnelles. Il tend à sous-estimer le rôle de l’organisation politique et des stratégies des élites dans le succès des mouvements. Il réduit l’engagement à une fuite psychologique, négligeant la possibilité d’un engagement rationnel et réfléchi dans des causes collectives.
Partie 3: United Action and Self-Sacrifice (Action Unie et Abnégation)
XII. Preface / XIII. Factors Promoting Self-sacrifice / Identification With a Collective Whole Make-believe / Deprecation of the Present / "Things Which Are Not" / Doctrine / Fanaticism / Mass Movements and Armies / XIV. Unifying Agents / Hatred / Imitation / Persuasion and Coercion / Leadership / Action / Suspicion / The Effects of Unification.
"THE VIGOR OF A mass movement stems from the propensity of its followers for united action and self-sacrifice. When we ascribe the success of a movement to its faith, doctrine, propaganda, leadership, ruthlessness and so on, we are but referring to instruments of unification and to means used to inculcate a readiness for self-It sacrifice. It is perhaps impossible to understand the nature of mass movements unless it is recognized that their chief preoccupation is to foster, perfect and perpetuate a facility for united action and self-sacrifice. To know the processes by which such a facility is engendered is to grasp the inner logic of most of the characteristic attitudes and practices of an active mass movement. With few exceptions,t any group or organization which tries, for one reason or another, to create and maintain compact unity and a constant readiness for self-sacrifice usually manifests the peculiarities - both noble and base - of a mass movement. On the other hand, a mass movement is bound to lose much which distinguishes it from other types of organization when it relaxes its collective compactness and begins to countenance self-interest as a legitimate motive of activity. In times of peace and prosperity, a democratic nation is an institutionalized association of more or less free individuals.
On the other hand, in time of crisis, when the nation’s existence is threatened, and it tries to reinforce its unity and generate in its people a readiness for self-sacrifice, it almost always assumes in some degree the character of a mass movement. The same is true of religious and revolutionary organizations: whether or not they develop into mass movements depends less on the doctrine they preach and the program they project than on the degree of their preoccupation with unity and the readiness for self-sacrifice.
The important point is that in the poignantly frustrated the propensities for united action and self-sacrifice arise spontaneously. It should be possible, therefore, to gain some clues concerning the nature of these propensities, and the technique to be employed for their deliberate inculcation, by tracing their spontaneous emergence in the frustrated mind. What ails the frustrated? It is the consciousness of an irremediably blemished self. Their chief desire is to escape that self—and it is this desire which manifests itself in a propensity for united action and self-sacrifice. The revulsion from an unwanted self, and the impulse to forget it, mask it, slough it off and lose it, produce both a readiness to sacrifice the self and a willingness to dissolve it by losing one’s individual distinctness in a compact collective whole. Moreover, the estrangement from the self is usually accompanied by a train of diverse and seemingly unrelated attitudes and impulses which a closer probing reveals to be essential factors in the process of unification and of self-sacrifice.
In other words, frustration not only gives rise to the desire for unity and the readiness for self-sacrifice but also creates a mechanism for their realization. Such diverse phenomena as a deprecation of the present, a facility for make-believe, a proneness to hate, a readiness to imitate, credulity, a readiness to attempt the impossible, and many others which crowd the minds of the intensely frustrated are, as we shall see, unifying agents and prompters of recklessness. "
"LA VIGUEUR d'un mouvement de masse provient de la propension de ses adeptes à l'action unie et au sacrifice de soi. Lorsque nous attribuons le succès d'un mouvement à sa foi, sa doctrine, sa propagande, son leadership, son absence de scrupules, etc., nous ne faisons que mentionner des instruments d'unification et des moyens utilisés pour inculquer une disposition au sacrifice de soi.
Il est peut-être impossible de comprendre la nature des mouvements de masse sans reconnaître que leur préoccupation principale est de favoriser, de perfectionner et de perpétuer une facilité pour l'action unie et le sacrifice de soi. Connaître les processus par lesquels une telle facilité est engendrée, c'est saisir la logique interne de la plupart des attitudes et pratiques caractéristiques d'un mouvement de masse actif. À quelques exceptions près, tout groupe ou organisation qui tente, pour une raison ou une autre, de créer et de maintenir une unité compacte et une disposition constante au sacrifice de soi manifeste généralement les particularités – à la fois nobles et viles – d'un mouvement de masse.
D'un autre côté, un mouvement de masse est destiné à perdre une grande partie de ce qui le distingue des autres types d'organisations lorsqu'il relâche sa compacité collective et commence à tolérer l'intérêt personnel comme motif légitime d'action. En temps de paix et de prospérité, une nation démocratique est une association institutionnalisée d'individus plus ou moins libres. En revanche, en temps de crise, lorsque l'existence de la nation est menacée et qu'elle tente de renforcer son unité et de générer chez son peuple une disposition au sacrifice de soi, elle assume presque toujours dans une certaine mesure le caractère d'un mouvement de masse.
Il en va de même pour les organisations religieuses et révolutionnaires : qu'elles se développent ou non en mouvements de masse dépend moins de la doctrine qu'elles prêchent et du programme qu'elles projettent que du degré de leur préoccupation pour l'unité et la disposition au sacrifice de soi.
Le point important est que chez les personnes intensément frustrées, les propensions à l'action unie et au sacrifice de soi surgissent spontanément. Il devrait donc être possible de glaner quelques indices concernant la nature de ces propensions, et la technique à employer pour les inculquer délibérément, en retraçant leur émergence spontanée dans l'esprit frustré.
Qu'est-ce qui tourmente le frustré ? C'est la conscience d'un soi irrémédiablement entaché. Son désir principal est d'échapper à ce soi – et c'est ce désir qui se manifeste par une propension à l'action unie et au sacrifice de soi. La répulsion envers un soi indésirable, et l'impulsion de l'oublier, de le masquer, de s'en débarrasser et de le perdre, produisent à la fois une disposition à sacrifier le soi et une volonté de le dissoudre en perdant son individualité distincte dans un ensemble collectif compact.
De plus, l'aliénation du soi s'accompagne généralement d'une série d'attitudes et d'impulsions diverses et apparemment sans rapport qui, upon examen plus approfondi, s'avèrent être des facteurs essentiels dans le processus d'unification et de sacrifice de soi.
En d'autres termes, la frustration donne non seulement naissance au désir d'unité et à la disposition au sacrifice de soi, mais elle crée aussi un mécanisme pour leur réalisation. Des phénomènes aussi divers qu'une dépréciation du présent, une faculté de faire semblant, une propension à haïr, une disposition à imiter, la crédulité, une disposition à tenter l'impossible, et bien d'autres qui encombrent l'esprit des personnes intensément frustrées sont, comme nous le verrons, des agents unificateurs et des incitateurs à l'imprudence."
(On s'attend à ce que le lecteur soit en désaccord avec une grande partie de ce qui est dit dans cette partie du livre. Il est probable qu'il estimera que beaucoup de choses ont été exagérées et beaucoup ignorées. Mais ce n'est pas un manuel autoritaire. C'est un livre de réflexions, et il ne fuit pas les demi-vérités tant qu'elles semblent suggérer une nouvelle approche et aident à formuler de nouvelles questions....)
Ici, Hoffer se penche sur les mécanismes internes qui maintiennent l'unité et l'agressivité d'un mouvement.
Comment transformer une collection d'individus frustrés en une machine efficace et dévouée ?
- La doctrine du mouvement doit être simple, irréfutable et totalisante. Elle fournit des réponses à tout et ne tolère pas le doute.
- La Haine et L'Imitation : Un ennemi commun (réel ou inventé) est essentiel pour souder le groupe. La haine est un facteur d'union plus puissant que l'amour. Les mouvements s'imitent aussi entre eux, copiant leurs tactiques et leurs structures.
- La Propagande et La Persuasion : La persuasion vise les sceptiques, la propagande renforce la conviction des fidèles. Hoffer note que la propagande est moins efficace pour recruter que pour affermir ceux qui sont déjà presque convaincus.
- Le Leadership : Les leaders des mouvements de masse sont rarement des fanatiques eux-mêmes. Ce sont souvent des hommes d'action, des opportunistes et des manipulateurs qui savent canaliser la frustration des masses. Le fanatique (le "true believer") est le soldat, pas le général.
- L'Action : L'action est privilégiée sur la pensée. Agir ensemble renforce la loyauté et empêche les membres de douter ou de réfléchir de manière critique.
Cette partie est brillante et toujours d'actualité, notamment son analyse de la fonction de la haine et de la création d'un bouc émissaire. Sa distinction entre le leader pragmatique et les adeptes fanatiques est un insight majeur.
L'une des idées de Hoffer était que « ce qui n'est pas » est toujours une force de motivation plus puissante que « ce qui est ». Alors que pour améliorer son sort, l'individu moyen travaille sur ce qu'il a déjà, le vrai croyant n'est pas satisfait tant qu'il n'est pas en train de construire un monde entièrement nouveau. Une telle haine du présent a fait de terribles dégâts, mais d'un autre côté, le renversement de nombreuses tyrannies n'aurait pas été possible sans ceux qui rêvaient et complotaient pour quelque chose de meilleur, qui étaient prêts à déclencher une révolution sanglante pour la cause d'idéaux tels que la liberté et l'égalité.
Pour le meilleur et pour le pire, les fanatiques ont fait notre monde. "The True Believer" ne se limite pas aux mouvements de masse. Il s'agit d'un ouvrage philosophique qui offre une vision approfondie de la nature humaine et qui ne contient pratiquement aucun mot ou phrase inutile. Ce livre est également un excellent exemple de la raison pour laquelle les questions relatives à la motivation et à l'action humaines ne devraient jamais être laissées aux seuls psychologues...
Mais Hoffer a tendance à homogénéiser tous les mouvements. Les mécanismes de persistance d'une religion établie (e.g., le Catholicisme) sont très différents de ceux d'un mouvement révolutionnaire naissant (e.g., les Bolsheviks), même si des similitudes existent. Il sous-estime peut-être la capacité des individus au sein d'un mouvement à conserver une pensée critique. Il néglige le rôle de la culture et de l’histoire locale : tous les mouvements ne se structurent pas exactement de la même manière. Il donne une vision très homogène des mouvements de masse, comme si tous obéissaient à une logique universelle identique.
Partie 4: The End of the Mass Movement (La Fin du Mouvement de Masse) & Conclusion
XV. Men of Words / XVI. The Fanatics 142 / XVII. The Practical Men of Action / XVIII. Good and Bad Mass Movements / The Unattractiveness and Sterility of the Active Phase / Some Factors Which Determine the Length of the Active Phase / Useful Mass Movements.
"Mass MOVEMENTS DO NOT usually rise until the prevailing order has been discredited. The discrediting is not an automatic result of the blunders and abuses of those in power, but the deliberate work of men of words with a grievance. Where the articulate are absent or without a grievance, the prevailing dispensation, though incompetent and corrupt, may continue in power until it falls and crumbles of itself. On the other hand, a dispensation of undoubted merit and vigor may be swept away if it fails to win the allegiance of the articulate ‘minority.’
As pointed out in Sections 83 and 86, the realization and perpetuation of a mass movement depend on force. A full-blown mass movement is a ruthless affair, and its management is in the hands of ruthless fanatics who use words only to give an appearance of spontaneity to a consent obtained by coercion. But these fanatics can move in and take charge only after the prevailing order has been discredited and has lost the allegiance of the masses. The preliminary work of undermining existing institutions, of familiarizing the masses with the idea of change, and of creating a receptivity to a new faith, can be done only by men who are, first and foremost, talkers or writers and are recognized as such by all. As long as the existing order functions in a more or less orderly fashion, the masses remain basically conservative. They can think of reform but not of total innovation. The fanatical extremist, no matter how eloquent, strikes them as dangerous, traitorous, impractical or even insane. They will not listen to him. Lenin himself recognized that where the ground is not ready for them the Communists “find it hard to approach the masses .. . and even get them to listen to them.” ? Moreover, the authorities, even when feeble or tolerant, are likely to react violently against the activist tactics of the fanatic and may gain from his activities, as it were, a new vigor.
Things are different in the case of the typical man of words. The masses listen to him because they know that his words, however urgent, cannot have immediate results.
The authorities either ignore him or use mild methods to muzzle him. Thus imperceptibly the man of words undermines established institutions, discredits those in power, weakens prevailing beliefs and loyalties, and sets the stage for the rise of a mass movement."
"LES MOUVEMENTS DE MASSE ne se développent généralement pas avant que l'ordre qui prévaut n'ait été discrédité. Ce discrédit n'est pas le résultat automatique des erreurs et des abus de ceux au pouvoir, mais le travail délibéré d'hommes de lettres animés par un ressentiment. Là où les personnes articulées sont absentes ou sans grief, le régime en place, bien qu'incompétent et corrompu, peut rester au pouvoir jusqu'à ce qu'il tombe et s'effondre de lui-même. D'un autre côté, un régime au mérite et à la vigueur indéniables peut être balayé s'il ne parvient pas à gagner l'allégeance de la minorité articulée.
Comme indiqué dans les sections 83 et 86, la réalisation et la perpétuation d'un mouvement de masse dépendent de la force. Un mouvement de masse à part entière est une affaire impitoyable, et sa gestion est entre les mains de fanatiques impitoyables qui n'utilisent les mots que pour donner une apparence de spontanéité à un consentement obtenu par la coercition. Mais ces fanatiques peuvent intervenir et prendre le contrôle seulement après que l'ordre prevailing a été discrédité et a perdu l'allégeance des masses. Le travail préliminaire de saper les institutions existantes, de familiariser les masses avec l'idée de changement et de créer une réceptivité à une nouvelle foi ne peut être accompli que par des hommes qui sont, avant tout, des parleurs ou des écrivains et qui sont reconnus comme tels par tous.
Tant que l'ordre existant fonctionne de manière plus ou moins ordonnée, les masses restent fondamentalement conservatrices. Elles peuvent penser à une réforme mais pas à une innovation totale. L'extrémiste fanatique, aussi éloquent soit-il, leur paraît dangereux, traître, peu pratique ou même fou. Elles ne l'écouteront pas. Lénine lui-même a reconnu que là où le terrain n'est pas prêt pour eux, les communistes « trouvent difficile d'approcher les masses... et même de les faire les écouter ». De plus, les autorités, même faibles ou tolérantes, sont susceptibles de réagir avec violence contre les tactiques activistes du fanatique et peuvent tirer de ses activités, pour ainsi dire, une vigueur nouvelle.
Les choses sont différentes dans le cas de l'homme de lettres typique. Les masses l'écoutent parce qu'elles savent que ses paroles, aussi urgentes soient-elles, ne peuvent avoir de résultats immédiats. Les autorités soit l'ignorent, soit utilisent des méthodes douces pour le museler. Ainsi, imperceptiblement, l'homme de lettres sape les institutions établies, discrédite ceux au pouvoir, affaiblit les croyances et les loyautés prevailing, et prépare le terrain pour l'émergence d'un mouvement de masse."
"The division between men of words, fanatics and practical men of action, as outlined in the following sections, is not meant to be categorical. Men like Gandhi and Trotsky start out as apparently ineffectual men of words and later display exceptional talents as administrators or generals. A man like Mohammed starts out as a man of words, develops into an implacable fanatic and finally reveals a superb practical sense. A fanatic like Lenin is a master of the spoken word, and unequaled as a man of action. What the classification attempts to suggest is that the readying of the ground for a mass movement is done best by men whose chief claim to excellence is their skill in the use of the spoken or written word; that the hatching of an actual movement requires the temperament and the talents of the fanatic; and that the final consolidation of the movement is largely the work of practical men of action.
The emergence of an articulate minority where there was none before is a potential revolutionary step. The Western powers were indirect and unknowing fomenters of mass movements in Asia not only by kindling resentment (see Section 1) but also by creating articulate minorities through educational work which was largely philanthropic.
Many of the revolutionary leaders in India, China and Indonesia received their training in conservative Western institutions. The American college at Beirut, which is directed and supported by Godfearing, conservative Americans, is a school for revolutionaries in the illiterate Arabic world. Nor is there any doubt that the Godfearing missionary school teachers in China were unknowingly among those who prepared the ground for the Chinese revolution ..."
"LA DISTINCTION ENTRE LES HOMMES DE LETTRES, les fanatiques et les hommes d'action pratiques, telle qu'esquissée dans les sections suivantes, n'a pas pour but d'être catégorique. Des hommes comme Gandhi et Trotsky commencent comme des hommes de lettres apparemment inefficaces et révèlent plus tard des talents exceptionnels en tant qu'administrateurs ou généraux. Un homme comme Mahomet commence comme un homme de lettres, se transforme en un fanatique implacable et révèle finalement un sens pratique superbe. Un fanatique comme Lénine est un maître de la parole parlée et est sans égal en tant qu'homme d'action. Ce que cette classification tente de suggérer est que la préparation du terrain pour un mouvement de masse est mieux réalisée par des hommes dont la principale revendication à l'excellence est leur habileté à utiliser la parole écrite ou orale ; que l'éclosion d'un mouvement réel requiert le tempérament et les talents du fanatique ; et que la consolidation finale du mouvement est largement l'œuvre d'hommes d'action pratiques.
L'ÉMERGENCE D'UNE MINORITÉ ARTICULÉE là où il n'y en avait pas auparavant est une étape potentiellement révolutionnaire. Les puissances occidentales ont été des agitateurs indirects et inconscients de mouvements de masse en Asie non seulement en attisant le ressentiment (voir Section 1) mais aussi en créant des minorités articulées grâce à un travail éducatif qui était largement philanthropique.
BEAUCOUP DES LEADERS RÉVOLUTIONNAIRES en Inde, en Chine et en Indonésie ont reçu leur formation dans des institutions occidentales conservatrices. L'université américaine de Beyrouth, qui est dirigée et soutenue par des Américains craignant Dieu et conservateurs, est une école pour révolutionnaires dans le monde arabe illettré. Et il ne fait aucun doute que les enseignants des écoles missionnaires craignant Dieu en Chine figuraient inconsciemment parmi ceux qui ont préparé le terrain pour la révolution chinoise..."
Hoffer examine le destin à long terme des mouvements de masse. Que deviennent-ils une fois au pouvoir ou après avoir échoué ?
- Le Succès Corrompt : Un mouvement qui réussit (prend le pouvoir) doit inévitablement se "routiniser". Il passe de la phase chaotique et destructive de la révolution à la phase d'administration et d'établissement d'un nouvel ordre. Ce processus éteint la ferveur fanatique.
- Le Rôle des "Hommes d'Action" : Après la victoire, les fanatiques (les "hommes de parole" et les "croyants") sont souvent écartés au profit d'administrateurs, de technocrates et d'hommes d'action pragmatiques qui savent gouverner.
- L'Échec et la Diaspora : Si un mouvement échoue, ses adeptes les plus fervents cherchent souvent une nouvelle cause à épouser, transférant leur fanatisme d'un mouvement à un autre (e.g., du communisme au fanatisme religieux).
- Les Mouvements comme Remèdes : Hoffer conclut sur une note ambiguë. Les mouvements de masse sont des "remèdes" dangereux mais parfois nécessaires pour une société malade de l'ennui et de l'inanité. Ils permettent un nouveau départ, même s'il est payé au prix fort de la liberté individuelle.
Le fanatisme est donc une phase transitoire : les mouvements ne peuvent pas rester indéfiniment dans l’état de ferveur révolutionnaire. Cette théorie des « phases » éclaire bien l’histoire (ex. : la Révolution française passant des Jacobins aux Thermidoriens, puis à Napoléon ; le communisme passant des révolutionnaires aux bureaucrates). une vision dynamique, qui montre que les mouvements évoluent.
Son analyse de la "routinisation du charisme" (un concept qu'il partage avec Max Weber) est excellente. L'idée que le fanatisme est transférable est un outil puissant pour analyser l'extrémisme contemporain.
Mais tous les mouvements ne suivent pas cette séquence linéaire. Il n’explique pas suffisamment pourquoi certains mouvements échouent dès le départ, sans atteindre le stade de consolidation.
Sa conclusion est quelque peu fataliste. Hoffer offre peu de solutions alternatives pour combattre l'ennui et la frustration en dehors des mouvements de masse. Son œuvre diagnostique un problème profond mais propose peu d'antidote, si ce n'est la valorisation de l'individualité et de l'autonomie, qu'il considère par ailleurs comme un fardeau pour beaucoup ...
L'œuvre de Hoffer (1951) s'inscrit dans une longue tradition d'analyse psychosociale des foules (de Gustave Le Bon, Psychologie des foules, 1895, à Elias Canetti, Masse et Puissance, 1960) tout en offrant une grille de lecture unique et durable. Ses idées, croisées avec des travaux ultérieurs majeurs, restent une référence pour décrypter les mécanismes de l'engagement radical, quelles que soient les causes invoquées.
Hoffer offre une lecture transhistorique et transidéologique des mouvements de masse. Ses idées ont été utilisées de manière interdisciplinaire par des historiens, sociologues, politologues et journalistes pour décrypter aussi bien les totalitarismes du XXe siècle que les phénomènes contemporains de radicalisation. Sa force est de montrer que les mécanismes psychosociaux sous-jacents sont souvent similaires, quelles que soient les causes invoquées ...
Les Mouvements révolutionnaires du XXe siècle
Hoffer suggère que les mouvements de masse (révolutionnaires, nationalistes, etc.) se forment lorsque des individus frustrés, en quête de sens et d'échappatoire à leur vie médiocre, adhèrent à une cause collective. Leur potentiel d'action unie et de sacrifice de soi est exploité par des leaders qui canalisent leur mécontentement.
Des historiens comme Crane Brinton (The Anatomy of Revolution) ont analysé les révolutions française, russe ou américaine à travers des lentilles similaires, bien que Brinton ait précédé Hoffer (1938). Leurs travaux se renforcent et s'éclairent mutuellement. Les conclusions de Brinton qui préfigurent ou corroborent les idées de Hoffer sont les suivantes :
1. Le Rôle des Intellectuels (Les "Hommes de Paroles" de Hoffer)
Une Conclusion commune : une révolution ne naît pas spontanément de la misère ; elle nécessite une phase de préparation idéologique par une élite désillusionnée.
Brinton : Il identifie la "désertion des intellectuels" comme un symptôme pré-révolutionnaire crucial. Les écrivains, artistes et penseurs qui soutenaient l'Ancien Régime se mettent à le critiquer ouvertement, sapant sa légitimité.
Hoffer : Il développe ce concept en introduisant la figure centrale de l'"homme de parole" (the man of words). Celui-ci prépare le terrain pour le mouvement de masse en discréditant le présent, en critiquant l'ordre établi et en rendant les masses réceptives à une nouvelle foi. Pour Hoffer, sans ce travail préalable, le fanatique ne peut pas prendre le pouvoir.
2. Le Mécontentement des Classes Aisées (La "Frustration Relative")
Une Conclusion commune : L'espoir déçu est un moteur révolutionnaire plus puissant que le désespoir absolu.
Brinton : Il observe que les révolutions n'éclatent pas dans les périodes les plus sombres mais lors d'une amélioration économique qui ne suit pas le rythme des aspirations (phénomène souvent lié aux thèses de Tocqueville, que les deux auteurs citent). Les classes moyennes et supérieures éduquées se sentent frustrées dans leurs ambitions politiques et sociales par un régime qu'elles jugent archaïque.
Hoffer : Il théorise ce concept sous le nom de "frustration relative". Notre frustration est plus grande "lorsque nous avons beaucoup et voulons plus, que lorsque nous n'avons rien et voulons un peu". Ce n'est pas la misère absolue, mais l'écart entre les attentes et la réalité qui pousse à la révolte.
3. La Radicalisation et le Rôle des Fanatiques
Conclusion commune : Les révolutions ont une dynamique interne qui favorise l'ascension des éléments les plus intransigeants et les plus absolutistes, ceux qui sont prêts à une action unie et impitoyable.
Brinton : Son modèle décrit l'arrivée au pouvoir des "radicaux" ou des "extrémistes" (les Jacobins, les Bolcheviks) qui supplantent les modérés après la chute de l'ancien régime. Cette phase est marquée par le règne de la terreur, le dogmatisme et la purge des éléments tièdes.
Hoffer : Il décrit parfaitement le tempérament de ce "fanatique" qui prend la relève de l'"homme de parole". Le fanatique est intolérant, sûr de posséder la vérité absolue, et utilise la coercition et la terreur pour unifier le mouvement et le pousser à l'action. Il méprise le compromis, qui est une valeur des modérés.
4. Le Besoin d'Unité et de Foi Unificatrice
Conclusion commune : Un mouvement réussi doit substituer les loyautés et identités individuelles par une foi collective indiscutable.
Brinton : Il note que les régimes révolutionnaires développent toujours une "orthodoxie" ou un "credo" (comme le Culte de l'Être Suprême ou le Marxisme-Léninisme) qui devient la vérité officielle. Tout écart est considéré comme une trahison.
Hoffer : C'est le cœur de sa thèse. Le mouvement de masse offre une foi unique qui permet à l'individu frustré de s'échapper de son moi insignifiant en se dissolvant dans une cause sacrée. La doctrine (peu importe son contenu) est un instrument d'unification et de soumission.
5. La Phase Thermidorienne (Le Retour des "Hommes d'Action")
Conclusion commune : Les révolutions suivent un cycle où l'idéalisme et le fanatisme sont finalement remplacés par un pragmatisme souvent autoritaire.
Brinton : Il identifie la dernière étape de sa "fièvre" : le Thermidor (d'après le coup qui mit fin à la Terreur en France). C'est la phase de "convalescence" où la fièvre révolutionnaire retombe, où les pragmatiques et les "hommes d'action" reprennent le contrôle pour stabiliser la société, souvent en conservant certains acquis de la révolution mais en mettant fin à la terreur.
Hoffer : Il identifie cette même séquence. Après le "fanatique" vient "l'homme d'action" (the man of action). C'est le gestionnaire, le pragmatique (un Staline après un Lénine, un Napoléon après Robespierre) qui consolide l'œuvre de la révolution, souvent en la vidant de son idéalisme initial.
Des politologues ont utilisé les idées de Hoffer pour étudier les révolutions communistes (Chine, Cuba) ou anticoloniales (Algérie, Vietnam), en soulignant le rôle des "hommes de parole" (intellectuels) qui préparent le terrain, puis des fanatiques qui consolident le mouvement. Hoffer lui-même a été influencé par les révolutions russe et nazie, et son travail a ensuite été cité pour expliquer des soulèvements comme la révolution iranienne de 1979.
1. Les Révolutions Communistes (Chine, Russie)
Les théoriciens du totalitarisme et de la sociologie des révolutions ont souvent des analyses qui convergent avec celle de Hoffer.
- Hannah Arendt (Les Origines du totalitarisme, 1951) : bien que contemporaine de Hoffer et non une simple "utilisatrice" de ses idées, son analyse est profondément convergente.
Hommes de parole : Elle décrit le rôle crucial de l'intelligentsia du XIXe siècle dans la dissolution de la loyauté envers l'État-nation et la fabrication de doctrines raciales ou impérialistes qui ont préparé le terrain pour les mouvements totalitaires.
Fanatiques : Elle analyse comment les mouvements totalitaires (nazis et staliniens) recrutent des masses d'individus "atomisés", déracinés et désaffiliés, qui trouvent dans l'idéologie et l'appartenance au mouvement un sens à leur vie. Le fanatisme est alimenté par la croyance en une loi historique immuable (marxiste ou raciale) qui justifie toutes les actions.
Sa grille d'analyse est plus philosophique et historique que celle de Hoffer, mais le schéma de base est remarquablement similaire.
- Lucien Pye (The Spirit of Chinese Politics, 1968 & autres ouvrages sur Mao) : ce politologue spécialiste de la Chine a analysé comment le Parti Communiste Chinois, sous Mao, a canalisé le ressentiment nationaliste et la frustration des intellectuels (les "hommes de parole" nationalistes) après les "humiliations du siècle" pour construire un mouvement fanatiquement uni. Il a étudié le rôle des intellectuels dans la propagation de l'idéologie maoïste et la manière dont le régime a ensuite utilisé la rééducation et la terreur (phase fanatique) pour consolider son pouvoir et forger un "homme nouveau".
- Robert C. Tucker (The Marxian Revolutionary Idea, 1969 & ses biographies de Lénine et Staline) : Tucker a analysé le léninisme comme une "idéologie de combat" nécessitant un noyau dur de révolutionnaires professionnels fanatiquement dévoués (les "fanatiques"). Il a mis en lumière la transition de Lénine ("fanatique" de la révolution) à Staline ("homme d'action" pragmatique et bureaucratique chargé de la consolidation et de l'industrialisation), illustrant parfaitement la séquence de Hoffer.
2. Pour les Révolutions Anticoloniales (Algérie, Vietnam)
Ici, l'accent est mis sur le rôle des intellectuels dans la formation de l'identité nationale et la justification de la lutte armée.
- Franz Fanon (Les Damnés de la Terre, 1961) est l'exemple par excellence de l'application de cette dynamique, bien qu'écrite du point de vue du révolutionnaire et non de l'observateur.
Hommes de parole : Il décrit longuement la phase où l'intellectuel colonial, formé à l'occidentale, se retourne contre le colonisateur. Il commence par imiter la culture du colon (dans un "désir mimétique") avant de la rejeter violemment pour se tourner vers le "peuple" et forger une culture nationale authentique. C'est un travail essentiel de "délégitimation" de l'ordre colonial.
Fanatiques : Fanon théorise et justifie la violence révolutionnaire comme un processus cathartique et nécessaire de libération psychique et politique. Pour lui, la lutte armée est ce qui transforme le paysan aliéné en un "homme nouveau", fanatiquement dévoué à la cause nationale. Cette phase de fanatisme est vue comme une étape nécessaire de la décolonisation.
- Paul Mus (Vietnam: Sociologie d'une guerre, 1952) : ce sociologue français a offert une analyse pionnière de la guerre d'Indochine. Bien qu'antérieur à Hoffer, son travail illustre parfaitement le cadre hofférien. Il montre comment le Việt Minh a su capitaliser sur le travail de déligitimation effectué par les intellectuels nationalistes vietnamiens contre le pouvoir colonial français. Il analyse comment Hồ Chí Minh et le parti ont fusionné le nationalisme et le communisme pour créer une foi unificatrice capable de mobiliser fanatiquement la paysannerie, en lui offrant une cause sacrée (l'indépendance nationale et la libération sociale) pour laquelle se sacrifier.
- Alistair Horne ("A Savage War of Peace: Algeria 1954-1962", 1977) : bien qu'historien, Horne, dans son récit magistral, applique une grille de lecture qui correspond au modèle de Hoffer.
Il décrit le rôle des intellectuels algériens (comme Ferhat Abbas) et des oulémas (chefs religieux) qui ont d'abord mené une lutte politique et culturelle, préparant le terrain idéologique. Il montre ensuite comment le FLN, noyau de fanatiques déterminés, a pris le contrôle de la révolution, éliminant ses rivaux (les "hommes de parole" modérés) et imposant une discipline de fer et une volonté de sacrifice absolu pour gagner la guerre, illustrant la transition cruciale identifiée par Hoffer.
3. Théoriciens Généraux de la Révolution et de la Mobilisation
D'autres auteurs ont développé des concepts généraux qui recoupent et utilisent le cadre de Hoffer.
- James C. Scott (The Moral Economy of the Peasant: Rebellion and Subsistence in Southeast Asia, 1976) : Scott n'utilise pas directement Hoffer, mais son analyse de la "économie morale" rejoint le concept de "frustration relative". Il argue que les paysans se révoltent (et rejoignent des mouvements fanatiques) non quand ils sont dans la misère absolue, mais quand les règles traditionnelles de réciprocité et de subsistance sont violées par l'État colonial ou les élites modernisatrices. Cette violation crée un sentiment d'injustice et de colère que les "hommes de parole" peuvent exploiter.
- Ted Robert Gurr (Why Men Rebel, 1970) : Gurr, un pionnier de l'approche behaviorale en science politique, est un politologue qui a systématisé l'étude de la "frustration relative" (le concept central que Hoffer a popularisé) comme moteur principal de la violence politique collective. Son travail fournit un cadre théorique et empirique qui valide et opérationnalise une des intuitions fondamentales de Hoffer pour expliquer le recrutement des mouvements révolutionnaires et fanatiques.
"Why Men Rebel" est un classique : partiellement dépassé dans ses explications, mais toujours essentiel pour saisir l'évolution de la pensée sur les conflits politiques et pour comprendre que la révolte naît toujours, in fine, d'un sentiment d'injustice. En insistant sur la dimension subjective et psychologique, Gurr a forcé le champ à considérer que les "faits objectifs" ne sont rien sans la manière dont ils sont perçus et vécus.
Sectes religieuses
Hoffer argue que les sectes offrent une identité collective à des individus qui veulent échapper à un soi insignifiant. Le renoncement à l'individu et la foi absolue sont des traits communs.
Le sociologue Max Weber avait bien sûr exploré les concepts de charisme et de secte bien avant Hoffer, notamment dans "L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme" (1905) et "Le Savant et le Politique" (1919). Le sociologue Erving Goffman dans "Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux" (1961) a étudié les mécanismes d'enfermement et de re-socialisation, qui s'appliquent aussi à l'emprise sectaire. Le psychiatre Robert Jay Lifton a développé une analyse proche dans "Thought Reform and the Psychology of Totalism: A Study of "Brainwashing" in China" (1961), détaillant les techniques de manipulation psychologique utilisées par les sectes et régimes totalitaires.
Des analyses de sectes comme celles de Jim Jones (People's Temple) ou David Koresh (Branch Davidians) ont utilisé ses concepts pour expliquer l'emprise mentale et le sacrifice de soi. Le journaliste Robert Jay Lifton (Thought Reform and the Psychology of Totalism) a exploré des dynamiques similaires dans les sectes et les régimes totalitaires.
Fondamentalisme islamiste
Hoffer aide à comprendre pourquoi des jeunes, souvent éduqués mais frustrés par l'échec de modernisation ou l'humiliation post-coloniale, se tournent vers des mouvements radicaux. Le fondamentalisme offre un but, une pureté et une occasion de se sacrifier pour une cause sacrée.
Le politologue Gilles Kepel a analysé la montée de l'islamisme dans des ouvrages comme "Jihad: Expansion et déclin de l'islamisme" (2000 pour l'éd. française) en termes de frustration sociale et de quête d'identité. L'anthropologue Olivier Roy a offert une analyse influente avec "L'échec de l'islam politique" (1992), soulignant la déconnexion de l'idéologie d'avec sa base culturelle et son rôle comme offre d'identité pure – une notion très hofférienne.
L'analyse de Hoffer fournit une grille psychosociale universelle que l'on peut appliquer à presque tout mouvement de masse. Les travaux de Kepel et Roy opérationnalisent cette grille dans le contexte très spécifique de l'islamisme et du jihadisme contemporain. Ils "habillent" les concepts abstraits de Hoffer avec des données empiriques, historiques et sociologiques.
Si la Séquence Hofférienne a été validée,
- des Hommes de parole : Les idéologues comme Sayyid Qutb (pour Kepel) ou les prédicateurs autodidactes déculturés (pour Roy).
- des Fanatiques : Les jihadistes qui passent à l'action violente, prêts au sacrifice suprême (attentats-suicides).
- des Hommes d'action : Les cadres de l'État Islamique ou des Frères Musulmans qui gèrent l'administration, les finances, la logistique.
Reste que pour Kepel, l'islamisme est d'abord un projet politique avec un objectif terrestre (prendre le pouvoir) tandis que pour Roy et Hoffer, la dimension existentielle et identitaire prime souvent. Le mouvement est une fin en soi, une solution à la crise du moi. La violence peut avoir une dimension expressive et non stratégique.
Après le 11 septembre, des analystes ont eu recours à Hoffer pour expliquer l'attrait d'Al-Qaida ou de l'État Islamique : promesse de renaissance, rejet de l'Occident, et sacrifice héroïque. Le concept de "frustration relative" (que Hoffer emprunte à Tocqueville) est souvent invoqué pour expliquer la radicalisation dans des sociétés en transition.
Dynamiques populistes et extrémistes contemporaines
Hoffer est souvent cité pour analyser la montée des populismes du XXIe siècle (gauche et droite), les mouvements identitaires, ou les extrémismes en ligne.
Son idée que les gens se rallient à des mouvements non par pauvreté absolue mais par espoir déçu ou humiliation relative est très actuelle.
Des politologues comme Cas Mudde (Populist Radical Right Parties in Europe) ou Jan-Werner Müller (What Is Populism?) ont exploré comment les leaders populistes exploitent les frustrations et promettent une restauration collective.
Des analystes médiatiques (ex : David Brooks du New York Times) citent Hoffer pour commenter des phénomènes comme le trumpisme, le brexit, ou les mouvements antivax.
En psychologie sociale, des chercheurs comme Jonathan Haidt (The Righteous Mind) reprennent des thèmes hoffériens sur la moralité collective et l'intolérance.
A noter que certains universitaires critiquent l'approche de Hoffer comme trop généralisante et psychologisante, négligeant les facteurs structurels (économiques, historiques). D'autres soulignent que tous les mouvements de masse ne sont pas portés par la frustration (ex : mouvements des droits civiques). Néanmoins, sa grille reste influente pour saisir la psychologie derrière l'engagement radical.
"People allow themselves to be swept up in larger causes in order to be freed of responsibility for their lives, and to escape the banality or misery of the present" (Les gens se laissent entraîner dans des causes plus vastes afin de se libérer de la responsabilité de leur vie et d'échapper à la banalité ou à la misère du présent)...