Yasunari Kawabata (1899-1972), "Yukiguni" (Pays de neige, 1937), "Sembazuru" (1952, Nuée d'oiseaux blancs), "Yama no oto" (Le Grondement de la montagne, 1954), "Nemureru Bijo" (1960, Les Belles endormies) - Ibuse Masuji (1898-1993), "Kuroi ame" (1966, Pluie noire, Black Rain) - Shōhei Ōoka (1909-1988), "Hoshô no me ni tsuite" (Le regard de la sentinelle, 1950) - Hiroshi Noma (1915-1991), "Shinkû chitai" (1952, Zone de vide, Zone of Emptiness) - Taijun Takeda (1912-1976), "Hikarigoke" (1954, Luminous Moss) - Yasushi Inoue (1907-1991), "Ryoju" (1949, Le fusil de chasse et autres récits, The Hunting Gun),"Tōgyū" (1949, Combats de taureaux, The Bullfight), "Keyaki no ki" (1970, Les dimanches de Monsieur Ushioda) - .....
Last update : 12/12/2017
Japon des années 1950 - A la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945, le Japon est vaincu et écrasé, totalement occupé pour la première fois de son histoire. Sa littérature tente de surmonter le cataclysme qui s'est abattu sur le pays, de sa décision d'entrée en guerre à sa capitulation. Le cheminement de cette entrée en guerre résulte d'une convergence de certaines attitudes bien connues : depuis les années 1860, le Japon dépend énormément des USA dans un certain nombre de domaines, dont le pétrole (d'où Pearl Harbor), depuis la fin de la première guerre mondiale, une doctrine ultranationaliste s'est emparée du Japon (la fameuse doctrine "hakko ichi'u" (les huit coins du monde sous un seul toit, qui sera à l'origine du phénomène des kamikazes), depuis les années 1930, le Japon menait une politique impérialiste visant à soumettre toute l'Asie à son hégémonie (et cela passera essentiellement par l'invasion de la Chine, la Mandchourie en 1931 constituant une première étape, et en 1941 le Japon envahit l'Indochine française). Et au centre, une attitude collective de mobilisation portant notamment sur deux piliers, le fameux "Bushidō" (1900, Inazō Nitobe, "Je fais du Ciel et de la Terre mes Parents : la vie entière est source de connaissance, d’expérience et de sagesse..") qui imprime l'idée de mort dans l'âme du Japon, et "yôhai", l'attitude de vénération pour un Empereur divinisé...
Amputé de tous ses territoires extérieurs en 1945, notamment de la Corée et de Taiwan, le Japon sera occupé par les troupes américaines, la Constitution de 1946 accorde la souveraineté au peuple, relègue l'empereur dans une fonction symbolique et bannit tout éventuel recours à la force militaire. La Corée, pour sa part, est bien libérée de la colonisation japonaise, mais elle est immédiatement divisée, à la hauteur du 38° parallèle, en deux zones d'occupation, l'une soviétique, au nord, l'autre américaine, au sud. Quant à Hong-Kong et Singapour, libérées de l'occupation japonaise, elles retrouvent leur statut de colonies britanniques. Aidé par le contexte de Guerre froide et la Guerre de Corée, le Japon va progressivement reprendre une place importante sur l'échiquier extrême-oriental. Après de profondes réformes démocratiques imposées par les Etats-Unis, un traité de paix est signé à San Francisco le 8 septembre 1951, qui lui rend sa souveraineté. Dès lors, le Japon entre dans une nouvelle étape, de 1955 à 1964, franchissant, après la reconstruction, le seuil de la prospérité. L'entrée à l'ONU en 1956 marque la fin de l'après-guerre, sur le marché intérieur, il connaît l'ère des "trois trésors électriques" (machine à laver, réfrigérateur, télévision) à l'extérieur récupère ses marchés d'Asie. La fin de cette phase correspond à l'entrée du Japon dans l'OCDE, les jeux olympiques de Tokyo et l'Exposition universelle de 1970...
Yasunari Kawabata (1899-1972)
Yasunari Kawabata est né à Osaka en 1899. Une solitude immense semble peser sur ses épaules, et ce depuis son enfance. La perte de ses parents et de son unique sœur, la mort de son grand-père en 1914, alors qu'il était âgé de quinze ans à peine, vont profondément marquer l”écrivain. Ecrite en 1914 et publiée onze ans plus tard, sa première œuvre (Le Journal intime de ma seizième année) est tout entière centrée sur le thème de la mort. Si elle peut être considérée comme le point de départ de la perpétuelle recherche de sérénité qu'a exprimée l'auteur tout au long de son œuvre, ce n'est qu'avec "La Danseuse d'lzu" qu'il formulera l'essence de sa recherche. L`observation attentive, parfois même un peu distante, de la nature et des sentiments humains, la sagesse de la solitude sont autant de thèmes qui réapparaissent fréquemment dans ses écrits. Cette approche esthétique et philosophique s'accompagne de la recherche d`un style neuf. Après s`être essayé à tous les genres littéraires, même le feuilleton, il invente le "roman miniature", genre où il excelle. En quelques dizaines de pages, il développe l'essentiel, amène doucement le lecteur, au rythme d'une respiration tranquille, à se laisser envahir par la sensibilité de ses écrits. Non pas que ses personnages soient des écorchés vifs, ni d'une sensiblerie hors de propos, non; ce que Kawabata met à jour, c'est le sentiment tel qu'il apparaît au travers des gestes quotidiens, au travers d'une pensée réfléchie. Sa trilogie ("Pays de neige" (1932), "Nuée d'oiseaux blancs" (1952), "Le Grondement de la montagne" (1954)) est tout entière tournée vers l'expression du sentiment humain. Dans "Pays de Neige", la description minutieuse des manifestations extrêmes de l'âme des personnages exprime avec force tout le drame de l'amour impossible qu'éprouve une femme du pays des neiges pour un citadin, jusqu'à son aboutissement ultime: la détresse, le désespoir dont l'image est renforcée par la description d'un gigantesque incendie. Mais ne nous y trompons pas! Ce qui fait la substance de l'œuvre de Kawabata, c'est moins le sentiment en lui-même que son esthétique, sa beauté, l'insondable de l'âme. Kawabata est de ceux qui ont permis à un large public occidental de découvrir l'esthétique japonaise, et contribué ainsi à la construction d'une identité moderne au sein de la littérature nippone. Le 16 avril 1972, dans un appartement en bord de mer, non loin de sa maison, Kawabata se donnait la mort. Nous ne saurons jamais ce qui motiva son geste...
"Yukiguni" (1948, Pays de neige, Snow Country)
Kawabata Yasunari sort de la guerre profondément affecté par les événements et c'est en 1948 qu'il publie la version définitive de la première de ses "tragédies du sentiment humain". Il y relate une histoire d'amour malheureuse au cœur des montagnes de l'ouest du Japon. Shimamura, riche homme d'affaires rongé par l'ennui, rejoint une belle et mélancolique geisha, Komako, dans une station thermale. Le paysage reflète les sentiments des personnages, dont le désespoir et l'isolement. L'importance que Kawabata accorde à la vie intérieure et l'absence de référence à la Seconde Guerre mondiale qui fait rage au moment où il écrit sont pour lui une façon, écrira-t-on, de prendre position face au conflit.
"... À l’auberge de la source thermale, la clientèle était la moins nombreuse dans les quelques semaines avant l’ouverture de la saison de ski. Revenant de prendre son bain, Shimamura se trouva dans une maison où tout semblait dormir. Il s’avançait dans le long couloir, en éveillant à chaque pas sur le vieux plancher une vibration lointaine, qui faisait un instant trembler les carreaux des portes vitrées. Rien d’autre. Mais lorsqu’il eut tourné le coin, il découvrit devant le bureau de l’auberge, la fine silhouette de la femme debout, dans son long kimono cassé en plis froids sur le plancher ciré, brillant et sombre.
Shimamura eut un sursaut en la voyant habillée du kimono long. Était-elle finalement devenue une geisha ? La jeune femme ne s’avança pas vers lui et ne marqua pas le moindre signe indiquant qu’elle l’eût reconnu. Sa silhouette immobile et silencieuse exprimait ainsi pour Shimamura une sorte de gravité concentrée. Vite, il s’approcha d’elle sans mot dire. Elle esquissa un sourire, tournant vers lui son visage lourdement poudré à la mode des geishas, que presque aussitôt vinrent mouiller les larmes. Sans parler, ils s’en furent vers sa chambre.
Après ce qu’il y avait eu entre eux, il ne lui avait pourtant pas écrit ; il n’était pas venu la voir non plus, et il ne lui avait pas envoyé les traités techniques sur la danse qu’il lui avait promis. Elle avait toutes raisons de croire qu’il s’était amusé d’elle et l’avait oubliée. Donc Shimamura lui devait des excuses et c’était à lui de parler le premier. Mais tandis qu’ils avançaient ainsi ensemble, sans parler, sans même échanger un regard, il avait compris que loin de lui en vouloir, elle avait le cœur tout joyeux, heureuse tout entière de le revoir. Parler n’eût servi à rien, sinon à trop appuyer sur ses propres manquements. Et Shimamura, déjà sous le charme, s’avançait dans un monde qui n’était que douceur heureuse. Au pied de l’escalier, tendant le bras, il lui mit sa main gauche ouverte sous les yeux.
— C’est elle qui a gardé de toi la meilleure mémoire.
— Oui ? fit-elle en serrant cette main dans la sienne comme si elle eût voulu entraîner Shimamura en haut.
Refermée sur les doigts masculins, l’étreinte de la main féminine ne les libéra qu’au milieu de la chambre, devant le kotatsu. La jeune femme avait soudain rougi sous son fard, et, pour masquer son trouble sans doute, avec un geste vers la main de Shimamura :
— C’est elle qui s’est souvenue de moi ? demanda-t-elle.
— Pas la droite, non : celle-ci ! précisa-t-il en lui tendant, paume ouverte, la main gauche et glissant la droite dans le kotatsu pour la réchauffer.
— Je sais, oui, fit-elle avec un sourire retenu. Des deux mains, le geste tendre, elle porta la main de Shimamura contre sa joue en l’y appuyant doucement.
— Tu t’es souvenue de moi ? murmura-t-elle, comme en s’adressant rêveusement à la main.
— Oh ! comme ils sont froids ! s’exclama Shimamura au contact de ses doigts avec ses cheveux coiffés haut ; c’est la première fois que je touche une coiffure aussi glaciale.
— À Tôkyô, vous n’avez pas encore de la neige en ce moment ? s’enquit-elle.
— Ce que tu disais l’autre fois, tu sais, lui déclara Shimamura : ce n’était réellement pas vrai. Sinon, qui s’aviserait, en pleine fin d’année, de venir se geler dans un coin pareil ? ..."
Publié entre 1935 et 1948, les fragments qui devaient constituer cette œuvre avaient été publiés sous différents titres et dans différentes revues littéraires. En 1937, ils furent réunis et remaniés pour paraître sous forme de roman. Ce fut la première édition de "Pays de neige". Depuis cette date et jusqu`en 1947. des "suites" se succédèrent, et ce n`est qu'en 1948 que parut, après un second remaniement, sa version définitive. Plus de treize ans pour achever un volume de deux cent cinquante pages et pour un sujet qui peut paraître fort simple, l'amour, à l`état pur, d'une femme pour un homme.
L'homme, Shimamura, est un citadin de passage dans le pays de neige. La femme, Komako, est une geisha, native de ce pays. Les deux êtres, doués d`une sensibilité peu commune, s'aiment d`un amour intense mais sans espoir. L`homme séjourne trois fois dans le pays de neige. Trois fois, ils vivent un amour parfait et, chaque fois. le temps semble s'arrêter. Aucun personnage ne communique vraiment. Les dialogues sont elliptiques, les silences parlants. Mais tôt ou tard l'homme doit la quitter et la vie réelle doit reprendre son cours.
Cette vie réelle reste cependant sous-entendue, c'est ainsi que l'épouse de Shimamura n'apparaît qu'une seule fois dans le récit, et de façon tout à fait épisodique. Tout ce qui est essentiel se passe dans ce "pays de neige", pays où le grand froid modifie toutes les sensations au point que, une fois franchi le tunnel qui y donne accès, l'on éprouve le sentiment d`entrer dans un monde tout autre que celui de la ville d`où l'on vient. Un monde irréel, riche en images et en évocations autres, comme détachées de la sensibilité routinière. Komako, les geishas provinciales exploitées vs. Shimamura, l’indifférence des élites...
"... un long moment elle ne parla plus, détendue et paisible, vidée de tout sentiment, semblait-il. Puis elle dit, comme frappée soudain d’une pensée remontée du fond de sa mémoire :
— Vous vous amusez, n’est-ce pas ? Vous vous amusez de moi ?
— Pas du tout.
— Au fond, tout au fond du cœur, vous vous amusez de moi ; et même si ce n’est pas vrai en ce moment, ce sera vrai plus tard.
Ses yeux s’étaient mouillés de larmes et elle se détourna pour se cacher le visage dans l’oreiller. Ses sanglots s’apaisèrent et bientôt, dans une tendre confidence où elle semblait vouloir se donner à lui plus encore, sans rien cacher, elle se prit à tout lui raconter d’elle. Ses maux de tête étaient oubliés, semblait-il. De ce qu’il venait de se passer, elle ne dit mot.
— Oh ! comme le temps a passé ! Je parle, je parle, et je ne m’occupe pas de l’heure, s’excusa-t-elle avec un timide sourire. Il fait encore nuit, mais il faudra que je parte avant l’aube. Les gens d’ici se lèvent de bonne heure.
Plusieurs fois elle se releva pour aller jeter un coup d’œil à la fenêtre.
— J’ai encore le temps. Il fait encore assez sombre pour que personne ne puisse me voir. Et puis il pleut : nul ne sortira ce matin pour aller aux champs.
Elle n’avait pas envie de s’en aller ; et quand le petit jour vint dessiner la crête vague des montagnes estompées sous la pluie, puis dégager l’arête des toits sur la pente, parmi les arbres, elle ne s’était toujours pas décidée. Finalement ce fut l’heure des premiers bruits dans l’auberge, quand les servantes se lèvent et se mettent au travail. Vite, elle refit un peu sa coiffure et s’esquiva soudain, s’envola plutôt, non sans avoir vivement empêché Shimamura de l’accompagner à la porte, comme il en avait l’intention.
Il ne fallait pas qu’on les vît ensemble.
Le jour même, Shimamura avait regagné Tôkyô...."
Pour Shimamura, un esthète tokyoïte oisif et détaché de tout, et dans cette station thermale reculée, sa relation avec Komako, marquée par une tension entre désir et distance : il l'observe avec une fascination esthétique, sans jamais s’engager émotionnellement. Komako, issue d’un milieu rural pauvre, son amour est à la fois violent et désespéré : elle se donne à lui avec une ferveur presque destructrice, tandis qu’il reste impassible. Kawabata peint son personnage comme une figure de l’éphémère : sa beauté se consume comme la neige qui fond.
Une autre femme, Yoko, apparaît en contrepoint de Komako : pure, silencieuse, presque spectral. Elle veille sur un homme malade (peut-être l’ancien amant de Komako). Elle incarne une forme de beauté idéalisée et inaccessible, contrastant avec la sensualité bien terrestre de Komako. Son destin tragique (elle meurt dans un incendie à la fin) symbolisera l’impossibilité de saisir la perfection. Cet incendie va clôturer le roman, Komako, hagarde, portera le corps de Yoko dans ses bras, tandis que Shimamura restera un spectateur distant. Une scène qui matérialise la détresse des deux femmes qui s'étaient prises au jeu au point de se détruire. l`une moralement et l'autre physiquement, sous le regard de Shima-
mura ébloui et titubant dans la neige. L’éphémère (mono no aware) : La neige, les corps, les sentiments – tout est voué à disparaître. Komako vieillit, Yoko meurt, Shimamura reste un observateur froid...
Un roman considéré comme un chef-d’œuvre du modernisme japonais, aux côtés de "Nuée d’oiseaux blancs" ou "Kyoto".
Le roman a été porté à l’écran par Shirō Toyoda (1957) et Yasushi Nakahira (1965).
(traduction française Albin Michel).
Le film "Snow Country" (Yukiguni) (1957), réalisé par Shirō Toyoda, adaptation du célèbre roman éponyme de Yasunari Kawabata, est un mélodrame considéré comme un classique du cinéma nippon des années 1950, et de l'esthétique visuelle que porte l'auteur : Toyoda exploite magnifiquement le noir et blanc pour souligner les contrastes entre les paysages enneigés, les auberges isolées et les scènes intimistes. Le film reste proche du roman en explorant les thèmes chers à Kawabata, la solitude, l’amour éphémère, et l’incommunicabilité entre les êtres.
Ryo Ikebe (Shimamura) incarne avec retenue le détachement du personnage masculin, parfois frustrant dans son passivité. Keiko Kishi (Komako) livre une interprétation subtile et émouvante, exprimant toute la vulnérabilité et la force de la geisha. Le rythme du film est lent, presque hypnotique, reflétant le mono no aware (la sensibilité à l’éphémère) cher à la culture japonaise. Les silences et les non-dits sont aussi importants que les dialogues...
"Sembazuru" (1952, Nuée d'oiseaux blancs, Thousand Cranes)
Premier auteur japonais à remporter le prix Nobel de littérature en 1968,Yasunari Kawabata tisse ici une toile délicate de relations sexuelles derrière le voile de la traditionnelle cérémonie du thé japonaise. Lorsque son père s'éteint, Kikují est attiré par son monde et sa maîtresse, madame Ota, avec qui il débute une liaison, tout en étant sous le contrôle de Chikako, l'amante éconduite de son père. En retrouvant ce dernier à travers les femmes de sa vie, Kikuji refuse de choisir un nouvel amour, bien qu'une jeune fille insaisissable et la fille de madame Ota soient des candidates potentielles. Tout comme les biens sont transférés d'une génération à l'autre, l'affection et les passions passent aussi par les mêmes mains, mais à travers des relations illicites et des ambitions suspectes. Kawabata a expliqué qu'il ne désirait pas évoquer la beauté mais "la vulgarité dans laquelle la cérémonie du thé est tombée". La frontière qui sépare le propre du sale et le désir du dégoût apparaît et disparaît constamment dans une recherche futile dé la pureté. L'ironie du titre reflète les lamentations de Kawabata devant l'érosion des traditions et la difficulté de l'épanouissement physique et spirituel. Une nuée d'oiseaux blancs, symbole traditionnel d'un mariage long et prospère, n'est qu'un rêve inaccessible. Kawabata subira le même sort que l'un de ses personnages en se suicidant...
".. À coup sûr, la jeune fille au furoshiki de sembazuru n’avait rien deviné des intentions de Chikako. Elle avait accompli sa préparation sans le moindre trouble, et maintenant elle venait elle-même présenter la tasse à Kikuji, devant qui elle la déposa.
Kikuji dégusta le thé tout d’abord, puis contempla la tasse d’oribe : un émail noir brossé de blanc en un point, sur lequel se brodait, en noir, la fine feuille d’une jeune fougère.
— Vous vous la rappelez, n’est-ce pas ? lui demanda Chikako d’assez loin.
— Il me semble, oui… répondit-il d’un ton incertain, en reposant la tasse.
— Devant cette tendre pousse de fougère, on a vraiment le sentiment d’être en montagne, expliqua Chikako. C’est une tasse qui convient parfaitement aux premiers jours de printemps, et je sais que votre père l’utilisait fréquemment. La saison est peut-être un peu avancée à présent, mais il n’en sera pas moins agréable à M. Mitani de se servir de cette tasse en souvenir.
— Oh ! pour un objet aussi précieux, répliqua Kikuji, qu’importe que mon père l’ait eu en mains ! Si l’on songe que cette tasse date de l’époque Momoyama, quand le grand Rikyû vivait encore, et qu’elle a passé de génération en génération depuis près de quatre siècles par les savantes mains de tant de maîtres de thé, combien peu importante est la place qu’occupe mon père dans cette filiation !
Kikuji eût aimé, par ces mots, écarter de lui la signification récente de la tasse, mais sa pensée y revint malgré lui. De M. Ota à sa femme, de Mme Ota à son propre père, et de celui-ci à Chikako, la tasse avait également été transmise ; et voici que M. Ota et le père de Kikuji, les deux hommes, étaient morts à présent, tandis que les deux femmes se trouvaient ici, à cette réunion de thé. Les objets, on peut le dire, ont un destin bizarre, et celui de la tasse, pour ce seul petit fragment de son histoire, était déjà assez singulier ! D’autant que toutes ou presque toutes les personnes présentes, Mme Ota et sa fille, Chikako, Mlle Inamura, d’autres jeunes filles encore, avaient porté cette vieille tasse à leurs lèvres, l’avaient touchée de leurs mains, en avaient caressé la délicate matière.
Pour le plus grand étonnement de Kikuji, Mme Ota déclara soudain :
— J’aimerais bien goûter le thé dans cette tasse, moi aussi.
C’était à se demander si cette femme était complètement sotte ou d’une indiscrétion éhontée, et Kikuji souffrait de voir sa fille garder si douloureusement les yeux baissés.
En l’honneur de Mme Ota cette fois-ci, la jeune fille aux oiseaux blancs recommença la préparation. Toute l’assistance observait chacun de ses gestes. Non, Mlle Inamura ne connaissait sûrement rien de la sombre histoire de la tasse noire d’oribe : elle accomplissait chaque geste selon l’enseignement qu’elle avait reçu. Son style était dépouillé, sans manie personnelle. La rectitude et la sobriété de son maintien, cette ligne inflexible qu’elle avait du haut du buste à la pointe des genoux, tout cela exprimait une distinction certaine.
De jeunes feuillages croisaient leurs ombres sur la fenêtre derrière elle, et la lumière diffuse lui posait comme un doux éclat sur les épaules, glissant sur les manches du kimono, dont elle enrichissait les tons ; sa chevelure même semblait briller. Dans cette transparence, beaucoup trop claire évidemment pour une chambre de thé, la fleur de sa jeunesse resplendissait. Elle usait d’une soie rouge vif comme serviette, ce qui ne choquait pas entre ses mains de jeune fille mais donnait au contraire une impression de grande fraîcheur. À chacun de ses gestes, on eût dit une rose rouge s’épanouissant. Autour d’elle, c’était comme le vol de mille petits oiseaux blancs...."
Une œuvre emblématique de Kawabata centrée sur les thèmes de la pureté, de la culpabilité et de la fatalité à travers des symboles traditionnels (cérémonie du thé, motifs de grues, un titre inspiré des senbazuru (enbazuru, mille grues en papier), symbole de paix et de renaissance, mais aussi d’un idéal inaccessible. Kikuji, un jeune homme hanté par la mort de son père, se retrouve impliqué dans les rivalités de deux femmes ayant été ses maîtresses, Chikako, ancienne maîtresse de son père, marquée par une tache de naissance (symbole de souillure), et Mrs. Ota, amante récente du père, dont la fille, Fumiko, incarne la pureté. Un bol à thé hérité (objet de convoitise et de mémoire) lie ces personnages dans un cycle de désir et de destruction. La relation trouble entre Kikuji et Fumiko, puis son suicide final, illustrent l’échec de la rédemption. Les fautes du père (adultères) pèsent sur Kikuji, incapable d’échapper à ce destin. Les personnages agissent par impulsions obscures, sans explication claire. Les objets de thé (bols, kimonos) symbolisent une esthétique pure, mais sont souillés par les passions humaines. Fumiko, associée aux grues (pure, fragile), ne peut survivre dans un monde marqué par la concupiscence ...
(librairie Plon 1960 pour la traduction française)
"Yama no oto" (1949-1954, Le Grondement de la montagne, The Sound of the Mountain)
Considéré comme son chef d'oeuvre, Kawabata met en scène encore une fois un homme vieillissant qui n'a plus guère beaucoup d'attaches avec la vie, et c'est en la personne de sa jeune belle-fille, d'une grande beauté, qu'il se remémore la femme qu'il n'a jadis pas épouser et parvient à sauver une part de lui-même au milieu des années noires de l'après-guerre.
"Ogata Shingo, les sourcils légèrement froncés, la bouche entrouverte, semblait réfléchir. On aurait pu croire peut-être à un moment de tristesse et non de réflexion. Shuichi, son fils, se rendait compte – mais ne s’en alarmait guère, tant c’était habituel maintenant – que le vieillard, plus qu’il ne réfléchissait, tentait de rassembler ses souvenirs. Le père retira son chapeau et le posa sur ses genoux, en laissant les mains à plat dessus, mais son fils le lui prit pour le placer sur le porte-bagages du train de banlieue.
« Et voilà ! » fit Shingo. Dans certains cas, les mots ne lui venaient pas facilement. « Cette servante qui est partie voici quelque temps, quel était son nom ?
— Vous voulez parler de Kayo ?
— Ah ! c’est cela. Kayo. Quand nous a-t-elle quittés ?
— Jeudi dernier ; il y a donc cinq jours.
— Cinq jours… Ne pouvoir se rappeler ni le visage ni les vêtements d’une servante qui vous a quitté voilà cinq jours… C’est incroyable ! »
Habitué maintenant aux absences de son père, Shuichi ne montrait aucune commisération, mais Shingo, quoiqu’il y fût moins habitué, sentit l’ombre de la terreur le gagner. Malgré tous ses efforts, cette fille ne lui apparaissait pas bien. Ce vain bouillonnement du cerveau trouvait en général un exutoire dans un accès de sentimentalité.
Il n’en fut pas autrement cette fois. La servante avait posé les mains à plat sur le seuil, en guise de salut ; elle avait avancé le corps pour lui parler.
Kayo, la servante, avait passé près de six mois chez lui, mais elle ne survivait un peu dans sa mémoire que par un geste, un salut au seuil de sa maison. Cela lui donna l’impression de sentir la vie s’échapper. Yasuko, la femme de Shingo, était âgée de soixante-trois ans. Elle avait donc un an de plus que lui. Ils avaient un fils, Shuichi, et une fille, Fusako, mère de deux enfants.
Yasuko paraissait assez jeune. À la voir, on ne l’aurait pas crue plus âgée que son mari. Non que celui-ci fît tellement vieux. On la croyait plus jeune parce que c’eût été conforme à l’usage, et l’apparence du couple ne démentait pas cette supposition. D’ailleurs cette femme, petite et forte, respirait la santé. Yasuko n’était pas belle. Dans sa jeunesse, on voyait bien qu’elle était la plus âgée des deux ; aussi n’aimait-elle pas jadis sortir avec son mari. Shingo ne pouvait dire à quelle époque l’image qu’ils offraient avait cessé de heurter les convenances, selon lesquelles le mari doit être l’aîné. Après qu’il eut atteint cinquante-cinq ans ? En général, les femmes vieillissent plus vite, mais chez eux, c’était l’inverse.
L’année précédente, atteignant la soixantaine, ayant déjà parcouru tout un cycle du calendrier, le vieillard avait un peu craché le sang. Cela devait venir des poumons, mais il ne s’était pas fait examiner sérieusement, et n’avait même pas pris de vrai repos. Depuis, il n’avait plus connu le moindre ennui de santé. Cela ne signifiait pas qu’il eût vieilli ; bien au contraire, sa peau paraissait plus saine. Après deux semaines de lit, ses yeux, ses lèvres avaient repris les couleurs de la jeunesse. Shingo n’avait jamais auparavant ressenti le moindre malaise évocateur de tuberculose. Cracher le sang à soixante ans, cela lui avait paru bien triste ! Aussi avait-il évité la consultation médicale. Shuichi n’y avait vu qu’une obstination de vieillard, mais il s’agissait de bien autre chose.
Yasuko dormait bien, sans doute par un effet de sa bonne santé. Ses ronflements éveillaient de temps à autre Shingo. Cette habitude datait de l’adolescence ; ses parents avaient tenté, mais en vain, de l’en corriger. Elle avait disparu avec le mariage, et reparu vers la cinquantaine. Shingo, dans ces cas-là, pinçait le nez de sa femme, pour la secouer légèrement et, si cela ne suffisait pas, il la prenait par le cou. Voilà du moins ce qu’il racontait dans ses bons jours. Dans les mauvais, ce corps auprès duquel il avait vécu si longtemps lui inspirait du dégoût.
Or, ce soir-là, le vieillard était de mauvaise humeur. Il avait allumé, regardé du coin de l’œil le visage de Yasuko, l’avait prise à la gorge, secouée. Elle avait la peau moite. Il ne touchait plus sa femme que lorsqu’il voulait l’empêcher de ronfler – constatation qui lui inspira une sorte d’apitoiement dérisoire...."
"Un homme, au soir de sa vie, observe les siens : sa femme si laide et qui ronfle la nuit, sa fille aux traits ingrats abandonnée par un époux dévoyé, ses petits-enfants, une petite fille surtout, cruelle autant que disgracieuse, son fils toujours chez sa maîtresse, et Kikuko enfin, la femme de son fils, la mince et blanche Kikuko aussi frêle et gracieuse, aussi délicate et tendre qu’une jeune fille… Ces êtres blessés, médiocres souvent, à la dérive, il les regarde vivre. Son attention se fait de plus en plus aiguë au fur et à mesure qu’il sent approcher la menace de sa mort. Ce pressentiment monte en lui comme un mal étrange, un roulement sauvage. Un bruit qui ne vient pas de la mer toute proche mais semble arriver de la montagne, un grondement sourd et souterrain. « C’est un bruit d’une forme profonde, un rugissement surgi du cœur de la terre. » Ce bruit fait frissonner le vieux Shingo « comme si l’heure de sa mort lui avait été révélée ». (traduction française Éditions Albin Michel) MICHEL)
Les Symboles clés : le grondement de la montagne, présage de mort, mais aussi métaphore des regrets qui "résonnent" avec l’âge; les fleurs et les arbres, les glycines, les cerisiers… Kawabata utilise la nature pour refléter les émotions; les miroirs et les reflets, Shingo se voit vieillir, Kikuko lui rappelle la femme de sa jeunesse, le thème de l’illusion et du temps...
".. « Mon front blanchit sans que j’aie gravi le Fuji », murmurait Shingo, dans son bureau. Cette phrase lui était venue soudain et lui paraissait très évocatrice. Il la répéta, l’essaya, plusieurs fois.
La veille au soir, il avait rêvé de Matsushima. Voilà peut-être l’association d’idées.
Il lui parut étrange, au matin, ce rêve d’une île où il n’était jamais allé. Le vieillard se rendit compte qu’en dépit de son âge, il n’avait visité ni Matsushima ni Amano-Hashidaté, qui comptent parmi les trois paysages les plus célèbres du Japon. Il n’avait fait que passer à Miyajima, hors de saison d’ailleurs, en descendant du train, au retour d’un voyage d’affaires à Kyûshû.
Le songe, dont au réveil il lui restait quelques fragments, l’avait frappé par les couleurs franches des pins et de la mer. Il lui parut évident qu’il s’agissait de Matsushima. Shingo tenait une femme dans ses bras, sur les herbes, à l’ombre des pins. Il se dissimulait, il avait peur ; l’un des amants devait avoir à se cacher.
C’était une femme très jeune, presque une adolescente. Quel âge pouvait-il avoir, lui, dans ce rêve ? Sans doute devait-il être jeune aussi, car tous deux avaient couru parmi les pins. Il ne lui souvenait pas qu’en étreignant cette femme, il eût été conscient d’une différence d’âge. Il s’était conduit en jeune homme, sans éprouver pourtant le sentiment d’avoir rajeuni, ni retrouver le souvenir d’une expérience passée. Il avait eu vingt ans tout en restant lui-même, l’homme de soixante-deux ans. Voilà le merveilleux des rêves.
Le bateau à moteur de ses compagnons de voyage s’était éloigné sur la mer. Seule, debout à l’arrière, une autre femme agitait sans arrêt son mouchoir dont la blancheur, se détachant sur l’eau, lui était restée clairement à l’esprit le lendemain matin. On l’avait donc laissé sur cet îlot, mais il n’en avait éprouvé aucune inquiétude. Lui voyait sur la mer s’éloigner le bateau, d’où pourtant, on ne pouvait deviner son refuge : il ne pensait qu’à cela. Sur la vue du mouchoir blanc, il s’était éveillé. Il n’aurait su dire alors quelle avait été la compagne de son rêve ; il n’en gardait aucune image, ni visage ni sensation. Seule était nette la couleur du paysage. Mais pourquoi Matsushima ? Pourquoi cette île qu’il n’avait jamais vue ? Il n’était d’ailleurs jamais allé sur une île déserte en bateau à moteur.
Il pensa demander à sa famille si rêver en couleur n’est pas un signe de névrose, mais il n’osa pas. D’avoir étreint une femme en rêve lui inspirait une certaine gêne. Seulement, la nature des songes est telle qu’elle lui rendait sans difficulté la jeunesse tout en lui laissant sa personnalité actuelle.
Ce miracle du temps l’avait quelque peu consolé.
L’énigme que le matin lui proposait ne serait résolue que par l’identification de sa compagne. Ainsi songeait-il, en fumant dans son bureau, lorsqu’on frappa légèrement à la porte.
« Bonjour. » C’était son ami Suzumoto. « Je craignais que tu n’y sois pas. » Il se découvrit. Eiko jaillit de son siège pour le débarrasser de son manteau pendant qu’il s’asseyait. Shingo s’amusait de la calvitie de son visiteur. Quelques vilaines taches de vieillesse, au-dessus des oreilles, s’étaient accentuées.
« Qu’y a-t-il donc, dès le matin ? »
Pour maîtriser son accès de gaieté, Shingo fixait les yeux sur ses mains où de légères taches, parfois, apparaissaient et disparaissaient ..."
"Grondement de la montagne" (Yama no oto, 1954) de Mikio Naruse est un film remarquable, une adaptation du roman homonyme de Yasunari Kawabata, publié la même année : il analyse avec subtilité les tensions familiales, les désirs refoulés et les conflits générationnels dans le Japon d'après-guerre. Naruse, souvent considéré comme un maître du mélodrame réaliste, y déploie sa sensibilité habituelle pour les émotions contenues et les non-dits, avec une mise en scène sobre et élégante. Naruse aborde la condition des femmes, les contraintes patriarcales et l'érosion des traditions à travers le personnage de Kiyoko (Setsuko Hara), tiraillée entre devoir familial et aspirations personnelles. Setsuko Hara, l'actrice et icône du cinéma japonais (notamment chez Ozu), incarne une femme à la fois résignée et secrètement rebelle, avec une profondeur émotionnelle saisissante. Le film baigne dans une ambiance de fatalité, typique de l'œuvre de Naruse, où les paysages (comme la montagne du titre) symbolisent les forces inexorables qui pèsent sur les personnages...
"Nemureru Bijo" (1960, Les Belles endormies, The House of the Sleeping Beauties)
La recherche de la sensation pure au sein de l'ambiguïté du désir charnel est le fil de cette oeuvre dite érotique, on y assiste ainsi à la lente transformation de l'état d'esprit d`Egushi, vieillard qui prend conscience progressivement de sa vieillesse, affronte l'attirance d'un corps jeune auquel il n'a rien à prouver, abandonne toute attitude agressive pour se lover dans une relation esthétique à cette belle endormie qui l'amène, silencieusement, à s'accepter tel qu'il est...
"Autour des vieillards naissent innombrables les filles jolies, à la peau neuve, à la peau jeune. Les désirs rêvés à perte de vue par de misérables vieillards, les regrets des jours perdus à jamais..." Sur les conseils d'un vieil ami, Egushi franchit pour la première fois le seuil des «belles endormies››, par curiosité. Dans cette maison, connue des seuls initiés et dont la porte ne s'ouvre que si l'on a atteint un âge vénérable, il est donné de passer la nuit au côté d'une jeune fille endormie. Ces vieillards «de tout repos », qui ont cessé d`être des hommes, s'adonnent, et Egushi en est persuadé, au plaisir malsain de posséder une jeune femme par le regard. Une fois étendu auprès de son endormie, sa première réaction est de la détailler, de vouloir la réveiller. Grâce à une pratique constante des plaisirs, Egushi n'a pas encore sombré dans l'horreur d`être vieillard, et tente vainement de se persuader de son bon droit. Mais bien vite, devant la vanité de ses efforts et la fascination qu'il éprouve face à ce corps de nacre, son attitude se modifie. La vue d'un sein, son odeur provoquent une vague. de souvenirs lointains: son premier enfant, l'odeur de nourrisson...
Et de ces souvenirs naissent les interrogations...
Le vieil Egushi n'avait jamais pensé qu'il puisse revenir une seconde fois. Mais la découverte de ce qu'était` réellement cette maison, de ce qufil ne rencontrerait jamais ces belles autrement qu'endormies, avait fait de cet endroit un lieu magique où peut s'accomplir la quête des vieillards et leur rêverie... Une fois encore, le long cérémonial du thé accompli, il pénètre dans la chambre tendue de velours rouge. Selon les dires de l'hôtesse, la jeune fille de cette seconde nuit est expérimentée. Comment peut-on être expérimentée alors que l'on dort d'un sommeil de plomb? Et pourtant, dès le premier regard, dès la première bouffée de parfum, le vieillard comprend. Une chaleur de jeune homme l'envahit et, troublé, il joue avec les dents de sa compagne, contemple son visage, se noie dans son odeur, se prépare à céder à la tentation de rompre les règles.
Mais le signe évident d'une virginité l'arrête. Il tente alors de la réveiller et est surpris de l'entendre parler dans son sommeil.
Et, comme la première fois, après avoir détaillé sa compagne, une bouffée de souvenirs l'envahit. Un parfum de fleurs lui rappelle le mariage de ses trois filles. Et le souvenir s'insinue, se prolonge, de détails en détails, la chaîne des images d'instants heureux se complète, se ramifie jusqu'à ce que vienne le sommeil et son cortège de rêves. La troisième visite que fit Egushi aux «belles endormies» fut marquée par sa rencontre avec une apprentie. C'était la première fois qu'on l'endormait. Elle avait un visage ingénu et la première impression qu'il en eut fut la chaleur que dégageait son corps. Egushi comprit que les vieillards venaient dans ce lieu pour retrouver leurs joies enfuies. Le sommeil imperturbable qu'exprimait tout le corps de la jeune fille plongea presque immédiatement le vieil homme dans l'abîme de ses pensées. Prit peu à peu corps l'image d'une jeune étrangère avec qui il avait passé une nuit à l'hôtel. Curieusement, c'était des petits détails qu'il gardait le souvenir le plus ému. Sa rencontre, la valise qu'elle avait rangée alors qu'il dormait. L'avant-demière visite qu'Egushi rendit à la maison du souvenir fut triste. Des visions de suicides et des envies d'assassinat effleuraient son esprit. La fille était bizarre, son odeur, clé des souvenirs, était forte, peut-être trop forte. Une impuissance à la réveiller, des idées d'atrocités laissèrent de cette visite un goût amer dans sa gorge.
Le jour de l'an était passé lorsqu'Egushi rendit son ultime visite à la chambre tendue de velours rouge. Un vieillard y était mort peu de temps auparavant. Une belle mort, en douce compagnie, escortée d'un cortège de réminiscences heureuses, sans doute. Egushi passa cette dernière nuit au côté de deux endormies. La première, aux lèvres fardées, l`entraîna à la poursuite d'un baiser, voilà plus de quarante ans. Mais le souvenir fut de courte durée, le vieillard étant un peu dégoûté de la maison. Se tournant vers l'autre jeune fille, il tenta de comprendre leurs motivations. Et s'il mourait au milieu d'elles? N'est-ce pas ce qu'il pourrait désirer de mieux? Sa dernière femme... et la première? Le visage de sa mère lui apparut subitement, pour disparaître aussitôt. Une sensation de froid l`envahit soudain. Une des filles est morte; le somnifère sans doute...
"« ET veuillez éviter, je vous en prie, les taquineries de mauvais goût! N'essayez pas de mettre les doigts dans la bouche de la petite qui dort! Ça ne serait pas convenable! ›› recommanda l'hôtesse au vieil Eguchi. Au premier étage, il n'y avait que deux pièces, celle de huit nattes où s'entretenaient Eguchi et la femme, et celle d'à côté, une chambre à coucher probablement; quant à l'étroit rez-de-chaussée qu'il avait vu en passant, il ne semblait pas comporter de salon, de sorte que la maison ne méritait pas le nom d'hôtel. Nulle enseigne n'indiquait du reste que ce fût une auberge. D'ailleurs, le mystère de cette maison interdisait sans doute pareille publicité. L'on n'y entendait pas le moindre bruit. Hormis la femme qui avait accueilli le vieil homme au portail verrouillé et avec qui il conversait en ce moment même, il n'avait aperçu âme qui vive; mais Eguchi, dont c'était la première visite, n'avait pu démêler si elle était la patronne ou une employée.
Quoi qu'il en fût, mieux valait sans doute que le visiteur s'abstînt de poser des questions superflues. La femme, dans la quarantaine, était menue, sa voix était jeune, avec des inflexions comme à dessein atténuées. Elle remuait ses lèvres minces sans les écarter, et elle évitait de regarder le visage de son interlocuteur. Dans ses prunelles d'un noir épais, il y avait un reflet qui désarmait la méfiance de l'autre, mieux, une tranquille familiarité, comme si, de son côté, pareillement, toute méfiance eût été bannie. Dans la bouilloire posée sur le brasero de bois de paulownia, de l'eau chauffait; de cette eau, la femme s'était servie pour faire infuser le thé, et ce thé, remarquable par sa qualité et sa préparation, réellement surprenantes en pareil lieu et pareille circonstance, avait détendu le vieil Eguchi. Dans le toko-no-ma était suspendue une peinture de Kawai Gyokudô, une reproduction sans aucun doute, d'un paysage de montagne aux chaudes couleurs de l'automne. Rien n'indiquait que cette pièce de huit nattes pût dissimuler quoi que ce soit d'insolite.
« Ne cherchez pas à réveiller la petite. Car quoi que vous fassiez pour essayer de la réveiller, jamais elle n'ouvrira les yeux... Elle est profondément endormie et ne se rend compte de rien, répéta la femme. « Car la fille dort tout d'une traite, et du début à la fin elle ignore tout. Même avec qui elle aura passé la nuit... N'ayez donc aucune inquiétude. »
Divers soupçons effleurèrent l'esprit du vieil Eguchi, mais il n'en formula aucun. « C'est une belle fille! Et d'ailleurs, nous ne recevons ici que des clients de tout repos... ›› Eguchi, our détourner les yeux, laissa tomber son regard sur sa montre-bracelet. « Quelle heure est-il? - Onze heures moins le quart! - Si tard déjà! Les vieux messieurs, semble-t-il, se couchent tôt et se lèvent de bon matin; aussi, quand il vous plaira !... ››
Ce disant, la femme se leva et tourna la clef de la porte qui donnait dans la chambre voisine. Etait-elle gauchère? Toujours est-il qu'elle s'était servie de la main gauche. Le détail était insignifiant, mais Eguchi, suspendu aux gestes de la femme qui tournait la clef, retint son souffle. La femme, la tête inclinée dans l'entrebâillement de la porte, regardait dans l'autre pièce. Elle avait l'habitude sans aucun doute de regarder ainsi dans la chambre voisine, et sa silhouette vue de dos n'avait rien que de banal, mais Eguchi la trouva étrange. Sur le nœud de sa ceinture s'étalait l'image d'un curieux oiseau.
Pourquoi donc avait-on doté cet oiseau stylisé d'yeux et de pattes réalistes? Bien sûr, l'oiseau n'avait rien d'inquiétant, et ce n'était rien d'autre qu'un dessin maladroit, mais ce qui, à la silhouette de cette femme, donnait un côté inquiétant, c'était précisément cet oiseau. Le fond de la ceinture était jaune clair, presque blanc. La chambre voisine semblait plongée dans la pénombre. La femme referma la porte et, sans avoir.tourné la clef, elle déposa celle-ci sur la table, devant Eguchi. Rien dans son expression n'indiquait le résultat de son examen, et ses inflexions restaient les mêmes.
« Voici la clef, reposez-vous à votre aise. Si par hasard vous n'arriviez pas à vous endormir, vous trouverez un somnifère à votre chevet.
- N'auriez-vous pas quelque liqueur?
- Non. Nous ne servons pas d'alcool.
- Pas même un peu de saké pour dormir?
- Non.
- La jeune personne se trouve dans la chambre voisine, n'est-ce pas?
- Elle est déjà endormie et elle vous attend.
- Ah! bon? » Eguchi eut un léger sursaut. Cette fille, quand donc était-elle entrée dans la pièce voisine ? Depuis quand dormait-elle donc? Si la femme avait entrouvert la porte et jeté un coup d'œil, sans doute était-ce pour s'assurer du sommeil de la fille. Que celle-ci l'attendrait plongée dans le sommeil et ne se réveillerait pas, il l'avait su par un vieil ami qui connaissait la maison, mais maintenant qu'il s'y trouvait, la chose lui paraissait incroyable.
« Voulez-vous vous changer ici? ›› La femme semblait disposée à l'aider. Eguchi ne répondit point.
« On entend le bruit des vagues. Et le vent...
- Le bruit des vagues ?
- Dormez bien! » dit la femme, et elle se retira.
Resté seul, le vieil Eguchi parcourut des yeux la pièce de huit nattes, innocente et sans mystère, puis son regard s'arrêta sur la porte de la chambre voisine. C'était une porte en bois de cryptomère, large d'une demi-toise. Elle ne datait pas de l'époque où cette maison avait été construite, mais semblait avoir été rajoutée par la suite. Il regarda plus attentivement : il était probable qu'à la place de la cloison qui séparait les deux pièces, il y avait eu à l'origine des panneaux mobiles que l'on avait ensuite remplacés par- cette cloison pour ménager la chambre secrète des « Belles Endormies ». La peinture de cette cloison était de même couleur que le reste, mais elle paraissait récente. Eguchi prit en main la clef que la femme lui avait laissée en partant. C'était une clef toute simple. Prendre la clef, c'était se préparer à passer dans l'autre pièce, mais Eguchi ne se leva point. Ainsi que l'avait fait observer la femme, le bruit des vagues était rude. On les entendait comme si elles battaient le pied d'une haute falaise. Et comme si cette petite maison se dressait sur l'arête de la falaise. Le vent était le bruit annonciateur de l'hiver. S'il le ressentait de la sorte, était-ce cette maison qui en était la cause, ou était-ce son propre cœur, le vieil Eguchi n'en savait rien; toujours est-il qu'il ne faisait pas froid, bien qu'il n'y eût là qu'un brasero. C'était du reste une région au climat chaud. Rien n'indiquait que le vent dispersât les feuilles des arbres. Eguchi était arrivé tard dans la nuit, aussi n'avait-il pu distinguer la disposition des lieux, mais il percevait l'odeur de la mer. Passé le portail, il y avait un jardin relativement vaste pour une pareille maison, avec un certain nombre de pins et d'érables de taille respectable. Sur le ciel obscur, les aiguilles des pins noirs se dessinaient avec vigueur. Ç'avait dû être autrefois une maison de vacances. La clef à la main, Eguchi alluma une cigarette, en tira une ou deux bouffées, puis en écrasa l'extrémité à peine entamée sur le cendrier, mais il en reprit aussitôt une seconde qu'il prit le temps de fumer. Il eût voulu se moquer du léger émoi qu'il éprouvait, mais plus encore l'envahissait un sentiment déplaisant de vide.
D'ordinaire, Eguchi usait d'une goutte d'alcool pour s'endormir, mais il avait le sommeil léger et il était sujet aux cauchemars. Dans un de ses poèmes, une poétesse morte jeune d'un cancer avait dit à propos des nuits d'insomnie : Voici que la nuit me prépare des crapauds, des chiens crevés, des noyés.
Eguchi avait retenu ces vers et ne les pouvait plus oublier. Cette fois encore, se souvenant de ce poème, il se demanda si la fille qui était endormie, ou plutôt que l'on avait endormie dans la chambre voisine, n'était point de l'espèce de ces « noyés », et cela le faisait hésiter à se lever pour la rejoindre. On ne lui avait pas dit par quel moyen on l'avait endormie, mais quoi qu'il en fût, puisqu'elle était, selon toute apparence, plongée dans l'inconscience d'un lourd sommeil qui ne pouvait être naturel, sans doute avait-elle, comme les drogués, le teint plombé, les yeux cernés, les côtes saillantes, et tout le corps maigre et sec comme du bois mort.
Peut-être aussi était-ce une fille flasque, froide et bouffie. Peut-être découvrait-elle des gencives violettes et malsaines qui laissaient échapper un léger ronflement. Le vieil Eguchi, au cours des soixante-sept années de sa vie, avait connu bien entendu des nuits déplaisantes avec des femmes. Et c'étaient des déconvenues de ce genre que précisément il n'avait pu oublier. Or, ces déconvenues n'étaient point dues à quelque disgrâce physique, mais provenaient d'une déviation malheureuse dans la vie de ces femmes. Eguchi n'éprouvait nulle envie, à l'âge qu'il avait, de faire l'expérience d'une nouvelle déconvenue avec une femme. Il était venu dans cette maison, et voilà quelles étaient ses pensées à l'instant présent. Et pourtant, pouvait-il exister chose plus horrible qu'un vieillard qui se disposait à coucher une nuit entière aux côté d'une fille que l'on avait endormie pour tout ce temps et qui n'ouvrirait pas l'œil? Eguchi n'était-il pas venu dans cette maison pour rechercher cet absolu dans l'horreur de la vieillesse ?
« Des clients de tout repos ››, avait dit la femme, et il était vraisemblable en effet que ceux qui venaient dans cette maison étaient tous « des clients de tout repos ››. Celui qui avait indiqué la maison à Eguchi était lui-même un vieil homme de cette sorte, un vieillard qui déjà avait cessé d'être un homme. Et qui devait avoir supposé qu'Eguchi était lui aussi tombé dans la même disgrâce. L'hôtesse, habituée probablement à ne traiter que des vieillards de cette espèce, n'avait accordé à Eguchi le moindre regard de pitié, ni témoigné à son encontre le moindre soupçon. Le vieil Eguchi toutefois, grâce à la pratique constante des plaisirs, n'était pas encore ce que la femme appelait « un client de tout repos ››, mais il pouvait l'être de par sa propre volonté, selon l'humeur du moment, selon le lieu, ou encore selon la partenaire. Et voilà que le talonnait déjà l'horreur de la vieillesse, et que, songeait-il, la misère des vieux clients de cette maison n'était plus très éloignée de lui. Son envie de venir ici en était le signe, et rien d'autre.
C'est pourquoi Eguchi ne pensait pas le moins du monde à enfreindre les interdits horribles, ou pitoyables, imposés en ces lieux aux vieillards. S'il entendait ne pas les enfreindre, il le saurait bien. Sans doute pouvait-on appeler cela un club secret, mais les vieillards qui en étaient les membres paraissaient être peu nombreux, et quant à Eguchi, il n'avait le dessein ni de dénoncer les méfaits du club, ni de contrevenir à ses usages. Que la curiosité même n'eût pas agi sur lui avec plus de force trahissait déjà le désarroi de la vieillesse.
« Il y a des clients qui disent qu'ils ont fait de beaux rêves pendant qu'ils dormaient. Et d'autres que ça leur a rappelé le temps de leur jeunesse. ›› Ces paroles de la femme revinrent à l'esprit du vieil Eguchi quand, sans même un sourire amer sur son visage, il se leva en prenant d'une main appui sur la table et qu'il ouvrit la porte qui donnait dans la chambre voisine.
"Ah!"
Ce qui avait provoqué cette exclamation d'Eguchi, c'était la tenture de velours cramoisi. Dans l'éclairage diffus, la couleur en paraissait plus profonde, de sorte que l'on avait l'impression qu'il y avait, en avant de la tenture, une zone de lumière ténue, comme si l'on pénétrait dans un monde fantomatique. La tenture entourait la chambre des quatre côtés. La porte par où Eguchi était entré devait être elle aussi dissimulée par la tenture, dont le bord était froissé à cet endroit. Eguchi ferma la porte à clef puis, écartant la tenture, il regarda la fille endormie. Ce n'était pas un sommeil feint, car il pouvait entendre sa respiration qui indiquait sans conteste qu'elle dormait profondément. Devant la beauté imprévue de la fille, le vieil homme eut le souffle coupé. Sa beauté n'était pas la seule chose imprévue. Sa jeunesse l'était tout autant. Elle lui faisait face, étendue sur le côté gauche, le visage seul découvert; son corps était invisible, mais sans doute n'avait-elle pas vingt ans encore. Dans la poitrine d'Eguchi, ce fut comme si un cœur nouveau déployait ses ailes..." (traduction R. Sieffert, Albin Michel)
Ibuse Masuji (1898-1993)
Né à Fukuyama, près d'Hiroshima, Masuji traverse le siècle animé par une constante amertume teintée d'humour après avoir surmonté bien des vexations et des déceptions dans sa vie propre. Ses nouvelles empruntent souvent la métaphore pour traduire les malheurs ordinaires vécus dans un quotidien finement détaillé, "Sanshōuo" (La Salamandre, Salamander and Other Stories, 1929), "Koi" (1928, La Carpe), "Yane no ue no Sawan" (1929, Sawan, l'oie sauvage sur le toit), "Le Voyage de la collecte", "Nuit noire et pruniers en fleurs" et "Honjitsu kyûshin" (Aujourd'hui Pas de consultation, No Consultations Today, 1949), "Yôhai taichô" (1950, Lieutenant Ma révérence, Lieutenant Lookeast and other stories), "Kakitsubata" (L'iris fou)... Il servira la propagande de son pays pendant la guerre et deviendra célèbre en 1966 avec le roman particulièrement dramatique, "Kuroi ame" (Pluie Noire, Black Rain), qui relate les conséquences sur une famille de l'explosion de la première bombe atomique à Hiroshima...
"Yôhai taichô" (1950, Lieutenant Ma révérence, Lieutenant Lookeast and other stories)
Nouvelle dans laquelle un ex-lieutenant, rapatrié du front de Malaisie, rendu à demi-fou par une blessure à la tête, va perturber par ses extravagances tout un village.
"Dans le parler de cette région, si quelque chose ne tourne pas rond au village, on dit : Y a d'la billebaude au village". Et si c'est dans un des hameaux que quelque chose va de travers, on dit: "Y a d'la billebaude dans le coin." "Dans le coin", c'est le hameau ou son voisinage, et "y a d'la billebaude" signifie qu'un détraquement s'est produit, rompant ainsi la paisible uniformité de la vie quotidienne. Et, même dans notre hameau de Sasayama, il arrive aussi que, de temps à autre, il y ait de la billebaude et cela perturbe la population. La cause principale en est le bizarre comportement du nommé Yûichi Okazaki, ex-lieutenant de l'armée de terre. Yûichi Okazaki (trente-deux ans) a l'esprit dérangé, mais la plupart du temps il est plutôt docile. Néanmoins, comme il vit encore dans l'illusion que la guerre se poursuit et qu'il s'imagine toujours être dans l'armée, sous bien des aspects ses façons d'agir ne diffèrent pas tellement de celles d'un combattant. Au moment des repas, par exemple, il se fige subitement devant la table dans une attitude solennelle et se met à débiter les cinq articles du rescrit militaire impérial: "le premier devoir du soldat est de servir l'Empereur avec loyauté, etc, etc". Ou bien, quand sa mère lui achète du tabac, il proclame ce tabac présent de l'Empereur et, d'un air profondément ému, se tourne vers l'Orient pour saluer respectueusement. Ou encore, lorsqu'il se promène, il lance soudain de toutes ses forces l'ordre de se mettre au pas. Pendant la guerre, on avait l'habitude de voir faire ce genre de choses par les militaires et personne n'y trouvait à redire; mais aujourd'hui, cela passe tout bonnement pour de la bouffonnerie. Toutefois Yûichi ne s'adresse pas à des tiers et ne s'intéresse qu'à son plaisir personnel. A ce stade il n'est pas trop dérangeant et, puisque c'est dû à sa folie, en général les gens du coin font comme s'ils ne s'apercevaient de rien. Par contre, au moment des crises, ses agissements prennent un tour beaucoup plus affirmé. Il se met dans la tête que les simples particuliers sont des soldats de sa section et il fait indifféremment pleuvoir ses ordres sur les habitants du hameau. L'existence de Yûichi se divise approximativement en périodes de calme où il croit effectuer son service en métropole et en périodes de crise où il s'imagine être sur le champ de bataille..." (traduction Claude Péronny, Gallimard).
"Kuroi ame" (1966, Pluie noire, Black Rain)
Cinq ans après l'explosion de la bombe, la jeune Yasuko vit avec son oncle et sa tante dans un village proche d'Hiroshima où ils se sont réfugiés après la destruction de la ville. Gracieuse, intelligente et douce, Yasuko ne parvient pourtant pas à se marier. En effet, le bruit court qu'elle a reçu l'averse de pluie noire qui retomba sur tout l'ouest de la ville, après que s'était élevé dans le ciel le monstrueux nuage atomique. Cette pluie était radioactive. Puisque Yakuso ne présent aucun signe de maladie, son oncle entreprend de démontrer qu'elle n'a pas été atteinte. Il a donc recours au journal qu'il tenait en 1945 et à celui de la jeune fille. Tel est le parti - romanesque - pris par l'écrivain pour établir la plus extraordinaire, la plus exacte des relations sur un événement dont l'atrocité devait définitivement modifier les conditions de l'emploi de la force et du recours à la guerre dans le monde. (Gallimard, Trad. du japonais par Takeko Tamura et Colette Yugué)
"Au village de Kobatake, Shigematsu Shizuma avait depuis plusieurs années le cœur lourd au sujet de sa nièce Yasuko ; et pas seulement depuis plusieurs années, car il sentait bien que ce poids indicible doublerait, triplerait avec le temps. La raison en était la difficulté de marier Yasuko, peu de chose à première vue ; mais les gens du village racontaient que, réquisitionnée vers la fin de la guerre, elle avait travaillé aux cuisines du Corps auxiliaire du Deuxième Lycée de Hiroshima (Kobatake se trouvait à plus de cent soixante kilomètres de cette ville) ; qu’elle était atomisée ; et que Shigematsu et sa femme avaient de bonnes raisons de garder le silence à ce sujet. De là leur difficulté à la marier : car ceux qui venaient, en vue d’un mariage, s’informer de la jeune fille auprès des voisins, avaient vite fait de repartir en entendant cette rumeur.
Ce matin du 6 août, lorsque avait explosé la bombe atomique, les élèves du Corps auxiliaire du Deuxième Lycée de Hiroshima étaient à l’instruction sur le Pont Tenman (ou peut-être un autre de l’ouest de la ville). Les garçons avaient été aussitôt complètement brûlés, mais leur professeur leur avait fait chanter tous en chœur, pianissimo, le « Si je vais par la mer(2) » avant de faire rompre les rangs et de sauter dans la rivière, qui était alors à marée haute. Tous l’avaient imité, sauf un seul, lequel, s’étant enfui à grand-peine, avait pu rapporter ce détail avant sa mort, survenue peu après, paraît-il.
Tout ceci semblait avoir été relaté par un rescapé de Hiroshima, un homme de Kobatake, Patriote Volontaire. Mais rien n’indiquait que Yasuko eût alors été dans les cuisines du Corps auxiliaire, et même si elle y avait travaillé, pour quelle raison les jeunes filles des cuisines se seraient-elles trouvées à l’endroit où fut chanté le « Si je vais par la mer » ?
En réalité, elle travaillait à ce moment-là aux « Textiles du Japon », usine située à Furuichi, dans la banlieue de Hiroshima, comme commissionnaire-réceptionniste du directeur Fujita : il n’y avait aucun rapport entre les « Textiles du Japon » et le Deuxième Lycée. Depuis son entrée à l’usine, Yasuko habitait à Hiroshima même, Senda 2 chôme 862, et allait à son travail par le train de Kabe, comme Shigematsu. Elle n’avait absolument aucune relation ni avec le Deuxième Lycée, ni avec le Corps auxiliaire, – si ce n’est qu’un ancien élève de ce lycée, alors soldat au front dans le nord de la Chine, lui avait écrit une lettre de remerciements un peu trop polie pour un colis du combattant qu’elle lui avait envoyé. Cette lettre avait même été suivie un peu plus tard de cinq ou six poèmes que Yasuko avait montrés à sa tante, laquelle – Shigematsu s’en souvenait encore – avait rougi malgré son âge en disant à sa nièce :
« N’est-ce pas là ce qu’on appelle des poèmes d’amour ? »
Pendant la guerre, l’Armée avait donné l’ordre non seulement de contrôler, mais de diriger toutes les conversations, par le système, entre autres, de circulaires municipales ; le colportage de faux bruits était formellement interdit. Mais après la guerre, il y avait eu un véritable déferlement de racontars : histoires de pillages, de cambriolages, de jeux d’argent, de stocks soi-disant secrètement entreposés par l’Armée, de fortunes subites, sans parler de tout ce qui courait sur l’armée d’occupation… Mais si ces bruits avaient été oubliés avec le temps, il n’en était malheureusement pas de même des on-dit concernant Yasuko ; et chaque fois qu’on venait prendre des renseignements sur elle, les gens continuaient de répéter qu’elle s’était trouvée dans les cuisines du Deuxième Lycée de Hiroshima.
Qui avait donc bien pu répandre ce bruit ? Shigematsu, les premiers temps, avait cherché à le savoir. Mais en dehors de Shigematsu, de sa femme et de Yasuko, les seuls gens de Kobatake qui fussent à Hiroshima le 6 août étaient de jeunes Patriotes Volontaires et quelques Auxiliaires. Ces Patriotes Volontaires étaient des jeunes gens réquisitionnés dans tous les cantons du département en vue d’organiser l’évacuation obligatoire et la prévention contre l’incendie à Hiroshima. Ceux de Kobatake appartenaient à l’équipe Kôjin, ainsi nommée parce qu’elle réunissait les membres des deux cantons de Kônu et Jinseki. La tâche principale de l’équipe consistait à abattre toutes les maisons, dont on sciait d’abord les piliers sur huit dixièmes de leur épaisseur, après quoi on attachait une grosse corde au bois du faîtage, et l’on tirait à vingt ou trente sur la corde pour renverser l’édifice. Les maisons sans étage étaient les plus lentes à s’affaisser : elles tombaient par petites secousses, à un rythme saccadé. Les maisons à étages tombaient relativement vite, tout d’une pièce, et en jetant un nuage de poussière si haut qu’on ne pouvait approcher pendant cinq, six minutes et même davantage. Tous les membres de l’équipe Kôjin avaient été atomisés, comme les Auxiliaires, deux jours après leur arrivée à Hiroshima, alors qu’ils venaient de se mettre à l’œuvre. Ceux qui n’étaient pas morts sur-le-champ avaient été transportés grièvement brûlés dans les environs de la ville, à Miyoshi, à Shôbara, à Tôjô… Les pompiers de Kobatake s’étaient rendus sur les lieux sinistrés en autobus à gazogène et, le jour même où la guerre devait prendre fin, les travailleurs volontaires du Mouvement des Jeunes étaient allés chercher les blessés du village aux camps provisoires de Miyoshi, Tôjô, etc. Le maire leur avait souhaité bon voyage en ces termes :
« Merci à tous de l’aide que vous nous apportez aujourd’hui, vous qui avez déjà tant à faire en ces temps de guerre. Vous le savez déjà, les blessés que vous allez chercher sont tous très grièvement brûlés, et je vous demande de faire votre possible pour ne pas les faire souffrir davantage. On dit que l’ennemi a lancé sur Hiroshima une arme nouvelle ou soi-disant telle, précipitant en un instant des centaines de milliers de civils innocents dans un enfer de feu et de sang. Un Patriote Volontaire, qui en est réchappé, m’a dit qu’au moment où la ville avait été anéantie, des voix appelant « au secours ! au secours ! », des milliers de voix humaines lui avaient paru surgir des entrailles de la terre ; que la ville de Fukuyama, qu’il avait vue en rentrant, n’était plus que ruines et que cendres ..."
Shōhei Imamura (1926-2006), associé à la Nouvelle vague japonaise au même titre que Nagisa Oshima et Kiju Yoshida, réalisateur de "Narayama bushikō" (La Ballade de Narayama, 1983) et de "Unagi" (L'Anguille, 1997), adapte "Pluie Noire" (Kuroi Ame) en 1989 et les premières séquences filmées tout juste après le bombardement d'Hiroshima sont terrifiantes : le film s'ouvre à Hiroshima le 6 août 1945, les gens partent au travail lorsque soudain, un éclair blanc déchire le ciel, se lève un souffle terrible et l'enfer se déchaîne, des fantômes mutilés errent dans les amas de ruines...
Shōhei Ōoka (1909-1988)
Parmi ces écrivains qui furent envoyés au front, le raffiné Shōhei Ōoka (1909-1988), natif de Tokyo, allie son amour de Stendhal ("Musashino fujin", La Dame de Musashino, A Wife in Musashino, 1950) et de la littérature française à son expérience de la guerre, expérience d'une guerre qu'il connut malgré lui, à 35 ans, en humaniste et en homme de culture. Mobilisé en mars 1944, envoyé dans les Philippines, épuisé par la malaria, fait prisonnier en janvier 1945 par les troupes américaines, il devient écrivain avec "Furyoki" (Mémoires d'un prisonnier, Prisoner of War, 1948-1952) et des romans psychologiques ou de guerre, "Hoshô no me ni tsuite" (Le regard de la sentinelle, 1950), le célèbre "Nobi" (Les Feux, Fires on the Plain, 1951), qui raconte l'histoire de Tamura, un soldat japonais livré à lui-même, malade et errant dans la jungle philippine au lendemain de la guerre, devenu fou et sauvé par sa foi chrétienne, "Leyte senki" (1967-1971, Chronique de la bataille de Leyte, A Record of the Battle of Leyte) qui décrit de façon impressionnante la tragédie des combats de la guerre du Pacifique: si résignation à l'obéissance et lutte pour la survie conduisent ainsi les hommes à des actes les plus extrêmes (implosion des forces vitales dans les Mémoires d'un prisonnier, cannibalisme dans Les Feux), pourtant ces hommes ne sont aux yeux de Shōhei Ōoka que "des victimes pitoyables dont les mauvais instincts ont été libérés par leurs chefs qui ont pu les tromper sans qu'ils sachent pour cette raison ce qu'ils faisaient individuellement." En 1958, Ōoka publie "Kaei" (L'Ombre des fleurs, The Shade of Blossoms), relatant l'existence sans espoir d'une hôtesse de boîte de nuit dans le Ginza décadent de la fin des années 50...
"Hoshô no me ni tsuite" (Le regard de la sentinelle, 1950)
Shōhei Ōoka raconte ici sensations et pensées qui l'agitaient lors de ses tours de garde pendant la guerre. "Les voyageurs racontent souvent que, sous les tropiques, il n'y a pas de crépuscule; mais à mon avis, dans la région centrale des Philippines, au dixième degré de latitude nord, les soirs ne sont pas tellement plus courts qu'au Japon. Les Japons n'auraient-ils pas tout bonnement gobé telles quelles les impressions de voyage relatées par des Européens, habitués, eux, aux longs crépuscules des régions septentrionales? La plupart de nos idées sur les tropiques se sont formées à partir de ce que les Occidentaux y ont découvert : sous l'influence, par exemple, des films américains sur les animaux sauvages et des chroniques de Gauguin. Le clair-obscur porte une ombre violet foncé sur le pied des herbes, teinte d'un blanc laiteux le manteau des collines et des montagnes qui s'étendent au loin...Sentinelle mélancolique, je fredonne Soir embrasé de Chûya Nakahara. Le vent emporte cette mélodie de ma façon et, pour qu'elle n'atteigne ni le corps de garde ni les baraquements, je vais sans me presser jusqu'aux limites du terrain et chante tout bas..."
"Kaei" (1958, L'Ombre des fleurs, The Shade of Blossoms)
Ōoka, connu pour ses récits sur la guerre (comme Feux dans la plaine), aborde ici la culpabilité des "perdantes" de l’après-guerre, marginalisées par la société. Yōko (un prénom qui évoque la lumière ("陽", soleil) mais contrastant avec son sombre destin), une ancienne prostituée devenue hôtesse dans un bar de Yokohama, tente de se reconstruire dans le Japon d’après-guerre. Elle a été une "panpan girl" (prostituée fréquentant les GIs pendant l’Occupation américaine), un sujet tabou à l’époque. Amoureuse meurtrie par ses amants de passage indifférents à sa détresse, la belle Yôko est ballotée de l'un à l'autre, laissant les événements, les amours, les relations se faire et se défaire, sans jamais pouvoir en infléchir le cours. Sa relation avec Tachibana, un homme marié et violent, illustre cette inéluctable auto-destruction et impossibilité d’échapper à son passé. Il incarne l’exploitation masculine et l’hypocrisie sociale de l’époque. Son comportement reflète la condition des femmes dans le Japon d’après-guerre, obligées de dépendre d’hommes qui les méprisent. (A noter que la traduction française (Philippe Picquier, 1990) a opté pour le nom de Takashima alors que le personnage se nomme Tachibana, comme confirmé par les éditions Shinchōsha et les études littéraires japonaises).
Une histoire qui dénonce le sort des femmes sacrifiées par la guerre puis rejetées par la société. "Kaei" se démarque des romans sur les geishas (comme "L'Ombre des fleurs" de Fumiko Hayashi) par son ancrage dans le Japon occupé et sa critique sociale frontale.
Le roman de Shōhei Ōoka publié en 1958 fut adapté au cinéma en 1972 par Kōichi Saitō sous le titre "The Shadow of Blossoms", avec Sayuri Yoshinaga dans le rôle de Yōko.
"... En contemplant Yôko, qui avait rempli le seau au robinet des minuscules toilettes à côté de l’entrée et qui passait une serpillière sur le cadre de la porte et sur le seuil, Takashima éprouva une infinie satisfaction.
Les temps où on l’appelait le prodige du monde des antiquités étaient bien loin. S’il avait pu donner alors toute sa mesure dans son travail, c’est parce qu’il était jeune, resplendissant de santé, et aussi parce qu’il disposait d’autant d’argent qu’il voulait. Au demeurant, il avait encore certain projet derrière la tête, et ne pensait pas avoir pris en vain ces quelques années, mais il se rendait compte qu’une sorte de lie s’était accumulée en lui tandis que se prolongeait cette vie de gêne et de misère. Dans ce milieu des antiquités, il n’était pas difficile de se faire de l’argent pourvu qu’on ne fût pas trop regardant sur les moyens, mais il évitait de déchoir à ce point, car il tenait encore à préserver l’honneur attaché à son nom.
Pourtant, maintenant qu’il avait atteint la cinquantaine, la persévérance l’abandonnait. Parfois, en relisant un vieux livre d’art, il réalisait soudain que l’aiguille de sa montre avait avancé d’une heure, sans qu’il eût tourné une page du volume ouvert sur son bureau. Qu’avait-il fait, à quoi avait-il pensé ? Il l’ignorait, et n’était même pas sûr d’avoir dormi. Il tressaillait, comprenant que s’était écoulé un temps d’une totale vacuité.
Cette fois encore, il était plongé dans une méditation de ce genre quand il avait été surpris par l’arrivée de Yôko. Et ce n’était pas seulement pour ménager Junko, qui détestait voir tourner le compteur d’électricité, qu’il était resté dans l’obscurité.
Il n’y avait plus guère que Yôko pour rechercher sa compagnie, en le gratifiant d’un « Monsieur Takashima ! Monsieur Takashima ! » Pour lui, qui n’était pas amoureux d’elle, et qui n’était pas non plus un idéaliste à la manière de Matsuzaki, elle n’était qu’une femme ordinaire. Sa situation familiale, les conditions dans lesquelles elle avait grandi avaient beau jeter sur elle une ombre, celle qu’il avait devant les yeux n’était qu’une entraîneuse un peu naïve et inconstante. Elle n’était pour lui rien de plus, et rien de moins.
Il se contentait de la voir devant lui telle qu’elle était, comme il aurait regardé quelque céramique : il n’était pas plus adepte de l’historicisme dans la vie que dans le domaine artistique. Était-ce parce qu’elle avait été élevée par sa grand-mère, toujours est-il qu’elle avait une manière très respectueuse de s’incliner, et c’était cela qui lui plaisait. Pour Takashima, l’attachement qu’elle continuait à lui témoigner était désormais la seule chose dont il pût s’enorgueillir.
Yôko avait noué le bas des manches de son kimono dans le dos, dénudant ses bras dodus, et passait maintenant avec diligence la serpillière sur le plancher.
— Et Matsuzaki, comment va-t-il ? lui lança-t-il par-derrière.
Yôko tourna juste la tête vers lui :
— On a rompu, répondit-elle avec un sourire.
— Rompu ?
Comme pour couper court à l’exclamation de Takashima, elle s’empressa d’ajouter :
— Mais vous m’avez dit et redit de le quitter !
— Bien sûr, je ne le nie pas, mais c’est si soudain…
Il ne croyait pas Yôko capable d’endurer les longues heures solitaires qui remplissaient la vie d’une femme entretenue, et ce quel que soit son partenaire. Elle n’était pas armée pour chasser les idées qui envahissaient son esprit quand elle se retrouvait seule assise chez elle, avec l’impression d’être confrontée au monde entier. La solitude était un fardeau que tous recevaient à la naissance, mais sa vie à elle la mettait crûment en lumière. Tant qu’elle allait d’homme en homme, Yôko pouvait l’oublier, et il y avait donc de bonnes raisons à ce qu’elle fût devenue entraîneuse.
Si seulement elle n’avait pas eu cette redoutable tendance à s’impliquer trop profondément dans ses aventures amoureuses, elle aurait aisément pu suivre le même chemin que les autres femmes de Ginza. Mais immergée dans cet univers que dominaient l’alcool, la sensualité et l’argent, elle ne pouvait empêcher de nouvelles angoisses de monter en elle, et prenait aussitôt la fuite, cherchant refuge dans une vie de femme entretenue. Son histoire avec Matsuzaki n’était qu’un épisode dans ce mouvement de balancier : elle avait duré trois ans, et c’était bien assez puisque l’homme était marié et sans le sou. Si Yôko, ayant recouvré son indépendance, pouvait connaître à nouveau son heure de gloire, que demander de plus ? C’était peut-être, pensait-il, la dernière fois qu’une telle occasion se présenterait.
— C’est lui qui l’a voulu ?
— Oh, c’est quelqu’un qui est bien incapable de parler rupture. Il m’a seulement annoncé qu’il ne pourrait pas venir pendant un certain temps parce que sa fille était tombée malade.
— Et pour l’argent ?
— Je n’en veux pas. Vous savez, il a la vie dure. Je me remettrai au travail. D’ailleurs, je suis venue demander à Junko si elle ne voudrait pas m’embaucher, dit-elle en se retournant vers la maison principale...."
Les "panpan girls" prostituées japonaises qui fréquentaient les soldats américains pendant l'Occupation (1945-1952), ont occupé une place à la fois centrale et marginale dans la littérature japonaise d'après-guerre. Ce fut un phénomène massif, entre 50 000 et 300 000 femmes (selon les estimations), souvent par nécessité économique dans un Japon ruiné. Tolérées par les autorités (via des bordels régulés comme le RAA), elles furent ensuite stigmatisées comme "traîtresses" à la nation. Leur corps devint un symbole de la soumission du pays aux États-Unis, mais aussi de sa survie. "Kaei" (1958), de Shōhei Ōoka, montre leur rédemption impossible dans une société qui rejette celles qui l’ont "souillée". Dans "La Ville des corps" (1947), de Tamura Taijirō, un des premiers textes à décrire crûment la prostitution autour des bases américaines, elles sont décrites comme des survivantes, non comme des martyres. Les films "Les Portes de la chair" (1964) ou "Street of Shame" (1956) de Mizoguchi abordent le sujet, mais la littérature fut plus audacieuse...
Hiroshi Noma (1915-1991)
Natif de Kobe, Noma Hiroshi navigue entre ses convictions bouddhiques héritées de son père, son engagement aux côtés du Parti communiste (dont il est expulsé en 1964), et ses goûts littéraires, la poésie française symboliste et des écrivains tels que James Joyce, André Gide et Marcel Proust. Mobilisé pendant la Seconde guerre mondiale, il est envoyé dans les Philippines puis au Nord de la Chine, mais connut la prison militaire dans les années 1943–44 pour attitude subversive. Marxiste, il est aussi anti-militariste lorsqu'il rédigera la vaste autobiographie de sa jeunesse, "Seinen no wa" (Le Cercle des adolescents, 1947-1971), entre en littérature en racontant une journée d'avant-guerre avec "Kurai e" (1946, Sombre Tableau, Dark Painting), référence aux tableaux apocalyptiques de Brueghel, poursuit ses réflexions sur le destin de jeunes hommes qui ne sortent pas indemnes de la guerre, au travers de cinq autres nouvelles, dont "Futatsu no Nikutai", "Korekidoru e", "Dai sanju-roku go", "Hokai-Kankaku", "Kao no naka no akai tsuki" (1947, A Red Moon in Her Face). En 1952, Noma Hiroshi publie l'un des meilleurs romans dur la guerre, "Shinkū chitai" (Zone de vide, Zone of Emptiness).
"Shinkû chitai" (1952, Zone de vide, Zone of Emptiness)
Roman phare de la littérature junbungaku (littérature pure), dénonçant la brutalité et l'absurdité de l'armée impériale japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Alors que "Nobi" (Feux dans la plaine, 1951) de Shōhei Ōoka, un autre classique de la littérature de guerre japonaise, conte l'histoire de deux personnages aux origines sociales contrastées sont plongés dans le chaos de la guerre, Tamura (un intellectuel urbain, faible et tuberculeux, abandonné par son unité dans la jungle des Philippines) et Nagamatsu (un paysan illettré et pragmatique, survivant grâce à son instinct), empruntant les voies d'une œuvre existentialiste (solitude, absurdité de la survie), "Zone de vide" est une véritable dénonciation politique de la hiérarchie militaire.
Roman fondateur du courant "literature of the defeated" (littérature des vaincus), aux côtés d'Ōoka (Feux dans la plaine), Noma utilise un langage brut, sans fioritures, autour d'un seul personnage, le soldat Kitani, un ancien prisonnier militaire, réintégré dans un régiment de l'armée japonaise après avoir purgé une peine pour un crime mineur. Son retour dans l'unité déclenche une série d'humiliations et de persécutions systématiques, révélant la violence structurelle de l'institution militaire. Noma dépeint ici une machine bureaucratique implacable, où la discipline se mue en torture psychologique et physique, la "zone de vide" est la métaphore de l'absence d'humanité dans l'armée, où les soldats sont réduits à des objets interchangeables. Avec Kitani, la victime expiatoire d'un système corrompu, on croise entre autres le lieutenant Hayashi, un officier sadique, symbole de l'autorité aveugle, et le soldat Mizuno, compagnon d'infortune de Kitani, qui tente de résister.
Adapté au cinéma en 1952 par Satsuo Yamamoto, puis en 1965 par Kihachi Okamoto.
Taijun Takeda (1912-1976)
"Rien ne put m’empêcher de sombrer peu à peu dans un silence vide, au point que les mouvements de mes propres organes venaient un à un retentir à mes oreilles". Natif de Tokyo, Takeda Taijun est un alliage littéraire singulier, spécialiste de la littérature chinoise, il fréquenta l'extrême-gauche à 18 ans et choisi d'être ordonné prêtre de la religion bouddhique. Les oeuvres des maîtres chinois est l'une de ses premières passions : la monumentale fresque "Le Rêve dans le pavillon rouge" de Cao Xueqin (1715-1763), qui déroule ses intrigues et près de 500 personnages sur fond de décadence de la classe dirigeante chinoise (la célèbre citation "chaque mot m'a coûté une goutte de sang"), mais aussi Hu Shi et Lu Xun, des intellectuels influents durant le Mouvement du 4 mai 1919 dirigé contre les prétentions de l'empire du Japon sur la Chine. Il fut en 1937 enrôlé et envoyé sur le front, dans le centre de la Chine, Chine dont il ne cessa de s'interroger quant à ses relations avec le Japon : "Shiba Sen" (1943), biographie critique de l'historien des Han, "Shinpan" (Le Jugement), "Mamushi no ue" (Race de vipères, 1947), directement inspirés de son expérience de l'occupation japonaise en Chine et qui l'installent au premier rang de la littérature de l'après-guerre. "La destruction, écrira-t-il, n’était dans l’esprit des intellectuels japonais qu’une chose très partielle encore. Face à elle, ils étaient encore vierges." Il confirme cette position, le plus souvent sous inspiration bouddhique, glissant du réel à la fiction avec un style qui fait sa singularité :"Ai no katachi" (Figures de l'amour, 1948), "Igyô no mono" (Une personne d'étrange apparence, The Misshapen Ones, 1950), "Fûbaika" (Fleur pollinisée par le vent, 1952), une volumineuse fresque sur les Ainu, "Mori to mizuumi no Mattsuri" (La forêt et les lacs en fête, 1955-1958), "Fuji" (1969-1971), intrigue qui se déroule derrière les murs d'un hôpital psychiatrique, "Keraku" (L'extase), "Memai no suru sampô" (La promenade vertigineuse)...
Son roman le plus connu , "Hikarigoke" (Luminous Moss, 1954), disponible dans certaines anthologies ou éditions universitaires dédiées à la littérature japonaise d'après-guerre, est inspiré d'un fait divers réel survenu en 1922 à Hokkaidō. Kusakabe, un homme instruit et tourmenté, et Noro, un marin brutal, survivants d'un naufrage sur une île déserte de Hokkaidō, errent dans une forêt hostile, affamés et en proie au désespoir. Les deux hommes découvrent un cadavre en décomposition, recouvert d'une mousse phosphorescente (hikarigoke), qui les fascine et les horrifie. Noro, pragmatique et violent, suggère de cannibaliser le corps pour survivre. Kusakabe finit par céder sous la pression de la faim. Après avoir mangé la chair putréfiée, Kusakabe sombre dans des hallucinations, hanté par la mousse lumineuse et un sentiment d'extrême culpabilité. Un troisième survivant, Inamura, les rejoint. Affaibli, il devient une proie pour Noro, qui le tue pour prolonger leur survie. Secourus in extremis, les deux hommes retourneront à la civilisation : Noro se réadaptera rapidement, tandis que Kusakabe, incapable de supporter son attitude, sombre dans la folie. Il finit par se suicider, incapable de supporter le poids de sa participation au cannibalisme.
Yasushi Inoue (1907-1991)
Natif d'Asahikawa, Yasushi Inoué, diplômé de philosophie de l'université de Tokyo devenu journaliste et critique d'art, a grandi non pas auprès de ses parents, mais de la maîtresse de son arrière-grand-père, une ancienne geisha, avec qui il tissera une relation toute de tendresse et de complicité qui inspireront une oeuvre multiple reconnue dès 1949, avec deux nouvelles, "Ryôjû" (Le Fusil de chasse, The Hunting Gun) et "Tōgyū" (Combats de taureaux, The Bullfight). Suivent des romans modernes, "Hyôheki" (La Muraille de glace, 1957), dans lequel le héros s'obstine à faire la lumière sur un accident de montagne, "Keyaki no ki" (1970, Les dimanches de Monsieur Ushioda), tranches d'existence de Ki-itchiro Ushioda, patron d'entreprise à trois ans de son soixantième anniversaire dans le contexte des années 1960; autobiographiques, dans lesquels il privilégie l'évocation de la région d'Izu, où il a grandi, plus que sa propre personne, cherchant à cerner le désir d'échapper à leur vie qui habite certains membres de sa famille, notamment dans "Waga haha no ki" (Histoire de ma mère, Chronicle of My Mother, 1975); tandis que "Shirobamba" (1960-1962), que tout Japonais connaît par coeur, raconte l'enfance au début du siècle d'un petit garçon qui s'appelait Kôsaku et évoque avec une grande simplicité le personnage le plus attachant de son enfance, Kano, une vieille femme autrefois entretenue par son arrière-grand-père et qui, malgré la réprobation familiale, devient pour lui la plus tendre des grand-mères; poétiques, "Yoru no koe" (Une voix dans la nuit, 1952); historiques, enfin, l'histoire du Japon dans toutes ses périodes, celle de la Chine et des cités-oasis aux confins de l'empire chinois, avec "Tenpyō no iraka" (1957, La Tuile de Tenpyō, The Roof Tile of Tempyo), qui relate les périls affrontés par le moine Ganjin quittant la Chine des Tang pour le Japon, "Honkaku bō ibun" (1981, Le Maître de thé) dans lequel un moine , disciple du grand maître de thé Sen no Rikyū, relate sa mort mystérieuse, "Lôulàn" (1959), dédié à l'histoire de ce petit pays coincé entre les Han et les hordes de barbares, "Confucius" (1989), découverte d'une sagesse pour notre temps dans l'œuvre du philosophe chinois...
"Ryoju" (1949, Le fusil de chasse et autres récits, The Hunting Gun)
"Il me semble qu'un homme est bien fou de vouloir qu'un autre le comprenne." Deux chefs-d'oeuvre, "Le fusil de chasse", composé d'un poème et de trois lettres retraçant la découverte d'un adultère et le vécu de celui-ci au travers du ressenti émotionnel de trois femmes, la nouvelle la plus connue au-delà du Japon, et "Combat de taureaux", peinture réaliste de l'ambiance d'Ōsaka dans l'immédiat après-guerre, ouvrent ce recueil qui rassemble l'intégralité des nouvelles de Yasushi Inoué publiées aux éditions Stock. Toutes s'inscrivent dans la veine intimiste de son oeuvre.
Sur fond d'un Japon en pleine mutation au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les personnages qui traversent ces récits se heurtent à la dure réalité de l'existence. Nombre d'entre eux vivent des amours que le poids des tabous sociaux et le sentiment dévorant de culpabilité rendent impossibles.
"Yasushi Inoué est mort à Tokyo en 1991. Dans l’un de ses derniers textes traduits en français, il faisait dire à un personnage : « Qu’il s’agisse de vivre ou de mourir, l’homme est toujours un fardeau pour l’homme. » Né au début de ce siècle dans le Hokkaido, Yasushi Inoué fut élevé par la maîtresse de son arrière-grand-père, une ancienne geisha, respectueuse des conventions mais rebelle à toute autorité. Il l’appelait grand-mère, alors qu’elle lui était étrangère, et que, pour la famille Inoué, elle faisait plutôt figure d’ennemie. Il voulait être médecin, comme son arrière-grand-père. Très vite, il renonça à ses études pour se consacrer au judo et au journalisme. À quarante ans, il se lança dans l’écriture romanesque, publiant des romans historiques qui prenaient pour décor la Chine et des récits autobiographiques où se lisaient ses obsessions : les amours illégitimes et les histoires de famille..."
Dans "Le Fusil de chasse", "voici un homme d’affaires qui, dans ses moments de loisir, s’adonne à la chasse, un homme paisible, indifférent, comme un fusil qui tue par mégarde. En amour, il ne fait qu’une distinction : entre les balles perdues et celles qui ont atteint leur cible. Il s’est marié, mais sa femme Midori n’est que la victime d’une balle perdue tirée de son fusil de chasse. La cible qu’il voulait atteindre, c’est la cousine de sa femme, Saïko. Il vise, tire, elle est touchée. Pendant treize ans, le chasseur jouera en cachette avec cette nouvelle victime. Elle est divorcée, mère d’une fille, elle vit avec le souvenir de son ancien mari, médecin. Elle croit aimer le chasseur d’un amour sans pareil, jusqu’au jour où, s’apercevant que tout n’a été qu’un leurre, elle se donne la mort. Au lendemain du suicide, le chasseur reçoit trois lettres. La première de la fille de sa maîtresse, la deuxième de sa propre épouse, la dernière est une lettre posthume, écrite par son amante peu avant d’avaler le poison...."
".. je n’avais pas observé l’homme avec une attention particulière. J’avais été frappé simplement par le fait que l’homme qui venait vers moi dans l’air glacé de ce matin d’hiver commençant, le fusil sur l’épaule et la pipe à la bouche, contrairement aux chasseurs ordinaires, portait sur toute sa personne quelque chose de contemplatif. Malgré moi, je m’étais retourné pour le regarder, après que nous nous fûmes croisés, et je l’avais vu quitter le sentier, obliquer en direction de la montagne couverte d’arbustes et commencer de gravir lentement la pente raide, en prenant soin d’équilibrer son poids à chaque pas, comme s’il eût craint de glisser. C’est à cet instant, en observant cette silhouette qui s’éloignait, que j’avais ressenti, comme je l’avais écrit plus tard, une impression d’isolement...."
"LE FUSIL DE CHASSE" (Ryójû), d'lnoue Yasushi, a obtenu en 1950 la plus haute récompense littéraire au Japon. le prix Akutagawa. C'est la première nouvelle de l'auteur, publiée en 1949, et elle marque son entrée en littérature...
Un court récit, extrêmement condensé, est très représentatif de la technique japonaise, où l'effet de surprise savamment ménagé change constamment le point de vue du lecteur sur les événements et les personnages. Mais la technique rejoint la métaphysique : ces coups de théâtre dévoilent l` "illusion" qui est l`essence même de la vie des protagonistes du drame.
Le roman se compose de trois lettres écrites à un homme, Josuke, par trois femmes différentes ...
- La première est écrite par la fille de celle qui a été sa maîtresse, à l`insu de tous, depuis treize ans et qui vient de se suicider. La jeune fille décrit son bouleversement à la découverte de cet amour secret, qui détruit l`image de sa mère, Saiko, et lui fait ressentir le monde des adultes comme un monde de solitude, de tristesse et d'horreur.
- La deuxième lettre, de sa propre femme, Midori, lui apprend que non seulement celle-ci connaissait sa liaison des le début de leur mariage, mais que c`est cet aveu à sa cousine Saiko qui vient de provoquer son suicide. La lettre de Midori se termine par un adieu, car elle a résolu de divorcer.
Le fusil comme métaphore du pouvoir destructeur de l'amour : Josuke, chasseur passionné, manipule son fusil avec la même maîtrise apparente qu'il croit exercer sur ses relations. Pourtant, comme le fusil qui blesse sans discriminer, il détruit inconsciemment ...
- Mais la plus cruelle est la dernière lettre, écrite par Saiko avant de mourir, qui lui révèle que leur long et profond amour était une illusion de plus. Josuke n'est pas la cause directe de son suicide, mais sa décision est le fruit d’une détresse existentielle plus large, l'isolement, le fait que son mari, dont elle était divorcée depuis plus de quinze ans, s'est remarié. Contrairement à Josuke (qui reste lié à Midori), Mikami a tourné la page, laissant Saiko sans ancrage social. Un remariage qui souligne l'effacement des femmes divorcées dans le Japon d'après-guerre. Saiko réalise qu'elle n'est plus rien pour personne ...
(Trad. Stock. 1963.)
"... C’était la première fois que nous étions nous-mêmes. Le matin, tu m’avais fait parcourir la banlieue de Kyoto et j’étais à la limite de mes forces. Tu devais être fatigué, toi aussi. Comme nous gravissions l’étroit et raide sentier de montagne, tu m’as dit sans raison apparente : « L’amour est une obsession. Il est parfaitement normal d’être obsédé par le besoin d’une tasse de thé. Alors, pourquoi n’aurais-je pas le droit d’être obsédé par toi ? » Puis, tu ajoutas : « Nous seuls avons pu jouir de la beauté du Tennozan. Nous seuls en avons joui par nous-mêmes et au même instant. Désormais, nous ne pourrons jamais revenir en arrière. »
Je croyais entendre un gosse mal élevé qui ronge son frein.
Ces mots sans importance mais désespérés que tu prononças me firent renoncer à ma décision, comme si tu l’avais, d’un seul coup, réduite à néant, car j’avais résolu de rompre avec toi et je m’étais promis de te le signifier ce matin-là. Mais la mélancolie que je ressentis après tes paroles fit naître en moi le désir d’être aimée comme toute femme le souhaite.
Comme il m’était facile de me pardonner ma propre inconduite, quand j’avais été incapable de pardonner celle de mon mari !
Tu as prononcé le mot « pécheur » pour la première fois à l’Hôtel Atami, et tu as dit : « Soyons des pécheurs. » Te rappelles-tu ?
Pendant la nuit, dans notre chambre qui donnait sur la mer, les volets de bois se mirent à battre sous le vent, et quand tu te levas à minuit pour les ouvrir afin de faire cesser le bruit, j’aperçus dans le chenal une barque de pêche qui flambait comme si l’on en faisait un feu de joie. Bien sûr, plusieurs vies humaines étaient à deux doigts de la mort, mais nous n’en éprouvâmes pas la moindre horreur. Seule, la beauté de la scène nous frappa. Cependant, lorsque tu refermas ensuite les volets, je ressentis comme une angoisse. Je les rouvris aussitôt, mais le bateau devait être consumé jusqu’à la ligne de flottaison, car je ne pus distinguer la moindre lueur, – seule était visible l’immense étendue sereine et comme huileuse de la mer enténébrée.
Jusqu’à cette nuit, j’avais essayé de rompre avec toi. Mais, après avoir vu brûler la barque de pêche, je renonçai à la lutte et c’est volontiers que je m’abandonnai à ce qui me paraissait être mon destin. Quand tu m’as dit : « Ne veux-tu pas m’empêcher de tromper Midori aussi longtemps que nous vivrons ? », je t’ai répondu sans hésiter : « Puisque nous ne pouvons éviter d’être des pécheurs, soyons du moins de grands pécheurs. Et aussi longtemps que nous vivrons, nous tromperons non seulement Midori mais encore tout le monde. » Et cette nuit-là, pour la première fois depuis que nous avions commencé à nous retrouver à l’insu de tous, je connus un sommeil sans trouble.
Dans le spectacle du bateau qui avait flambé et que la mer avait englouti, sans que nul s’en aperçût, il me semblait avoir vu le symbole de la fin réservée à notre amour sans espoir. Même à l’heure où j’écris ces mots, je conserve la vision de ce bateau dont les flammes brillaient dans l’obscurité. Ce que je vis, cette nuit-là, à la surface de la mer, n’était, sans doute, que le supplice aussi bref que pathétique d’une femme consumée par les feux de l’amour.
Mais à quoi bon rappeler ces souvenirs ? Les treize années dont ces événements marquèrent le début ne furent certes pas exemptes de chagrin ou d’angoisse : malgré tout, je pense encore que mon bonheur fut plus complet que celui de quiconque. Les étreintes, les caresses que t’inspirait ta folle passion m’ont fait connaître, je puis l’affirmer, un bonheur plus grand que celui dont peut rêver tout être au monde.
Aujourd’hui, tant qu’il a fait jour, j’ai parcouru les pages de mon Journal, et je me suis dit que j’avais employé trop souvent les mots « mort », « péché » et « amour ». Ils m’ont rappelé, une fois encore, que la voie que j’avais choisie avec toi était la moins facile. Mais le poids de ce gros cahier, quand je le soupesai, n’en était pas moins le poids de mon bonheur.
« Péché », « péché », « péché ». J’étais obsédée par le sens du péché, et à chaque instant l’image de la mort venait frapper mon regard. Je pensais que, si Midori-san venait à apprendre notre amour, je devrais payer mon péché de ma mort. Mais mon bonheur y gagnait encore en profondeur.
Qui pouvait imaginer l’existence d’un second moi, différent de celui que décrivaient ces pages ? C’est là, penseras-tu sans doute, manquer de modestie et de délicatesse que de présenter la chose ainsi, mais je ne vois pas d’autre façon d’en parler. Eh oui ! En cette femme nommée Saïko, il a existé une autre femme, que j’ai longtemps ignorée, une autre femme que tu n’as jamais connue ni jamais imaginée.
Un jour, tu m’as dit que tout être abritait un serpent dans son corps. C’était le jour où tu étais allé voir le docteur Takeda, à la Section Scientifique de l’Université de Kyoto. Tandis que tu t’entretenais avec lui, j’attendais dans le long couloir du sombre bâtiment en briques rouges, et je passais le temps à observer, l’un après l’autre, les serpents exposés dans les vitrines. Quand tu es revenu vers moi, une demi-heure plus tard, j’en avais presque la nausée.
Tu as jeté un coup d’œil aux vitrines et tu m’as dit en plaisantant : « Voici Saïko, voici Midori, et me voici. Chacun de nous abrite en lui un serpent. Il n’y a pas de quoi avoir peur. »
Le serpent de Midori-san était petit, de couleur sépia, et provenait de l’Asie Méridionale ; celui dont tu disais qu’il était le mien était mince, d’origine australienne, entièrement recouvert d’écailles blanches, avec une tête pointue comme une lame. Qu’avais-tu voulu dire au juste ? Je ne t’ai jamais interrogé à ce sujet, mais tes paroles me parurent comme chargées de mystère et je n’ai jamais pu les oublier. Je me suis souvent interrogée sur ce serpent que chacun, selon toi, porte en lui, et j’ai conclu tantôt qu’il symbolisait l’égoïsme, tantôt la jalousie, et tantôt le destin.
Même maintenant, je ne peux choisir entre ces diverses interprétations, mais il est sûr, comme tu l’as dit à l’époque, qu’un serpent habite en moi, et qu’il vient de faire son apparition aujourd’hui pour la première fois. Ce serpent, c’est cet autre moi que je ne connaissais même pas…
Il a fait son apparition cet après-midi. Quand Midori-san vint prendre de mes nouvelles et pénétra dans ma chambre, je portais le haori de soie gris mauve que, voici bien longtemps, tu avais fait venir pour moi de Mito City et que, pendant ma jeunesse, j’aimais plus que tous mes autres vêtements. Midori-san le remarqua dès son entrée. Elle parut étonnée, car elle s’arrêta au milieu de ce qu’elle avait commencé à dire, et resta un moment silencieuse. Je me dis qu’elle avait dû être surprise par l’excentricité de ce vêtement de jeune fille, et, avec une pointe de malice, je demeurai sans rien dire, moi aussi.
Alors, elle me regarda avec une bizarre froideur dans les yeux et me dit : « C’est le haori que vous portiez quand vous vous trouviez avec Misugi, à Atami, n’est-ce pas ? Je vous ai vus tous deux ce jour-là. »
Son visage était étonnamment pâle et grave, et sa voix était aussi tranchante qu’une lame dont elle eût voulu me transpercer.
Sur le moment, je ne compris pas ce qu’elle avait voulu dire. Mais un instant plus tard, quand je me fus pénétrée de l’importance de sa remarque, je relevai le col de mon kimono, sans raison plausible, et je me raidis comme un automate.
« Elle sait tout, pensai-je. Et depuis si longtemps ! »
Assez étrangement, je me sentais calme, comme si je m’étais trouvée au bord de la mer, le soir, à regarder la marée monter vers moi, depuis le large. Je vis presque le moment où j’allais lui prendre la main, lui exprimer ma sympathie, et dire : « Ah ! vous savez donc. Vous savez tout. »
La catastrophe que j’avais tant redoutée était arrivée, mais je n’en étais pas effrayée. On eût dit que les bruits assourdis de la plage remplissaient l’espace entre nous deux. Un instant avait suffi pour que le voile du secret, que toi et moi avions jalousement gardé pendant treize ans, fût brutalement arraché, mais ce que je trouvai était bien différent de la mort à laquelle je m’étais attendue. Cela ressemblait, – comment dire ? – à de la sérénité, à de l’apaisement. En vérité, c’était une paix bien étrange. Je me sentais délivrée. Le triste et lourd fardeau qui avait pesé sur mes épaules n’était plus. À sa place, il ne restait qu’un vide qui me mettait bizarrement au bord des larmes. Je sentis qu’il me fallait penser à un tas de choses. Non point à des choses sombres, tristes, effrayantes, mais plutôt immenses, vagues, sereines et paisibles. Je fus comme soulevée par un sentiment de ravissement, ou, mieux encore, par le sentiment de ma libération.
J’étais assise, l’esprit ailleurs, le regard fixé sur celui de Midori-san, et pourtant je ne voyais rien. Je n’entendais même pas ce qu’elle me disait. Quand je revins à la réalité, Midori-san était déjà sortie de la chambre et marchait dans le couloir à pas pressés..." (traduction Stock).
"Tōgyū" (1949, Combats de taureaux, The Bullfight)
Tsugami, le rédacteur en chef d'un journal du soir d'Osaka, marqué par la guerre, accepte de parrainer une corrida, métaphore de la nécessaire, et inaccessible peut-être, revitalisation du Japon d'après-guerre, cette décision va progressivement consommer toute son énergie et remettre en question sa relation avec sa maîtresse Sakiko : chacun des deux personnages assume une retenue pleine de dignité dans l'expression de leurs sentiments, Tsugami semble ainsi pouvoir s'enfermer dans une indifférence qu'il souhaite peut-être, s'il allait au bout de ses pensées, et Sakiko semble partagée entre son désir toujours aussi vif vis-à-vis de son amant et celui de le voir se consumer et se détruire...
"...Une fois l'idée en tête, elle ne put tenir en place. Le lendemain, elle devait retourner à son travail, un atelier de couture à Shinsaibashi. De plus, l'inquiétude qu'elle avait éprouvée dans la nuit de l'an ne s'était pas dissipée, laissant dans son cœur un poids étrange. Elle téléphona au journal où on lui dit que, depuis deux ou trois jours, Tsugami était au stade de base-ball Hanshin, là où se déroulerait le combat de taureaux, et qu'il y passait même ses nuits. Il lui avait déjà dit maintes fois et avec insistance qu'en aucun cas elle ne devait venir le voir à son travail, mais elle partit tout de même pour le stade. C'était l'après-midi d'un jour froid, avec un pâle soleil. La neige aurait pu se mettre à tomber d'un moment à l'autre. Sakiko descendit à la gare de Nishinomiya-Kitaguchi. Elle le voyait toujours du train, mais c'était la première fois qu'elle entrait dans la construction moderne qu'était l'énorme stade rond. Allant jusqu'au bord de ce dôme vide et désert, elle tourna à gauche pour trouver un bureau exigu comme une cabine de bateau qui jurait affreusement avec l'ensemble massif.
Elle poussa la porte et vit quatre ou cinq hommes assis autour d'un brasero, dans un nuage de fumée de cigarette. Elle ne savait pas si c'étaient des journalistes ou des visiteurs. Au fond de la pièce, Tsugami, le col de son manteau relevé, plaquant contre son oreille le combiné du téléphone posé sur la table, parlait d'une voix forte. Ses yeux qui virent entrer Sakiko la transpercèrent d'un éclair froid. C'était un regard de reproche, sans la moindre affection. Quand il eut fini sa longue communication, Tsugami se leva et sortit du bureau. Précédant la jeune femme, il s'engagea dans le sombre couloir de béton qui, selon un tracé en zigzag, montait en pente douce. Avec mauvaise humeur, l'homme faisait résonner dans le bâtiment le bruit de ses chaussures. Arrivé au troisième étage, au bout du couloir qui menait aux gradins, il s'arrêta pour attendre Sakiko. Quand elle s'approcha, il lui adressa enfin la parole.
- "Mais qu'est-ce que tu viens faire ici?"
Il était pâle, les traits terriblement marqués. Comme il faisait toujours lorsqu'il était de mauvaise humeur, il jeta un coup d'oeil perçant à Sakiko, puis détourna le regard.
- "Je n'ai pas le droit de venir te voir sans raison spéciale?"
Sakiko enfonça son visage dans le col de son manteau bleu marine et, en regardant Tsugami de côté, elle s'efforça de prendre un ton léger. Sinon, elle risquait de dire des choses blessantes. Ils étaient en haut des gradins dont ils dominaient du regard la vaste et déserte étendue. Il n'y avait rien que des bancs de bois fixés grossièrement sur le sol. Descendant par paliers vers le terrain central, ils faisaient comme un triste motif à rayures. Le vent semblait plus fort qu'en bas, le pâle soleil d'après-midi donnait un aspect désolé et abrupt à la masse des bâtiments gris du stade.
- "Je t'ai bien dit que j'étais débordé!
- C'est la première fois que nous nous voyons depuis le nouvel an. Ne prends pas cet air fâché, comme pour dire : “ Mais pourquoi es-tu là? ”! Qu'est-ce que je suis donc pour toi?
- Ne recommence pas avec ça! Je suis terriblement fatigué."
Tsugami avait pris un ton sans réplique. Sakiko qui avait elle aussi pâli leva la tête vers le journaliste pour le regarder droit dans les yeux. Les cheveux ébouriffés par le vent glacial, il fumait une cigarette d'un air boudeur. S'apercevant qu'ils étaient debout, face à face comme pour un duel, l'homme finit tout de même par dire :
- "Allez, assieds-toi donc."
Il se mit sur le banc qui était juste en dessous de lui. Elle prit place à ses côtés. Entourant le stade à l'est comme à l'ouest, le paysage dénudé de l'hiver s'étendait à perte de vue. Pendant la guerre, les principales usines d'Osaka et de Kôbé qui fournissaient l'armée avaient toutes trouvé refuge dans cette vaste plaine entre les deux villes. Etrangement dépourvues l'épaisseur, ces bâtisses semblaient éparpillées parmi les champs comme des morceaux de papier. Certaines pointaient vers le ciel de grands pans de leur charpente
métallique, pareilles à des bateaux échoués, d'autres avaient dans leur périmètre des monceaux de ferraille semblables à de petites montagnes. En regardant avec plus d'attention, on découvrait une multitude de cheminées et de poteaux électriques dont les
lignes quadrillaient la plaine de long en large, comme une toile d'araignée. Parfois tel un jouet, un train de banlieue passait à grand-peine entre les usines, les forêts et les collines. Beaucoup plus loin, dans la direction du nord-ouest, se profilaient les sommets du mont Rokkô. Et, par-dessus ce morne tableau où se mêlaient le désordre de la civilisation et la rigueur hivernale de la nature, le ciel nuageux était lourd et bas. Sans rien dire, Sakiko regardait ce triste paysage, mais en elle-même elle calculait déjà la douleur qu'elle ressentirait après, quand elle rentrerait chez elle, à cause de la froideur que lui témoignait Tsugami. Et elle se rendit compte qu'elle était venue tout exprès pour recevoir quelques miettes d'amour, un peu de chaleur. Elle se dit que même un mensonge la contenterait, que si Tsugami prononçait quelques mots gentils, cela la réchaufferait. Oui, qu'importe si l'affection qu'il lui manifestait était d'une fausseté cruelle! Elle regarda le profil du journaliste assis à côté d'elle, totalement étranger à sa souffrance. Et elle sentit de nouveau la colère l'envahir face à cet homme qui ne se donnait même pas la peine de mentir. Elle prit alors un ton sec comme celui qu'on prend pour exiger le remboursement d'une dette et, alors qu'elle n'en avait nullement le projet, elle lui demanda de l'accompagner au temple Ninna-ji où une de ses amies de Kyôto l'avait invitée à une cérémonie du thé. Mais Tsugami refusa tout net, comme si la proposition était trop saugrenue pour être seulement envisagée..." (traduction Catherine Ancelot, éditions Stock).
"Keyaki no ki" (1970, Les dimanches de Monsieur Ushioda)
Président d'une grande entreprise japonaise, Ki-itchiro Ushioda, à trois ans de son soixantième anniversaire dans le contexte des années 1960, souhaiterait pouvoir connaître le dimanche un peu de tranquillité et se consacrer à des sujets d'intérêt personnel : mais, que soit son épouse, ses amis ou des inconnus, il semble que le monde entier se ligue pour le déranger sous les prétextes les plus divers...
"... Le lendemain, Ki-itchíro sortit de chez lui plus tôt que d'habitude. Il avait l'intention d'expédier dans la matinée son travail au bureau, pour aller l'après-midi à Izu. Il y passerait la nuit, et le matin suivant se recueillerait sur la tombe de son ami ainsi que sur celle de ses parents, avant de rentrer dans l'après-midi à Tokyo. Les affaires qu'il traita ce matin-là impliquaient d'énormes sommes d'argent qui auraient bien étonné Uogashira s'il avait assisté à ces entretiens. À l'heure prévue, son secrétaire l'accompagna jusqu'à sa voiture.
- "Nous allons à Izu, dit Ki-itchiro à son chauffeur, on m'a dit que l'autoroute Tokyo-Nagoya était le meilleur itinéraire. Mais, à partir de Numazu, je vous laisse décider du chemin. Je ne suis pas allé à Izu depuis si longtemps.
- Êtes-vous pressé, monsieur?
- Pas particulièrement. je vais simplement me recueillir sur la tombe de vieux amis. Nous
arriverons sûrement trop tard aujourd'hui. Je m'y rendrai demain. Prenons notre temps."
Juste comme il se disait : "Je vais pouvoir enfin être seul››, la voix de Uogashira interrompit ses pensées :
- "Dis-moi, nous sommes bien à Tokyo, n'est-ce pas?
- Mais oui, bien sûr, répondit Ki-ítchiro surpris.
- Il y a un nombre impressionnant de voitures. On voit même des jeunes filles et des femmes au volant. C'est ça,Tokyo?
- Oui.
- Tous ces gens, toutes ces voitures... C'est ça, Tokyo? je te le redemande. C'est bien la ville qu'on m'a dit avoir été dévastée par les bombes?
- Oui.
-Je ne peux pas le croire. Les magasins croulent sous la marchandise. Plus aucune femme n'est habillée pareil. Tout le monde est vêtu avec recherche, hommes et femmes. C'est donc ça,Tokyo? Et ceux-là, ce sont des Japonais, de jeunes japonais?"
Sur le trottoir que longeaít la voiture, marchaient trois jeunes gens qui avaient en effet une allure un peu bizarre. Cheveux longs, écharpe rouge et pantalons très étroits, ils paraissaient de sexe indéterminé.
- "Tu ne trouves pas leurs vêtements étranges? reprit la voix
- Peut-être que si.
- Ce sont tous trois des garçons?
- Attends un peu. Au milieu, oui, ça pourrait être une femme. Non, c'est un homme. Non, non, c'est une femme, c'est bien une femme.
- Pourquoi est-elle vêtue de cette façon?
- Je n'en sais rien, c'est comme ça maintenant.
- N'est-ce pas bizarre?
- Bien sûr que si.
- Ils doivent avoir des parents : pourquoi laissent-íls leurs enfants sortir ainsi? Et ils ne sont pas tous seuls dans leur genre. La personne en face qui se dirige vers nous en fait partie."
Ki-itchiro commençait à se fatiguer. Si Uogashira devait passer son temps à le questionner sur tout ce qu'il voyait, il ne s'en sortirait pas.
- "je vois écrit là, reprit la voix, que sept personnes ont trouvé la mort et cent dix autres ont été blessées. Que signifient ces chiffres?
- C'est le nombre de personnes tuées ou blessées dans les accidents de voiture d'hier.
- Accidents de voiture? Qu'est-ce que c'est, un accident de voiture?
- Quand deux automobiles entrent en collision, il y a souvent des blessés.
- Ce ne sont pas des bombes, alors?
- Non, c”est le choc entre deux véhicules.
- Bizarre que des gens puissent mourir pour une raison aussi bête.. . "
Uogashira se tut. Ki-itchiro pria pour que la voiture s'engage rapidement sur l'autoroute. Tant qu'il serait encore dans la ville, Uogashira continuerait de l'accabler de questions. Il ne s'était passé que vingt-cinq ans depuis la fin de la guerre, mais aussi bien les hommes que leur façon de vivre avaient complètement changé. Quelques centaines d'années s'étaient tout d'un coup envolées. La voiture s'engagea enfin sur la voie rapide qui traverse
l'agglomération.
- "On est encore sur la terre? demanda Uogashira.
- Comment ça? s'étonna Ki-itchiro.
- Je demande si on est encore sur la terre, dans le monde du réel.
- Mais bien entendu.
- Je ne peux imaginer que ce soit encore la terre. Il y a de nombreux immeubles, grands et petits, et je ne vois aucun homme. Ils sont sûrement dans ces immeubles, mais on ne les voit pas. On ne les entend pas non plus.
- C'est parce que nous sommes sur la voie rapide.
- J'entends du bruit, mais c'est uniquement celui des voitures. Je n'entends aucun autre son. Cette ville ne me donne pas l'impression d'une ville habitée. Il n'y a que des voitures sur cette route et je n'aperçoís aucun homme.
- Il y a des hommes dans les voitures, non?
- Il est vrai, je les vois. Ils ont le regard vide, fixé droit devant eux. Leurs visages ne sont pas ceux d'individus dotés de conscience. Ce ne sont que des robots."
Uogashira nlavait pas tort. Les hommes au volant de leurs voitures avaient tous l'air de robots.
- "Vue d'ici, c'est une ville morte.Tous les habitants sont morts et il ne reste que des immeubles. Des ruines.
- Des ruines?
- Oui, pour toi, ce ne sont pas des ruines? Moi, c'est ce que je vois. Aucune des fenêtres de ces immeubles n'est ouverte. On ne penserait pas que des hommes se trouvent à l'intérieur. C'est un monde de fantômes.
- Quoi?
- C'est un monde de fantômes, c'est l'au-delà. Regarde bien, il n'y a aucun arbre...." (traduit du japonais par Jean-François Laffont et Tadahiro Oku, éditions Stock)