Generación del 50 - Ana Maria Matute (1926-2014),"Los hijos muertos" (1958), "Primera Memoria" (1959) - Carmen Martin Gaite (1925-2000), "El Balneario" (1954), "Entre visillos" (1957), "El cuarto de atrás" (1978), "Nubosidad variable" (1992) - Juan García Hortelano (1928-1992), "Nuevas amistades" (1959) "Tormenta de verano" (1962), "Gente De Madrid" (1967) - Rafael Sanchez Ferlosio (1927), "El jarama" (1956) - Ignacio Aldecoa (1925-1969), "El fulgor y la sangre" - .....
Last update : 01/11/2017 


Ana Maria Matute et Carmen Martin Gaite ont toutes deux émergé et se sont affirmées dans le contexte difficile de l'Espagne franquiste, une époque marquée par la censure, le conservatisme social et le silence imposé. Leur premier apport commun est d'avoir donné une voix, et surtout une voix féminine et complexe, à une société étouffée. Dans un paysage littéraire très masculin, elles ont introduit des protagonistes et des narrations centrés sur l'intériorité, les désirs et les conflits des femmes et des enfants, des voix souvent marginalisées. Alors que le courant dominant dans les années 50 était le tremendisme et le réalisme social (qui dépeignait la dure réalité sociale), elles ont toutes deux infusé leurs récits de dimensions poétiques, oniriques et symboliques, enrichissant considérablement le langage narratif de l'époque. Se faisant,  elles ont ouvert la voie à des générations d'auteures et d'auteurs.

 

Carmen Martín Gaite, Rafael Sánchez Ferlosio, Ignacio Aldecoa et Juan García Hortelano sont, dans l'histoire de la littérature espagnole, indissociablement liés comme les figures de proue de la Generación del 50, une génération nées dans les années 1920-1930, qui a vécu sa jeunesse et sa maturation en tant qu'écrivains durant la difficile période de l'après-guerre civile espagnole (la dictature franquiste).

Ils ont partagés un projet esthétique commun, un réalisme social ou "objectif", un courant narratif qui cherchait à décrire la réalité avec une froide objectivité, en privilégiant le dialogue et la description minutieuse pour critiquer la société sans commentaires directs de l'auteur. Des œuvres comme El Jarama (Sánchez Ferlosio), Entre visillos (Martín Gaite), El fulgor y la sangre (Aldecoa) et Tormenta de verano (García Hortelano) en sont les pierres angulaires.

Leur lien n'était pas seulement théorique. Ils se fréquentaient assidûment dans les cafés madrilènes (comme le Café Gijón), où ils débattaient de littérature, de politique et de leurs projets. Ils formaient un cercle restreint d'amis et de confrères qui se soutenaient, se lisaient et se critiquaient mutuellement. Ignacio Aldecoa et sa femme, la poétesse et écrivaine Josefina Aldecoa, étaient souvent au centre de ce cercle. Carmen Martín Gaite et Rafael Sánchez Ferlosio se sont mariés en 1953 et ont eu deux enfants. Leur maison fut un véritable "salon littéraire" et un lieu de rencontre pour le groupe. Ils étaient partenaires dans la vie et complices en littérature. Ignacio Aldecoa fut une figure charismatique et fédératrice, l'ami commun qui resserrait les liens et stimulait les autres par sa vitalité et sa générosité. Juan García Hortelano était un ami très proche de Sánchez Ferlosio et un compagnon de route essentiel du groupe. Son œuvre, notamment "Tormenta de verano" (Prix Biblioteca Breve 1961), est emblématique de leur esthétique commune : une critique acerbe de la bourgeoisie oisive et hypocrite, construite par l'accumulation de dialogues et de détails apparemment anodins. Son parcours a ensuite divergé vers une littérature plus expérimentale et intellectualiste (comme "Apólogos y milesios"), une évolution que l'on peut aussi observer, sous d'autres formes, chez Sánchez Ferlosio.

 

Les années 1950 - début 1960 sont celles de la publication de leurs chefs-d'œuvre réalistes, de leur vie commune, et des projets partagés. La Mort d'Ignacio Aldecoa (1969) sera un coup terrible pour le groupe. Disparu prématurément à 45 ans, sa mort a symbolisé la fin d'une ère. Il était un pilier amical dont la disparition a irrémédiablement distendu les liens du cercle. Le couple Gaite et Sánchez Ferlosio (1970) se sépare un an après la mort d'Aldecoa. Bien que la rupture soit personnelle, leur complicité littéraire et intellectuelle prend fin. Les morts successives de García Hortelano (1992) et de Martín Gaite (2000) ont laissé Sánchez Ferlosio comme dernier témoin de ce groupe, gardien de la mémoire de cette amitié et de cette ambition littéraire commune...

 

Le roman de Carmen Martin Gaite, "Entre visillos", publié en 1957, est légèrement antérieur au véritable "boom" du tourisme de masse en Espagne. Ce phénomène explosera dans les années 1960, devenant un pilier économique du régime franquiste. Mais le roman saisit avec une acuité remarquable les prémisses de ce choc culturel et l'émergence d'une présence étrangère qui contraste violemment avec la société espagnole fermée et répressive de l'époque. Les touristes allemands (et dans une moindre mesure, les Français) dans le roman ne sont pas présents en "masse" et sont plutôt perçus comme des curiosités exotiques, des figures presque fantomatiques qui circulent en petits groupes. Ils représentent un monde extérieur, libre, cosmopolite et prospère, qui s'oppose radicalement à l'enfermement ("el encierro") de la vie de province espagnole. Leur simple présence, leurs vêtements, leur langue, leur attitude désinvolte, sont une critique indirecte de la monotonie et des contraintes sociales que subissent les personnages féminins du roman. Pour les jeunes femmes comme Natalia, ils incarnent une échappatoire rêvée, une ouverture sur un monde inconnu. Leur indifférence supposée n'est pas tant critiquée que jalousée ; elle est le signe d'une liberté de mouvement et d'esprit que les Espagnoles n'ont pas encore...

Joan Miró - Pintura


Ana Maria Matute (1926-2014)

Ana Maria Matute appartenait à la génération d'écrivains dite "des enfants de la guerre". Née en 1926, à Barcelone, elle avait 10 ans au début de la Guerre Civile espagnole (1936-1939) et 13 ans à la fin, avec la victoire franquiste. La guerre a brutalement mis fin à son enfance. Elle a vu des gens fusillés, vécu dans la peur et a été confrontée à la fracture idéologique qui déchirait son pays et même sa propre famille (son père, plutôt libéral, et sa mère, plus conservatrice). Cette "perte du paradis" devient le thème central de son œuvre. Elle a de plus souffert d'une grave maladie durant son adolescence, qui l'a obligée à de longs séjours en convalescence, renforçant son isolement et son sentiment d'être une observatrice à part...

Cette expérience traumatisante de l'enfance, où elle fut témoin de la violence, de la division et de la haine, a forgé sa vision du monde et son imaginaire littéraire. Et de fait, l’atmosphère de l’Espagne de l’après-guerre vue à travers le regard d’une enfant, avec ses horreurs, ses privations et ses misères, constitue le thème central de nombre de ses œuvres.  

Ecrivain précoce, son premier roman, "Los Abel", centré sur les haines fratricides, est publié en 1948,  et nombre de ses ouvrages emportent l'idée que tout est dit dès notre enfance et "qu'adulte nous ne soyons qu'une aveugle répétition de nous-mêmes" ; vie rurale, lyrique et brutale de Castille, avec "Fiesta al noroeste" (1952); monde onirique du port basque d'Oiquixa où débarque un personnage étrange, Marco, d'une beauté irrésistible, avec "Pequeño Teatro" (1954); saga d'une famille de grands propriétaires terriens divisée par la guerre, dans "Los Hijos muertos" (1958, Plaignez les loups); trilogie "Los mercaderes" qui retrace les destins brisés, qu'ils soient vainqueurs ou vaincus, des républicains ou franquistes: "Primera Memoria" (1959, Les Brûlures du matin), "Los Soldados lloran de noche" (1964, Les soldats pleurent la nuit ), et "La Trampa" (Le Piège, 1969), un roman retenu pendant des années et profondément mutilé par la censure. Aussi devait-elle ouvent "écrire entre les lignes", utiliser des métaphores, des symboles et le point de vue de l'enfant pour aborder des sujets tabous comme la violence, l'injustice ou l'oppression.

Ironiquement, c'est sous le franquisme qu'elle a connu ses plus grands succès. Elle a remporté les prix littéraires les plus prestigieux (le Prix Nadal en 1959 pour Primera memoria, le Prix de la Critique en 1958 pour Los hijos muertos et en 1965 pour La trampa). Cela montre sa capacité à faire reconnaître son talent même dans un environnement hostile.

Elle ne faisait pas partie du cercle très médiatique des intellectuels "anti-franquistes" de l'époque (comme certains de ses contemporains de l'école de Barcelone). Elle vivait plutôt en retrait, concentrée sur son écriture et son fils. La fin des années 1960 et le début des années 1970 ont été une période très difficile pour elle, marquée par une dépression profonde et un long silence littéraire (elle ne publiera presque rien entre 1971 et 1981). Les difficultés personnelles, conjugales et l'atmosphère oppressive du régime ont certainement contribué à ce marasme.

 

"Los hijos muertos" (1958)

Prix de la Critique et Prix National de Littérature, ce roman est bien plus qu'un roman sur la Guerre civile. C'est une plongée dans les racines du mal et de la violence qui ont déchiré l'Espagne. Ana María Matute y aborde les cicatrices les plus profondes de son pays, la fracture entre frères, l'impossible oubli des vaincus, l'hypocrisie des vainqueurs et la perte de l'innocence collective.

Le roman est construit autour de l'antithèse entre deux mondes qui ne se comprennent plus et se haïssent :

- Le Monde de la Ville (les vainqueurs) : Représenté par la famille et l'entourage de Daniel, c'est le monde de l'ordre nouveau, de la bourgeoisie urbaine, matérialiste et souvent hypocrite, qui a profité de la victoire franquiste. Ils tentent d'imposer un ordre et une normalité qui cachent mal les traumatismes et les violences passées.

- Le Monde de la Montagne (les vaincus) : Représenté par les habitants des campagnes, les maquisards (« los hijos muertos » du titre font notamment référence aux guérilleros antifranquistes qui errent comme des fantômes dans les forêts) et par le personnage de José Corvo, frère de Daniel. C'est un monde primitif, sauvage, lié à la terre et aux anciennes valeurs, qui résiste symboliquement à l'effacement.

La famille est le microcosme où cette guerre se rejoue. Les frères Daniel et José, bien que de la même lignée, appartiennent à des camps opposés et incarnent cette Espagne irrémédiablement brisée. Leur conflit n'est pas seulement politique ; il est existentiel et symbolise la déchirure de l'âme espagnole.

Matute ne décrit pas la guerre directement. Elle est toujours en arrière-plan, comme un fantôme qui hante les personnages et les paysages. Les "enfants morts", une puissante métaphore qui désigne littéralement les guérilleros morts ou traqués, mais aussi tous les vaincus, les disparus, les idéaux brisés et, de manière plus large, l'enfance elle-même, tuée par la violence des adultes. Ce sont tous ceux que le régime victorieux voudrait faire oublier, mais qui persistent comme une présence obsédante.

Les personnages sont hantés par leurs souvenirs, leurs remords et leurs trahisons. La guerre civile n'est pas un événement clos ; elle continue de déterminer leurs actions, leurs peurs et leurs relations. Le paysage lui-même (la forêt, la montagne) porte les stigmates du conflit et semble murmurer les secrets de ceux qui y sont morts.

 

À travers le portrait du monde des vainqueurs (la ville, la bourgeoisie), Matute dresse une critique subtile mais cinglante de la société espagnole de l'après-guerre et montre l'impossibilité d'une véritable réconciliation. Le vainqueur impose son ordre, mais cet ordre est basé sur l'oubli forcé et le mensonge. Les personnages de la ville tentent de construire une vie "normale" sur un champ de ruines morales. Matute oppose souvent la prétendue "moralité" des vainqueurs, qui est en réalité une hypocrisie conventionnelle, à la sauvagerie mais aussi à l'authenticité brute des vaincus. La ville symbolise la corruption, l'argent et la perte des liens authentiques avec la terre et les autres.


"Primera Memoria" (1959, Les Brûlures du matin)
"Así estábamos, desde hacía más de un mes, sin nada. ‘Cuando acabe la guerra.' ‘La guerra será cosa de días', dijeron, pero resultaba algo rara allí en la isla. La abuela escudriñaba el mar con sus gemelos de teatro, que desempañaba con una punta de su pañuelo, y nada, nada. Un par de veces, muy altos, pasaron aviones enemigos. Sin embargo, algo había, como un gran mal, debajo de la tierra, de las piedras, de los tejados, de los cráneos."

Premier volet de la "Trilogía Los mercaderes", ce roman initiatique suit une adolescente pendant la guerre, confrontée à la perte de l'innocence. Un chef-d'œuvre....

Dans les premiers mois de la guerre civile, Matia, une jeune fille de quatorze ans, au sortir du monde magique et hors du temps de l'enfance, affronte le milieu traditionnel et oppressant qu'elle doit traverser pour gagner l'âge adulte...

"Je ne sais comment, mais ce fut soudain l'hiver. Peut-être n'était-ce pas encore vraiment l'hiver, mais je me souviens qu'il faisait froid. De la mer, par-dessus la falaise, montait un froid humide. Les arbres noirs se détachant sur la mousseline dorée qui flottait sur les rochers à pic, avaient quelque chose de mélancolique et de sinistre, protestation muette dressée derrière la maison. La lumière prenait une couleur de chartreuse dorée dans les feuilles des oliviers. Les pigeons s'envolaient des amandiers vers Son Major ou la maison de Manuel. Parfois c'était leur roucoulement sous ma fenêtre qui me réveillait. Dans la grande salle brûlait déjà un feu de bois et, le soir, Antonia chauffait les draps à l'aide d'une petite bassinoire de cuivre remplie de braises. Les papillons, les abeilles et presque tous les oiseaux disparurent, sauf les mouettes qui dessinaient toujours une frange blanche sur le rivage. Borja et moi, nous échangeâmes nos sandales contre de gros souliers à semelles de crêpe et Antonio sortit des armoires des lainages sentant la naphtaline. Quand elle nous fit essayer nos chandails, la grand-mère déclara que nous avions trop grandi durant l'été : ils nous serraient aux entournures et les manches atteignaient à peine nos poignets. Un jour, la tante Emilia nous emmena en ville et nous rééquipa de pied en cap. Borja, dans son pantalon de flanelle grise, avait l'air d'un homme et il me semblait bizarre de ne plus voir ses jambes dorées, presque sans poils, sortant du vieux pantalon bleu, à fond râpé, retroussé au-dessus des genoux. Mon odieuse jupe blanche à plis et mes blouses sans manches furent remplacées par des jupes plissées écossaises tout aussi antipathiques et des pulls à col montant et à manches longues qui piquaient la peau. Je me refusai à porter des bas, et la tante Emilia m'acheta des chaussettes hautes (de "sport", comme elle disait) avec d'affreuses rayures vertes, grises et jaunes. On coupa mes tresses et mes cheveux raides retombèrent sur ma nuque, retenus par un ruban de velours noir qui me transformait en une Alice approximative. Quand la grand-mère nous passa en revue, elle déplora une fois de plus la marche rapide des années et regretta nos inégalables costumes marins. Pourtant, je crois bien que jamais elle n'attacha la moindre importance à la fuite du temps, pas plus d'ailleurs qu'à ces costumes marins dont on faisait tant de cas et qui, sur les anciennes photos de Borja conservées dans l'album de tante Emilia, rappelaient les portraits du dernier Tsar et de ses enfants..."

 

"Primera Memoria" est le premier volet de la trilogie « Los mercaderes » (Les Marchands), qui comprend également "Los soldados lloran de noche" (1964) et "La trampa" (1969). Publié en 1959, il émerge en pleine période franquiste, mais au moment où le régime commence à montrer des signes d'évolution. Le roman s'inscrit dans le courant du réalisme social dominant de l'époque, mais Matute le transcende immédiatement par sa prose lyrique, son symbolisme intense et son point de vue unique : celui de l'enfance perdue.

L'histoire se déroule sur une île de la Méditerranée (sans doute Majorque) pendant la Guerre civile espagnole. La narratrice, Matia, une adolescente de 14 ans, est envoyée vivre chez sa grand-mère après la mort de son père (tué au front, du côté républicain) et l'exil de sa mère. Et plus qu'un simple décor, l'île est un microcosme clos et étouffant, un laboratoire des passions humaines. Isolée du monde, elle représente l'Espagne franquiste en miniature : un espace régi par des règles strictes, la surveillance mutuelle, l'hypocrisie et la loi des vainqueurs.

Parmi les Personnages Clés, 

- Matia est en pleine transition entre l'enfance et l'âge adulte. Rebelle, lucide et sensible, elle observe le monde des adultes avec un mélange de dégoût et de fascination. Elle cherche désespérément des repères et de l'authenticité.

- Borja, son cousin, est un être ambigu, lâche et manipulateur, qui maîtrise parfaitement les codes hypocrites du monde adulte pour se sauver lui-même. Il représente la corruption et la duplicité.

- Manuel, le "Juif", un garçon mystérieux et marginalisé, issu d'une famille ruinée et méprisée (les vaincus). Il devient l'objet du mépris et de la cruauté du groupe. Il est le bouc émissaire par excellence, symbole de tous les exclus.

- La Grand-Mère, fiigure d'autorité froide et inflexible. Elle incarne l'ordre traditionaliste, la morale rigide et sans pitié des vainqueurs. Elle est la gardienne de cette "loi" qui opprime les faibles.

L'intrigue tourne autour des relations toxiques entre ces adolescents, de leurs jeux cruels, de leurs trahisons, et de la découverte progressive par Matia de la lâcheté, de la compromission et de la violence qui sous-tendent l'ordre apparent.

La Perte de l'Innocence et l'Initiation au Mal en constituent le thème central : le roman est un rite de passage brutal. Matia ne découvre pas l'amour, mais la trahison, la lâcheté et l'injustice. Son "initiation" consiste à comprendre que le monde des adultes, qu'elle imaginait cohérent, est fondé sur le mensonge et la peur. La "première mémoire" est celle de cette blessure originelle, de cette brûlure indélébile qui marque la fin de l'enfance.

Si la guerre civile n'est jamais directement décrite, elle hante chaque page. Elle est la cause originelle de la situation des personnages (l'absence des parents, l'exil, la mort). Les conflits entre les adolescents reproduisent en miniature le conflit fratricide qui déchire l'Espagne : les "vainqueurs" (Borja, la grand-mère) against les "vaincus" (Manuel). Le roman montre comment la guerre se perpétue dans les mentalités, même dans un lieu isolé.

Matute excelle à décrire la violence psychologique et la dynamique perverse des groupes. Borja manipule, accuse et sacrifie Manuel pour préserver sa propre position. La lâcheté collective et le besoin de trouver un bouc émissaire sont analysés avec une acuité remarquable. Les "jeux" des enfants ne sont que la répétition cynique des mécanismes du monde adulte.

 

Sans jamais être pamphlétaire, "Primera Memoria" est une dénonciation cinglante de la société espagnole d'après-guerre. Elle critique l'hypocrisie des vainqueurs, la morale répressive, l'étouffement des consciences et la persécution des vaincus. Le fait de transposer cette critique dans le monde de l'enfance lui donne une force et une universalité extraordinaires. Le roman est aujourd'hui considéré comme un pilier incontournable de la narrative du XXe siècle. Il a été salué pour sa profondeur psychologique, la beauté de son écriture et sa vision sans complaisance d'une Espagne traumatisée.

 

"Los soldados lloran de noche" (1964) et "La trampa" (1969) ne sont pas de simples suites narratives de "Primera Memoria" : ils en constituent l'approfondissement essentiel et la maturation. Ensemble, ils forment une trilogie cohérente (Los mercaderes) où chaque volet apporte une perspective complémentaire et plus sombre sur les thèmes centraux de l'œuvre de Matute.

"Primera Memoria" se déroulait dans le microcosme clos de l'enfance et de l'adolescence. "Los soldados..." se déroule pendant la Guerre civile elle-même et juste après. On y retrouve Matia, devenue jeune adulte, et son cousin Borja. Le roman quitte le territoire métaphorique de l'île pour plonger dans la réalité brutale de la guerre et de la clandestinité. Il montre la conséquence directe des dynamiques perverses de l'enfance. La lâcheté de Borja et l'idéalisme de Matia se confrontent désormais au monde réel, avec des enjeux de vie ou de mort. Le roman introduit un personnage central absent du premier tome : Manuel (surnommé "el Jeven"), qui n'est autre que le frère aîné de Manuel, le "Juif" martyr de "Primera Memoria". Manuel/Jeven incarne le vaincu absolu, le maquisard (guérillero antifranquiste) qui continue à se battre dans une lutte sans espoir, hanté par la mort de son jeune frère. Il est le "soldat qui pleure la nuit", rongé par le chagrin et la culpabilité. Il donne un visage, une voix et une histoire tragique à la figure abstraite du "vaincu" qui planait sur le premier roman, et incarne la résistance désespérée et la poursuite du conflit bien au-delà de la fin officielle de la guerre. Le titre de la trilogie, Los mercaderes, prend ici tout son sens. Les "marchands" sont ceux qui ont marchandé leurs idéaux, qui ont troqué leur honneur contre une place confortable dans le camp des vainqueurs. Borja devient l'archétype du marchand : cynique, opportuniste, il s'engage du côté franquiste par calcul plus que par conviction.

 

"La trampa" (Le Piège) se déroule des années après la guerre, dans l'Espagne étouffante et pauvre de l'immédiat après-franquisme. Les personnages sont brisés. Matia, rongée par la culpabilité, erre dans une existence sans but. La "trap" (piège) est multiple : c'est le piège du passé qui empêche de vivre, le piège de la mémoire qui torture, le piège d'une société qui étouffe toute velléité de bonheur ou de rédemption. Il offre la conclusion amère et sans concession de la trajectoire entamée dans "Primera Memoria". Il n'y a pas de happy end, pas de réconciliation. Matute montre que les blessures de l'enfance et de la guerre sont indélébiles et condamnent à une existence mutilée. Le roman est construit comme une enquête sur le passé. Un personnage tente de comprendre ce qui est arrivé à Manuel/Jeven et le rôle que chacun a joué dans sa chute. 

C'est souligner cette obsession du passé qui caractérise toute la société espagnole de l'époque, incapable de faire son deuil et de regarder vers l'avenir.

La structure narrative de la trilogie se complexifie en introduisant une réflexion sur la mémoire subjective, la vérité multiple et la culpabilité collective. C'est une œuvre de maturation qui montre les personnages aux prises avec le poids de leurs actes. e portrait de la société espagnole des années 60 est impitoyable : misère morale, opportunisme, peur, et une hypocrisie devenue système de survie. Le contraste entre la pauvreté générale et l'enrichissement sans scrupule de certains (les "marchands" qui ont prospéré) est violemment dépeint. La trilogie atteint sa portée critique maximale. "La trampa" ne parle plus seulement de la guerre, mais de la société malade qu'elle a engendrée...

La trilogie "Los mercaderes" constitue ansi l'un des témoignages littéraires les plus forts sur l'héritage empoisonné de la Guerre civile espagnole ...


Carmen Martin Gaite (1925-2000)

Carmen Martín Gaite est née à Salamanque dans un  milieu familial cultivé (son père était un avocat libéral et progressiste, qui encourageait la lecture et l'étude de ses deux filles, Carmen et sa sœur Ana), l'environnement social (bourgeoisie provinciale) et les paysages de la Castille marqueront profondément son imaginaire et deviendront le décor de nombreuses œuvres. Elle a 10 ans quand débute la guerre civile espagnole (1936-1939) : la guerre a brisé l'insouciance de son enfance et a imposé une atmosphère de peur, de silence et de divisions qui deviendra un thème récurrent dans son travail. Elle a vécu la guerre à Salamanque, un bastion nationaliste.

Pour échapper à la rigueur et à l'ennui de la vie sous le franquisme, elle se réfugie très tôt dans la lecture (ses auteurs préférés étaient Jane Austen, Emily Brontë et plus tard, Proust) et commence à écrire des histoires, des poèmes et des pièces de théâtre pour divertir sa famille.

En 1943, elle s'inscrit à la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Salamanque. Elle y rencontre et se lie d'amitié avec d'autres jeunes écrivains qui deviendront des figures majeures de la littérature espagnole du XXe siècle, notamment Ignacio Aldecoa et Jesús Fernández Santos. Plus tard, elle rencontrera Agustín García Calvo et Josefina Rodríguez (qu'elle épousera).

Ce groupe, qui formera plus tard le noyau de la Génération des 50 (ou "Génération du milieu du siècle"), partageait des lectures, des discussions et une vision renouvelée de la littérature, en réaction au réalisme social dominant. Elle poursuit ses études et prépare une thèse de doctorat sur les canons et les modes vestimentaires au XVIIIe siècle, qu'elle ne soutiendra jamais officiellement.

Elle se fait connaître en remportant le Prix Café Gijón en 1954 pour "El balneario" et, surtout, le prestigieux Prix Nadal en 1957 pour "Entre visillos". Ce roman est une critique subtile mais cinglante de l'étouffante vie provinciale espagnole, du carcan moral et des limitations imposées aux femmes. Contourner l'interdit : Comme tous les auteurs de l'époque, ses manuscrits étaient soumis à la censure franquiste. Pour éviter l'interdiction, elle a développé une écriture allusive, ironique et métaphorique. Elle utilisait les apparences du réalisme (décrire le quotidien) pour glisser une critique sociale et politique implicite.

Elle ne dénonçait pas frontalement le régime, mais dépeignait ses conséquences sur les psychés individuelles et les relations humaines. En se concentrant sur la vie privée, les souvenirs et les dialogues intérieurs de ses personnages, elle évitait la politique explicite tout en montrant l'étouffement de la liberté individuelle.

Dans un milieu littéraire très masculin, elle a imposé une voix féminine unique, non conformiste. Ses héroïnes sont souvent des femmes intelligentes et rêveuses qui luttent contre les attentes sociales (mariage, soumission) et cherchent une voie personnelle. Durant cette période, elle ne se limite pas au roman. Elle écrit aussi pour le théâtre, fait de la traduction (notamment de Natalia Ginzburg, Virginia Woolf) et commence des travaux d'érudition, comme sa collaboration à l'Histoire de l'Art dirigée par Juan Antonio Gaya Nuño.

 

La mort de Franco en 1975 et l'avènement de la démocratie ouvrent pour Martín Gaite une période de profonde transformation créative et de consécration nationale. "El cuarto de atrás" (1978) constitue un tournant capital. Il remporte le Premio Nacional de Literatura et est considéré comme son chef-d'œuvre. C'est un texte hybride, à mi-chemin entre le roman, le livre de souvenirs et l'essai, où elle dialogue avec un mystérieux visiteur nocturne. Il explore la mémoire personnelle et collective de l'époque franquiste, mêlant réalité et fantaisie d'une manière novatrice. C'est l'acte de libération narrative d'une autrice qui n'a plus à se censurer. Et elle continue d'expérimenter avec des formes narratives, comme le conte (Caperucita en Manhattan), et affirme son style unique, inclassable. Et devient une figure incontournable de la culture espagnole démocratique, respectée par la critique et les intellectuels, et lue par un large public.

La réception de Carmen Martín Gaite en France a été excellente, et la plupart de ses œuvres majeures sont disponibles en français. Les éditeurs Métailié et Julliard (puis Seuil pour certains titres) ont été très actifs dans cette diffusion : "Derrière les rideaux" (Julliard, 1970, réédité par Métailié, 1995), "Le Cahier retrouvé" (Julliard, 1982), réédité par Métailié, 1995). La traductrice Claude Bleton a joué un rôle crucial dans la diffusion de l'œuvre de Martín Gaite en France. La traduction en anglais a été plus limitée et sporadique, se concentrant sur ses romans les plus acclamés par la critique. Ces dernières années, des éditeurs spécialisés comme Hispanic Classics ont contribué à une meilleure diffusion...


"El Balneario" (1954)

"El Balneario" est plus qu'une nouvelle sur l'ennui, bien plus qu'une simple histoire sur un séjour thermal, mais une métaphore de l'Espagne Franquiste : le balnéaire est une micro-société allégorique de l'Espagne des années 1950, un espace clos, régi par des règles rigides, une hiérarchie incontestée (le docteur) et un conformisme étouffant. L'atmosphère de stagnation, de silence et de contrôle reflète parfaitement le climat politique et social de l'époque, marqué par la répression, la censure et l'isolement ("l'autarcie"). Dans le droit fil de sa démonstration, Martín Gaite critique la bourgeoisie espagnole qui, pour échapper à l'ennui et au vide existentiel, cherche des solutions factices (comme les cures) sans jamais remettre en cause les fondements de sa condition. Le balnéaire est aussi la matérialisation de la cage dans laquelle la femme de l'époque est confinée : l'espace domestique, les attentes sociales, le manque d'autonomie. Son désir de s'échapper vers le pré où jouent les enfants est un désir de retour à une innocence pré-sociale, à une liberté perdue.

Le couple arrive dans un balnéaire grand mais désert et légèrement décati. L'atmosphère est immédiatement étouffante, réglée par un emploi du temps strict et des règles absurdes. Ernesto, après avoir installé sa femme, repart pour la ville, la laissant seule pour sa "cure". La narratrice se soumet à la routine monotone du lieu : lever, cure d'eau, repas, repos. Elle se sent traitée comme un objet, un numéro (elle est la "numéro 7"), et non comme une personne. Ses tentatives pour établir un contact humain avec les autres résidents (comme la vieille dame qui tricote) sont vaines ; tous semblent englués dans une apathie générale.

Pour échapper à l'ennui, la narratrice se réfugie dans son imagination. Elle observe par la fenêtre un groupe d'enfants qui jouent librement dans un pré, un spectacle qui symbolise la vitalité et la liberté qui lui font défaut. Ce monde extérieur, qu'elle ne peut atteindre, devient une obsession.

 Un jour, poussée par une impulsion irrésistible, elle transgresse les règles en quittant le parc du balnéaire pour une courte promenade solitaire. Cette brève évasion est un acte de libération intense, bien que teinté de peur et de culpabilité.

À son retour, elle est confrontée à l'autorité du Docteur Velasco qui lui reproche sa conduite. La pression, le sentiment d'être incomprise et l'angoisse accumulée provoquent chez elle une crise de larmes et un profond désarroi. Plutôt que de la comprendre, son mari Ernesto est appelé. Il arrive, minimise son expérience ("des bêtises"), et décide de la ramener à la maison, considérant que la cure a échoué. La nouvelle se termine sur leur départ, la narratrice se sentant plus seule et incomprise que jamais, revenue à sa cage dorée mais ayant échoué à communiquer son mal-être.

"1 - Hemos llegado esta tarde, después de varias horas de autobús. Nos ha avisado el cobrador. Nos ha dicho en voz alta y, desde luego, bien inteligible: «Cuando lleguemos al puente pararemos para que puedan bajar ustedes». Yo incliné la cabeza, fingiendo dormir. Carlos respondería lo que fuese oportuno; él se levantaría primero y bajaría las maletas, se iría preparando camino de la puerta, me abriría paso cuidadosamente a lo largo del pasillo, pendiente de sujetar el equipaje y de no molestar a los viajeros, se volvería a mirarme: «Cuidado, no tropieces. Me permite…, me permite…». Y yo solo tendría que seguirle, como en un trineo.

Pasó un rato. Carlos, probablemente, estaba bostezando o tenía vuelta la cabeza a otro lado con indiferencia. En el temor que tenía de mirarle conocía que era así. Mejor no mirarle. Me esforcé por mantenerme en la misma postura, con la espalda bien pegada al asiento de cuero y la cabeza inclinada, enfocándome las yemas de los dedos, que sobaban, sobre mi regazo, una llavecita de maletín. Me esforcé por no ponerme nerviosa, por no gritar que nos íbamos a pasar de aquel puente, por no tirarle a Carlos de la manga tres o cuatro veces, aceleradamente, para que se fuera preparando. Resistía por testarudez; él tenía el deber de levantarse primero. Deslicé uno de mis pulgares hasta encontrarme el pulso en la muñeca opuesta. Batía. —Pumba, pumba— igual que un pez oprimido; y yo sabía que solo con gritar, con ponerme en pie bruscamente, los latidos se hubieran desbandado, apaciguándose luego en ondas concéntricas. Era un enorme esfuerzo el que tenía que hacer, casi físico, como para empujar una puerta y resistir la fuerza que hacen del otro lado. Para alentarme a seguir en la misma postura me decía: «Ya pasará algo, ya me sacarán de aquí. Me da igual cualquier cosa. Estoy sorda, emparedada entre cuatro muros de cemento».

El cobrador se paró delante de nosotros. Vi su sombra cegándome los reflejos, que se deslizaban como gotas de mis pestañas inclinadas a la llave del maletín; vi muy cerca sus grandes zapatos de lona azul y el pantalón de dril rayado, que le hacía bolsas en las rodillas, y me sentí sobrecogida, como cuando hay que comparecer delante de un tribunal.

—Pero ¿no son ustedes dos los que iban al balneario? —dijo, recalcando mucho las palabras.

Y me pareció que hablaba demasiado alto. Le habrían oído los de los asientos de atrás; estarían adelantando la cabeza, intrigados para vernos la cara a nosotros y enterarse de lo que íbamos a contestar. No se podía esperar más tiempo. Levanté la cabeza y me parecía que salía a la superficie después de contener la respiración mucho rato debajo del agua. Se me había dormido una pierna y me dolían los codos. Antes de nada miré a Carlos, para orientarme, como cuando se despierta uno y mira el reloj.

 

Nous sommes arrivés cet après-midi, après plusieurs heures de bus. Le receveur nous a avertis. Il nous a dit à voix haute et, bien sûr, parfaitement intelligible : « Quand nous arriverons au pont, nous nous arrêterons pour que vous puissiez descendre ». J'ai penché la tête, feignant de dormir. Carlos répondrait ce qu'il conviendrait ; il se lèverait le premier et descendrait les valises, il se préparerait à avancer vers la porte, me frayerait prudemment un chemin le long de la allée, attentif à maintenir les bagages et à ne pas déranger les voyageurs, il se retournerait pour me regarder : « Attention, ne trébuche pas. Permettez-moi…, permettez-moi… ». Et je n'aurais qu'à le suivre, comme dans un traîneau.

Un moment passa. Carlos, probablement, bâillait ou avait la tête tournée ailleurs avec indifférence. Dans la peur que j'avais de le regarder, je savais que c'était ainsi. Mieux valait ne pas le regarder. Je m'efforçai de garder la même posture, le dos bien collé à la banquette de cuir et la tête penchée, fixant du regard le bout de mes doigts, qui frottaient, sur mes genoux, une petite clé de valisette. Je m'efforçai de ne pas devenir nerveuse, de ne pas crier que nous allions dépasser ce pont, de ne pas tirer sur la manche de Carlos trois ou quatre fois, précipitamment, pour qu'il commence à se préparer. Je résistais par entêtement ; c'était à lui de se lever le premier. Je glissai un de mes pouces jusqu'à trouver le pouls à mon poignet opposé. Il battait. — Poum, poum — comme un poisson opprimé ; et je savais que rien qu'en criant, en me mettant brusquement debout, les battements se seraient enfuis, s'apaisant ensuite en ondes concentriques. C'était un effort énorme que je devais faire, presque physique, comme pour pousser une porte et résister à la force exercée de l'autre côté. Pour m'encourager à rester dans la même posture, je me disais : « Il va bien se passer quelque chose, on va bien me sortir d'ici. N'importe quoi, je m'en moque. Je suis sourde, emmurée entre quatre murs de ciment ».

Le receveur s'arrêta devant nous. Je vis son ombre qui aveuglait les reflets, qui glissaient comme des gouttes de mes cils inclinés vers la clé de la valisette ; je vis de très près ses grandes chaussures de toile bleue et le pantalon de dril rayé, qui lui faisait des poches aux genoux, et je me sentis saisie, comme lorsqu'il faut comparaître devant un tribunal.

« Mais ce n'est pas vous deux qui alliez au balnéaire ? » dit-il, en appuyant beaucoup sur les mots.

Et il me sembla qu'il parlait trop fort. Les gens des sièges arrière avaient dû l'entendre ; ils devaient pencher la tête, intrigués de nous voir le visage et de savoir ce que nous allions répondre. On ne pouvait plus attendre plus longtemps. Je levai la tête et il me sembla que je refaisais surface après avoir retenu ma respiration longtemps sous l'eau. Une de mes jambes s'était endormie et j'avais mal aux coudes. Avant toute chose, je regardai Carlos, pour me situer, comme lorsqu'on se réveille et qu'on regarde l'heure.

 

Yacía en el asiento de al lado, en una postura tan inverosímil que no se sabía dónde tenía las manos y dónde los pies. Apoyaba un poquito la frente en la ventanilla y miraba fijamente a través del cristal con una insultante tranquilidad, como si no hubiera oído jamás nada a su alrededor. Me sentí muy indignada contra él y también contra mí misma, llena de rabia por haber resistido tan poco tiempo, y que ese poco me hubiera parecido una eternidad.

«Tengo que hablar con Carlos hoy mismo, luego —me dije, en medio de mi malestar—. Esto no puede seguir así. De hoy no pasa. Quiero poder hacer y decidir lo que me dé la gana sin tener que mirarle a la cara, sin esta dependencia y este miedo. Disponer de una cierta libertad». Y sentía gran prisa y angustia por hablarle, aunque ya sabía que no iba a poder. Imaginaba una y otra vez largos discursos, y se me embarullaban al acordarme de que él me estaría mirando cuando los hilvanase, de que pronunciaría: «Dime», y se quedaría esperando mis palabras con desconcertante indiferencia, como si supiera de antemano que nada de lo que fuera a oír podía inmutarle ni sorprenderle. De todas maneras, en cuanto bajásemos del autobús le hablaría. O tal vez sería mejor esperar a llegar al hotel. Yo estaría apoyada contra el respaldo de una butaca: «Verás, Carlos, yo no aguanto más. Llevamos demasiado tiempo así…». Pero así…, ¿cómo? ¿Qué quiere decir así? Y luego, ¿es tanto tiempo realmente? A este hombre absorbente que me condiciona, que limita y atrofia mis palabras, que va a mi lado en el autobús, ¿hace tanto tiempo que lo conozco, que me lo encuentro al lado al volver la cabeza? Lo primero que no sé es el tiempo que va durando este viaje.

Pasábamos por una pradera con árboles regularmente colocados, que dejaban su sombra redonda clavada en el suelo, como un pozo. Le daba el sol; había un hombre tendido comiendo una manzana; había dos niños parados, cogidos de la mano; había un espantapájaros con la chaqueta llena de remiendos. La hierba se ondulaba y crecía, como una marea, persiguiendo el autobús. Detrás de él, detrás de él, detrás de él…

—Pero, vamos a ver, ¿van ustedes al balneario sí o no? —interpeló el cobrador fuera de sí.

Dios mío, sí, el balneario… Yo ya había vuelto a cerrar los ojos. No podía ser. Había que bajarse. Nos estaban mirando todos los viajeros. Tal vez habíamos pasado ya el puente…, aquel puente. Sacudir a Carlos, las maletas… Pero antes de cualquier otra cosa era necesario dar una explicación al hombre de las rodillas abolladas, que no se movía de allí. De su cartera de cuero sobada y entreabierta subí los ojos a su rostro por primera vez.

 

"... Il était affalé sur le siège à côté de moi, dans une posture si invraisemblable qu'on ne savait plus où étaient ses mains et où étaient ses pieds. Il appuyait un peu son front contre la vitre et regardait fixement à travers le verre avec une tranquillité insultante, comme s'il n'avait jamais rien entendu de ce qui l'entourait. Je me sentis très indignée contre lui et aussi contre moi-même, pleine de rage d'avoir tenu si peu de temps, et que ce peu m'ait paru une éternité.

« Il faut que je parle à Carlos aujourd'hui même, tout à l'heure — me dis-je, au milieu de mon malaise —. Cela ne peut plus continuer ainsi. Ça se règlera aujourd'hui. Je veux pouvoir faire et décider ce qui me chante sans avoir à le regarder en face, sans cette dépendance et cette peur. Disposer d'une certaine liberté ». Et je sentais une grande hâte et angoisse à l'idée de lui parler, même si je savais déjà que je n'en serais pas capable. J'imaginais sans cesse de longs discours, qui s'embrouillaient quand je me rappelais qu'il me regarderait pendant que je les échafauderais, qu'il dirait : « Dis-moi », et qu'il attendrait mes mots avec une déconcertante indifférence, comme s'il savait d'avance que rien de ce qu'il allait entendre ne pouvait le troubler ou l'étonner. De toute manière, dès que nous descendrions du bus, je lui parlerais. Ou peut-être valait-il mieux attendre d'arriver à l'hôtel. Je serais appuyée contre le dossier d'un fauteuil : « Tu vois, Carlos, je n'en peux plus. Cela fait trop de temps que nous sommes ainsi… ». Mais ainsi…, comment ? Qu'est-ce que cela veut dire "ainsi" ? Et puis, est-ce vraiment si long ? Cet homme absorbant qui me conditionne, qui limite et atrophie mes paroles, qui va à mes côtés dans le bus, cela fait si longtemps que je le connais, que je le trouve à mes côtés quand je tourne la tête ? La première chose que j'ignore, c'est la durée de ce voyage.

Nous traversions une prairie avec des arbres régulièrement espacés, qui laissaient leur ombre ronde plantée dans le sol, comme un puits. Le soleil brillait ; il y avait un homme allongé qui mangeait une pomme ; il y avait deux enfants arrêtés, se tenant par la main ; il y avait un épouvantail avec la veste pleine de pièces. L'herbe ondulait et croissait, comme une marée, poursuivant le bus. Derrière lui, derrière lui, derrière lui…

— Mais, voyons, vous allez au balnéaire, oui ou non ? — interpella le receveur, hors de lui.

Mon Dieu, oui, le balnéaire… J'avais déjà refermé les yeux. C'était impossible. Il fallait descendre. Tous les voyageurs nous regardaient. Peut-être avions-nous déjà dépassé le pont…, ce pont. Secouer Carlos, les valises… Mais avant toute autre chose, il était nécessaire de donner une explication à l'homme aux genoux fripés, qui ne bougeait pas de là. De sa serviette de cuir usée et entrouverte, je levai les yeux vers son visage pour la première fois.

(...)

La force de la nouvelle réside dans l'utilisation de la narration à la première personne. La narratrice n'est pas considérée comme un sujet pensant et ressentant. Pour Ernesto et le docteur, elle est un problème à régler ("se soigner"), un corps à discipliner. Son malaise est psychologique et existentiel, mais ils ne lui offrent que des solutions physiques et autoritaires. Elle est incapable de verbaliser son mal-être à un mari qui ne l'écoute pas et ne parle pas son langage. Le fossé qui les sépare est infranchissable. Sa tentative de communication par l'acte (la fugue) échoue également et est interprétée comme un symptôme de sa "folie".


Carmen Martin Gaite (1925-2000), "Entre visillos" (A travers les persiennes, 1957)

À la mi-septembre, un jeune enseignant, Pablo Klein, arrive dans une ville de province pour y occuper le poste de professeur d'allemand que lui a procuré le directeur du lycée, Rafael Dominguez. Celui-ci vient de mourir et Pablo doit s'installer dans une auberge de cette cité historique qui, avec sa cathédrale, sa rivière et ses ruelles étroites sillonnées par de noires silhouettes de prêtres et de femmes en deuil, transpire l'ennui.

À l'auberge, sa seule compagne est la "mauvaise femme de la ville", Rosa, l'entraîneuse de la boîte de nuit, une chanteuse qui oublie dans l'alcool sa déchéance solitaire. La ville, pourtant, a sa jeunesse, garçons et filles de la bourgeoisie que Pablo, par son métier, ne tarde pas à rencontrer, et notamment Elvira Dominguez. De cette dernière, Emilio, son fiancé, affirme qu'elle lui "fait vivre un roman à la Dostoïevski", tant elle est fantasque. Qui est exactement cette fille énigmatique et complexe, en fait le vrai protagoniste du roman.

Après une brève rencontre au domicile du défunt, le troisième jour de l'arrivée de Pablo, elle lui écrit, l'entraîne quelque temps plus tard dans une brève étreinte, le fuit lorsqu'il est devenu l'ami d'Emilio, puis le provoque à nouveau, un soir de décembre, l'obligeant à quitter précipitamment la ville alors qu'il est peut-être épris de sa très jeune, très sauvage et romantique élève, Natalia ...

Gaite alternera au fil de son roman des chapitres à la troisième personne, plus "objectifs" et descriptifs de la société provinciale, et des chapitres exprimés à la première personne, comme celui-ci, qui nous offrent une plongée introspective dans la conscience de ses personnages, ici celle de la jeune Natalia.

Au début du roman, Natalia est une jeune fille de seize ans, l'une des plus jeunes d'un groupe de jeunes filles, vivant dans une ville de province espagnole non nommée (inspirée de Salamanque) durant les années 1950, sous le franquisme. Elle appartient à la bourgeoisie provinciale traditionnelle et étouffante. Sa famille incarne les conventions sociales que le roman critique. Contrairement à à son amie Gertru, dont la préoccupation principale est de se marier et de participer aux rituels sociaux, Natalia est introvertie, réfléchie et peu conventionnelle, elle tient un journal intime,  son échappatoire, son moyen de comprendre et de critiquer le monde étroit qui l'entoure... 

"«AYER VINO GERTRU. No la veía desde antes del verano. Salimos a dar un paseo. Me dijo que no creyera que porque ahora está tan contenta ya no se acuerda de mí; que estaba deseando poder tener un día para contarme cosas. Fuimos por la chopera del río paralela a la carretera de Madrid.

Yo me acordaba del verano pasado, cuando veníamos a buscar bichos para la colección con nuestros frasquitos de boca ancha llenos de serrín empapado de gasolina. Dice que ella este curso por fin no se matricula, porque a Ángel no le gusta el ambiente del Instituto. Yo le pregunté que por qué, y es que ella por lo visto le ha contado lo de Fonsi, aquella chica de quinto que tuvo un hijo el año pasado. En nuestras casas no lo habíamos dicho; no sé por qué se lo ha tenido que contar a él. Me enseñó una polvera que le ha regalado, pequeñita, de oro.

—Fíjate qué ilusión. ¿Sabes lo que me dijo al dármela? Que la tenía guardada su madre para cuando tuviera la primera novia formal. Ya ves tú; ya le ha hablado de mí a su madre.

Que si no me parecía maravilloso. Me obligaba a mirarla, cogiéndome del brazo con sus gestos impulsivos. Se había pintado un poco los ojos y a mí me parecía que se iba a avergonzar de que se lo notase. Luego me contó que se pone de largo dentro de pocos días en una fiesta que dan en el Aeropuerto, que ella ya sabe cómo lo van a adornar todo, porque Ángel es capitán de aviación y uno de los que lo organizan; que han estado juntos comprando bebidas, farolillos y colgantes de colores. Me explicó con muchos detalles cómo es su traje de noche; se soltaba de mí entre las explicaciones y daba vueltas de vals por la orilla, sorteando los árboles y echando la cabeza para atrás. Se paró en un tronco y me fue haciendo con el dedo una especie de plano de la entrada al Aeropuerto y de los hangares donde van a dar la fiesta.

Quería que me lo imaginara exactamente para que le diera alguna idea original de cómo lo adornaría yo, por si le sirve a Ángel lo que yo diga. No comprendía que no hubiera convencido a mis hermanas para ir yo también, tan fantástico como será. No le quise contar que he tenido que insistir para convencerlas precisamente de lo contrario. Le dije sólo que soy pequeña todavía. Quería que hablara ella y me dejara a mí.

—Tú me llevas dos meses, Natalia. ¿Es que ya no te acuerdas? —dijo. Y se reía—. ¿Tan mayor te parezco ahora?

Estábamos en el sitio de las barcas y hacía una tarde muy buena. Yo quise que remáramos un poco, pero Gertru tenía prisa por volver a las siete, y además no quería arrugarse el vestido de organza amarilla. Yo me senté en la hierba contra el tronco de un árbol, y ella se quedó de pie. Se agachaba a recoger piedras planas y las echaba al río; brincaban dos o tres veces antes de hundirse, parecían ranitas, y a mí me gustaba mirar los círculos que dejaban en el agua. Me dijo que por qué estaba tan callada, que le contase alguna cosa, pero yo no sabía qué contar…»

 

« HIER, GERTRU EST VENUE. Je ne l'avais pas vue depuis avant l'été. Nous sommes sorties nous promener. Elle m'a dit de ne pas croire que parce qu'elle est si heureuse maintenant, elle ne pense plus à moi ; elle avait très envie de pouvoir avoir une journée pour me raconter des choses. Nous sommes passées par la peupleraie le long de la route de Madrid.

Je me souvenais de l'été dernier, quand nous venions chercher des insectes pour la collection avec nos petits flacons à large ouverture remplis de sciure imbibée d'essence. Elle dit que cette année, enfin, elle ne s'inscrira pas à l'Institut, parce qu'Ángel n'aime pas l'ambiance qui y règne. Je lui ai demandé pourquoi, et il apparaît qu'elle lui a raconté l'histoire de Fonsi, cette fille de cinquième qui a eu un enfant l'année dernière. Dans nos familles, nous n'en avions pas parlé ; je ne sais pas pourquoi elle a dû lui raconter ça. Elle m'a montré une boîte à poudre qu'il lui a offerte, toute petite, en or.

— Regarde, comme je suis contente. Tu sais ce qu'il m'a dit en me la donnant ? Que sa mère l'avait gardée pour quand il aurait sa première petite amie sérieuse. Tu te rends compte ; il a déjà parlé de moi à sa mère.

Elle me demandait si je ne trouvais pas ça merveilleux. Elle m'obligeait à la regarder, en m'attrapant le bras avec ses gestes impulsifs. Elle s'était un peu maquillé les yeux et j'avais l'impression qu'elle allait être gênée que je le remarque. Ensuite, elle m'a raconté qu'elle allait faire ses débuts en robe longue dans quelques jours, lors d'une fête donnée à l'Aéroport, qu'elle savait déjà comment ils allaient tout décorer, parce qu'Ángel est capitaine dans l'aviation et l'un des organisateurs ; qu'ils avaient été faire les courses ensemble pour acheter des boissons, des lampions et des guirlandes colorées. Elle m'a décrit en détail sa robe du soir ; elle me lâchait pendant ses explications et faisait des tours de valse sur la rive, en évitant les arbres et en rejetant la tête en arrière. Elle s'arrêta contre un tronc et se mit à me tracer avec le doigt une sorte de plan de l'entrée de l'Aéroport et des hangars où allait avoir lieu la fête.

Elle voulait que je m'imagine exactement la scène pour que je lui donne une idée originale de comment je décorerais tout ça, au cas où ce que je dirais serait utile à Ángel. Elle ne comprenait pas que je n'avais pas convaincu mes sœurs pour que j'y aille aussi, alors que ça va être si fantastique. Je n'ai pas voulu lui dire que j'avais dû insister pour les convaincre justement du contraire. Je lui ai seulement dit que j'étais encore trop jeune. Je voulais que ce soit elle qui parle et qu'elle me laisse tranquille.

— Tu as deux mois de moins que moi, Natalia. Est-ce que tu ne t'en souviens plus ? — dit-elle. Et elle riait —. Est-ce que j'ai l'air si vielle que ça maintenant à tes yeux ?

Nous étions à l'endroit des barques et il faisait un très beau soir. J'aurais voulu que nous ramions un peu, mais Gertru était pressée de rentrer pour sept heures, et en plus elle ne voulait pas froisser sa robe d'organdi jaune. Je me suis assise dans l'herbe, adossée au tronc d'un arbre, et elle est restée debout. Elle se baissait pour ramasser des pierres plates et les lançait dans la rivière ; elles faisaient deux ou trois bonds avant de couler, on aurait dit des petites grenouilles, et j'aimais regarder les cercles qu'elles laissaient sur l'eau. Elle me demanda pourquoi j'étais si silencieuse, de lui raconter quelque chose, mais je ne savais pas quoi raconter… »

 

L'arrivée de Pablo Klein ne change pas radicalement la personnalité de Natalia, mais elle accélère et affine son regard, de l'observation silencieuse elle se met à parler,  ses intuitions se transforment en une conscience claire de l'atmosphère pesante qui l'entoure, et trouve en lui un allié, une confirmation qu'elle peut penser différemment ...

"ELVIRA SE QUEDÓ SOLA. Se reveló el runrún de una charla en el cuarto de al lado. La voz de su madre. La de otra señora. Se tumbó en la cama turca. «Yo las envidio, Lucia, a las que son como usted —decía la visita—. Yo, cuando se murió mi hijo, ya ve la desgracia tan grande que fue aquélla, pues nada, ni un día perdí el apetito, fíjese, y cada vez me ponía más gorda. Que era una desesperación aquello, parecía que no sufría una.»

Elvira se fue al despacho de su padre. Anduvo un rato mirando los lomos de los libros a la luz roja de la lámpara. Olía a cerrado. A la madre le gustaba que estuvieran los balcones cerrados, que se notara al entrar de la calle aquel aire sofocante y artificial. «Es una casa de luto», había dicho. Elvira se asomó al balcón y respiró con fuerza. Se había levantado un poco de aire húmedo. Miró los árboles, la masa oscura de los árboles a los dos lados de la calle estrecha, iluminados de trecho en trecho por una luz pequeña y oscilante que quedaba debajo de las copas. Ya era casi de noche. El aire arrastraba algún papel por las aceras. Enfrente estaba la tapia del jardín de las Clarisas, alta y larga, perdiéndose de vista hacia la izquierda; un poco más allá blanqueaba el puesto de melones. Cerró los ojos, descansándolos en las palmas de las manos. Luego los escalones, el caño, la casa donde estaba la carnicería, la iglesia de la Cruz, la plazoleta, el andamio de la Caja de Ahorros. De niña, ¡qué grande le parecía la calle, los árboles qué altos! Y el misterio, el miedo de perderse, el deseo también. Los llamaban a voces desde el balcón, cuando estaban en lo mejor, cuando empezaba a hacerse de noche: «¡Niños, niños»!, y ellos estaban siempre más allá, escondidos en los portales, sentados en los salientes, en los bordes, en los quicios, contando piedrecitas o mentiras, sumidos en un mundo extenso e intrincado. Había una calle muy cerca de la casa por donde no se podía bajar: «No vayáis por ahí, de ninguna manera»; tenía un farol a la entrada, y en lo poco que se veía desde fuera era ancha, de casa bajas, sin nada de particular. Entraba poca gente por allí, algunas mujeres y hombres desconocidos, seres privilegiados que habían desvelado el secreto. «El barrio chino —dijo un día una niña bizca que vendía el cupón con su abuelo»—, el barrio chino, ja, eso es lo que hay ahí, ¿por qué lo miras?, y a Elvira le dio vergüenza estar apoyada en la tapia de enfrente, espiando algún acontecimiento maravilloso, separada de todos los niños, y le dijo a la chica: «Ya lo sé, ¿te crees que no lo sabía?»; pero todavía pasó mucho tiempo antes de que supiese que las paredes de aquellas casas no estaban decoradas como los mantones de Manila, y que la gente vivía pobremente, sin túnicas ni kimonos multicolores, que se llamaba el barrio chino por otra cosa, que sabe Dios por qué se llamaba así. Cuando venía el buen tiempo, cantaban una canción todos los niños, cantaban sobre todo aquella canción: «Mes de mayo, mes de mayo, mes de mayo primavera, cuando todos los soldados se marchan a la guerra…». La cantaban cogidos de las manos, cabalgando la calle inacabable. La terminaban y la volvían a cantar. Daban la vuelta cuando se acababa la canción. Niño y niña. Brincaban, crecían, volaban; a tapar la calle nueva, la calle que nacía. Los niños agarraban muy fuerte de la mano; corrían más de prisa y no las dejaban soltarse a ellas. Y a Elvira, cuando empezaba a cansarse mucho, le gustaba echar la cabeza para atrás y dejarse arrastrar como en un carrusel de caballos, oyendo cantar a los otros, y no sentía más que las manos de los niños que la cogían cada vez más fuerte. Era muy grande entonces la calle y estaba llena de maravillas.

—Señorita Elvira.

No quería abrir los ojos ni moverse. A lo mejor no la veían desde dentro.

—Pues en su cuarto no está. —(Era la criada.)

—Ya la veo. Está ahí fuera en el balcón —dijo la voz de Emilio.

A Elvira, en aquel momento, no le molestó que fuera yo el que venía. Le sintió salir y ponerse a su lado.

—Hola, ¿qué haces aquí tan sola?, ¿no está Teo?

—No sé nada.

—Le buscaba.

—¿Qué piensas? ¿Estás triste?

—Ni siquiera. Embobada. Me aburro, ¡si vieras cómo me aburro!

—Pero ¿por qué?, ¿qué piensas?

—Nada. ¿No te digo que nada? No es vivir, vivir así.

Miraba la calle.

—Si te molesto, me voy —dijo Emilio después de un poco.

Ella le miró. Era como un perro dócil Emilio, con los mismos ojos de la infancia. A veces la conmovía.

—No, hombre, al contrario. Me gusta que hayas venido. Te estaba viendo ahí abajo, de pequeño con nosotros, cuando jugábamos en la primavera. Eran buenos tiempos.

Emilio miró a la calle, sin decir nada. Luego volvió los ojos de reflexión a la mano blanca de Elvira que se había apoyado en su manga.

—Di algo, hombre. Cuéntame algo. A ver si te voy a contagiar mi spleen. ¿Qué haces, escribes?

—Algo. Vámonos dentro. Hace frío.

—Yo no tengo frío, ¿tienes frío?

—No. Lo decía por ti. Pero además no está bien que estemos aquí asomados, Elvira, puede pasar alguien.

Ella se soltó y le buscó la mirada.

—¿Y qué pasa, di, qué pasa? A ver si por estar de luto ni siquiera voy a poder hablar contigo en el balcón ¿Es que estamos haciendo algo malo? Pareces mi madre.

—Si no es eso, Elvira, no es eso…

Ella se había puesto a mirar para otro lado.

—Entonces, ¿qué es?

 

ELVIRA SE RETROUVA SEULE. Le ronron d'une conversation provenant de la pièce voisine se révéla. La voix de sa mère. Celle d'une autre dame. Elle s'allongea sur le lit turc. « Je les envie, Lucia, celles qui sont comme vous — disait la visite —. Moi, quand mon fils est mort, vous voyez le grand malheur que c'était, eh bien rien, pas un jour je n'ai perdu l'appétit, figurez-vous, et je grossissais de plus en plus. C'était un vrai désespoir, on aurait dit que je ne souffrais pas. »

Elvira se rendit au bureau de son père. Elle marcha un moment, regardant le dos des livres à la lumière rouge de la lampe. Ça sentait le renfermé. La mère aimait que les balcons soient fermés, qu'on sente, en entrant de la rue, cet air étouffant et artificiel. « C'est une maison en deuil », avait-elle dit. Elvira se pencha au balcon et respira à pleins poumons. Une petite brise humide s'était levée. Elle regarda les arbres, la masse sombre des arbres de part et d'autre de la rue étroite, illuminés de loin en loin par une petite lumière oscillante qui se trouvait sous leurs cimes. Il faisait presque nuit. Le vent traînait quelques papiers sur les trottoirs. En face se dressait le haut et long mur du jardin des Clarisses, se perdant de vue vers la gauche ; un peu plus loin blanchissait l'étal de melons. Elle ferma les yeux, les reposant dans ses paumes. Puis les marches, le jet d'eau, la maison où se trouvait la boucherie, l'église de la Cruz, la petite place, l'échafaudage de la Caisse d'Épargne. Enfant, comme la rue lui paraissait grande, les arbres si hauts ! Et le mystère, la peur de se perdre, le désir aussi. On les appelait du balcon, à voix forte, quand ils étaient au plus beau, quand la nuit commençait à tomber : « Les enfants, les enfants ! », et eux étaient toujours plus loin, cachés dans les entrées d'immeuble, assis sur les rebords, sur les bordures, sur les seuils, à compter des cailloux ou des mensonges, plongés dans un monde vaste et complexe. Il y avait une rue, tout près de la maison, où l'on ne pouvait pas descendre : « N'allez pas par là, surtout pas » ; elle avait un réverbère à l'entrée, et pour le peu qu'on en voyait de l'extérieur, elle était large, avec des maisons basses, sans rien de particulier. Peu de gens y entraient, quelques femmes et des hommes inconnus, des êtres privilégiés qui avaient percé le secret. « Le barrio chino — dit un jour une fille louche qui vendait des billets de loterie avec son grand-père —, le barrio chino, ha, c'est ce qu'il y a là, pourquoi tu regardes ? », et Elvira eut honte d'être appuyée au mur d'en face, à espionner je ne sais quel événement merveilleux, séparée des autres enfants, et elle dit à la fille : « Je le sais bien, tu crois que je ne le savais pas ? » ; mais il s'écoula encore beaucoup de temps avant qu'elle ne sache que les murs de ces maisons n'étaient pas décorés comme des châles de Manille, et que les gens vivaient pauvrement, sans tuniques ni kimonos multicolores, que cela s'appelait le barrio chino pour une autre raison, Dieu sait pourquoi ça s'appelait ainsi. Quand les beaux jours arrivaient, tous les enfants chantaient une chanson, ils chantaient surtout cette chanson-là : « Mois de mai, mois de mai, mois de mai printanier, quand tous les soldats s'en vont à la guerre… ». Ils la chantaient en se tenant par la main, chevauchant la rue interminable. Ils la finissaient et la recommençaient. Ils faisaient demi-tour quand la chanson était finie. Garçon et fille. Ils sautaient, grandissaient, volaient ; à couvrir la rue nouvelle, la rue qui naissait. Les garçons serraient très fort la main ; ils couraient plus vite et ne les laissaient pas leur lâcher la main. Et Elvira, quand elle commençait à être très fatiguée, aimait rejeter la tête en arrière et se laisser traîner comme sur un manège de chevaux de bois, en entendant les autres chanter, et elle ne sentait plus que les mains des garçons qui la serraient de plus en plus fort. La rue était si grande alors et pleine de merveilles.

— Mademoiselle Elvira.

Elle ne voulait ni ouvrir les yeux ni bouger. Peut-être qu'on ne la voyait pas de l'intérieur.

— Ben, elle n'est pas dans sa chambre. — (C'était la bonne.)

— Je la vois. Elle est là-dehors sur le balcon — dit la voix d'Emilio.

À cet instant, cela ne dérangea pas Elvira que ce soit moi qui arrivais. Elle le sentit sortir et se mettre à côté d'elle.

— Bonjour, qu'est-ce que tu fais là toute seule ? Teo n'est pas là ?

— Je n'en sais rien.

— Je le cherchais.

— À quoi penses-tu ? Tu es triste ?

— Même pas. Hébétée. Je m'ennuie, si tu voyais comme je m'ennuie !

— Mais pourquoi ? À quoi penses-tu ?

— À rien. Je te dis rien ? Ce n'est pas vivre, vivre comme ça.

Elle regardait la rue.

— Si je te dérange, je m'en vais — dit Emilio après un moment.

Elle le regarda. Emilio était comme un chien docile, avec les mêmes yeux que dans l'enfance. Parfois, il l'émouvait.

— Non, voyons, au contraire. Je suis contente que tu sois venu. Je te voyais, là en bas, petit avec nous, quand on jouait au printemps. C'était le bon temps.

Emilio regarda la rue, sans rien dire. Puis il reporta son regard pensif sur la main blanche d'Elvira qui s'était posée sur sa manche.

— Dis quelque chose, voyons. Raconte-moi quelque chose. À voir si je vais te refiler mon spleen. Qu'est-ce que tu fais, tu écris ?

— Un peu. Rentrons. Il fait froid.

— Moi, je n'ai pas froid, tu as froid ?

— Non. Je disais ça pour toi. Mais en plus, ce n'est pas bien qu'on soit ici, accoudés au balcon, Elvira, quelqu'un pourrait passer.

Elle se dégagea et chercha son regard.

— Et alors, dis, alors ? Voyons si parce que je suis en deuil je ne pourrais même pas te parler au balcon ? Est-ce qu'on fait quelque chose de mal ? On dirait ma mère.

— Ce n'est pas ça, Elvira, ce n'est pas ça…

Elle s'était mise à regarder ailleurs.

— Alors, qu'est-ce que c'est ? ....

 (...)

Carmén Martín Gaite va ainsi utiliser deux autres personnages féminins, Rosa et Elvira, comme des contre-modèles et des miroirs qui permettent de préciser le caractère exceptionnel de Natalia et la nature unique de sa relation avec Pablo...

- Elvira incarne la jeune femme de la bourgeoisie, séduisante, conventionnelle, en quête d'un mariage avantageux. Elle représente le parcours attendu pour une fille de son milieu.

Elle est attirée par son statut d'« étranger » de Pablo (son mystère, sa différence par rapport aux hommes de la ville) de manière romantique et superficielle. Elle voit en lui un bon parti, un professeur, quelqu'un qui pourrait l'extraire de la monotonie provinciale, mais sans vraiment comprendre ou partager ses préoccupations intellectuelles.

Mais sa relation avec Pablo est basée sur des malentendus, des jeux de séduction et des attentes sociales. Pablo est attiré par elle physiquement mais se heurte à son manque de profondeur et à son adhésion aux codes qu'il méprise. Martín Gaite montre ainsi que la simple attirance ou la différence de statut ne suffisent pas à créer une connexion véritable.

- Rosa incarne un personnage plus sombre et tragique. Elle est marginalisée, en révolte ouverte et brutale contre l'étouffement de la ville et les conventions familiales. Sa rébellion est impulsive, affective et souvent autodestructrice. Elle lui confie à Pablo ses angoisses et place en lui un espoir peut-être amoureux, certainement salvateur. Mais sa demande est par trop émotionnelle. Pablo se révèle impuissant face à sa détresse. 

- Natalia est la seule à pouvoir recevoir ce que Pablo peut offrir : non pas une romance ou un salut, mais des outils pour penser. Leur lien se construit sur une rencontre intellectuelle pure. Il est son professeur, son mentor. Il voit en elle une intelligence à former, une curiosité à nourrir.

Ainsi, Il n'y a pas une seule façon d'être une femme en révolte (Rosa, Natalia) ou de chercher à s'émanciper (Elvira, Natalia). Martín Gaite explore un spectre de possibilités mais semble privilégier la voie de l'esprit, une alliance intellectuelle sincère, un message central dans son œuvre ...

 

Mais au fond, on croit le comprendre : Elvira est un être douloureux, frustré dans ses aspirations par sa condition de femme espagnole soumise à d'oppressantes conventions familiales et religieuses, rendues plus insupportables encore par la vie mesquine provinciale. Les longues fiançailles et le mariage avec des hommes persuadés de leur supériorité représentent la seule évasion possible pour cette jeunesse féminine blessée dans ses rêves et sa sincérité par les préjugés, mais s'y soumettant comme presque toutes les compagnes d'Elvira, telle Gertru avec Angel. Ce qu'Elvira refuse : "Seul celui qui est enterré ici peut arriver à se résigner à ce qui s'y passe et peut même finir par croire qu'il vit et qu'il respire. Mais pas moi!", avoue-t-elle rageusement à Pablo dès leur première rencontre... (Trad. Gallimard, 1961).


Carmen Martin Gaite, "El cuarto de atrás" (1978, La Chambre du fond) 

Publié en 1978, trois ans après la mort de Franco, "El cuarto de atrás" est considéré comme un texte fondateur de la nouvelle narrative espagnole de l'ère démocratique. Il a remporté le prestigieux Prix National de Littérature Espagnole cette même année. Ce n'est ni tout à fait une autobiographie, ni un roman purement fictionnel, ni un essai. C'est une réflexion métalittéraire sur la mémoire, l'identité et le processus créatif lui-même, tissée à travers le filtre de l'expérience féminine sous la dictature franquiste.

L'histoire commence une nuit où Carmen, la narratrice et protagoniste (un double de l'auteure), est seule chez elle, incapable de dormir. Une tempête fait rage à l'extérieur. Un homme mystérieux, vêtu de noir et identifié seulement comme "el hombre del sombrero de fieltro" (l'homme au chapeau de feutre), sonne à sa porte. Il se présente comme un admirateur et engage avec elle une longue conversation.

Cette conversation, ponctuée par les allers-retours de la narratrice pour chercher des cigarettes, des photos et des objets dans le "cuarto de atrás" (la chambre du fond, symbole de la mémoire et de l'intimité), agit comme un catalyseur pour la mémoire. L'homme pose des questions, lance des sujets, et la narratrice plonge dans un flux de souvenirs de son enfance, son adolescence et sa vie d'adulte sous le franquisme.

Les souvenirs tournent autour de la répression de l'époque : la censure, le rôle assigné aux femmes ("la sección femenina"), la misère morale et physique de l'après-guerre, les chansons, les lectures interdites, les premiers émois amoureux, et le poids des conventions sociales.

Au petit matin, l'homme mystérieux disparaît. La narratrice découvre sur la table un paquet de cigarettes toujours plein et le manuscrit du livre que nous sommes en train de lire, suggérant que la conversation elle-même était le processus d'écriture.

 

1. El hombre descalzo

… Y, sin embargo, yo juraría que la postura era la misma, creo que siempre he dormido así, con el brazo derecho debajo de la almohada y el cuerpo levemente apoyado contra ese flanco, las piernas buscando la juntura por donde se remete la sábana. También si cierro los ojos —y acabo cerrándolos como último y rutinario recurso—, me visita una antigua aparición inalterable: un desfile de estrellas con cara de payaso que ascienden a tumbos de globo escapado y se ríen con mueca fija, en zigzag, una detrás de otra, como volutas de humo que se hace progresivamente más espeso; son tantas que dentro de poco no cabrán y tendrán que bajar a buscar desahogo en el cauce de mi sangre, y entonces serán pétalos que se lleva el río; por ahora suben aglomeradamente; veo el rostro minúsculo dibujado en el centro de cada una de ellas como un hueso de guinda rodeado de lentejuelas. Pero lo que jamás cambia es la melodía que armoniza el ascenso, melodía que no suena pero marca el son, un silencio especial que, de serlo tan densamente, cuenta más que si se oyera; eso era entonces también lo más típico, reconocía aquel silencio raro como el preludio de algo que iba a pasar, respiraba despacio, me sentía las vísceras latiendo, los oídos zumbando y la sangre encerrada; de un momento a otro —¿por dónde?—, aquella muchedumbre ascendente caería a engrosar el invisible caudal interior como una droga intravenosa, capaz de alterar todas las visiones. Y estaba alerta, a la expectativa de la prodigiosa mudanza, tan fulminante que ninguna noche lograba atrapar el instante de su irrupción furtiva, acechándolo inmóvil, con anhelo y temor, igual que ahora.

Pero miento, igual no, era otro el matiz de la expectativa. He dicho «anhelo y temor» por decir algo, tanteando a ciegas, y cuando se dispara así, nunca se da en el blanco; las palabras son para la luz, de noche se fugan, aunque el ardor de la persecución sea más febril y compulsivo a oscuras, pero también, por eso, más baldío. Pretender al mismo tiempo entender y soñar: ahí está la condena de mis noches. Yo, entonces, no quería entender nada; veía el enjambre de estrellas subiendo, sentía el zumbido del silencio, y el tacto de la sábana, me abrazaba a la almohada y me quedaba quieta, pero ¡qué iba a ser igual!, esperaba la transformación sumida en una impaciencia placentera, como antes de entrar en el circo, cuando mis padres estaban sacando las entradas y me decían: «no te pierdas que hay mucho barullo», y yo quieta allí, entre el barullo, mirando fascinada los carteles donde se anunciaba lo que dentro de poco iba a ver; algo de temor sí, porque podían mirarme los leones o caerse el trapecista de lo más alto, pero también avidez y audacia y sobre todo, un sacarle gusto a aquella espera, vivirla a sabiendas de que lo mejor está siempre en esperar, desde pequeña he creído eso, hasta hace poco. Daría lo que fuera por revivir aquella sensación, mi alma al diablo, sólo volviéndola a probar, siquiera unos minutos, podría entender las diferencias con esta desazón desde la que ahora intento convocarla, vana convocatoria, las palabras bailan y se me alejan, es como empeñarse en leer sin gafas la letra menuda.

 

1. L’homme aux pieds nus

… Et pourtant, je jurerais que la position était la même, je crois avoir toujours dormi ainsi, avec le bras droit sous l’oreiller et le corps légèrement appuyé sur ce flanc, les jambes cherchant la jointure où le drap est rentré. Aussi, si je ferme les yeux —et je finis par les fermer en dernier recours, par routine—, une apparition ancienne et immuable me rend visite : un défilé d’étoiles au visage de clown qui montent en titubant, telles un ballon échappé, et rient avec une grimace figée, en zigzag, l’une derrière l’autre, comme des volutes de fumée qui s’épaississent progressivement ; elles sont si nombreuses que bientôt il n’y aura plus de place et elles devront redescendre chercher un exutoire dans le cours de mon sang, et alors elles seront des pétales emportés par le fleuve ; pour l’instant, elles montent en grappes ; je vois leur minuscule visage dessiné au centre de chacune d’elles comme un noyau de cerise entouré de paillettes. Mais ce qui ne change jamais, c’est la mélodie qui harmonise l’ascension, une mélodie qui ne sonne pas mais qui marque le son, un silence spécial qui, de l’être si densément, compte plus que s’il était entendu ; c’était là aussi, à l’époque, le plus typique, je reconnaissais ce silence étrange comme le prélude de quelque chose qui allait arriver, je respirais lentement, je sentais mes viscères palpiter, mes oreilles bourdonner et mon sang enfermé ; d’un moment à l’autre —par où ?—, cette foule ascendante tomberait pour grossir le flux intérieur invisible, comme une drogue intraveineuse, capable d’altérer toutes les visions. Et j’étais en alerte, dans l’expectative de la prodigieuse métamorphose, si foudroyante qu’aucune nuit ne parvenait à saisir l’instant de son irruption furtive, à le guetter immobile, avec désir et crainte, exactement comme maintenant.

Mais je mens, pas exactement, la nuance de l’expectative était autre. J’ai dit « désir et crainte » pour dire quelque chose, à tâtons, et quand on tire ainsi à l’aveugle, on ne touche jamais sa cible ; les mots sont pour la lumière, la nuit ils se dérobent, même si l’ardeur de la poursuite est plus fiévreuse et compulsive dans l’obscurité, mais aussi, pour cela, plus vaine. Prétendre en même temps comprendre et rêver : voilà la malédiction de mes nuits. Moi, à l’époque, je ne voulais rien comprendre ; je voyais l’essaim d’étoiles monter, je sentais le bourdonnement du silence, et le contact du drap, je serrais l’oreiller et je restais immobile, mais comment cela pourrait-il être pareil !, j’attendais la transformation plongée dans une impatience plaisante, comme avant d’entrer au cirque, quand mes parents achetaient les tickets et me disaient : « ne te perds pas, il y a beaucoup de remue-ménage », et moi, immobile là, au milieu du remue-ménage, regardant fascinée les affiches qui annonçaient ce que je allais voir bientôt ; un peu de crainte, oui, parce que les lions pouvaient me regarder ou le trapéziste tomber de tout là-haut, mais aussi de l’avidité et de l’audace et surtout, savourer cette attente, la vivre en sachant que le meilleur est toujours dans l’attente, depuis petite j’ai cru cela, jusqu’à il y a peu. Je donnerais n’importe quoi pour revivre cette sensation, mon âme au diable, seulement en la goûtant à nouveau, ne serait-ce que quelques minutes, je pourrais comprendre les différences avec ce malaise depuis lequel j’essaie maintenant de la convoquer, vaine convocation, les mots dansent et s’éloignent de moi, c’est comme s’obstiner à lire des petits caractères sans lunettes.

 

Entonces, ¿qué hago?… Pues nada, si he perdido las gafas, me pondré a hacer dibujos sencillos, eso descansa los ojos; me voy a figurar que estoy trazando rayas con un palito sobre la arena de la playa, da mucho gusto porque la arena es dura y el palito afilado, o tal vez sea un caracol puntiagudo, no importa, tampoco sé qué playa es, podría ser Zumaya o La Lanzada, es por la tarde y no hay nadie, el sol desciende rojo y achatado, entre bruma, a bañarse en el mar. Pinto, pinto, ¿qué pinto?, ¿con qué color y con qué letrita? Con la C de mi nombre, tres cosas con la C, primero una casa, luego un cuarto y luego una cama. La casa tiene un balcón antiguo sobre una plaza pequeña, se pintan los barrotes gruesos y paralelos y detrás las puertas que dan al interior, abiertas porque era primavera, y de la placita (aunque no la pinte, la veo, siempre la vuelvo a ver) venía el ruido del agua cayendo por tres caños al pilón de una fuente que había en medio, el único ruido que entraba al cuarto de noche. Ya estamos en el cuarto: se empieza por el ángulo del techo y, arrancando de ahí para abajo, la raya vertical donde se juntan las paredes. Bueno, ya, al suelo no hace falta llegar porque lo tapa la cama, que está apoyada contra la esquina, una cama turca; de día se ponían almohadones y servía para tirarse en los ratos de aburrimiento, es fácil de pintar: un simple rectángulo sin cabecera, las dos líneas un poco curvas de la almohada, la vertical del embozo y el resto del espacio cuajado de tildes de eñe, imitando el dibujo de la colcha. Ya está todo; no ha quedado muy bien, pero no importa, se completa cerrando los ojos, para eso sí vale tener los ojos cerrados: la mutación de decorados ha sido siempre la especialidad de las estrellitas fulgurantes, el primer número del espectáculo que anuncian aire arriba con su risa de payaso.

 

Alors, que faire ?… Eh bien rien, si j'ai perdu mes lunettes, je vais me mettre à faire des dessins simples, ça repose les yeux ; je vais m'imaginer en train de tracer des lignes avec un petit bâton sur le sable de la plage, c'est très agréable parce que le sable est dur et le petit bâton pointu, ou peut-être est-ce un coquillage pointu, peu importe, je ne sais pas non plus de quelle plage il s'agit, ce pourrait être Zumaya ou La Lanzada, c'est l'après-midi et il n'y a personne, le soleil descend, rouge et aplati, dans la brume, pour aller se baigner dans la mer. Je dessine, je dessine, que dessiné-je ?, avec quelle couleur et avec quelle petite lettre ? Avec le C de mon nom, trois choses avec le C : d'abord une maison, puis une chambre et puis un lit.

La maison a un vieux balcon sur une petite place, on dessine les barreaux épais et parallèles et derrière, les portes qui donnent sur l'intérieur, ouvertes parce que c'était le printemps, et de la petite place (bien que je ne la dessine pas, je la vois, je la revois toujours) venait le bruit de l'eau tombant par trois jets dans le bassin d'une fontaine qui était au milieu, le seul bruit qui entrait dans la chambre la nuit.

Nous voici déjà dans la chambre : on commence par l'angle du plafond et, en partant de là vers le bas, la ligne verticale où les murs se rejoignent. Bon, voilà, inutile d'aller jusqu'au sol parce que le lit le cache, un lit qui est appuyé contre le coin, un lit turc ; le jour, on y mettait des coussins et il servait à s'y allonger aux moments d'ennui, il est facile à dessiner : un simple rectangle sans tête de lit, les deux lignes un peu courbes de l'oreiller, la verticale du bord du drap et le reste de l'espace constellé de signes qui imitent le dessin de la couverture.

Voilà, c'est tout ; ce n'est pas très réussi, mais peu importe, on complète en fermant les yeux, pour ça oui, ça vaut le coup d'avoir les yeux fermés : la mutation des décors a toujours été la spécialité des petites étoiles fulgurantes, le premier numéro du spectacle qu'elles annoncent en s'élevant dans les airs avec leur rire de clown.

(...)

 La idea de aquel cuarto la tomó mi madre de la revista Lecturas y ella misma confeccionó las cortinas y, haciendo juego, las colchas con su volante y las fundas para cubrir las almohadas con una especie de cinturón que se les abrochaba por el centro, y luego los almohadones —de otras telas pero entonando también— que, al lanzarse sobre la cama en un estudiado desorden, remataban la transformación diurna de aquel decorado. Las lamparitas redondas de cristal amarillo, los bibelots de las repisas, las mesillas laqueadas de azul, todo era muy moderno —art-déco lo llaman ahora—, pero a mí lo que me parecía más moderno era que la cama se convirtiera en diván y tirarme en ella, cuando estaba sola, imitando la postura de aquellas mujeres, inexistentes de puro lejanas, que aparecían en las ilustraciones de la revista Lecturas, creadas por Emilio Freixas para novelas cortas de Elisabeth Mulder, a quien yo envidiaba por llamarse así y por escribir novelas cortas, mujeres de mirada soñadora, pelo a lo garçon y piernas estilizadas, que hablaban por teléfono, sostenían entre los dedos un vaso largo o fumaban cigarrillos turcos sobre la cama turca de su garçonière, lo turco era modernidad; otras veces aparecían en pijama, con perneras de amplio vuelo, pero aunque fuera de noche, siempre estaban despiertas, esperando algo, probablemente una llamada telefónica, y detrás de los labios amargos y de los ojos entornados se escondía la historia secreta que estaban recordando en soledad.

 

L'idée de cette chambre, ma mère l'avait prise dans la revue Lecturas et elle-même confectionna les rideaux et, assortis, les dessus-de-lit avec leur volant et les housses pour couvrir les oreillers avec une sorte de ceinture qui se fixait au centre, et puis les coussins —d'autres tissus mais s'accordant aussi— qui, jetés sur le lit dans un désordre étudié, achevaient la transformation diurne de ce décor. Les petites lampes rondes en verre jaune, les bibelots des étagères, les tables de nuit laquées de bleu, tout était très moderne —on appelle ça art déco maintenant—, mais moi, ce qui me semblait le plus moderne, c'était que le lit se transforme en divan et de m'y jeter, quand j'étais seule, en imitant la posture de ces femmes, inexistantes tant elles étaient lointaines, qui apparaissaient dans les illustrations de la revue Lecturas, créées par Emilio Freixas pour des romans courts d'Elisabeth Mulder, que j'enviais pour s'appeler ainsi et pour écrire des romans courts, des femmes au regard rêveur, à la coupe à la garçonne et aux jambes stylisées, qui parlaient au téléphone, tenaient entre leurs doigts un verre long ou fumaient des cigarettes turques sur le lit turc de leur garçonnière, ce qui était turque était modernité ; d'autres fois, elles apparaissaient en pyjama, aux jambes largement évasées, mais même s'il faisait nuit, elles étaient toujours éveillées, attendant quelque chose, probablement un coup de fil, et derrière leurs lèvres amères et leurs yeux entrouverts se cachait l'histoire secrète qu'elles se remémoraient dans la solitude..."

 

Martín Gaite ne cherche pas à reconstruire une chronologie historique exacte, mais plutôt une cartographie émotionnelle du passé. Le "cuarto de atrás" est la métaphore centrale de cet espace mental où sont stockés les souvenirs, les secrets, les rêves et les parties de soi que l'on cache pour se conformer aux attentes sociales. Revisiter cette pièce, c'est reconstruire son identité fragmentée par les années de silence et de répression.

L'homme en noir n'est pas seulement un interlocuteur ; il représente l'incarnation du lecteur idéal, du critique, ou même de la muse qui pousse la narratrice à créer. Le récit montre comment la mémoire se transforme en récit, comment les souvenirs s'organisent pour former une histoire. C'est un traité sur l'acte d'écrire comme moyen de se comprendre et de comprendre le monde.

C'est aussi une critique subtile mais mordante du rôle imposé aux femmes par le régime national-catholique. La narratrice évoque le modèle unique de la femme : épouse, mère, dévouée, pieuse et soumise ("el destino de la mujer es el hogar"). Elle oppose à ce modèle étouffant le refuge de la lecture, de l'écriture et des rêves, activités solitaires qui lui ont permis de préserver un espace de liberté intérieure. Le livre est un témoignage essentiel de la résistance culturelle et intellectuelle des femmes.


Martín Gaite , "Usos amorosos de la postguerra" (1987)

Essai sur les relations amoureuses et les codes sociaux durant le franquisme et chef-d'œuvre de la sociologie historique, écrit avec la plume d'une grande romancière.

Si "Entre visillos" dépeignait la réalité sociale et "El cuarto de atrás" explorait la mémoire personnelle, "Usos amorosos" se présente comme une étude socio-historique rigoureuse des codes, des rituels et des comportements qui ont régi la vie amoureuse, et plus largement la vie sociale des jeunes, durant la décennie 1940-1950 en Espagne, période la plus dure de l'après-guerre et du franquisme.

Martín Gaite nalyse des documents officiels du régime (discours, décrets), des manuels de la Sección Femenina (l'organisation féminine du parti unique, chargée de formater les femmes selon les préceptes nationaux-catholiques), des magazines pour femmes (Telva, Chicas), des livres de couture et de bonnes manières. Elle recueille et intègre des témoignages anonymisés de personnes ayant vécu cette époque, et décortique les paroles de chansons de l'époque (boleros, coplas), les films du moment, et la littérature de conseil sentimental pour reconstituer l'imaginaire collectif.

Le livre est une démonstration implacable de comment un régime totalitaire cherche à contrôler la sphère la plus intime de la vie des individus. Le national-catholicisme ne se contente pas de régir la vie publique ; il dicte les comportements privés, spécifiquement ceux des femmes, considérées comme les gardiennes de l'honneur et de la moralité.

L'auteure décortique avec une précision d'ethnologue les rituels codifiés à l'extrême qui régissaient les rencontres entre les sexes :

- Le "cortejo" et la "calle" : La rue et les promenades (comme le "paseo" du soir) étaient les seuls espaces de rencontre possible, sous le regard contrôlant de la communauté.

- Le rôle du "novio oficial" (fiancé officiel) : La figure du petit ami était avant tout un statut social qui protégeait la réputation de la jeune fille. Les relations étaient longues, chastes et visibles, souvent sous la surveillance d'un chaperon (une mère, une tante, un frère).

- La "tertulia" et le café : Lieux clés de socialisation mixte, mais toujours très encadrés.

- L'importance des lettres d'amour : Dans un contexte de restriction des contacts physiques, l'écriture épistolaire devient un moyen d'expression essentiel, bien que lui aussi soumis à des codes stricts.

- Un apport majeur de l'ouvrage est son analyse du langage. Martín Gaite montre comment certains mots étaient prohibés ("amante", "divorcio", "sexo", "querer" au sens physique) et remplacés par des euphémismes pudibonds ("ser amiga de", "tener relaciones", "entregarse"). Ce contrôle linguistique était un outil puissant pour réprimer la pensée et le désir.


"Nubosidad variable" (1992)

Un roman sur l'acte d'écrire et sur la construction de soi à travers l'échange. Martín Gaite met en scène les doutes, les blocages, les joies et les peurs de la création.

Sofía et Marías León représentent deux facettes de la féminité (l'ordre et le chaos, la raison et l'imagination, la soumission et la rébellion). Leur rencontre permet une synthèse salvatrice. Chacune sert de miroir à l'autre, l'aidant à voir ses propres travers et potentialités. Leur dialogue constant est une thérapie qui dépasse celle de la clinique.

Le roman repose sur la rencontre fortuite, dans une clinique psychiatrique, de deux femmes d'une cinquantaine d'années qui furent amies proches dans leur jeunesse,

- Sofía Montalvo, mère de famille, épouse d'un psychiatre réputé. Elle a sacrifié ses aspirations littéraires pour se conformer au modèle traditionnel de la femme au foyer. Elle est en cure pour une dépression qu'elle qualifie de "nubosidad variable" (nébulosité variable), un mal-être vague et persistant.

- María León (Leonora o "La Intrusa"), artiste peintre indépendante, libre et non conventionnelle. Elle a mené une vie bohème, refusant les conventions sociales. Elle est en clinique pour une dépendance aux somnifères.

Leur retrouvaille agit comme un électrochoc. Elles décident de renouer et de se lancer un défi thérapeutique et créatif : écrire un livre à quatre mains. Le pacte est le suivant : Sofía écrira le matin, depuis sa maison ordonnée, et María León écrira l'après-midi, depuis son atelier désordonné. Elles échangeront leurs textes sans se censurer... et roman que nous lisons est le fruit de ce pacte :  il est donc constitué de deux voix narratives entrelacées.

- La voix de Sofía : Récit plus rationnel, introspectif, ancré dans le quotidien domestique. Elle explore son passé, son mariage étouffant, son rapport complexe à sa mère et à sa fille, et sa difficile reconquête de l'écriture. Le combat de Sofía pour trouver sa propre voix, distincte des attentes de son mari ou des modèles littéraires conventionnels, est au cœur du roman. C'est une métaphore de l'émancipation féminine par le langage.

- La voix de Marías León : Récit plus onirique, fragmentaire, métaphorique. Elle évoque ses voyages, ses amours, ses obsessions artistiques et sa peur de la vieillesse. Son style est libre, poétique et souvent provocateur.

Au fil de l'écriture, le livre projeté (qu'elles appellent le "monstre") évolue et se transforme, tout comme leurs vies. Leur amitié se retisse dans la complicité et la confrontation. Le processus d'écriture devient un véritable processus d'auto-analyse et de libération. La frontière entre la fiction et la réalité, entre ce qu'elles écrivent et ce qu'elles vivent, devient de plus en plus poreuse.

Le livre est terminé, mais le destin de leur amitié et de leurs vies respectives n'est pas figé.

L'essentiel est le chemin parcouru : elles ont surmonté leur paralysie et trouvé, dans l'écriture partagée, un moyen de se réinventer ...

 

".... A partir de los treinta años, a la gente se le van borrando de la cara los rastros de la infancia; se produce una especie de anquilosamiento de la espontaneidad que se refleja en la forma de estar, en los gestos. Sobre ese tema hay muchos estudios y además yo lo compruebo a diario por mi trabajo. Enseguida me doy cuenta de cuándo se puede rescatar algo de la infancia de una persona y cuándo no hay manera. Los pacientes del segundo grupo son los más duros de pelar.

Tú estás igual, Sofía, exactamente igual, te lo aseguro. La misma voz, la misma sonrisa, los mismos ademanes y esa curiosidad entre ingenua e incendiaria, la forma de preguntar, de mirarlo todo y de comentar después lo que has visto con tus propios ojos, sin atenerte a opiniones de repertorio. Y luego esa capacidad, que has tenido siempre, de convertir los locales más inhóspitos en un rincón grato para conversar, como si los tocaras con varita mágica.

Sentí tener que irme cuando, gracias a ti, habíamos conseguido aislarnos y empezábamos a entendernos mejor, pero ya te dije que había quedado para cenar con un amigo. Luego pensé que por qué no te invitaría a venir con nosotros, que, con el humor tan surrealista que tenías, hubieras descargado de tensión nuestra cena y podíamos haberlo pasado muy bien los tres, desde luego mejor que Raimundo y yo solos. Se llama Raimundo. Es ese escritor que te he dicho antes, el que me prestó dinero para la entrada del piso. Está pasando por una crisis infernal y no se alivia hasta que me la transfiere a mí y nota que me está arrastrando a su infierno. Claro que yo me dejo arrastrar, eso es lo malo, que no consigo despegarlo de mi vida. Pero es una historia demasiado tortuosa para contarla en plan resumen, necesitaría tumbarme en el diván y que tú vinieras a sentarte a la cabecera. Alguna noche lo haremos, si te apetece. Ahora no quiero hablar más de él. En la exposición de Gregorio no estaba. El de Gregorio se burla más que tú todavía.

Tampoco quiero hablarte de Gregorio, aunque lo conozco bastante y podría contarte cosas divertidas de él y de su relación con esa rubia veinteañera que llevaba pegada al flanco. Nunca te han interesado los chismes. Me di cuenta de que tanto a ellos como a las demás personas que venían a saludarme, tratando de interrumpir nuestra conversación, los mirabas como a marcianos. Era como si estuvieras llamándome desde un jardín de cuento. Yo lo intuía, pero me costaba trabajo entrar en él, no encontraba la verja, o no sabía empujarla. «Es como en los sueños —dijiste—, que siempre salen comparsas de otra historia. Se meten para despistar. Son los que más aspavientos hacen, pero no importan para el argumento. No hay que hacerles caso».

Yo estaba frente a ti, como si a cada momento necesitara pedirte disculpas por conocer a tanta gente, por sonreírle, hablar con ella y responder a sus zalemas. Me daba rabia que al cabo de los años nos hubiéramos tenido que volver a encontrar en un sitio tan poco apropiado, y te lo dije. Pero tú no estabas de acuerdo. Me miraste, con un dedo en alto: «Te pillé, Mariana, atente a lo que me has dicho antes: La sorpresa es una liebre. Los que salen de caza nunca la verán dormir en el erial; ¿no has dicho eso? No sería una mera cita culta». Y luego, me preguntaste con tono divertido: «¿O es que tú habías salido de caza?». Me quedé desconcertada, ya tenías tú, como siempre, las riendas del juego en tus manos, las claves del acertijo. Te miré y estabas sonriendo. ¿Qué querías decir?; no, yo no había salido de caza. Y a todo esto los comparsas pasando y llamándome por mi nombre y dándome besos, qué difícil era meterse en el jardín del cuento.

 

"... « ... À partir de trente ans, les traces de l'enfance s'effacent progressivement du visage des gens ; une sorte de sclérose de la spontanéité se produit, qui se reflète dans la façon d'être, dans les gestes. Il existe de nombreuses études sur ce sujet et, en plus, je le constate quotidiennement dans mon travail. Je sais immédiatement quand on peut encore sauver quelque chose de l'enfance d'une personne et quand c'est tout simplement impossible. Les patients du second groupe sont les plus durs à cuire.

Toi, tu es pareille, Sofia, exactement pareille, je te l'assure. La même voix, le même sourire, les mêmes manières et cette curiosité à la fois ingénue et incendiaire, ta façon de questionner, de tout observer et de commenter ensuite ce que tu as vu de tes propres yeux, sans t'en tenir aux opinions toutes faites. Et puis cette capacité, que tu as toujours eue, de transformer les endroits les plus inhospitaliers en un coin agréable pour converser, comme si tu les touchais d'une baguette magique.

J'ai regretté de devoir partir quand, grâce à toi, nous avions réussi à nous isoler et commencions à mieux nous comprendre, mais je t'ai bien dit que j'avais un dîner de prévu avec un ami. Ensuite, j'ai pensé que j'aurais pu t'inviter à te joindre à nous, que, avec ton humour si surréaliste, tu aurais détendu l'atmosphère de notre dîner et nous aurions pu passer un très bon moment tous les trois, certainement mieux que Raimundo et moi tout seuls. Il s'appelle Raimundo. C'est cet écrivain dont je t'ai parlé tout à l'heure, celui qui m'a prêté l'argent pour la caution de l'appartement. Il traverse une crise infernale et ne se soulage qu'en me la transférant et en constatant qu'il m'entraîne dans son enfer. Bien sûr, je me laisse entraîner, c'est ça le problème, je n'arrive pas à le décoller de ma vie. Mais c'est une histoire trop tortueuse pour la raconter en résumé, j'aurais besoin de m'allonger sur le divan et que tu viennes t'asseoir à mon chevet. Nous le ferons un soir, si ça te dit. Pour l'instant, je ne veux plus parler de lui. Il n'était pas à l'exposition de Gregorio. Celui de Gregorio se moque encore plus que toi.

Je ne veux pas non plus te parler de Gregorio, même si je le connais assez bien et pourrais te raconter des choses amusantes sur lui et sur sa relation avec cette blonde d'une vingtaine d'années qui lui était collée au flanc. Les ragots ne t'ont jamais intéressée. J'ai remarqué que tu les regardais, eux autant que les autres personnes qui venaient me saluer en essayant d'interrompre notre conversation, comme s'ils étaient des martiens. C'était comme si tu m'appelais depuis un jardin de conte de fées. Je le sentais, mais j'avais du mal à y entrer, je ne trouvais pas la grille, ou je ne savais pas comment la pousser. « C'est comme dans les rêves, avais-tu dit, où surgissent toujours des figurants d'une autre histoire. Ils s'introduisent pour nous dérouter. Ce sont ceux qui font le plus de chichis, mais ils n'ont pas d'importance pour l'intrigue. Il ne faut pas faire attention à eux. »

J'étais face à toi, comme si j'avais sans cesse besoin de m'excuser de connaître tant de monde, de leur sourire, de leur parler et de répondre à leurs courbettes. Ça m'enrageait qu'après toutes ces années nous ayons dû nous retrouver dans un endroit si peu approprié, et je te l'ai dit. Mais tu n'étais pas d'accord. Tu m'as regardée, un doigt levé : « Je t'ai eue, Mariana, tiens-toi en à ce que tu m'as dit tout à l'heure : La surprise est une lièvre. Ceux qui partent à la chasse ne la verront jamais dormir dans la lande ; n'est-ce pas ce que tu as dit ? Ce ne serait pas une simple citation savante. » Et puis, tu m'as demandé, amusée : « Ou bien est-ce que toi, tu étais partie à la chasse ? ». Je suis restée déconcertée, toi, comme toujours, tu tenais déjà les rênes du jeu entre tes mains, les clés de l'énigme. Je t'ai regardée et tu souriais. Que voulais-tu dire ? Non, je n'étais pas partie à la chasse. Et pendant ce temps, les figurants défilaient, m'appelaient par mon nom et m'embrassaient, comme il était difficile d'entrer dans le jardin du conte de fées. »

 

La Condition des Femmes dans l'Espagne du XXe Siècle ...

Le livre est une réflexion profonde sur l'héritage du franquisme et la transition démocratique. Sofía incarne la femme éduquée à qui l'on a appris à refouler ses désirs et son ambition au profit d'un rôle social. Sa dépression est le symptôme de ce sacrifice. Marías León représente la femme qui a choisi la liberté, mais au prix de la solitude et d'une certaine marginalisation. Le roman ne juge pas un modèle par rapport à l'autre, mais montre les difficultés inhérentes à chaque choix.

A noter, un thème récurrent chez Martín Gaite. Sofía analyse son rapport à sa mère, modèle de soumission, et à sa fille, représentante d'une nouvelle génération plus libre mais aussi plus distante.

"Nubosidad variable" est considéré comme l'un des sommets de l'œuvre de Carmen Martín Gaite. C'est un roman d'une grande intelligence et d'une profonde humanité.


Juan García Hortelano (1928-1992) 

Contrairement à de nombreux auteurs de sa génération qui sont venus s'installer à Madrid, García Hortelano était originaire de Madrid même. Son observation de la bourgeoisie madrilène, si centrale dans ses romans comme "Tormenta de verano" et "Gente de Madrid", n'est pas le regard d'un provincial ou d'un nouvel arrivant, mais celui d'un témoin interne, qui connaît intimement les codes, les réseaux et les paysages sociaux de la ville. ll étudia le droit et devint fonctionnaire, une profession qu'il a exercée parallèlement à son activité d'écrivain. Il est souvent associé à un groupe informel d'écrivains réalistes des années 50, comprenant Juan Marsé, Juan Goytisolo, Ana María Matute et Rafael Sánchez Ferlosio. Leur point commun était une volonté de décrire et de critiquer la société espagnole de l'époque franquiste avec un regard objectif et critique. Il a remporté deux prix littéraires majeurs, le Prix Biblioteca Breve en 1959 pour "Nuevas amistades" et le Prix de la Critique en 1972 pour "El gran momento de Mary Tribune". Comme "El Jarama" de Sánchez Ferlosio ou "Entre visillos" de Martín Gaite, « Tormenta de verano » (Orage d'été), publiée en 1962, est un excellent exemple du réalisme social ou « objectif » qui caractérisait cette génération. Il décrit ainsi avec une précision presque documentaire la vie oisive et d'un cynisme maladif de la bourgeoisie lors d'un weekend dans une station balnéaire, où un événement tragique (la noyade d'un jeune homme) sert à révéler les tensions et les vides sous-jacents.

García Hortelano a ensuite évolué vers une littérature plus expérimentale et intellectuelle, souvent considérée comme plus complexe et moins accessible que ses premières œuvres réalistes. "Apólogos y milesios" (1975) est un exemple de sa période plus expérimentale ...

 

"Nuevas amistades" (1959) 

Premier roman et point de départ de trois œuvres qui forment une trilogie cohérente sur la bourgeoisie madrilène des années 1950-1960. Hortelano, sans être un auteur politique militant, dresse un réquisitoire implacable contre cette classe qui, tout en profitant de la stabilité du régime, est moralement vide, hypocrite et profondément aliénée. Le franquisme est l'arrière-plan invisible mais omniprésent qui rend possible cette société du paraître et de la peur...

 L'histoire tourne autour d'un groupe de jeunes bourgeois oisifs de Madrid, menés par Lucio. Le récit commence par la découverte du cadavre d'une jeune femme, Isabel, lors d'une fête. Plutôt que de prévenir la police, le groupe, paniqué et égoïste, décide de se débarrasser du corps pour éviter le scandale et protéger leur réputation. Le roman suit leurs tentatives maladroites et leurs discussions fiévreuses, révélant leur profonde lâcheté, leur hypocrisie et leur vide moral. L'intrigue policière n'est qu'un prétexte pour disséquer les comportements de cette classe sociale.

Sous une façade de respectabilité, se cache une profonde décomposition éthique. Le cadavre est une métaphore de la pourriture qui ronge ce milieu. La narration est dépourvue de jugements explicites ; la critique émerge des dialogues et des actions des personnages eux-mêmes. C'est une technique héritée du nouveau roman français et du réalisme social de l'époque. Et c'est une dénonciation cinglante d'une génération héritière, sans aspirations, qui vit dans l'apathie et la peur du régime franquiste, mais dont la préoccupation principale est de préserver ses privilèges.

 

"Tormenta de verano" (1962)

Un livre qui reprend et amplifie les thèmes du premier roman, mais sans doute trop provocant et trop juste pour être couronné par un jury officiel à l'époque franquiste. L'action se déroule dans une station balnéaire huppée (inspirée de places comme Zarauz). Pendant une fête, une adolescente de la bourgeoisie, Matilde, est retrouvée morte, noyée après avoir consommé de l'alcool et probablement des drogues. Le scandale menace la communauté. Le roman suit les réactions des parents, des amis et des autres vacanciers. La préoccupation n'est pas le deuil, mais la gestion de l'événement : étouffer l'affaire, contrôler la rumeur, maintenir les apparences à tout prix. L'enquête policière devient une menace pour l'ordre social soigneusement construit.

Une variation sur le même motif (la mort comme révélateur social) que "Nuevas amistades", mais  ici, la victime n'est plus une inconnue mais l'une des leurs, une adolescente, ce qui rend la critique plus amère et complexe. Les personnages sont plus âgés, installés dans le système, ce qui accentue leur cynisme et le conflit entre la vérité et les apparences. La "tempête" du titre est à la fois météorologique et sociale. La communauté préfère vivre dans le mensonge que d'affronter la réalité de sa propre corruption. L'objectivisme est poussé à l'extrême. Le récit est construit comme une chronique, avec une accumulation de détails (vestimentaires, culinaires, conversationnels) qui peint un tableau accablant du quotidien de cette classe. Le dialogue est l'arme principale de la satire.

Dès sa publication, "Tormenta de verano" a été immédiatement reconnu comme son chef-d'œuvre et un des romans les plus importants de sa génération. Sa notoriété et son influence ne dépendent pas d'un prix ; elles se sont imposées par la qualité même de l'œuvre. C'est le livre qui a solidifié sa réputation.

 

"Gente De Madrid" (1967) 

Ce troisième roman marque une évolution significative. Il n'y a plus d'événement central unique et choquant comme un cadavre. Le roman suit, sur une période plus longue, la vie d'un couple bourgeois, Lucio (le protagoniste de "Nuevas amistades") et Paula. On les observe dans leur vie quotidienne : relations conjugales, mondanités, souvenirs, rapports avec leurs amis (dont certains personnages des romans précédents). L'intrigue est plus diffuse, centrée sur la lente dissolution du couple et les infidélités de Lucio. La mort qui apparaît ici (celle d'un ami) est naturelle, attendue, et traitée avec une distance mélancolique. C'est la suite naturelle et le point d'aboutissement des deux romans précédents. Hortelano y fait le portrait de ses personnages vieillissants. Les "nouvelles amitiés" de 1959 sont devenues les "gens de Madrid" installés de 1967. La frénésie juvénile a cédé la place à l'ennui, à la routine et aux compromis de l'âge adulte.

Hortelano abandonne en partie l'objectivisme strict pour une analyse psychologique plus poussée. Il utilise le style indirect libre pour pénétrer les pensées de Lucio et de Paula. La critique sociale est moins frontale mais plus profonde, car elle montre comment le système (les conventions, l'argent, le mariage) façonne et étouffe les individus sur le long terme.

Si les premiers romans parlaient de lâcheté face au scandale, "Gente de Madrid" parle de la lâcheté intime, de l'incapacité à être heureux ou authentique, même en l'absence de crise immédiate. Le "cadavre" est devenu métaphorique : c'est leur propre vie qui est vidée de sens.

 

"El gran momento de Mary Tribune" (1972)

Un roman qui représente un premier changement de ton et de perspective par rapport aux œuvres précédentes comme "Tormenta de verano", une satire du milieu littéraire et éditorial : l'histoire tourne autour de Mary Tribune, une riche héritière américaine vivant à Madrid, qui décide de devenir écrivain. Le roman suit ses tentatives pour être publiée et reconnue, non pas pour son talent (qui est plus que douteux), mais grâce à son argent, ses relations et son statut social. Hortelano utilise le personnage de Mary pour dépeindre et ridiculiser le microcosme littéraire madrilène de l'époque – les éditeurs, les critiques, les écrivains ratés et les salonards. Tous gravitent autour d'elle, flattant son ego dans l'espoir de bénéficier de son mécénat, tout en se moquant d'elle dans son dos.

C'est une réflexion amère sur la façon dont le succès littéraire peut être fabriqué, indépendamment de la qualité de l'œuvre. Ce roman a remporté le Prix de la Critique en 1972, confirmant le statut d'Hortelano comme un observateur majeur de la société espagnole, même en élargissant son champ de critique au-delà de la bourgeoisie "classique" pour s'attaquer aux milieux intellectuels.


Rafael Sanchez Ferlosio (1927)

Bien que moins prolifique, son influence est immense. "El Jarama" (1956) est peut-être le roman le plus emblématique du réalisme objectif. Une journée au bord de la rivière avec des jeunes de Madrid, racontée presque uniquement par des dialogues banals, qui révèle le vide et l'absence d'horizon d'une génération...

Né à Rome, d'un père espagnol et écrivain d'extrême droite, Rafael Sánchez Mazas, et d'une mère italienne, Liliana Ferlosio, Rafael Sanchez Ferlosio publie en 1951 "Industrias y andanzas de Alfanhul" qui sera quelque peu étouffé par le succès de "La colmena" de Cela. Récit fantastique et allégorique, - la rencontre étrange d'un enfant et du coq de fer d'une girouette -, il est emblématique d'un écrivain à la lisière du nouveau roman et de la narration onirique, attentif à cette rencontre souvent déchirante entre le monde heureux de l'enfance et celui des adultes. Son livre suivant, "El Jarama" (1956), restitue toute une jeunesse espagnole à travers une journée, un dimanche, seize heures, du matin au soir, une guinguette dressée sur ce qui fut un champ de bataille de la guerre civile, au bord du Jarama : des jeunes viennent y pique-niquer, classes moyennes et travailleuses madrilènes s'y retrouvent dans un paysage connoté historiquement, les dialogues y sont vides, seule semble demeurer la permanence historique du drame.. En 1994, Ferlosio publie un recueil d'essais et d’aphorismes "Vendrán más años malos y nos harán más ciegos".

 

El jarama (1956, Les eaux du Jarama)
"Un dimanche d'été comme les autres, sur les bords du Jarama, à seize kilomètres de Madrid. Le matin monte, lumineux, sur San Fernando et, dans son petit café-guinguette, Mauricio sert son premier client, le vieux Lucio qui restera là, sur sa chaise, sans bouger, jusqu'à la nuit. Il va faire très chaud. Il y aura beaucoup de monde sur le Jarama, cet après-midi... Un jeune homme et une jeune fille arrivent en moto. Leurs camarades les suivent, bigarrés, joyeux, excités. Onze en tout, filles et garçons (mais le chiffre est impair) : Sebastian , Carmen, Tito , Mely, Paulina, Miguel, Alicia, Daniel, Luci, Fernando, Santos. Loin du garage, de la boutique, du stand, de l'atelier où ils ont travaillé six longs jours, ils viennent s'offrir le repos du septième jour, trop attendu. Nons les suivons pas à pas, tout du long de leur démarche : rires et disputes, soucis, joies, désirs et peines : tout cela est franc, violent, profond et jeune. Cependant, dans le petit café de Mauricio où l'auteur nous ramène constamment, à travers les chemins poudreux du coteau, dans ce paysage caniculaire de garrigues, les habitués arrivent, boivent, discutent, s'en vont pour déjeuner, reviennent : les deux bouchers, le coiffeur, le garde-barrière, le sergent de ville, le secrétaire de mairie, un berger, un jardinier, un maçon, un chauffeur de camion, et Don Marnal poussant la chaise roulante de Coca, l'infirme pétulant, farceur , querelleur, inoubliable. On joue à la grenouille et aux dominos, on parle de ses problèmes, de la vie en général, on est heureux d'être ensemble.
Sur la rive du Jarama, où le soir est venu, Daniel, Luci (la petite fille seule, timide et pudique), et Tito, pour tromper la tristesse et la solitude, se sont mis à boire. Pour rire . Mais la tête de Luci tourne : elle se fait embrasser par Tito... Et tandis que la majorité de la bande danse chez Mauricio au son d'un vieux phono avec une autre bande amie, Luci se noie : Tito , Sebastian et Paulina étaient entrés dans l'eau avec elle, pour une dernière baignade ; ils l'ont vue se débattre... Quand on a repêché son corps, elle était morte.
Le dimanche s'épuise. Le corps de Luci git au milieu de ses camarades bouleversés. Dans la cave de la guinguette, le juge procède aux interrogatoires d'usage. Là-haut, les uns après les autres, les clients de Mauricio s'en vont. Pour nos jeunes gens aussi, maintenant, c'est le départ, sauf pour Luci qui reste, nue, sur la table de marbre du cimetière. La lune s'est levée. Lucio s'en va à son tour. Mauricio éteint la salle. En bas, solitaire, le Jarama roule ses eaux rouges, maintenant argentées, vers le fleuve qui les emportera vers la mer.
Un dimanche comme les autres vient de s'écouler – et c'est toute la jeunesse d'Espagne que nous avons appris à connaître à travers ses heures. Par cette œuvre qui a obtenu le prix Nadal, le Goncourt espagnol, Ferlosio, dont on a aimé "Les Inventions et Périgrinations d'Alfanhuí", s'affirme comme l'un des talents les plus rigoureux de sa génération." (Editions Gallimard)


Ignacio Aldecoa (1925-1969)

Maître de la nouvelle, son œuvre, d'un humanisme profond : à où García Hortelano disséquait la bourgeoisie, Aldecoa donne une voix aux humbles, aux ouvriers, aux pêcheurs, aux oubliés du "miracle" espagnol. Ses recueils de nouvelles comme "Caballo de pica" (1961) ou "Arqueología" (1961). Ses romans "El fulgor y la sangre" et "Con el viento solano" sont aussi des classiques du néo-réalisme.

Aldecoa est né à Vitoria-Gasteiz, dans le Pays Basque. Cependant, sa vie et sa carrière littéraire se sont principalement déroulées à Madrid, où il a étudié la philosophie et les lettres et s'est intégré au cœur de la vie intellectuelle de la capitale. Il épousa l'écrivaine Josefina Rodríguez, une figure importante du milieu littéraire. Cette double appartenance – basque par la naissance, madrilène par adoption – a peut-être nourri son regard à la fois empathique et légèrement distant sur les différentes réalités espagnoles qu'il a décrites.

Sa marque de fabrique? Là où García Hortelano disséquait la bourgeoisie, Aldecoa a porté son attention sur les classes populaires et marginalisées. Sa mort soudaine a laissé le sentiment d'une œuvre inachevée. Beaucoup voient en lui un talent qui n'a pas pu atteindre sa pleine maturation ...