Kōbō Abe (1924-1993), "Kabe" (Les Murs, 1951), "Suna no onna" (La Femme de sable, 1962), "Tanin no kao" (La Face d'un autre, 1964), "Moetsukitu chizu" (Le Plan déchiqueté, 1967), "Hako otoko" (L'Homme-Boîte, 1973), "Mikkai" (Rendez-vous secret, 1977), "Hakobune sakuru maru" (L'Arche en toc, 1984) - Shimao Toshio (1917-1986),  "Shi no toge" (L'aiguillon de la mort, 1960-1977) - Haniya Yutaka (1910-1997), "Shirei" (Les Âmes mortes, 1946-1996) - ...

Last update :  12/12/2017 



Toshio Shimao (1917-1986)

Natif de  Yokohama, Shimao Toshio connut une expérience singulière qui hanta douloureusement toute son oeuvre à venir, être dans l'obligation d'exister et d'attendre la mort après avoir accepté le sacrifice volontaire de sa vie : destiné en effet durant la Seconde Guerre mondiale à la mort, en octobre 1944, dans une escouade de kamikaze (Tokkōtai) basée sur les îles Amami - il était commandant d’un escadron naval avec pour mission de conduire des bateaux torpilles, chargés d’explosifs, à l’assaut des vaisseaux américains -, la capitulation mit fin à cette attente de dix mois, en août 1945. Une première partie de son oeuvre court au bout de cette attente de la mort projetée, roman de la guerre sans guerre passée sur l’île de Kakeromajima, avec "Shima no hate" (1946, A l'extrémité de l'île), "Yoru no nioi" (L'odeur de la nuit), "Shutsukotôki" (1949, Chronique du départ de l'île), "Shuppatsu wa tsui ni otozurezu" (1962, De Départ, il n'y en eut point). Une seconde période succède à celle-ci, dans une continuité tragique, la démence de sa femme, lorsque celle-ci découvre ses aventures extraconjugales : l’auteur va l'accompagner jusqu’au bout de son tragique destin, "Ware fukaki fuchi yori" (D’un précipice si profond, 1954), et surtout son autobiographie proche du shishōsetsu, "Shi no toge" (L'aiguillon de la mort, The Sting of Death, 1960-1977), dix-sept ans d'écriture d'une puissance insoutenable... 


 "Shi no toge" (L'aiguillon de la mort, The Sting of Death, 1960-1977)

Dans les années 1950, un couple est conduit à s'isoler du monde extérieur, un homme choisit de partager, quoi qu'il en coûte,  le quotidien de sa femme dans un hôpital psychiatrique, celle-ci ayant plongé dans la démence après avoir découvert l'infidélité de son mari.

 


Yutaka Haniya (1910-1997)

Natif de Taiwan pendant l’occupation japonaise dans une famille de samouraï, proche un temps du Parti communiste, Haniya Yutaka se passionne pour le cinéma et la lecture d'auteurs russes tels que Gontcharov, Lermontov et Dostoïevski, puis se lance en littérature le jour de la défaite : il s'attelle ainsi à des romans-sommes, proches du fantastique, "Shirei" (Les Âmes mortes, Death Spirits, 1946-1996), "Yami no naka no kuroi uma" (Chevaux noirs dans l'obscurité et autres histoires, Black Horses in the Darkness and other stories, 1970).

 

"Shirei" (Les Âmes mortes, Death Spirits, 1946-1996)

Immédiatement après la guerre, Haniya Yutaka publie les premiers chapitres de son immense roman, Âmes mortes, "événements de cinq jours" qui s'ouvrent sur une perspective apocalyptique. Interrompu par la maladie en 1950, ce roman, devenu légendaire, sera repris en 1975  et restera inachevé à sa mort. 

 


Kōbō Abe (1924-1993)

"Notre monde a décidé que les gens doivent avoir des résidences précises et que les fuyards doivent être ramenés chez eux la corde au cou. Mais jusqu'à quel point cette conception de l`existence est-elle valable?"  Fils aîné d'un professeur de médecine à l'université de Moukden, né à Tōkyō, Abe Kōbō passe toutefois en Mandchourie ses années d'enfance et d'adolescence jusqu'en 1943, et cette distance d'avec le Japon et sa culture se retrouve dans le sentiment d'étrangeté ou d'exclusion qui caractérisent ses personnages : c'est après 1945 que disparaissent ses paysages d'enfance et qu'il retrouve un Japon défait et inconnu. Il abandonne en 1948 les études de médecine entreprises à l'université de Tōkyō et, dans une misère noire, se consacre à la littérature avec pour modèles Rilke et Edgar Poe, Kafka, l'existentialisme et le surréalisme. En 1951, Kōbō Abe publie un recueil de nouvelles, "Kabe" (Le Mur), ici un homme perd son nom, un autre n'a pas de maison où entrer et frappe à une porte au hasard, recueil qui lui ouvre la notoriété, la même année il s'inscrit au Parti communiste, est invité à Prague par l'Union des écrivains tchèques en 1956, et connaît une consécration internationale à partir de 1962 grâce à "Suna no onna" (La Femme des sables) et le film du même nom, dont il écrit le scénario, est primé en 1964 au festival de Cannes. Nous suivons ici les heurs et malheurs d'un homme, qui, parti à la recherche d'un insecte des sables, échoue dans un petit village perdu au fond des dunes et tombe sous l'emprise d'un étrange cauchemar. 

À la même époque, il est exclu du Parti communiste pour déviation trotskiste. Dans ses romans, policier, psychologique ou de science-fiction, le personnage principal est le plus souvent emporté par un processus qui le coupe du monde, devrait le réduire à néant, mais survient parfois une présence, un événement qui semble ménager une ouverture dans l'existence  : "Tanin no kao" (La Face d'un autre, The Face of Another, 1967), un mari se fabrique un masque pour redevenir un inconnu et séduire sa femme, "Moetsukita chizu" (Le Plan déchiqueté, 1967), où le détective, renonçant à pourchasser son gibier, finit par se trouver lui-même, "Hako-otoko" (L'Homme-boîte, The Box Man, 1973), un homme vit caché de ses semblables grâce a la boîte en carton qu”il porte sur la tête, "Kangaru noto" (Cahier Kangourou, Kangaroo Notebook, 1991), dans lequel un homme se réveille un matin, les mollets recouverts d'une espèce de légume qui ressemble à de la luzerne, "Mikkai" (Rendez-vous secret, 1977) qui voit une femme disparaître, emmenée à l'aube en ambulance, "Hakobune Sakuramaru" (L'Arche en toc), 

Dans ce monde où l'être humain semble vivre dans l'angoisse constante d'être regardé ou de regarder, où les personnages sont toujours en fuite, ou en passe de l'être, il existe toujours un moment où, bousculant je-ne-sais-quoi, ils donnent un signe de vie et montrent qu'après tout il faut s'accrocher à ce bout de monde, fut-il absurde : "Dans le secret de notre cœur, nous désirons que tout soit sale dans l'existence, mais nous nous arrangeons toujours pour récupérer le respect de nous-mêmes et pour découvrir une lumière et une espérance dans notre vie..."

 

"Suna no onna" (La Femme des sables, The Woman in the Dunes, 1962)

C'est le roman le plus connu de Kôbô Abé. En 1955, Jumpei Niki, instituteur de Tokyo, visite un village de pêcheurs pour ramasser des insectes. Mais il manque le dernier bus et, marque semble-t-il d'hospitalité, est conduit, par les villageois à une maison dans les dunes qui n'est accessible que par une échelle de corde. Le lendemain matin, l'échelle a disparue et il s'aperçoit qu'on attend de lui qu'il garde la maison libre de sable avec la femme qui y habite, avec laquelle il doit aussi élever des enfants. Il finit par cesser d'essayer de s'échapper quand il réalise que le retour à son ancienne vie ne lui donnerait pas plus de liberté. Le prisonnier du sable découvre enfin la paix. Après sept ans, il est proclamé officiellement mort.

 

"Moetsukita chizu" (Le Plan déchiqueté, The ruined map, 1967)

Un homme qui jusqu'alors menait une vie sans histoire, sans imagination, s'évanouit dans la nature. Un détective, largué par sa femme et qui se définit comme un roquet syphilitique, est chargé de le retrouver. Les personnages laissés en rade par le disparu sont : une femme enfant qui parle toute seule, sirote de la bière et sombre doucement dans l'alcoolisme, son frère, maître chanteur, chef d'une organisation mafieuse, en fait un réseau de prostitués, enfin un jeune employé qui a des tendances suicidaires et un goût prononcé pour les photos pornographiques. Le décor est une ville labyrinthe, un parking, un café et un appartement aux rideaux jaune citron. Les indices : une boite d'allumettes, un journal, un numéro de téléphone et la photo du disparu. l'intrigue policière n`est qu`un prétexte dont se sert Kôbô Abé pour nous conduire aux confins de la vie et nous permettre de visiter la galerie des "délaissés élus", parmi lesquels il faut compter les vagabonds, les disparus, mais aussi les femmes et les détectives. Ces inadaptés cherchent à échapper aux "fichiers de l`existence". lls dérèglent la vie, larguent les amarres, rompent la monotonie de la répétition. Ils nous introduisent dans le contre-monde.  En fait, Le Plan déchiqueté relate l'histoire d'une étrange métamorphose: ou comment un chasseur devient sa proie. Insensiblement l'identité, le moi, la personnalité se confondent avec un «autre» mystérieux. Phénomène de mimétisme et de dissolution de soi...

"..Ma main s'arrêta d'écrire et je fermai les yeux, en proie à une insoutenable sensation de faiblesse. Mes yeux n'étaient pas seuls en cause. J'aurais voulu mettre en sommeil mes nerfs, mes sens, mon être tout entier. La salle de lecture de la bibliothèque était presque pleine mais presque aussi silencieuse qu'un désert. De temps en temps, quelqu'un reniflait, raclait des pieds, tournait une page. L'odeur d'encaustique bon marché qui avait servi à cirer le plancher me monta aux narines. Derrière mes paupières closes, tout vira au jaune citron. J'imaginai l'ourlet de l'oreille de la femme, d'un jaune citron brillant, éclairé par la lumière que reflétaient les rideaux jaune citron. Un parfum jaune citron... Du jaune citron... Ridicule. Pourquoi pas du jaune banane ou du jaune potiron? Non, nous n'étions pas sur un champ de bataille, il ne s'agissait pas d'une exécutions. Je n'avais pas le droit de blesser ma cliente même par une piqûre superficielle. Tout ce que je pouvais faire : continuer à rédiger mes rapports. Le client a toujours raison. Même s'il ment et affirme qu'il dit la vérité, il dit la vérité. A ce moment-là, les faits ne sont plus nécessaires et il devient; déraisonnable de s'intéresser aux mobiles en oubliant les faits. Si je m'obstinais à déterrer des faits, je ne pouvais m'attendre qu'à faire le désespoir de ma cliente. Je poursuivais ma ronde, à une certaine distance, autour de faits dénués de sens et j'essayais d'expliquer l'inexplicable. Soudain, l'étudiante assise à ma gauche s'appuya contre la table et son buste apparut au-delà de la petite paroi qui nous séparait; puis elle se pencha et lacéra une photographie avec une lame de rasoir. A mon tour, je me penchai et, mal à l'aise, je poursuivis la rédaction de mon rapport.  Toutefois, rien ne prouve qu'il a utilisé son imperméable ce jour-là. Il est même probable qu'il ne l'a pas utilisé car, durant la semaine qui s'est écoulée entre le 29 et sa disparition, le temps s'était mis relativement au beau et la température était assez élevée. Nous sommes conduits à envisager qu'on avait déjà utilisé, avant cette date, le journal et la boîte d'allumettes, ou du moins le numéro de téléphone imprimé sur l'étiquette. Ces faits démontrent ce qui suit : il est impossible de nier que la disparition de l'homme, objet de cette enquête, n'était pas inattendue, et il est impossible de nier qu'il ait pu dresser des plans et faire des préparatifs en vue de cette disparition.

La fille, à ma gauche, finissait de déchiqueter la photo. J'arrachai un bout de la dernière page de mon bloc-notes et je griffonnai quelques mots : « Je vous ai vue. Je ne dirai rien si vous venez avec moi. Si vous êtes d'accord, froissez ce papier et renvoyez-le-moi. » Je pliai la feuille en deux et je la glissai doucement sous le coude de la fille. Effarée, elle recula et me regarda, mais je me mis à ranger ma table, sans me soucier d'elle. Elle ouvrit le papier et se mit à lire avec agitation; subitement, ses joues rebondies et son nez épaté se marbrèrent de taches rouges. Elle se figea et sa respiration même parut suspendue. J 'attendis patiemment sa réponse; le moment avait pour moi une saveur piquante, épicée.  Enfin, la Fille me jeta un coup d'œil hésitant. Ses épaules s'affaissèrent et elle poussa un soupir. Puis, elle froissa le papier et en fit une boulette qu'elle renvoya vers moi d'une chiquenaude. Mais elle avait mal visé; la boulette tomba sur le plancher. Tout en me penchant pour la ramasser, je regardai ma voisine. Je ne sais pourquoi, j'eus l'impression que, sous ses épaisses chevilles, ses souliers noirs à talons plats, usés, éraillés, étaient incapables de supporter son poids. Seule l'ombre qui remplissait le creux, derrière ses genoux, avait une nature de féminité. La fille arrivait à la fin de l'adolescence; elle entrait dans cette période où l'on se sent perturbé comme quand on a un rhume de cerveau. Elle se rendit sans doute compte que je l'examinais et les tendons de ses jambes se crispèrent. Je ramassai la boulette de papier, la fourrai dans ma poche, repliai la photocopie du journal, plaçai mon bloc-notes et mon stylo dans ma sacoche et me levai comme si rien ne s'était passé. Sans regarder en arrière, je traversai le plancher trop ciré du pas posé qu'il convient de prendre dans une bibliothèque et je me dirigeai vers le bureau des prêts. Après avoir rendu le journal, je me tournai vers la fille; elle n'avait pas encore quitté son siège et ses yeux m'épiaient au-dessus de la paroi. Je lui fis un petit signe et allai m'asseoir sur un banc dans le fumoir, entre la salle de lecture et la sortie; puis j'allumai une cigarette. J'avais à peine tiré quatre bouffées que la fille se dirigeait à son tour, d'une démarche guindée, vers le bureau des prêts. Elle ne me vit pas sur mon banc car, nerveusement, elle me cherchait à l'extérieur du bâtiment. Elle rendit ses livres à la hâte, prit son manteau au vestiaire et se précipita vers la porte. Au même instant, elle m'aperçut; le rythme de ses pas se ralentit comme si elle avait trébuché. Sans perdre de temps, je me levai et allai vers la sortie. La fille me suivit en faisant des pas légèrement plus courts que les miens mais sans tenter de s'enfuir. Quand je ramenai ma voiture du parking, la fille était immobile au milieu des marches..." (traduction Jean-Gérard Chauffeteau, Stock)

 

"Mikkai" (Rendez-vous secret, 1985)

Une femme disparaît. Emmenée à l'aube en ambulance. Hospitalisation forcée? Enlèvement? Fugue d'adultère? Son mari enquête, de plus en plus certain d'être privé de son libre arbitre. Dans les souterrains d'un hôpital labyrinthique, structuré comme une ville fantôme sous surveillance électronique, entre des ruines de fondations, au milieu des préparatifs tragi-comiques d'une sinistre fête de commémoration, l'«homme» ne cesse d'errer, tout en rédigeant minutieusement des cahiers d'enquête. Un cheval qui mène l'opération. Une secrétaire nymphomane, conçue in vitro. Une fillette prostituée et mourante qui rétrécit d'heure en heure. Les figures que le narrateur croise appartiennent à un monde dominé par le sexe, l'angoisse, les manipulations scientifico-policières, le grotesque. Dosant avec une fascinante maîtrise l'absurde et le rationnel, Kôbô Abé signe avec Rendez-vous secret un roman policier, un livre pornographique, une fable poétique, un exercice de style de haute virtuosité. (Trad. du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Gallimard).