Joseph Heller (1923-1999) , "Catch 22" (1961), "Something Happened" (1974) - John Kennedy Toole (1937-1969), "A Confederacy of Dunces" (1961) - ...

Lastupdate: 31/12/2016


Aux côté des oeuvres de Roth, Vonnegut, Pynchon, Joseph Heller ouvre la voie à une nouvelle écriture du roman américain, l'approche réaliste et austère de la décennie précédente est battue en brèche,  par un écrivain qui en appelle directement à son expérience personnelle et utilise un langage délirant, des situations grotesques ou décalées pour aborder des contextes psychologiques ou sociologiques les plus larges possibles. N'importe quelle raison de mourir est aussi une excellente raison de vivre, écrit Joseph Heller. 

"Catch 22", un archétype de la satire de la guerre, fut si populaire à un moment donné que l'on disait que chaque étudiant se rendait à l'université avec un exemplaire. Le roman est devenu un classique de la littérature américaine, donnant naissance à l'expression "catch-22", qui désigne une situation sans issue en raison de règles contradictoires.

Écrite sur une guerre mais inspirée par une autre, elle a trouvé un écho auprès des opposants à une troisième guerre. Son titre est devenu le symbole d'un problème dont la nature même exclut la solution. Catch-22 est une clause fictive du règlement militaire qui justifie le refus d'une demande d'un soldat au motif que c'est lui qui l'a formulée. Dans ce roman, le compagnon de barraquement du capitaine John Yossarian, Orr, a perdu la raison suite à des missions de bombardement répétées. Il devrait être cloué au sol, et il serait insensé de continuer à voler. En demandant à ne plus voler, il fait cependant preuve d'un certain équilibre mental. Mais en étant sain d'esprit, il prouve qu'il peut voler en toute sécurité. Un cercle absurde, le piège parfait. Comme l'explique Heller dans Catch-22, « s'il a effectué [les missions], il était fou et n'avait pas à le faire, mais s'il ne voulait pas le faire, il était sain d'esprit et devait le faire » (If he flew [the missions] he was crazy and didn’t have to, but if he didn’t want to he was sane and had to)...

 

"There was only one catch and that was Catch-22, which specified that a concern for one’s own safety in the face of dangers that were real and immediate was the process of a rational mind. [A pilot] was crazy and could be grounded. All he had to do was ask; and as soon as he did, he would no longer be crazy and would have to fly more missions. . . . If he flew them he was crazy and didn’t have to; but if he didn’t want to he was sane and had to..."

 

Le roman va s'assombrir au fur et à mesure qu'il progresse. Ce qui commence presque comme une comédie burlesque se termine par des récits sans complaisance de la folie et de l'horreur de la guerre. Le roman se déroule en 1944, avec quelques retours en arrière permettant d'expliquer l'origine de certaines situations. Heller a lui-même effectué une soixantaine de missions à bord de bombardiers pendant la Seconde Guerre mondiale, et Catch-22 s'inspire de ses propres expériences et de ses camarades. Il pensait que cette guerre était juste et voulait que Catch-22 soit une attaque voilée non pas contre cette guerre, mais contre ce qui l'a suivie : la guerre froide, la guerre de Corée et le maccarthysme.

La guerre de Corée s'est achevée peu après que Heller ait commencé à écrire Catch-22, pour être remplacée par la guerre du Viêt Nam, qui ne pouvait être gagnée. Au moment de la publication du roman, cette guerre durait déjà depuis six ans et l'opposition à cette guerre était de plus en plus forte. En Grande-Bretagne, le roman a connu un succès immédiat, mais aux États-Unis, les ventes ont d'abord été lentes. Il a été publié en livre de poche en 1962 et, alors que la perspective de la conscription par appel d'offres se profilait en 1963, les ventes ont décollé. Aujourd'hui, il s'est vendu à plus de dix millions d'exemplaires rien qu'aux États-Unis.

 

L'une des singularité souvent relevée dans Catch-22, à propos d'un livre traitant de la guerre, est l'absence totale d'ennemi. Aucun Allemand ou Italien hostile n'apparaît dans le texte. La douleur et la mort infligées à Yossarian et à ses amis sont le fait de ses propres supérieurs et collègues. Le seul personnage allemand est un pilote travaillant pour Milo Minderbinder, l'officier mess de l'escadron américain, dont l'esprit d'entreprise va jusqu'à bombarder sa propre base aérienne parce que c'est rentable. La guerre est rentable pour l'industrie et justifie l'existence des forces militaires, créant une relation industrielle-militaire potentiellement dangereuse, dont Heller fait la satire par l'intermédiaire de Minderbinder. Comme Yossarian le rappelle à Minderbinder, le président Coolidge a dit un jour : « The business of government is business». La guerre n'est pas une question d'inimitié, mais de profit et de ressources qui mènent à encore plus de profit. Et si nous avions un doute sur le succès de Catch-22 dans la transmission de son message, l'Académie de l'armée de l'air des États-Unis a utilisé le roman pour «help prospective officers recognize the dehumanizing aspects of bureaucracy» (pour aider les futurs officiers à reconnaître les aspects déshumanisants de la bureaucratie) ...


Joseph Heller (1923-1999)

Natif de Brooklyn d'une famille d'immigrants juifs, Joseph Heller a étudié l'anglais à l'Université de New York après avoir servi comme bombardier dans l'US Army Air Corps pendant la Seconde Guerre mondiale. Plus tard, il a poursuivi ses études à la Columbia University et à Oxford en tant que Fulbright Scholar. Après ses études, il a travaillé comme publicitaire et a enseigné l’écriture créative avant de se consacrer à plein temps à l'écriture. Joseph Heller s'est imposé comme l'un des plus grands satiristes américains et "Catch-22" reste son œuvre la plus influente, souvent comparée à d'autres classiques antimilitaristes comme "Slaughterhouse-Five" de Kurt Vonnegut. Heller a marqué la littérature pour son habileté à mélanger le tragique et le comique tant dans une critique acerbe des institutions, particulièrement de la bureaucratie militaire et des systèmes capitalistes, que dans on évocation des dilemmes moraux et autres absurdités de la condition humaine. 

 

Catch-22 (1961) est une satire absurde sur la bureaucratie militaire pendant la Seconde Guerre mondiale, centrée sur le capitaine John Yossarian, un bombardier dans l'armée américaine. Le "Catch-22" est une règle paradoxale qui illustre l'absurdité et l'inefficacité des systèmes bureaucratiques. Il a été adapté en film (1970) et en série télévisée (2019). Suivront "Something Happened" (1974), "Good as Gold" (1979), satire de la politique américaine et de la communauté littéraire, "God Knows" (1984), une réinterprétation satirique de l'histoire biblique du roi David, "Closing Time" (1994), une suite à "Catch-22", explorant les thèmes du vieillissement et du désespoir à la fin du XXe siècle. En 1981, il fut atteint du syndrome de Guillain-Barré, une maladie neurologique rare qui provoque une paralysie temporaire. Grâce à un traitement intensif et au soutien de ses proches, il avait récupéré, bien que l'expérience ait laissé une empreinte sur sa vie et ses écrits, notamment dans son autobiographie "No Laughing Matter" (1986), coécrite avec son ami Speed Vogel, et qui évoque sa peur, sa frustration et sa dépendance totale aux autres. L’amitié de Speed Vogel et le soutien de nombreux amis célèbres (comme Mel Brooks et Dustin Hoffman) sont des éléments centraux de ce dernier livre. Joseph Heller est mort le 12 décembre 1999 à East Hampton, New York, des complications d'une crise cardiaque. Il avait 76 ans. 


 "Catch 22" (1961)
Le Capitaine Joseph Yossarian, personnage principal, appartient à une escadrille de bombardiers basée en Méditerranée pendant la Seconde guerre mondiale. Il est totalement indifférent aux idéaux patriotiques et considère que l'armée n'a comme seul et unique objet que de l'envoyer délibérément à une mort prématurée. Il va donc passer une grande partie de l'ouvrage à imaginer avec créativité des stratagèmes pour éviter de participer à la moindre mission. La guerre est ainsi abordée est transposée en une guerre mettant aux prises les américains eux-mêmes. Mais le piège se referme, l'article 22 du règlement intérieur de la base prévoit en effet que "Quiconque veut se faire dispenser d'aller au feu n'est pas réellement fou." L'ouvrage est devenu l'un des livres cultes des pacifistes opposés à la guerre du Viêt Nam.

 

"Catch-22" de Joseph Heller est un roman non linéaire déroulant au fil de 42 chapitres toute l'absurdité de la guerre et de la bureaucratie militaire à travers les expériences du capitaine John Yossarian, un bombardier stationné sur l'île fictive de Pianosa pendant la Seconde Guerre mondiale...

 

- The Texan - Yossarian est hospitalisé, feignant une maladie pour échapper aux missions de combat. Il rencontre divers patients, dont le Texan, un homme trop amical que tout le monde finit par détester, ce qui pousse les patients à quitter l'hôpital.

- Clevinger - De retour à la base, Yossarian discute avec son camarade Clevinger, un idéaliste qui croit en la justice et en la logique de la guerre. Leur discussion met en évidence leurs perspectives opposées. On peut ici souligner le contraste entre la vision cynique de Yossarian et l'idéalisme naïf de Clevinger, illustrant les différentes réactions des soldats face à la guerre.

- Havermeyer - Le lieutenant Havermeyer, un bombardier qui prend des risques inconsidérés en mission, refuse d'effectuer des manœuvres évasives pour éviter les tirs ennemis. Il incarne l'obéissance aveugle aux ordres, contrastant avec la prudence de Yossarian, et nous en montre les conséquences dans un contexte militaire.

- Doc Daneeka - Yossarian consulte Doc Daneeka, le médecin de l'escadron, pour être exempté des missions. Doc Daneeka lui explique le "Catch-22" : un pilote peut être exempté s'il est jugé fou, mais demander une exemption prouve sa santé mentale, le rendant inéligible. C'est ici qu'est introduit le concept central du roman, le "Catch-22", illustrant le paradoxe bureaucratique qui piège les soldats dans des situations sans issue.

- Chef White Halfoat - Le chef White Halfoat, un Amérindien, raconte comment sa famille a été constamment déplacée en raison de la découverte de pétrole partout où ils s'installaient. Parallèlement, Yossarian se remémore des missions périlleuses, notamment celle où le mitrailleur Snowden a été mortellement blessé. Les anecdotes de Halfoat illustrent l'absurdité et l'injustice systémiques, tandis que le souvenir de Snowden introduit un mystère récurrent qui sera élucidé plus tard, soulignant les horreurs de la guerre.

 

"There was only one catch and that was Catch-22, which specified that a concern for one’s own safety in the face of dangers that were real and immediate was the process of a rational mind. Orr was crazy and could be grounded. All he had to do was ask; and as soon as he did, he would no longer be crazy and would have to fly more missions. Orr would be crazy to fly more missions and sane if he didn’t, but if he was sane he would have to fly them. If he flew them he was crazy and didn’t have to; but if he didn't want to he was sane and had to. Yossarian was moved very deeply by the absolute simplicity of this clause of Catch-22 and let out a respectful whistle. “That’s some catch, that Catch-22,” he observed. “It’s the best there is,” Doc Daneeka agreed."

 

- Hungry Joe - Si Hungry Joe a atteint le nombre requis de missions à plusieurs reprises, à chaque fois, le colonel Cathcart a augmenté son quota, l'empêchant de rentrer chez lui. Depuis Joe souffre de cauchemars et de troubles mentaux. C'est tout l'arbitraire des autorités militaires et l'impact psychologique de la guerre sur les soldats, exacerbés par des règles changeantes et le plus souvent totalement injustifiées.

- McWatt - McWatt, le pilote de Yossarian, est décrit comme être insouciant s'appliquant à réaliser les manœuvres les plus dangereuses pour s'amuser. Yossarian le met en garde contre ces comportements irresponsables. Un passage qui illustre deux attitudes, le déni et l'esquive, face à la réalité brutale de la guerre, contrastant avec la conscience aiguë d'un Yossarian que le danger est omniprésent.

- Lieutenant Scheisskopf - Retour sur les jours d'entraînement de Yossarian sous les ordres du lieutenant Scheisskopf, obsédé par les défilés militaires et ignorant les réalités du combat. Une satire de l'ineptie et de l'obsession des officiers pour des démonstrations insignifiantes, détachées des véritables enjeux de la guerre...

 

"These three men who hated [Clevinger] spoke his language and wore his uniform, but he saw their loveless faces set immutably into cramped, mean lines of hostility and understood instantly that nowhere in the world, not in all the fascist tanks or planes or submarines, not in the bunker behind the machine guns or mortars or behind the blowing flame throwers, not even among all the expert gunners of the crack Hermann Goering Antiaircraft Division or among the grisly connivers in all the beer halls in Munich and everywhere else, were there men who hated him more."

 

- Major Major Major Major -  Major Major, promu au rang de commandant en raison de son nom absurde : ses subordonnés l'évitent et il se sent isolé, adoptant des comportements étranges pour échapper à ses responsabilités. C'est toute l'absurdité des promotions militaires basées sur des critères arbitraires. 

- Wintergreen - Le caporal Wintergreen, responsable du courrier, exerce un pouvoir disproportionné en interceptant et en manipulant les communications, influençant les décisions militaires. Comment des individus en apparence insignifiants peuvent manipuler le système bureaucratique pour exercer une influence considérable, exacerbant inefficacité et la corruption.

- Capitain Black - Captain Black symbolise l’arbitraire et l’abus de pouvoir au sein de la hiérarchie militaire. Sa campagne de serments de loyauté est une satire de la paranoïa et de l’obsession pour la conformité qui caractérisaient des périodes comme le maccarthysme aux États-Unis. C'est est un officier cynique et malveillant qui occupe le poste d’intelligence officer (officier du renseignement) dans l’escadron. Il est connu pour son attitude mesquine et son désir constant de manipuler et d’humilier les autres, motivé par son ambition personnelle et son plaisir à semer la discorde. Il est surtout connu pour avoir lancé la "Loyalty Oath Crusade" (la croisade des serments de loyauté), une initiative absurde où il exige que chaque membre de l’escadron signe des serments de loyauté avant de recevoir des services essentiels comme de la nourriture ou des soins médicaux. Cette campagne est totalement inutile, mais elle lui permet de se sentir puissant et supérieur aux autres. Captain Black nourrit également un ressentiment profond envers ses collègues et prend plaisir à leur malheur, notamment lorsqu'il sabote les efforts de Major Major ou se moque des soldats ayant peur de leurs missions.

 

- Bologna - Référence à une mission particulièrement redoutée par les membres de l’escadron. Bologne est en effet une cible stratégique fortement défendue, et les soldats craignent que la mission soit extrêmement dangereuse, voire fatale. La simple mention de "Bologna" devient une source d'angoisse collective. Yossarian désespère d’éviter cette mission et manipule les cartes météorologiques pour faire croire à un mauvais temps au-dessus de Bologne, retardant temporairement l’opération. Cependant, la mission finit par être exécutée, et bien qu’elle soit difficile, elle s’avère moins désastreuse que prévu. Malgré cela, la tension autour de Bologne illustre l’angoisse omniprésente des soldats face à des situations de vie ou de mort imposées par des ordres bureaucratiques...

- Major de Coverley - Le Major de Coverley, une figure imposante et mystérieuse, est respecté et craint. Son rôle consiste à sécuriser des logements pour les soldats dans les zones récemment conquises. C'est la figure paternaliste qui agit en faveur des soldats, mais une autorité bien isolée et impuissante face à l'absurdité générale de la guerre.

- Kid Sampson - Kid Sampson, un jeune soldat, est tué accidentellement par McWatt lors d’une manœuvre dangereuse en avion. Après cet incident, McWatt se suicide en fracassant son avion contre une montagne. Un tournant émotionnel pour Yossarian.

- Piltchard & Wren - Lieutenants Piltchard et Wren sont les officiers responsables de la planification et de la coordination des missions de bombardement pour l’escadron de Yossarian. Ils sont dépeints comme des bureaucrates enthousiastes, totalement dévoués à leur travail mais sans véritable compréhension des horreurs de la guerre ou des dangers auxquels les soldats sont confrontés. Piltchard et Wren apprécient leur rôle et le pouvoir qu'il leur confère, mais leur enthousiasme pour la planification des missions contraste fortement avec l'attitude des hommes qui doivent les exécuter. Ils s’efforcent de rendre leurs opérations efficaces et bien organisées, ignorant ou minimisant les risques encourus par les équipages. Ces personnages renforcent l’idée que la guerre est organisée par des individus qui ne comprennent pas ou ne ressentent pas les conséquences de leurs décisions. Leur obsession pour les procédures et l’ordre contraste avec le chaos réel des missions...

- Luciana - Yossarian rencontre Luciana, une jeune femme italienne, et passe une nuit avec elle. Malgré son attirance, il détruit son numéro de téléphone, convaincu qu'il ne pourra jamais être heureux en raison de la guerre. Tout le désespoir de Yossarian, sans avenir possible.

- The Soldier in White - Un mystérieux soldat enveloppé de bandages blancs apparaît à l’hôpital et devient un symbole de la déshumanisation des soldats dans l’armée, réduits à des numéros et sacrifiés sans considération pour leur individualité.

 

"One of the things [Yossarian] wanted to start screaming about was the surgeon’s knife that was almost certain to be waiting for him and everyone else who lived long enough to die. He wondered often how he would ever recognize the first chill, flush, twinge, ache, belch, sneeze, stain, lethargy, vocal slip, loss of balance or lapse of memory that would signal the inevitable beginning of the inevitable end."

 

- The Soldier who saw everything twice  - Un personnage mystérieux qui apparaît brièvement dans l’hôpital militaire où Yossarian se rend souvent pour éviter les missions de combat. Il est surnommé "The Soldier Who Saw Everything Twice" parce qu’il affirme constamment percevoir tout en double. Sa condition, qui semble être à la fois un problème médical et un symbole de l’absurde, intrigue et perturbe Yossarian. Peu de temps après avoir été introduit, ce soldat meurt, laissant une impression durable sur Yossarian. Lors d’une mission plus tard dans le roman, Yossarian commence lui-même à voir tout en double, un moment qui déclenche une peur existentielle en lui et qui renforce son rejet de la guerre. Ce symptôme devient un présage de la mort imminente, un rappel pour Yossarian de la précarité de la vie. 

 

- Colonel Cathcart - Le Colonel Cathcart est présenté comme un officier ambitieux qui cherche constamment à impressionner ses supérieurs. Il augmente régulièrement le nombre de missions requises pour rentrer chez soi, frustrant les soldats. C'est toute l'obsession du pouvoir et l'indifférence des officiers face à la souffrance des soldat : l'implacable bureaucratie militaire.

 

“Haven’t you got anything humorous that stays away from waters and valleys and God? I’d like to keep away from the subject of religion altogether if we can.”

The chaplain was apologetic. “I’m sorry, sir, but I’m afraid all the prayers I know are rather somber in tone and make at least some passing reference to God.”

“Then let’s get some new ones.”

 

- Corporal Whitcom - Corporal Whitcomb est l’assistant du chapelain Tappman, mais contrairement au chapelain, il est cynique, ambitieux, et méprisant envers son supérieur. Whitcomb passe beaucoup de temps à saboter subtilement le travail du chapelain et à critiquer son dévouement spirituel, le considérant comme inutile. Il est davantage préoccupé par des moyens bureaucratiques de se faire remarquer et de gravir les échelons militaires. Il incarne une vision complètement matérialiste et bureaucratique de la religion. Il propose, par exemple, l’idée de standardiser les lettres de condoléances aux familles des soldats morts, une suggestion qui choque le chapelain par son insensibilité. Il utilise également chaque opportunité pour discréditer le chapelain auprès des officiers supérieurs. Malgré ses manœuvres, Whitcomb reste un personnage secondaire dépeint de manière comique et ridicule, un exemple supplémentaire de la futilité et de l’ineptie dans la bureaucratie militaire...

- General Dreedle - Le General Dreedle est un officier supérieur de l'armée américaine, responsable de la base aérienne où se déroule une grande partie de l’action du roman. Il est présenté comme un homme bourru, autoritaire, et peu intéressé par les subtilités bureaucratiques ou les jeux politiques. Contrairement à son rival, General Peckem, Dreedle est davantage concerné par les résultats pratiques que par les apparences ou les manœuvres politiques. Dreedle est souvent exaspéré par les absurdités et l’incompétence des hommes sous son commandement, mais il n’est pas exempt de comportements absurdes lui-même. Il montre un penchant pour l’autoritarisme arbitraire et des caprices, comme l'exigence absurde que tout le monde reste silencieux en présence de sa maîtresse. Cependant, malgré ses défauts, Dreedle est relativement pragmatique et moins hypocrite que Peckem, ce qui le rend plus tolérable dans l’univers satirique de Catch-22.

- Milo the Mayor - Milo Minderbinder consolide son rôle de leader commercial mondial en devenant une figure d’autorité dans les villes qu’il approvisionne. Milo est accueilli comme un héros et, dans certains endroits, devient effectivement maire, gouvernant les villes grâce à ses vastes opérations commerciales. Il organise des systèmes économiques locaux qui s'intègrent à son syndicat, en promettant prospérité et avantages à tous ceux qui participent. Malgré ses apparentes bonnes intentions, ses actions restent fondamentalement égoïstes et basées sur le profit. Milo profite de son influence pour exploiter les populations locales, utilisant leurs ressources et leur main-d'œuvre pour renforcer son empire commercial. Ce rôle de "maire" renforce son image en tant qu’entrepreneur incontournable, mais il illustre également son mépris pour les conséquences humaines de ses décisions. En devenant maire, Milo transforme son rôle économique en un rôle politique, illustrant comment l’autorité peut être exploitée à des fins personnelles. Cela reflète une critique du mélange entre pouvoir économique et politique...

- Milo - Milo Minderbinder est l’officier responsable des approvisionnements dans l’escadron de Yossarian, mais il est bien plus que cela : c’est un entrepreneur opportuniste qui dirige un vaste syndicat commercial mondial. Milo transforme son poste en une entreprise de marché noir, exploitant la guerre pour générer des profits. Il engage des transactions commerciales avec des amis, des ennemis et même des civils, affirmant que ses actions sont justifiées parce qu'elles "profitent à tous". Milo va devenir une figure majeure dans Catch-22, incarnant l’avidité capitaliste et la corruption morale. Il va jusqu’à conclure un contrat pour bombarder sa propre base militaire, expliquant que l’opération était financièrement avantageuse pour son syndicat. Malgré ses activités moralement répréhensibles et absurdes, Milo est toléré, voire admiré par ses supérieurs, car ses profits soutiennent indirectement l’effort de guerre.

- The Chaplain - Le chapelain Tappman est un officier religieux de l’escadron, sensible, honnête, et bien intentionné, mais constamment en conflit avec l’absurdité et la corruption de l’armée. Sa foi et son rôle de soutien spirituel sont mis à l’épreuve par les atrocités et l’absurdité de la guerre. Facilement intimidé par ses supérieurs et déconcerté par les comportements absurdes autour de lui, il admire secrètement Yossarian pour son courage à défier l’autorité, tout en ressentant de l’incertitude sur ses propres convictions morales et religieuses. À travers le roman, le chapelain deviendra progressivement plus audacieux, prenant des positions plus fermes contre les injustices qu’il observe. Dans une scène particulièrement absurde, il sera accusé à tort d'avoir falsifié des documents sous le nom de "Washington Irving", une accusation sans fondement qui reflète l'absurdité de la bureaucratie militaire. Bien qu'il ne soit pas puni, cet incident marque un tournant dans sa perception de l’armée et de son propre rôle...

- Aarfy - Le Lieutenant Aardvark, surnommé Aarfy, est le navigateur de l’avion de Yossarian. Aarfy est souvent dépeint comme insensible, maladroit et complètement déconnecté de la réalité. Pendant les missions de combat, il se montre inutile, souvent incapable de naviguer correctement, ce qui met l’équipage en danger. En dehors des missions, Aarfy affiche un comportement étrange et hypocrite. Il se présente comme un homme respectable et amical, mais cette façade cache un profond mépris pour les autres et un manque total de moralité. Cela devient évident lors d’une scène choquante où Aarfy viole et tue une jeune femme italienne dans un immeuble. Il justifie ses actions en affirmant qu’il ne voulait pas payer pour une prostituée, rationalisant ainsi un acte odieux. Malgré la gravité de son crime, Aarfy échappe à toute conséquence réelle, car l’armée s’intéresse davantage à punir Yossarian pour avoir déserté que de tenir Aarfy responsable de son acte. 

- Nurse Duckett - Nurse Duckett est une infirmière travaillant à l’hôpital de la base, où Yossarian passe une grande partie de son temps à feindre des maladies pour échapper aux missions de combat. Elle est décrite comme séduisante et intelligente, et elle entretient une relation amoureuse avec Yossarian. Leur relation commence de manière légère et physique, mais elle évolue lorsque Nurse Duckett commence à prendre conscience des horreurs de la guerre et des traumatismes des soldats. Bien qu’elle soit attirée par Yossarian, elle critique parfois son comportement cynique et désabusé. Cependant, elle finit par prendre ses distances avec lui, jugeant l'attitude de ce dernier incompatible avec ses projets de carrière au sein d'une structure militaire qu'elle respecte...

- Dobbs - Dobbs est un copilote de bombardier dans l’escadron de Yossarian, connu pour son comportement nerveux et imprévisible. Son personnage est caractérisé par son anxiété croissante face aux dangers des missions de bombardement et par son incapacité à supporter la pression de la guerre. À un moment du roman, Dobbs perd le contrôle et décide de prendre des mesures extrêmes pour s’échapper de la situation. Il propose un complot à Yossarian : assassiner le colonel Cathcart, l’officier qui augmente sans cesse le nombre de missions requises pour que les soldats puissent rentrer chez eux. Yossarian hésite à accepter, trouvant l’idée extrême. Finalement, Dobbs abandonne son plan lorsqu’il atteint le quota de missions requises, avant que Cathcart ne le relève encore une fois. Cependant, malgré sa réussite à atteindre son objectif temporaire, il meurt lors d’une mission ultérieure.

- Peckem - Le General Peckem est un officier de haut rang de l’armée américaine, obsédé par son image, les apparences et le pouvoir bureaucratique. Il dirige le Special Operations Command et nourrit une rivalité constante avec le General Dreedle, un officier plus pragmatique et moins préoccupé par la bureaucratie. Peckem consacre une grande partie de son temps à manœuvrer politiquement pour prendre le contrôle de l’escadron de bombardement dirigé par Dreedle. Malgré son obsession pour le pouvoir et son mépris pour les opérations militaires concrètes, Peckem finira par se perdre dans ses machinations bureaucratiques. En fin de compte, ses efforts pour consolider son influence se retournent contre lui, une restructuration le subordonnera à un officier qu’il considèrait comme inférieur. Une caricature satirique du leadership bureaucratique militaire ...

- Dunbar - Lieutenant Dunbar est un camarade de Yossarian, connu pour sa philosophie unique sur la manière de vivre plus longtemps : il cherche activement à "rallonger sa vie" en rendant chaque moment aussi ennuyeux et insupportable que possible. Selon lui, les situations désagréables donnent l'impression que le temps passe plus lentement, ce qui, dans son esprit, équivaut à vivre plus longtemps. Dunbar partage de nombreuses discussions philosophiques et absurdes avec Yossarian sur la guerre, la mortalité et l’existence. Il devient un personnage central dans la critique des absurdités de la guerre et de la bureaucratie. Cependant, il finit par être mystérieusement déclaré "disparu" par les autorités militaires, après qu’il ait été considéré comme un perturbateur en raison de ses comportements et opinions dissidentes.

- Mrs Daneeka - Mrs. Daneeka est l'épouse du Doc Daneeka, le médecin cynique et égocentrique de l’escadron. Bien qu’elle soit un personnage secondaire, son histoire illustre de manière poignante l’absurdité et la cruauté de la bureaucratie militaire. Lorsque le nom de Doc Daneeka est inscrit sur la liste de l’équipage d’un vol qui s’écrase, l’armée le déclare mort, malgré le fait qu’il soit bien vivant et présent sur la base. Le système refuse de reconnaître son existence parce que, selon les documents officiels, il est décédé. Cette déclaration de décès affecte profondément Mrs. Daneeka. Et bien qu’il tente de la contacter pour prouver qu’il est toujours en vie, elle refuse de croire ses lettres, pensant qu’il s’agit d’un cruel canular. Finalement, elle encaisse l’assurance-vie de son mari et déménage avec ses enfants, acceptant son "décès" officiel.

 

- Yo-Yo’s Roomies - L’attention du roman de porte sur les différents colocataires de Yossarian (surnommé "Yo-Yo") dans sa tente sur la base aérienne. Ses compagnons, notamment Orr, Nately, Hungry Joe, et d’autres, apportent chacun une dynamique particulière à la vie commune, oscillant entre l’absurde, le comique et le tragique. Orr est souvent moqué pour ses comportements excentriques, mais il s’avère ingénieux et astucieux, ce qui est révélé plus tard dans le roman. Nately, quant à lui, est un jeune idéaliste qui se concentre sur son amour pour une prostituée. Hungry Joe, obsédé par les photographies de femmes nues, est tourmenté par des cauchemars. Ce chapitre prépare plusieurs événements clés du roman, notamment la disparition d’Orr, la mort de Nately, et la descente psychologique de Hungry Joe. Ces colocataires sont des points d’ancrage émotionnels pour Yossarian et jouent un rôle crucial dans son évolution personnelle ...

- Nately’s Whore - Nately, un camarade de Yossarian, est amoureux d'une prostituée italienne,  "Nately’s Whore". Bien qu'elle soit indifférente à son amour et ne voit en lui qu'un client parmi d'autres, Nately persiste à vouloir l’épouser et la "sauver" de sa vie. Lors d’une discussion, Nately entre en conflit avec un vieil homme cynique, qui argue que les Américains finiront par perdre la guerre et que les idéaux qu’ils défendent sont hypocrites. Après la mort tragique de Nately au combat, la prostituée devient folle de rage et tente de tuer Yossarian, le blâmant indirectement pour la mort de Nately. Elle le poursuit à plusieurs reprises, une absurdité de plus dans la vie de Yossarian ....

- Thanksgiving - Un dîner de Thanksgiving organisé sur la base aérienne, censé être un moment festif pour les soldats. Cependant, l’événement est marqué par un enchaînement de situations absurdes et tendues. Une bagarre éclate entre les hommes, provoquée par des frustrations accumulées et des conflits personnels. Yossarian, comme à son habitude, observe la scène avec un mélange de cynisme et de désespoir. Le chaos généralisé du dîner finit par illustrer l'échec de toute tentative de normalité ou de camaraderie dans un contexte de guerre.

- Milo the Militant - Milo Minderbinder, le responsable de l’approvisionnement et dirigeant d’un syndicat de marché noir mondial, est décrit sous un angle plus critique. Milo, qui a déjà démontré sa capacité à tirer profit de la guerre pour son syndicat, se transforme en "militant" lorsqu'il décide de s'engager dans des missions de bombardement, mais pour des raisons purement financières. L'absurdité atteint son paroxysme lorsqu’il conclut des accords pour bombarder sa propre base, sous prétexte que cela génère un profit pour le syndicat et, par extension, pour "tout le monde". Milo présente ses actions comme étant moralement justifiables parce qu’elles respectent les principes du capitalisme.

- The Cellar - Le chapelain Tappman est profondément affecté par la nouvelle de la mort de Nately. Alors qu'il tente de réconforter Yossarian, il est brusquement appréhendé par des officiers et conduit dans une cave pour un interrogatoire. Les interrogateurs l'accusent de diverses infractions absurdes, notamment d'avoir falsifié des documents sous le pseudonyme de Washington Irving et d'avoir volé une tomate au colonel Cathcart. Malgré l'absence de preuves concrètes et la nature illogique des accusations, le chapelain est déclaré coupable et relâché, tout en étant informé qu'il restera sous surveillance constante. De l'absurdité et de l'arbitraire des procédures militaires ..

- General Scheiskopf - Le personnage de General Scheiskopf, ancien lieutenant obsédé par les parades militaires, réapparaît sous une nouvelle fonction en tant que général. Sa promotion lui permet d’exercer davantage de pouvoir, mais il reste tout aussi obsédé par les parades, ignorant les réalités de la guerre. Scheiskopf continue d'insister sur l'importance des défilés militaires, cherchant à introduire des règlements absurdes pour les soldats. Bien qu’il soit dans une position d’autorité, il est dépeint comme totalement déconnecté de la réalité et des véritables enjeux militaires. Ses décisions illustrent son incapacité à comprendre ou à gérer des situations complexes. La promotion de Scheiskopf, malgré son incompétence évidente, illustre la satire de Joseph Heller à propos des systèmes hiérarchiques dans lesquels l’avancement est souvent arbitraire et déconnecté des compétences réelles ... 

- Kid Sister - Kid Sister", référence à la jeune sœur de la prostituée italienne surnommée "Nately's Whore". Cette sœur cadette est introduite dans le récit comme une figure innocente, qui représente un contraste frappant avec le chaos, la violence et l’absurdité du monde des adultes dans la guerre. Elle est souvent vue imitant sa grande sœur mais sans saisir les réalités cruelles de son environnement. Après la mort de Nately, Yossarian devient obsédé par la protection de Kid Sister. Son désir de la sauver symbolise son aspiration à préserver quelque chose de pur et d’innocent dans un monde moralement corrompu. Cependant, à mesure que les événements dégénèrent, Kid Sister disparaît, et Yossarian est incapable de la retrouver, ce qui renforce son sentiment d’échec et d’impuissance face aux fameuses nécessités impérieuses de la guerre...

- The Eternal City - Nous sommes à Rome, "La Ville Éternelle", Yossarian erre dans la ville après avoir déserté la base, plongé dans un état de désillusion totale face à la guerre et à la condition humaine. Rome, traditionnellement un symbole de civilisation et d’éternité, est décrite comme un lieu de chaos, de dépravation et de souffrance. Yossarian est témoin de scènes horrifiantes : violence, exploitation, pauvreté et brutalité. Les rues sont pleines de soldats, de prostituées et de civils désespérés. Il voit une femme agressée sans qu'aucune autorité n’intervienne, ce qui accentue son sentiment de vide moral dans le monde. Ce passage est marqué par une atmosphère sombre et apocalyptique, reflétant la corruption et la dégradation causées par la guerre. Celle-ci détruit non seulement les corps, mais aussi l’âme et la moralité de ceux qui y participent....

- Snowden - Le récit de la mort de Snowden est révélé de manière fragmentée tout au long du roman, mais son dénouement complet apparaît dans les derniers chapitres. Lors d’une mission de bombardement, le mitrailleur Snowden est gravement blessé après que leur avion a été touché par des tirs ennemis. Yossarian tente de l’aider en lui administrant de la morphine et en soignant ce qu’il croit être une blessure à la jambe. Cependant, il découvre une blessure beaucoup plus grave : les entrailles de Snowden se sont répandues hors de son corps à cause d’une blessure interne non détectée. La scène est horrifique et profondément traumatisante pour Yossarian. Snowden meurt dans ses bras, et Yossarian est confronté à la réalité brutale de la mort. Ce moment est lié à une phrase clé, répétée dans le roman : « L'esprit disparu, l'homme n'est plus qu'un déchet » (The spirit gone, man is garbage). Elle illustre la réduction de l’individu à sa biologie, dépourvu de toute grandeur ou signification dans le contexte de la guerre.

 

"Yossarian was cold, too, and shivering uncontrollably. He felt goose pimples clacking all over him as he gazed down despondently at the grim secret Snowden had spilled all over the messy floor. It was easy to read the message in his entrails. Man was matter, that was Snowden’s secret.

Drop him out a window and he’ll fall. Set fire to him and he’ll burn.

Bury him and he’ll rot, like other kinds of garbage. The spirit gone, man is garbage. That was Snowden’s secret. Ripeness was all.

 “I’m cold,” Snowden said. “I’m cold.”

“There, there,” said Yossarian. “There, there.” He pulled the rip cord of Snowden’s parachute and covered his body with the white nylon sheets.

 “I’m cold.”

 “There, there.”

 

- Yossarian - John Yossarian, capitaine et bombardier dans l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, nous est dès le début du roman présenté comme un homme cynique, pragmatique, et obsédé par une seule idée : survivre à la guerre, coûte que coûte. Contrairement à ses camarades qui s'efforcent de justifier leur rôle dans le conflit, Yossarian rejette totalement l’idée de patriotisme ou de devoir militaire, qu’il considère comme des illusions absurdes. Mais intervient la mort de Snowden. Cet événement va le transformer profondément, consolidant son rejet de la guerre et des systèmes bureaucratiques qui la soutiennent. Tout au long des chapitres suivants, il passe son temps à chercher des moyens d’échapper aux missions les plus dangereuses, en feignant des maladies ou en défiant les ordres, tout en observant avec cynisme les absurdités et les hypocrisies du monde militaire. Finalement, il décidera de déserter et de fuir vers la Suède, choisissant la vie et l’intégrité personnelle plutôt que la soumission à un système déshumanisant....


Mike Nichols, le réalisateur de "The Graduate" ou de "Who's Afraid of Virginia Woolf?" a réalisé en 1970 une adaptation de "Catch-22", le scénariste en est Buck Henry et le casting suffisament étoffé : Alan Arkin dans le rôle de John Yossarian, Martin Balsam dans le rôle du colonel Cathcart, Orson Welles dans le rôle du général Dreedle, Bob Newhart, Anthony Perkins, et Jon Voight dans des rôles secondaires. Le film suit fidèlement les grandes lignes du roman, avec Alan Arkin dans le rôle principal de Yossarian, un bombardier déterminé à échapper aux absurdités de la guerre. Il met en avant la satire du roman sur la bureaucratie militaire, l'absurde des règles comme le Catch-22 et les dilemmes moraux des soldats. Si le film a reçu des avis mitigés à sa sortie, il est devenu un classique apprécié pour son humour noir et son casting étoilé...


 "Something Happened" (1974)

Un roman introspectif et sombre qui explore la vie de Bob Slocum, un cadre d'entreprise en proie à des dilemmes personnels et professionnels. Et il ne se passe pas grand-chose dans « Something Happened », mais ce n'est pas nécessaire : L'histoire racontée par Heller se déroule dans notre propre maison, ou juste à côté. Ce qui rend ce livre vraiment remarquable, c'est la profondeur que sa surface humoristique finit par révéler. En effet, si les aventures circonspectes de Bob Slocum provoqueront un rire ininterrompu chez un lecteur de vingt-deux ans, elles ne sembleront pas aussi amusantes à un lecteur deux fois plus âgé, qui percevra la tristesse et l'inquiétude mélancolique que l'auteur a soigneusement tissées entre les lignes. Avec une tension croissante, ce lecteur plus âgé priera pour être libéré de la reconnaissance de soi au fur et à mesure que les pages seront tournées. Aussi sombrement comique que Catch-22, mais plus profondément ressenti, « Something Happened » explore les terreurs intimes d'une vie proche avec une acuité obsédante. 

A Life of Quiet Desperation - Une vie de désespoir tranquille ...

Fruit de treize années de gestation, « Something Happened » est une anatomie des désenchantements de l'âge mûr, à la fois follement drôle et imprégnée d'une tristesse désespérée. Son narrateur, Bob Slocum, est un employé de bureau sur l'escalator fatigant d'un parcours d'entreprise insensé mais parfois vicieux ; un mari dont le mariage réside dans une dimension différente de son cœur ; un père terrifié par l'opacité, la vulnérabilité et la volonté de ses enfants ; un individu dont l'innocence jadis enthousiaste a été ternie par le quelque chose d'indéfinissable qui l'a si sûrement mis sur la voie de la désespérance. Bien que la narration de Slocum incarne sa vie banale, la focalisation presque surréaliste de Heller sur cette banalité même la transforme, par un étonnant tour de passe-passe littéraire, en quelque chose d'envoûtant. 

La composition basée sur le discours (généralement des phrases simples) ..

- « J'ai la frousse quand je vois des portes fermées » (I get the willies when I see closed doors); “Dans le bureau où je travaille, il y a cinq personnes dont j'ai peur” (In the office in which I work there are five people of whom I am afraid) - ,  

 .... donne à Slocum une voix familière en même temps qu'elle fournit au romancier des pièces à conviction dans son musée soigneusement et caustiquement constitué sur les inquiétudes sociales et psychologiques dans l'Amérique de la fin du vingtième siècle. 

Heller ne cesse de retourner les simples observations de Slocum : « Chacune de ces cinq personnes a peur de quatre personnes (sans compter les chevauchements), soit un total de vingt personnes, et chacune de ces vingt personnes a peur de six personnes, ce qui fait un total de cent vingt personnes qui sont craintes par au moins une personne. Chacune de ces cent vingt personnes a peur des cent dix-neuf autres" (Each of these five people is afraid of four people (excluding overlaps), for a total of twenty, and each of these twenty people is afraid of six people, making a total of one hundred and twenty people who are feared by at least one person. Each of these one hundred and twenty people is afraid of the other one hundred and nineteen”) - jusqu'à ce que le faisceau de son invention frappe toutes les facettes disponibles  .... 

 

"In the office in which I work there are five people of whom I am afraid. Each of these five people is afraid of four people (excluding overlaps), for a total of twenty, and each of these twenty people is afraid of six people, making a total of one hundred and twenty people who are feared by at least one person. Each of these one hundred and twenty people is afraid of the other one hundred and nineteen, and all of these one hundred and forty-five people are afraid of the twelve men at the top who helped found and build the company and now own and direct it.

All these twelve men are elderly now and drained by time and success of energy and ambition. Many have spent their whole lives here. They seem friendly, slow, and content when I come upon them in the halls (they seem dead) and are always courteous and mute when they ride with others in the public elevators. They no longer work hard. They hold meetings, make promotions, and allow their names to be used on announcements that are prepared and issued by somebody else. Nobody is sure anymore who really runs the company (not even the people who are credited with running it), but the company does run. Sometimes these twelve men at the top work for the government for a little while. They don’t seem interested in doing much more. Two of them know what I do and recognize me, because I have helped them in the past, and they have been kind enough to remember me, although not, I’m sure, by name. They inevitably smile when they see me and say: “How are you?” (I inevitably nod and respond: “Fine.”) Since I have little contact with these twelve men at the top and see them seldom, I am not really afraid of them. But most of the people I am afraid of in the company are..."

 

"... Dans le bureau dans lequel je travaille, il y a cinq personnes qui me font peur. Chacune de ces cinq personnes a peur de quatre personnes (sans chevauchement), ce qui fait un total de vingt personnes, et chacune de ces vingt personnes a peur de six personnes, ce qui porte le total à cent vingt personnes qui sont craintes par au moins une personne. Chacune de ces cent vingt personnes a peur des cent dix-neuf autres, et la totalité de ces cent quarante-cinq personnes ont peur des douze hommes au sommet qui ont aidé à fonder et à construire l'entreprise et qui la possèdent et la dirigent désormais.

Tous ces douze hommes sont désormais âgés et vidés par le temps et le succès de leur énergie et de leur ambition. Beaucoup ont passé toute leur vie ici. Ils semblent amicaux, lents et contents lorsque je les croise dans les couloirs (ils semblent morts) et sont toujours courtois et muets lorsqu'ils montent dans les ascenseurs publics avec d'autres. Ils ne travaillent plus dur. Ils tiennent des réunions, font des promotions et autorisent que leurs noms soient utilisés sur des annonces qui sont préparées et publiées par quelqu'un d'autre. Personne n'est vraiment sûr désormais de qui dirige vraiment l'entreprise (même pas les personnes à qui on attribue sa direction), mais l'entreprise fonctionne. Parfois, ces douze hommes au sommet travaillent un peu pour le gouvernement. Ils ne semblent pas intéressés à faire beaucoup plus. Deux d'entre eux savent ce que je fais et me reconnaissent, parce que je les ai aidés par le passé, et ils ont été assez aimables pour se souvenir de moi, bien que pas, j'en suis sûr, par mon nom. Ils sourient inévitablement quand ils me voient et disent : « Comment allez-vous ? » (J'acquiesce inévitablement et réponds : « Bien. ») Comme j'ai peu de contacts avec ces douze hommes au sommet et que je les vois rarement, je n'ai pas vraiment peur d'eux. Mais la plupart des personnes dont j'ai peur dans l'entreprise, si.

 

"Just about everybody in the company is afraid of somebody else in the company, and I sometimes think I am a cowering boy back in the automobile casualty insurance company for which I used to work very long ago, sorting and filing automobile accident reports after Mrs. Yerger was placed in charge of the file room and kept threatening daily to fire us all. She was a positive, large woman of overbearing confidence and nasty amiability who never doubted the wisdom of her biases. A witty older girl named Virginia sat under a big Western Union clock in that office and traded dirty jokes with me (“My name’s Virginia—Virgin for short, but not for long, ha, ha.”); she was peppy and direct, always laughing and teasing (with me, anyway), and I was too young and dumb then to see that she wasn’t just joking. (Good God—she used to ask me to get a room for us somewhere, and I didn’t even know how! She was extremely pretty, I think now, although I’m not sure I thought so then, but I did like her, and she got me hot. Her father had killed himself a few years before.) Much went on there in that company too that I didn’t know about. (Virginia herself had told me that one of the married claims adjusters had taken her out in his car one night, turned insistent, and threatened to rape her or put her out near a cemetery, until she pretended to start to cry.) I was afraid to open doors in that company too, I remember, even when I had been sent for by one of the lawyers or adjusters to bring in an important file or a sandwich. I was never sure whether to knock or walk right in, to tap deferentially or rap loudly enough to be heard at once and command admission. Either way, I would often encounter expressions of annoyance and impatience (or feel I did. I had arrived too soon or arrived too late)..."

 

À peu près tout le monde dans l'entreprise a peur de quelqu'un d'autre dans l'entreprise, et je pense parfois que je ne suis qu'un gamin apeuré de retour dans la compagnie d'assurance automobile où je travaillais il y très longtemps, à trier et classer des rapports d'accidents après que Mme Yerger ait été placée à la tête du archives et n'ait cessé de nous menacer de tous virer quotidiennement. C'était une femme imposante et autoritaire, d'une confiance en soi écrasante et d'une amabilité méchante, qui ne doutait jamais de la sagesse de ses préjugés. Une fille plus âgée et pleine d'esprit nommée Virginia était assise sous une grande horloge Western Union dans ce bureau et échangeait des blagues salaces avec moi (« Je m'appelle Virginia — Virgin pour faire court, mais pas pour longtemps, ha, ha. ») ; elle était pleine d'entrain et directe, toujours à rire et à taquiner (avec moi, en tout cas), et j'étais trop jeune et trop bête à l'époque pour voir qu'elle ne plaisantait pas qu'à moitié. (Mon Dieu — elle me demandait de prendre une chambre pour nous quelque part, et je ne savais même pas comment faire ! Elle était extrêmement jolie, je pense maintenant, bien que je ne sois pas sûr de l'avoir pensé à l'époque, mais je l'aimais bien, et elle m'excitait. Son père s'était suicidé quelques années auparavant.) Il se passait aussi beaucoup de choses dans cette entreprise que j'ignorais. (Virginia elle-même m'avait dit qu'un des experts en sinistres mariés l'avait emmenée dans sa voiture une nuit, était devenu insistant, et avait menacé de la violer ou de la mettre dehors près d'un cimetière, jusqu'à ce qu'elle fasse semblant de commencer à pleurer.) J'avais aussi peur d'ouvrir les portes dans cette entreprise, je m'en souviens, même quand j'avais été envoyé par un des avocats ou experts pour apporter un dossier important ou un sandwich. Je n'étais jamais sûr de devoir frapper ou entrer directement, de taper déféremment ou de frapper assez fort pour être entendu immédiatement et obtenir l'autorisation d'entrer. Dans les deux cas, je rencontrais souvent des expressions d'agacement et d'impatience (ou j'avais l'impression de le faire. J'arrivais trop tôt ou j'arrivais trop tard).

Mme Yerger brutalisait tout le monde. En peu de temps, presque tous les employés des archives ont démissionné, quelques-uns des plus anciens pour partir dans l'armée ou la marine, le reste pour de meilleurs emplois. Je suis parti pour un meilleur emploi qui s'est avéré pire. Il fallait du cran pour donner mon préavis de départ, et il en a toujours fallu. (J'ai répété mon discours de démission pendant des jours, rassemblant le courage de le livrer, et j'ai formulé des réponses sincères et moralisatrices à des questions accusatrices sur mes raisons de partir que ni Mme Yerger ni personne d'autre ne s'est même donné la peine de poser.) J'ai ce truc avec l'autorité, cette difficulté à marcher droit vers elle et à la regarder bien en face, à lui parler courageusement et avec défi, même quand je sais que j'ai raison et que je suis en sécurité. (Je ne parviens jamais à me convaincre que je suis en sécurité.) Je ne lui fais tout simplement pas confiance.

C'était mon premier emploi après avoir obtenu mon diplôme (ou avoir été diplômé) du lycée. J'avais dix-sept ans à l'époque — cette fille plus « âgée », pleine d'esprit et flirtant sous l'horloge Western Union, Virginia, n'avait que vingt-et-un ans (trop jeune maintenant d'au moins un an ou deux, même pour moi) — et dans chaque emploi que j'ai eu depuis, j'ai toujours eu peur d'être sur le point d'être viré.

En réalité, je n'ai jamais été viré d'un emploi ; au contraire, je reçois des augmentations généreuses et des promotions rapides, parce que je suis généralement très alerte (au début) et que je saisis les choses rapidement. Mais ce sentiment d'échec, ce sentiment déprimant de catastrophe imminente et de honte publique, persiste même ici, où je fais constamment du bon travail et où j'essaie de ne me faire aucun ennemi. C'est juste que je trouve impossible de savoir exactement ce qui se passe derrière les portes closes de tous les bureaux de tous les étages occupés par toutes les personnes de cette entreprise et de toutes les autres entreprises du monde entier qui pourraient dire ou faire quelque chose, intentionnellement ou circonstanciellement, qui pourrait me mener à ma perte. Je me torture même parfois avec la spéculation inquiétante que la CIA, le FBI ou le Service des Impôts m'enquêtent subrepticement depuis des années et sont sur le point de me coincer et de m'arrêter, pour aucune autre raison que d'avoir quelques sympathies libérales secrètes et de voter généralement démocrate.

J'ai le sentiment que quelqu'un proche de moi va bientôt découvrir quelque chose à mon sujet qui signifiera la fin, bien que je ne puisse imaginer ce qu'est ce quelque chose..."

 

Si *Catch-22* attaquait les systèmes, "Something Happened" plonge dans la psyché de l'individu qui vit dans ces systèmes. C'est un roman sur l'anxiété, le désenchantement et la paralysie de l'homme moderne dans le monde corporatiste. On y entend des souffrances qui n'ont guère disparues au XXIe siècle ...

- L'Anxiété Existentiale et le Mal-être au Travail : Le monologue intérieur de Bob Slocum, son angoisse permanente, sa peur que "quelque chose arrive" sans pouvoir le définir, capture parfaitement l'anxiété moderne. C'est le roman des angoisses non spécifiques, du sentiment que malgré une réussite matérielle apparente (un bon job, une famille), quelque chose ne va pas. C'est une préfiguration brillante des discussions actuelles sur la détresse psychologique en entreprise, le présentéisme, et le sentiment d'inauthenticité.

- La Culture Toxique du Bureau : Heller décrit avec une précision chirurgicale les jeux de pouvoir, l'hypocrisie, la peur de déplaire, le langage corporate creux et les relations viciées au sein d'une grande entreprise. Ces scènes pourraient être transposées dans n'importe quel open space aujourd'hui.

- La Difficulté de la Communication et l'Isolement : Slocum est incapable de communiquer authentiquement avec sa femme, ses enfants ou ses collègues. Il est emmuré dans sa propre conscience. Ce thème résonne à l'ère des réseaux sociaux, où nous sommes hyper-connectés mais où la solitude et le sentiment d'isolement n'ont jamais été aussi grands ...

 

Le narrateur, Bob Slocum, est un caméléon émotionnel. Il n'a pas de personnalité stable et absorbe celle des gens qui l'entourent. Cette crise d'identité, cette sensation de n'être qu'un assemblage d'emprunts et d'imitations, est extrêmement moderne à l'ère des réseaux sociaux et des pressions pour se conformer à des normes sociales ou professionnelles. Slocum joue constamment un rôle. Au bureau, en société, avec sa famille. Il n'est jamais "authentique" parce qu'il ne sait pas ce que cela signifie. Cela fait écho à la culture moderne du "personal branding" où l'on doit constamment performer une version idéalisée de soi-même. La peur de ne pas exister en dehors du regard des autres, et l'horreur de découvrir que le "moi" que l'on présente au monde n'est qu'une collection de fragments empruntés ...

 

"My wife is unhappy. She is one of those married women who are very, very bored, and lonely, and I don’t know what I can make myself do about it (except get a divorce, and make her unhappier still. I was with a married woman not long ago who told me she felt so lonely at times she turned ice cold and was literally afraid she was freezing to death from inside, and I believe I know what she meant).

My wife is a good person, really, or used to be, and sometimes I’m sorry for her. She drinks now during the day and flirts, or tries to, at parties we go to in the evening, although she really doesn’t know how. (She is very bad at flirting—poor thing.) She is not a joyful woman, except on special occasions, and usually when she is at least a little bit high on wine or whiskey. (We don’t get along well.) She thinks she has gotten older, heavier, and less attractive than she used to be—and, of course, she is right. She thinks it matters to me, and there she is wrong. I don’t think I mind. (If she knew I didn’t mind, she’d probably be even more unhappy.) My wife is not bad looking; she’s tall, dresses well, and has a good figure, and I’m often proud to have her with me. (She thinks I never want her with me.) She thinks I do not love her anymore, and she may be right about that, too.

“You were with Andy Kagle today,” she says.

“How can you tell?”

“You’re walking with a limp.”

There is this wretched habit I have of acquiring the characteristics of other people. I acquire these characteristics indiscriminately, even from people I don’t like ..."

 

"... Ma femme est malheureuse. Elle fait partie de ces femmes mariées qui s'ennuient énormément et se sentent très seules, et je ne sais pas ce que je peux faire pour y remédier (à part divorcer, et la rendre encore plus malheureuse. J'étais avec une femme mariée il n'y a pas longtemps qui m'a dit qu'elle se sentait parfois si seule qu'elle devenait froide comme la glace et avait littéralement peur de geler de l'intérieur, et je crois comprendre ce qu'elle voulait dire).

Ma femme est une bonne personne, vraiment, ou du moins elle l'était, et parfois je la plains. Elle boit maintenant dans la journée et flirte, ou du moins elle essaye, lors des soirées auxquelles nous allons, bien qu'elle ne sache vraiment pas comment s'y prendre. (Elle est très mauvaise pour flirter — la pauvre.) Ce n'est pas une femme joyeuse, sauf à des occasions spéciales, et généralement quand elle est un peu pompette avec du vin ou du whisky. (Nous ne nous entendons pas bien.) Elle pense qu'elle a vieilli, pris du poids et est moins attirante qu'avant — et, bien sûr, elle a raison. Elle pense que c'est important pour moi, et là, elle a tort. Je ne crois pas que ça me dérange. (Si elle savait que ça ne me dérange pas, elle serait probablement encore plus malheureuse.) Ma femme n'est pas laide ; elle est grande, s'habille bien et a une belle silhouette, et je suis souvent fier de l'avoir à mes côtés. (Elle pense que je ne la veux jamais avec moi.) Elle pense que je ne l'aime plus, et elle a peut-être raison là-dessus aussi.

« Tu étais avec Andy Kagle aujourd'hui, » dit-elle.

« Comment devines-tu ? »

« Tu boites. »

Il y a cette fâcheuse habitude que j'ai d'acquérir les caractéristiques des autres. J'acquiers ces caractéristiques de manière indiscriminée, même auprès de personnes que je n'aime pas. Si je suis avec quelqu'un qui parle fort, vite et avec assurance, je vais me mettre à parler fort et vite en même temps que lui (mais pas du tout toujours avec assurance). Si je suis avec quelqu'un qui traîne paresseusement les mots et vient du Sud ou de l'Ouest, je vais aussi traîner paresseusement les mots et me mettre à parler presque comme si je venais du Sud ou de l'Ouest, employant des idiomes régionaux authentiques comme s'ils faisaient partie de ma propre éducation, et non de celle de quelqu'un d'autre.

Je ne fais pas cela volontairement. C'est une faiblesse, je le sais, un manque de caractère ou de morale, cet instinct subtil, sournois, presque asservissant, à vouloir ressembler à presque toute personne avec laquelle je me trouve. Cela arrive non seulement dans la façon de parler, mais aussi avec les actions physiques, dans ma démarche, ma façon de m'asseoir, de pencher la tête ou de placer mes bras ou mes mains. (Souvent, je suis saisi par la crainte que la personne avec qui je suis pense que je l'imite délibérément pour me moquer d'elle et l'insulter. Je fais de mon mieux pour garder cette tendance sous contrôle.) Cela opère inconsciemment (subconsciemment ?), que je sois sobre ou ivre (généralement, je suis un ivrogne joyeux, agréable et humoristique), avec une détermination qui lui est propre, malgré ma vigilance et mon aversion, et généralement je ne réalise que j'ai glissé dans la personnalité de quelqu'un d'autre que lorsque j'y suis déjà.

(Ma femme me dit qu'au cinéma maintenant, particulièrement pendant les comédies, je fais les mêmes grimaces et gestes que les personnages à l'écran, et je ne peux pas dire qu'elle ait tort.)

Si je déjeune ou prends un verre après le travail avec Johnny Brown (l'homme en colère de Dieu, par nature et coïncidence), je vais beaucoup jurer et me plaindre, et parler et me sentir dur et fort. Si je suis avec Arthur Baron, je vais parler lentement, doucement et intelligemment, et me sentir doux, astucieux, digne et raffiné, non seulement pendant que je suis avec lui mais aussi un moment après, sa nature sera ma nature jusqu'à ce que je tombe sur la personne suivante qui a des traits de personnalité plus puissants que les miens, ou une position professionnelle ou sociale plus formidable. (Quand je suis avec Green, cependant, je ne me sens pas gracieux et articulé ; je me sens maladroit et incompétent — jusqu'à ce que je sois loin de lui, et alors je suis apte à commencer à chercher des épigrammes facilettes à utiliser dans mes conversations avec quelqu'un d'autre.) Je me demande souvent quelle est ma vraie nature.

Est-ce que j'en ai une ?

Je m'habille toujours bien. Mais peu importe ce que je mets, j'ai toujours cette sensation inquiétante que je copie quelqu'un ; je peux toujours me rappeler de quelqu'un d'autre que je connais qui s'habille à peu près de la même façon. J'ai souvent l'impression, par conséquent, que mes vêtements ne sont pas les miens. (Il y a des moments, en fait, où j'ouvre une de mes portes de placard et suis frappé de stupeur par les vêtements que je trouve suspendus à l'intérieur. Ils sont tous à moi, bien sûr, mais, pendant un instant, c'est comme si je n'en avais jamais vu beaucoup auparavant.) Et je sens parfois que je ne passerais pas autant de temps, d'argent et d'énergie à courir après les filles et autres femmes si je n'étais pas si fréquemment en compagnie d'autres hommes qui le font, ou qui parlent comme s'ils en avaient envie. Je ne suis toujours pas sûr que ce soit si amusant que ça (bien que je sois sûr que ça donne beaucoup de mal). Et si je n'en suis pas sûr maintenant, je sais que je ne le saurai jamais.

Si je me dispute avec quelqu'un qui bégaye beaucoup, j'ai de sérieux ennuis ; car j'ai un léger bégaiement à certains moments et la conversation menace bientôt de se désintégrer sans espoir en salves de syllabes sans signification. Je redoute absolument de parler à des personnes qui bégayent ; j'ai une peur mortelle de vouloir bégayer aussi, d'être perdu à jamais si je dois regarder la bouche de quelqu'un qui bégaye pendant plus d'une phrase ou deux ; quand je suis avec un bègue, je peux, si je me laisse faire, presque sentir un frisson délicieux et tantalisant prendre forme et grandir dans mes deux lèvres et s'efforcer de se libérer et de partir définitivement hors de contrôle. Je ne suis pas à l'aise en présence d'homosexuels, et je soupçonne que c'est peut-être pour la même raison (je pourrais être tenté de leur ressembler). Je fuis les personnes qui ont des tics, des strabismes et des spasmes faciaux ; ce sont des caractéristiques supplémentaires que je ne veux pas acquérir.

Le problème est que je ne sais pas qui ou ce que je suis vraiment.

Si je suis avec des gens obscènes, je suis obscène.

Qui suis-je ? (Il me faudra trois essais.)

Ma fille n'est pas obscène, mais son langage est salace maintenant quand elle parle à ses amis et devient aussi salace quand elle nous parle. (Je parle salace aussi.) Elle essaye d'établir une certaine position avec nous ou de provoquer une réaction, mais ma femme et moi ne savons pas laquelle ni pourquoi. Elle veut devenir une partie, je suppose, de ce qu'elle perçoit comme son environnement, et elle est, je le crains, en train de fusionner avec, de se dissoudre dans, son entourage juste sous mes yeux. Elle veut être comme les autres personnes de son âge. Je ne peux pas l'arrêter ; je ne peux pas la sauver. Quelque chose lui est arrivé, à elle aussi, bien que je ne sache pas quoi ni quand. Elle n'a pas encore seize ans, et je pense qu'elle est déjà perdue. Son unicité s'estompe. Enfant, elle nous semblait si différente de tous les autres enfants. Elle ne semble plus si différente maintenant.

Qui est-elle ? ..."


John Kennedy Toole (1937-1969)
John Kennedy Toole, né à La Nouvelle-Orléans, enseigne dans divers établissements universitaires et écrit "A Confederacy of Dunces" à partir de 1961 : mais le roman traîne d'éditeur en éditeur et ne paraîtra qu'après sa mort. Découragé, John Kennedy Toole se suicide à 32 ans, en mars 1969 sur une petite route du Mississipi, près de Biloxi. "La Bible de néon" (The Neon Bible), qu'il écrivit à l'âge de seize ans fut publié en 1989.


"A Confederacy of Dunces" (La Conjuration des imbéciles, 1980)
 Le titre est emprunté à Swift qui, au XVIIIe siècle, avait écrit qu'on ne reconnaît un génie à ce que dès sa naissance il voit se liguer contre lui tous les "dunces" de la planète. Le héros du roman, Ignatius J.Reilly, a une bonne trentaine d'années, une casquette verte de chasseur avec les rabats qui lui retombent sur les oreilles, une chemise de grosse flanelle, et passe la quasi partie de ses journées vautré sur son lit, chez sa mère, dans une chambre des plus sordides. Gras et gros, vomissant le monde extérieur, il prend des notes en vue d'un livre dénonçant ce monde, et fait des petits boulots, semant le chaos partout où il passe.

 

"A green hunting cap squeezed the top of the fleshy balloon of a head. The green earflaps, full of large ears and uncut hair and the fine bristles that grew in the ears themselves, stuck out on either side like turn signals indicating two directions at once. Full, pursed lips protruded beneath the bushy black moustache and, at their corners, sank into little folds filled with disapproval and potato chip crumbs. In the shadow under the green visor of the cap Ignatius J. Reilly's supercilious blue and yellow eyes looked down upon the other people waiting under the clock at the D. H. Holmes department store, studying the crowd of people for signs of bad taste in dress. Several of the outfits, Ignatius noticed, were new enough and expensive enough to be properly considered offenses against taste and decency. Possession of anything new or expensive only reflected a person's lack of theology and geometry; it could even cast doubts upon one's soul.
Ignatius himself was dressed comfortably and sensibly. The hunting cap prevented head colds. The voluminous tweed trousers were durable and permitted unusually free locomotion. Their pleats and nooks contained pockets of warm, stale air that soothed Ignatius. The plaid flannel shirt made a jacket unnecessary while the muffler guarded exposed Reilly skin between earflap and collar. The outfit was acceptable by any theological and geometrical standards, however abstruse, and suggested a rich inner life...."

"Une casquette de chasse verte enserrait le sommet du ballon charnu d'une tête. Les oreillettes vertes, pleines de grandes oreilles, de cheveux rebelles au ciseau et des fines soies qui croissaient à l'intérieur même desdites oreilles, saillaient de part et d'autre comme deux flèches indiquant simultanément deux directions opposées. Des lèvres pleines, boudeuses, s'avancaient sous la moustache noire et broussailleuse et, à leur commissure, s'enfonçaient en petits plis pleins de désapprobation et de miettes de pommes de terre chips. A l'ombre de la visière verte, les yeux dédaigneux d'Ignatius J. Reilly dardaient leur regard bleu et jaune sur les gens qui attendaient comme lui sous la pendule du grand magasin D.H. Holmes, scrutant la foule à la recherche des signes de son mauvais goût vestimentaire. Plusieurs tenues, remarqua Ignatius, étaient assez neuves et assez coûteuses pour être légitimement considérées comme des atteintes au bon goût et à la décence. La possession de tout objet neuf ou coûteux dénotait l'absence de théologie et de géométrie du possesseur, quand elle ne jetait pas tout simplement des doutes sur l`existence de son âme.

Ignatius, quant à lui, était confortablement et intelligemment vêtu. La casquette de chasseur le protégeait des rhumes de cerveau. Son volumineux pantalon de tweed était durable et permettait une liberté de mouvement peu ordinaire. Ses plis et replis emprisonnaient des poches d'air chaud et croupi qui mettaient Ignatius à l'aise. Sa chemise de flanelle à carreaux rendait inutile le port d'une veste et le cache-nez protégeait ce que Reilly exposait de peau entre col et oreillettes. La tenue était acceptable au regard de tous les critères théologiques et géométriques, aussi abstrus fussent-ils, et dénotait une riche vie intérieure.


"Passant d`une hanche sur l'autre à sa manière pondéreuse et éléphantesque, Ignatius, sous le tweed et la flanelle, envoya mourir contre des coutures et des boutons des vagues de chairs ondulantes. Ainsi réinstallé, il se prit à songer au temps considérable qu'il venait de passer à attendre sa mère. Mais il concentra son attention sur le malaise qu'il commençait à éprouver. Il semblait que son être entier fût sur le point d`exploser, l'arrachant à ses semi-bottillons de daim gonflés. Et, comme pour le vérifier, Ignatius dirigea le regard de ses yeux singuliers vers ses pieds. Ces derniers semblaient bel et bien enflés. Il s'apprêtait à offrir le spectacle de ces souliers tumescents à sa mère pour preuve de l'insouciance avec laquelle elle le traitait. Levant les yeux, il vit que le soleil commençait à descendre sur le Mississippi, au bas de Canal Street. La pendule de Holmes indiquait presque cinq heures. Déjà il peaufinait quelques accusations bien senties dont les termes choisis avec soin étaient destinés à réduire sa mère au repentir et, à tout le moins, à la confusion. Il lui fallait souvent la remettre à sa place.

Elle l`avait conduit en ville dans la vieille Plymouth, et tandis qu'elle consultait le médecin pour son arthrite, Ignatius avait fait l'emplette de quelques partitions chez Werlein pour sa trompette et d'une corde pour son luth. Puis il était allé flâner devant les appareils à sous de la Penny Arcade de Royal Street pour voir si l'on n'avait pas installé de nouveaux jeux. Il avait été déçu de constater que le jeu de base-ball miniature avait disparu. Peut-être était-il seulement en réparation ? La dernière fois qu'il y avait joué, le batteur refusait obstinément de fonctionner et, après quelques discussions, la direction lui avait rendu sa pièce de monnaie, bien que les employés eussent été assez mesquins pour suggérer qu'Ignatius lui-même avait cassé le base-ball miniature en lui donnant des coups de pied.

Concentrant toute son attention sur le sort du base-ball mécanique, Ignatius détacha son être de la réalité physique de Canal Street et des gens qui l`entouraient. Aussi ne remarquât-il pas les deux yeux qui l`observaient avidement depuis leur abri, derrière une colonne du grand magasin D.H. Holmes, deux yeux tristes, brillant d'espoir et de désir.

Etait-il possible de faire réparer la machine à La Nouvelle-Orléans? Probablement. Toutefois il pourrait se révéler nécessaire de l`expédier à Milkwaukee ou à Chicago, ou encore dans l'une quelconque de ces villes qu'Ignatius associait dans son esprit à l'efficacité d'innombrables ateliers de réparation et à la fumée éternelle des usines. lgnatius espérait bien que le base-ball mécanique serait manipulé avec le plus grand soin, au cours de son expédition, qu'aucun de ses petits joueurs ne serait ébréché ou estropié par de brutaux employés des chemins de fer bien décidés à ruiner pour toujours leur compagnie sous le poids des réclamations d`usagers lésés, avant de se mettre en grève pour détruire Illinois Central.

Tandis qu'Ignatius songeait aux délices que le petit jeu de base-ball procurait à l'humanité, les deux yeux tristes et envieux se déplaçaient dans sa direction, fendant la foule comme deux torpilles filant à la rencontre d'un gros tanker à coque de tweed. Le policier tira sur le sac de partitions d'Ignatius.

- Vous avez des papiers d'identité, monsieur? demanda le policier d"une voix qui espérait qu'Ignatius fût dépourvu de toute identité officielle.

- Quoi?

Ignatius baissa les yeux sur l`écusson de la casquette bleue et ajouta :

« Qui étes-vous?

- Montrez-moi votre permis de conduire.

- Je ne conduis pas. Ayez l'obligeance de vous éloigner. J`attends ma mère.

- Qu'est-ce qui pend à votre sac, là?

- Que voulez-vous que ce soit, imbécile ? C'est une corde pour mon luth. 

- Qu'est-ce que c'est que ça?

Le policier recula d'un pas.

« Vous êtes d'ici?

- Est-ce bien le rôle de la police municipale de s'acharner dans des tracasseries contre ma personne alors que notre ville est, au vu et au su de tous, l'une des capitales du vice du monde civilisé? beugla Ignatius au-dessus des têtes de la foule qui se pressait devant le magasin. Notre ville est célèbre pour ses joueurs professionnels, ses prostituées, ses exhibitionnistes, ses antéchrists, ses ivrognes, ses sodomites, ses drogués, ses fétichistes, ses onanistes, ses pornographes, ses fripons, ses coquines, ses vandales et ses lesbiennes, tous et toutes dûment protégés par la prévarication et le trafic d'influence. Si vous avez un moment, je suis prêt à entreprendre de débattre avec vous du problème de la criminalité, mais ne commettez surtout pas l'erreur de m'importuner moi..."

 

John Kennedy Toole - A Confederacy of Dunces (1980, écrit en 1963), une comédie satirique, située dans la Nouvelle-Orléans des années 60, qui semble à première vue très éloignée de nos préoccupations. Mais son génie est de créer un personnage, Ignatius J. Reilly, qui incarne de manière grotesque et hilarante des tendances sociales très contemporaines ...

- La Satire des Subcultures et des "Bulles" Idéologiques : Ignatius est un prototype de l'"incel" (involuntary celibate), du névrosé de droite, du theorist du complot et du "fanboy" geek et arrogant, le tout en un. Il se croit intellectuellement et moralement supérieur à une société qu'il méprise, tout en vivant reclus chez sa mère. Sa logique tordue pour justifier sa paresse et ses obsessions est d'une actualité criante à l'ère des forums en ligne et des chambres d'écho numériques.

- Le Choc des Cultures et des Classes : Le roman met en scène une galerie de personnages de toutes origines (créoles, afro-américains, latinos, ouvriers, petits bourgeois) qui se croisent et s'entrechoquent dans une ville en mutation. Toole saisit les tensions raciales, sociales et culturelles avec une acuité qui reste pertinente pour décrire les métropoles multiculturelles d'aujourd'hui.

- La Résistance au Changement et la Nostalgie : Ignatius voue un culte au Moyen Âge et à la philosophie de Boèce. Il déteste la modernité, le progrès, le capitalisme et la culture populaire. Il représente une forme extrême de nostalgie réactionnaire ("make the world great again") qui est très présente dans le débat politique contemporain.

- L'Individualisme Absurde : Le livre est une célébration de l'excentricité et de l'individu inadapté. Dans un monde de plus en plus normé et standardisé, le combat grotesque et perdu d'avance d'Ignatius contre tout ce qui l'entoure est à la fois tragique et profondément libérateur.

C'est une première lecture,  Ignatius est un instrument pour moquer le monde du travail, le commerce, la race, la sexualité, la politique et l'hypocrisie sociale, le roman est une comédie des mœurs, Ignatius J. Reilly est une création grotesque, son physique, son hygiène douteuse, son mépris total pour les conventions, ses théories conspirationnistes et sa monstruosité intellectuelle sont poussés à l'extrême ...

 

"HUIT ...

— Fïche-lui la paix, dit M. Levy, tu vois bien qu’elle essaie de dormir.

— Que je lui fiche la paix ? répéta Mme Levy en installant des coussins dans le dos de Miss Trixie pour la faire tenir droite sur le sofa de nylon jaune. Te rends-tu compte, mon pauvre Gus, que c’est là le drame de la vie de cette malheureuse ? Elle a toujours été seule, ce n’est pas de paix qu’elle a besoin. C’est d’attention et d’amour. Elle a besoin qu’on s’occupe d’elle. Elle a besoin qu’on l’aime.

— Beuârk !

Mme Levy était une femme qui s’intéressait à la vie et au monde. Une femme qui avait un idéal – voire plusieurs. Au cours des années, elle s’était adonnée librement et successivement au bridge, aux violettes africaines, à Susan et à Sandra, au golf, à Miami, à Fanny Hurst et à Hemingway, à l’enseignement par correspondance, à la coiffure, au soleil, à la grande cuisine, à la danse et, plus récemment, à Miss Trixie. Jusqu’alors, elle avait dû se contenter de Miss Trixie à distance. Cela lui avait considérablement compliqué la mise en pratique de ses cours de psychologie par correspondance et elle avait connu un retentissant échec à l’examen de fin d’année. L’école d’enseignement par correspondance n’avait même pas voulu lui donner un zéro. Mais maintenant qu’elle avait su jouer correctement ses cartes à la suite du renvoi du jeune idéaliste, Mme Levy disposait enfin de Miss Trixie en chair et en os – surtout en os – avec sa visière, ses pantoufles et tout le tremblement. M. Gonzales avait été trop heureux d’accorder à l’aide-comptable un congé illimité.

— Miss Trixie, dit gentiment Mme Levy, réveillez-vous.

Miss Trixie ouvrit les yeux et souffla :

— J’ai ma retraite ?

— Non, ma chère.

— Quoi ! aboya Miss Trixie, j’croyais qu’on me donnait enfin ma retraite !

— Miss Trixie, vous vous croyez vieille et fatiguée. C’est très mauvais

— Qui ?

— Vous.

— Oh, mais c’est vrai. Je suis très fatiguée.

— Vous voyez bien, dit Mme Levy. C’est dans votre tête, tout ça. Vous avez une psychose de la vieillesse. Vous êtes encore une très jolie femme. Il faut que vous vous disiez à vous-même, que vous vous répétiez « je suis une jolie femme, je suis encore une très jolie femme ».

— Vas-tu me faire le plaisir de lui fiche la paix, à la fin, Sigmund ! lança M. Levy, levant des yeux irrités de son journal sportif. J’en viens presque à regretter que Susan et Sandra ne soient pas là pour que tu joues avec elles. Et ton cercle de canasta, il a fermé, ou quoi ?

— Ne m’adresse pas la parole, espèce de raté. Comment veux-tu que j’aille jouer à la canasta quand il y a une détresse psychologique à secourir ?

— Une psycho… Elle est sénile, cette femme, c’est tout. Nous avons dû nous arrêter dans une trentaine de stations-service en venant ! J’ai fini par en avoir marre de descendre de voiture à chaque fois pour lui indiquer les toilettes des dames. Je l’ai laissée choisir toute seule. J’ai mis au point un petit système, une vraie martingale : la loi des moyennes. J’ai parié de l’argent sur elle et elle s’en tirait en fait à cinquante/cinquante.

— Plus un mot, interrompit Mme Levy, menaçante. Je ne veux plus rien entendre. Cela te ressemble trop ! Permettre de telles erreurs à une compulsive anale !

— C’est pas l’émission de Lawrence Welk ? demanda tout à coup Miss Trixie.

— Non, ma chère, détendez-vous.

— Mais c’est bien samedi, aujourd’hui ?

— Oui, l’émission aura lieu. Ne vous inquiétez pas. Bon, alors dites-moi de quoi vous rêvez.

— Je me rappelle pas pour le moment.

— Essayez, insista Mme Levy, prenant une vague note sur son calepin à l’aide d’un crayon incrusté de faux diamants. Il faut essayer, Miss Trixie. Vous comprenez, ma chère, vous avez l’esprit déformé, c’est comme si vous étiez infirme.

— Alors là, je suis vieille, mais je suis pas infirme ! dit farouchement Miss Trixie.

— Regarde, Florence Nightingale, tu la mets dans tous ses états, dit M. Levy. Avec le peu que tu sais de la psychanalyse tu vas fiche en l’air tout ce qui peut bien rester dans cette pauvre tête. Elle ne demande qu’à prendre sa retraite et à dormir.

— Ça ne te suffit pas d’avoir gâché ta vie ? Tu veux aussi gâcher la sienne ? C’est un cas dans lequel la retraite est impossible. Il faut au contraire lui faire sentir qu’on a besoin d’elle et qu’on l’aime.

— Allume donc ta fichue planche à exercices et laisse-la piquer un petit roupillon, bon sang !

— Je croyais que nous étions bien d’accord pour laisser la planche en dehors de tout ça.

— Fiche-lui la paix ! Fiche-moi la paix ! Va faire du vélo fixe !

— Du calme, s’il vous plaît ! coassa Miss Trixie en se frottant les yeux.

— Il faut parler agréablement devant elle, souffla Mme Levy. Les éclats de voix, les disputes ne peuvent qu’accroître encore son sentiment d’insécurité.

— Alors là, d’accord ! Tais-toi et sors-moi cette gâteuse de mon salon.

— C’est ça. Tu ne penses qu’à toi, comme d’habitude. Si seulement ton père pouvait te voir aujourd’hui, souhaita Mme Levy dont les paupières bleu-vert se soulevèrent d’horreur. Un jouisseur bouffé aux mites en quête de sensations fortes.

— De sensations fortes ?

— Oh, mais taisez-vous, à la fin ! lança Miss Trixie, menaçante. Je dois dire que je marque d’une pierre noire le jour où l’on m’a menée ici. J’étais quand même beaucoup mieux là-bas avec Gomez. Beaucoup plus tranquille. Si c’est une espèce de poisson d’avril, je ne trouve pas ça drôle.

Miss Trixie dévisagea M. Levy de ses yeux chassieux.

« C’est vous l’oiseau qui avez renvoyé mon amie Gloria. Pauvre Gloria. La plus gentille personne qui ait jamais travaillé dans ce bureau.

— Oh, non ! s’exclama Mme Levy avant de se tourner vers son mari. Je croyais que tu n’avais jamais renvoyé qu’un seul employé, c’est bien ce que tu m’as dit ? Et cette Gloria, alors ? Une personne traitait Miss Trixie comme un être humain. Une personne était son amie. Tu t’en es soucié ? Tu t’es posé des questions ? Bien sûr que non ! Les Pantalons Levy pourraient aussi bien être sur Mars pour ce que tu t’en occupes ! Alors tu rentres du champ de courses un jour et hop ! tu renvoies Gloria.

— Gloria ? répéta M. Levy. Jamais je n’ai renvoyé de Gloria !

— Si, si ! siffla Miss Trixie. Je l’ai vu de mes yeux vu. Cette pauvre Gloria était la bonté même. Je me souviens que Gloria m’avait donné des chaussettes et de la mortadelle.

— Des chaussettes et de la mortadelle ?

M. Levy siffla entre ses dents. « Qu’est-ce qui faut pas entendre.

— C’est ça, vas-y ! hurla Mme Levy. Moque-toi de cette pauvre créature. Et surtout ne me dis jamais ce que tu as bien pu faire d’autre aux Pantalons Levy. Je ne pourrais pas le supporter. Je ne parlerai pas de Gloria aux petites. Elles ne comprendraient pas. Elles sont trop innocentes.

— Effectivement, tu ferais mieux de ne pas t’aviser de leur parler de Gloria, dit M. Levy avec colère. Si ces âneries continuent tu ne vas pas tarder à te retrouver à San Juan sur la plage avec ta mère ! Vous pourrez vous amuser, danser et nager ensemble !

— Tu me menaces ?

— Assez ! Silence ! fulmina Miss Trixie. Je veux retourner aux Pantalons Levy sur-le-champ.

— Tu vois ? demanda Mme Levy à son mari, tu vois ce désir de travailler ? Et tu voudrais l’écraser en la mettant à la retraite ? Gus, je t’en prie, fais-toi soigner. Tu finiras mal.

Miss Trixie tendait la main vers le sac d’ordures qu’elle avait apporté pour bagage.

— D’accord, Miss Trixie, dit M. Levy du ton qu’il aurait utilisé pour s’adresser à un chat, en route pour la voiture !

— Dieu soit loué ! soupira Miss Trixie.

— Bas les pattes ! hurla Mme Levy.

— Je ne me suis même pas encore levé de mon fauteuil, répliqua son mari.

Mme Levy tira assez violemment Miss Trixie en arrière et la fit rasseoir sur le sofa.

— Restez ici. Vous avez besoin que l’on vous aide.

— Mais je ne veux pas de votre aide à vous, trancha Miss Trixie. Laissez-moi me lever.

— Laisse-la se lever.

— Je t’en prie, trancha Mme Levy, brandissant sa main grassouillette et chargée de bagues, ne t’en fais pas pour cette pauvre créature négligée. Ne t’en fais pas pour moi non plus. Oublie tes petites filles. Prends ta voiture de sport et va faire un tour. Il y a une régate cet après-midi. J’aperçois des voiles par la baie vitrée que j’ai fait installer grâce à l’argent que ton père avait gagné à la sueur de son front.

— Je vous revaudrai ça, je vous préviens, fulminait Miss Trixie sur le sofa. Je me vengerai, vous verrez bien.

Elle tenta encore de se lever, mais Mme Levy la tenait fermement sur le nylon jaune.

II

Son rhume ne cessait d’empirer et chaque quinte causait une vague douleur dans ses poumons où elle s’attardait longtemps après que la quinte eut déchiré sa gorge et ses bronches. L’agent de police Mancuso essuya la salive de sa bouche et tenta vainement de s’éclaircir la gorge. Un après-midi, sa claustrophobie était devenue si aiguë qu’il avait failli s’évanouir dans les cabinets. Mais cette fois, c’était l’étourdissement que lui causait le rhume qui le mettait au bord de l’évanouissement. Appuyant sa tête contre la paroi du réduit, il ferma quelques instants les yeux. Des nuages rouge et bleu traversaient ses paupières closes. Il fallait absolument mettre la main au collet d’un suspect et sortir de ces toilettes avant que la fièvre le terrassât, contraignant le sergent à le transporter jusqu’au réduit chaque matin pour venir l’en retirer le soir. Il avait toujours espéré se conduire en héros dans la police, mais qu’y avait-il d’héroïque à mourir de pneumonie dans les toilettes d’une gare routière ? Même ses parents riraient de lui. Et que pourraient bien raconter ses enfants à leurs petits camarades d’école ?

L’agent de police Mancuso s’absorba dans la contemplation du carrelage sur le sol. Il accommodait mal. Il sentit la panique l’envahir. Il regarda de plus près, écarquillant les yeux, et constata que la mosaïque était recouverte d’une fine pellicule de moisissure grise, comme la quasi-totalité des surfaces dans les toilettes de la gare. Il reporta ses regards sur La Consolation de la philosophie et en tourna une page molle et humide. Le livre, qui était ouvert sur ses genoux, le déprimait plus encore. Le type qui l’avait écrit allait être torturé par le roi. La préface le disait. Donc, pendant tout le temps que le type écrivait le bouquin, il savait, et on savait, qu’il allait finir avec un truc enfoncé dans le crâne. L’agent de police était plein de compassion pour ce type et se sentait contraint de lire ce qu’il avait écrit. Pour le moment, il n’avait réussi à parcourir qu’une vingtaine de pages et se demandait déjà si ce Boèce n’était pas une espèce de joueur professionnel. Il n’arrêtait pas de parler de la chance, du destin, de la roue de la fortune. En tout cas, ça n’était pas précisément le genre de bouquin qui vous aidait à voir le bon côté des choses.

Après la lecture de quelques phrases, l’esprit de l’agent de police Mancuso se mit à vagabonder. Il regarda par la fente de la porte, qu’il prenait toujours la précaution de laisser entrouverte d’un ou deux centimètres afin d’être en mesure de voir ceux qui utilisaient les urinoirs, les lavabos et le distributeur de serviettes en papier. Là, devant les lavabos, il y avait le jeune homme que l’agent de police Mancuso voyait tous les jours. Il observa les bottes délicates qui se déplaçaient entre les lavabos et le distributeur de serviettes. Appuyé contre un lavabo, le garçon était occupé à dessiner au crayon à bille sur le dos de sa main. C’était peut-être louche, se dit l’agent Mancuso.

Il ouvrit la porte du cabinet et rejoignit le garçon. Toussant, il essaya cependant de parler d’une voix engageante :

— Qu’est-ce donc que vous vous écrivez sur la main, mon gars ?

George n’eut qu’un regard pour le monocle et la barbe qui lui arrivaient à la hauteur du coude et dit :

— Foutez-moi la paix ou je vous balance un coup de pied dans les valseuses.

— Abblez la bolice, taquina Mancuso.

— Non, répondit George, mais fichez-moi la paix. Je ne fais rien de mal, je ne veux pas d’histoires.

— Vous avez beur de na bolice ?

George se demanda qui pouvait bien être ce cinglé. Il était aussi redoutable que ce vendeur de hot-dogs enragé.

— Écoute, ducon, barre-toi. Je veux pas d’ennuis avec les flics.

— Vraibent ? demanda l’agent de police Mancuso tout réjoui.

— Vraiment, et j’aime mieux te dire qu’un olibrius comme toi ferait mieux de les éviter aussi, répondit George en examinant les yeux larmoyants et la bouche humide au milieu de la barbe.

— Je vous zarrêde, toussa l’agent de police Mancuso.

— Quoi ? T’en as vraiment un coup dans l’casque, toi !

— Agent de bolice Bangouzo. Ingognido.

Une plaque étincela un bref instant devant l’acné de George...."

(traduit par Jean-Pierre Carasso,  Union générale d'éditions, 10-18. Série Domaine étranger, Paris, 1989)

 

John Kennedy Toole - A Confederacy of Dunces (1980, écrit en 1963), une seconde lecture ...

La relation Ignatius-Irene, d'Ignatius avec sa mère est le moteur du roman (Thelma Toole était une personnalité forte, excentrique et très investie dans la vie de son fils), une symbiose étouffante, mélange d'amour, de haine, de dépendance et de chantage qui rend le personnage d'Ignatius à la fois monstrueux et profondément humain. Elle explique ses errances : chaque fois que la pression pour devenir autonome devient trop forte (le besoin d'argent, les tentatives de sa mère de le jeter dehors), il plonge dans une nouvelle aventure absurde pour éviter la séparation ultime, celle de sa mère, son unique point d'ancrage dans un monde qu'il méprise...

Les cris d'Irene "Ignatius! What are you doing?" et les gémissements de son fils sont des leitmotivs comiques. Cependant, sous la farce, on perçoit la profonde tragédie des personnages, 

- Irene est une femme seule, terrifiée à l'idée de finir ses jours dans la misère, et son fils est à la fois son fardeau et sa raison d'être. Elle est piégée.

- Ignatius est un géant intellectuel et physique mais un nourrisson émotionnel, incapable d'affronter le monde sans le bouclier de sa mère. Leur relation est une prison mutuelle dont ils ne peuvent s'échapper.

 

Thelma Toole, n'a jamais accepté le suicide de son fils et a rendu le rejet de son livre responsable de sa mort. Pendant des années après sa disparition, elle a mené une croisade obsessionnelle pour faire publier le manuscrit. Elle a finalement réussi à le faire lire à l'écrivain Walker Percy, qui, après avoir été initialement très sceptique (il décrivait Thelma comme une force de la nature à la fois terrible et fascinante), a été conquis par le génie du livre. "A Confederacy of Dunces" a été publié en 1980, 11 ans après le suicide de Toole. En 1981, il a reçu à titre posthume le Prix Pulitzer de la fiction, devenant l'un des plus grands succès critiques et publics de la littérature américaine du XXe siècle ...