Ronald D. Laing (1927-1989) Aaron Esterson (1923-1999) - David Cooper (1931-1986) - Erving Goffman (1922-1982) -  Gregory Bateson (1904-1980) - Paul Watzlawick (1921-2007) - Edward T.Hall (1914-2009) ...

Last update : 11/11/2016

"Jamais la psychologie, a écrit Michel Foucault, ne pourra dire la vérité sur la folie puisque c'est la folie qui détient la vérité de la psychologie." Et Laing de surenchérir par sa fameuse remarque : "Je pense que les schizophrènes ont plus de choses à apprendre aux psychiatres sur le monde intérieur que les psychiatres à leurs malades."  Nous savons que durant les décennies 1960-1970, des psychanalystes (reprenant au fond l'orientation initiale de Freud) et des psychiatres ( Jacques Lacan, Thomas Szasz, Giorgio Antonucci, R. D. Laing, Franco Basaglia, Theodore Lidz, Silvano Arieti, David Cooper), des philosophes (Michel Foucault), des sociologues (Erving Goffman) remettent en cause les méthodes de la psychiatrie classique, jugées répressives. Thomas Szasz (1920-2012) affirme en 1961 que la maladie mentale n'existe pas (The Myth of Mental Illness: Foundations of a Theory of Personal Conduct). Le psychiatre Franco Basaglia (1924-1980) se tourne la même année vers Sartre pour lui demander "quels sont, d'après vous, les problèmes théoriques et pratiques du technicien en face de la réalité, compte tenu de ce que la réalité elle-même dans laquelle nous vivons n'est que l'idéologie ?", ce qui sous-tend sa remise en question de l'institution asilaire. David Cooper (1931-1986) invente en 1967 le terme "antipsychiatrie" et écrit en 1971 "Psychiatry and Antipsychiatry".

Progressivement l'antipsychiatrie s'engage dans un projet politique de remise en question plus global, la répression exercée par la psychiatrie s'articule avec la répression générale qui sévit dans toutes les sociétés capitalistes. Le contexte est alors aux débats, l'esprit versus le cerveau, l'inné versus l'acquis, la liberté individuelle et le droit d'être différent. De ce mouvement, il ne reste rien si ce n'est des lieux de vie, des communautés, mais rattachées à la psychiatrie dite traditionnelle. Si l'antipsychiatrie fut un moment important d'interrogation et de vérité de la psychiatrie, au-delà du cadre strict de cette discipline, nous reste des concepts, des notions, des axes de réflexion qui pour certains ont enrichis nos représentations possibles de l'existence.. 

 

"Vol au dessus d'un nid de coucou"

( One Flew Over the Cuckoo's Nest, Milos Forman, with Jack Nicholson, 1976)

"Dans un hôpital psychiatrique, le refus d'être un patient docile - par exemple, le refus de travailler ou d'être poli avec le personnel - a tendance à être considéré comme la preuve que l'on n'est pas "prêt" pour la liberté et que l'on a besoin de poursuivre le traitement. La question n'est pas de savoir si l'hôpital est un endroit détestable pour les patients, mais si, pour le patient, exprimer la haine de cet endroit, c'est prouver qu'il s'y trouve à juste titre et qu'il n'est pas encore prêt à le quitter."

(Erving Goffman, Asylum)

 

Pour faire simple, l'antipsychiatrie part du postulat que l'individu, à un moment de son parcours, affrontant une situation familiale ou sociale qui lui paraît intolérable, se laisse emporter par ce quasi voyage intérieur qu'est la psychose, entre en dépression et retrouve ainsi une nouvelle situation existentielle d'équilibre et de contact avec lui-même : mais cette nouvelle situation se révèle très rapidement en décalage avec le monde social ou familial environnant; l'antipsychiatrie, respectant l'autonomie et encourageant la responsabilité du prétendu "malade", lui propose alors une nouvelle expérience pour l'aider à assumer ses difficultés, à atteindre par lui-même le chemin de la "guérison", quitter son monde familial et social pour s'engager dans ces nouvelles instances autorégulatrices que sont les "communautés thérapeutiques" et  "lieux de vie".

En 1965, Ronald Laing, Aaron Esterson et David Cooper fondent ainsi la "Philadelphia Association" pour créer des lieux d'accueil originaux, comme à "Kingsley Hall". C'est alors l'époque des thérapies de groupe et des techniques de résolution des problèmes à base de psychodrame, mais au-delà ces praticiens entendent agir sur l'environnement institutionnel, la psychose n'est que le reflet d'un processus social qui dévaste l'existence, et l'orientation foncière de cette nouvelle thérapie est bien de supprimer, loin des techniques médicales chimiques,  toutes ces contraintes sociales vécues alors comme aliénantes, ... et le regard institutionnel qui schématise avec outrance la "folie" et ses "fous". 

Mary Barnes (1923-2001), une des patientes de Ronal Laing, a décrit son expérience  dans un ouvrage bien connu, "Un voyage à travers la folie" (Two Accounts of a Journey Through Madness, 1991, with Joseph Berke) : c'est en 1965, à 42 ans, éprouvant des symptômes semblant relever de la schizophrénie, après avoir lu le livre de Laing, "The Divided Self", qu'elle entra en thérapie au Kingsley Hall (London) : elle y accepte d'entrer en régression totale de sa vie affective, traverse une mort symbolique qui la délivre, raconte-t-elle, des conflits relationnels qui l'emprisonnaient, pour réapprendre à vivre et à s'épanouir en tant qu'artiste peintre renommée à partir de 1969 ...

 

 

"Mad To Be Normal", Robert Mullan,

with David Tennant, Elisabeth Moss, 2017

The story of the Scottish psychiatrist RD Laing and his unique community at Kingsley Hall, East London, during the 1960's...

 


Ronald Laing (1927-1989) 

C'est à Glasgow que Ronald D. Laing naquit et obtint  son doctorat en médecine, puis servit comme psychiatre dans l'armée britannique (1951 à 1953), poursuivit en suite ses travaux à Londres, à la Tavistock Clinic (1957-1961) : à partir de 1960, il renonce à "soigner" selon la tradition psychiatrique du terme et conçoit la maladie mentale comme une réaction à l'environnement familial ou social, mais plus encore... 

En 1964, Ronald Laing (1927-1989) publient avec Aaron Esterson (1923-1999) un ouvrage alors controversé, "Sanity, Madness, and the Family", synthèse de l'expérience vécue par onze familles, considérées comme emblématiques, de London's East End comportant un des leurs diagnostiqué schizophrène. Au fond, s'interrogeaient-ils, la schizophrénie existe-t-elle? ("Our question is: are the experience and behavior that psychiatrists take as symptoms of schizophrenia more socially intelligible than has come to be supposed?"). La psychiatrie et la psychanalyse apposent une grille de référence et d'interprétation à un prétendu patient qui en fait subit au bout du compte une "insécurité ontologique fondamentale" : à un instant donné, nous nous sentons subitement étranger à nous-même et au monde dans lequel nous vivons.

Laing partage en fait les positions existentielles de Martin Heidegger, Ludwig Binswanger et Jean-Paul Sartre (Ronald Laing et David Cooper, Reason and Violence: A Decade of Sartre's Philosophy, 1964) : les individus n'ont de cesse de chercher à améliorer leur "pour-soi", et lorsque nous posons notre regard sur les autres, nous les voyant comme des objets situés dans notre propre intentionnalité, dans leur "en-soi". "La conscience de soi, écrit Laing, implique deux choses, la conscience que l'on a de soi-même et la conscience de soi en tant qu'objet de l'observation d'autrui". Les interactions sociales sont en fait un combat permanent que nous livrons pour affirmer la dynamique de notre propre existence, alors qu'autrui se livre à d'incessantes tentatives pour nous objectiver. La conception scientifique qui prédomine dans notre temps est d'une incommensurable violence psychologique : elle est par nature objectifiante, le raisonnement analytique nous réduit à de simples éléments interprétables. Pour Laing, la psychiatrie contemporaine a faussement objectivé nos états psychiques Le psychotique qui cherchent de l'aide parce qu'il a le sentiment d'être un objet brisé, se sent encore davantage paralysés par les interprétations des psychiatres. Le "patient" est examiné par le psychiatre à travers un écran de catégories  objectives, et ce psychiatre peut ainsi effectivement maîtriser parfaitement le domaine de la schizophrénie sans comprendre un seul schizophrène : "comment m'approcher des patients si le langage psychiatrique dont je disposais les tenait à l'écart de moi? Comment démontrer la signification humaine générale de leur état si les mots dont on use sont spécifiquement conçu pour isoler et circonscrire la signification de la vie d'un patient en en faisant une entité clinique particulière?"

Le patient, venu chercher de l'aide, ressort désintégré d'une analyse la plus souvent réductrice de sa souffrance. Le "patient" ajoute ainsi à sa propre psychose un "faux soi" lui permettant de survivre dans un milieu hostile, alors qu'au dedans de lui-même vit un "vrai soi", mais un "soi compensateur" qui risque de plonger progressivement dans l'irréalité et la contradiction. "C'est terrible de réaliser que le médecin ne peut pas voir celui que vous êtes vraiment, qu'il ne ne peut pas comprendre ce que vous ressentez et qu'il va continuer simplement à poursuivre son idée à lui". Ce constat va en fait au-delà de la relation psychiatre-patient, elle concerne tout processus de relation et de communication dans lequel un des protagonistes est détenteur d'un pouvoir ou d'un savoir...

 

Dans "The Divided Self" (Le Moi divisé, 1960), Laing tente d'expliquer le processus par lequel on devient schizophrène. "Le terme de schizoïde s'applique à un individu dont la totalité de l'expérience a subi un double éclatement. Il y a, d'une part, rupture dans les rapports avec le monde qui l'entoure et, d'autre part, rupture de ses rapports avec lui-même. Un tel individu n'est pas capable de se sentir en harmonie avec les autres ou "chez lui" dans le monde, mais au contraire il éprouve un sentiment de solitude et d'isolement désespérants. " Laing utilise dans son approche ce qu'il appelle la "phénoménologie existentielle" qui, non seulement "tente de préciser la nature de l'expérience qu'un individu a de son univers et de lui-même", mais surtout permet une "remise en question de toutes les expériences particulières de cet individu dans le contexte de son être-dans-le-monde, dans son monde. Les choses folles dites ou faites par le schizophrène resteront incompréhensibles si on ne les considère pas dans leur contexte existentiel. En analysant une manière de "devenir fou", j'essayerai de montrer qu'il y a une transition compréhensible entre la façon "sainement" schizoïde et la façon psychotique d'être-dans-le-monde."

Ainsi, un individu, frappé d'une interdiction morale lors d'une expérience de sa relation au monde, se voit plongé dans cette fameuse insécurité ontologique qui le divise en deux, l'individu se sent étranger à la fois à lui-même et aux autres : l'une est structurée autour de faux aspects du "soi", qui se présentent au monde extérieur masqués, et une intériorité plus authentique mais qui ne se révèle pas autres. Plus simplement, nous avons tous découvert, dans notre enfance, que nous pouvions dissimuler à nos parents ce que nous savions. Cette division devient permanente lorsque le "faux soi"  devient la structure habituelle de l'existence. Se diviser permet de gérer l'angoisse de la relation avec autrui, mais si le "vrai soi" n'affronte jamais la réalité, à l'angoisse existentielle succède rapidement les angoisses névrotiques. On retrouve Sartre et son "huit clos", nous offrons aux autres avec la "mauvaise foi" des versions falsifiées de ce que nous sommes. Le comportement schizoïde ne mène pas directement à la schizophrénie, mais c'est lorsque le "soi inauthentique" se laissent totalement envahir par les structures familiales, sociales ou psychiatriques, fait corps avec eux, leur langage, leurs attentes, le "vrai soi" se tourne vers l'imaginaire. Quelque part, sous-jacent, hors de l'interprétation qui fut faite de Laing - "the counterculture rebel, mentor and mystic" -, la psychose réside dans la division entre des catégories de comportements jugés bons ou mauvais, encouragés ou frappés d'interdit, affirmation et soumission, obéissance et révolte. Enfin, la conscience humaine est menacée dès lors qu'elle fait l'impasse sur le "soi réel", le "pour-soi", pour ne devenir rien de plus qu'une chose appartenant au monde des autres..

 Dans son autobiographie, "Wisdom, Madness and Folly: The Making of a Psychiatrist 1927-1957", Ronald D. Laing revient sur son parcours, avec humilité, sans au bout du compte de réelles certitudes si ce n'est d'avoir tenter d'être authentique : "I am not trying to justify myself, or prove that I am right ...''

 

La voix de l'expérience (The Voice of Experience, 1982)

"Qu'est-ce que l'expérience? De quoi avons nous l'expérience? Sommes nous capables de comprendre ce que nous ressentons? Sommes-nous même capables de l'accepter? ..". Nous avons besoin, écrit Laing pour éclairer le "regard objectif" de la science, "des réalités ou fictions de notre monde vécu, ne serait-ce que pour les explications que nous en donnons dans les termes dépourvus de vie des mécanismes de la mathématique et de la physique, qui ne sont vécus par personne". Vient ensuite "le regard diagnostique", via lequel "l'ensemble de notre cycle vital, de la conception jusqu'à la mort, que nous soyons en bonne santé ou malades, est maintenant soumis à cette surveillance scrutatrice." 

"Bien des patients sont "traités" par le corps médical, enfermés dans des asiles, parce qu'ils éprouvent des sentiments jugés inappropriés, anormaux. Or, leurs expériences ont leur validité, obéissent à une logique qui leur est propre; et la réponse qu'elles appellent, voire l'aide qu'elles nécessitent sont peut-être d'un tout autre ordre. Laing rejoint ici Foucault, dans la description de ceux qui veulent contrôler nos sentiments. Enfin, ce livre explore certaines expériences limites qui ne doivent pas être a priori refusées comme impossibles (car qui décrétera du possible et de l'impossible?) : ce que nous éprouvons à la naissance par exemple, et même dans la vie intra-utérine; Laing essaye de nous ouvrir à la compréhension de ce qui semble de prime abord étrange ou menaçant, et surtout de nous mettre en garde sur ce qui pourrait bien nous arriver si, renonçant à notre propre expérience, nous laissons d'autres statuer sur elle." (Editions du Seuil) 

"Que nous pensions en termes de liens accidentels ou signifiants, ou en termes de corrélations statistiques, intuitivement nous savons que tous les liens et types de liens s'entremêlent tous dans la trame dynamique d'un même univers qui est un. Et notre pensée est impuissante à jeter un pont sur le gouffre qui la sépare de notre intuition. Mais ce sont justement ce gouffre et cette impuissance qui peuvent produire en nous une humilité salutaire. Quand nous contemplons l'insondable, la stupéfiante, la prodigieuse antinomie qui existe entre ce qui se passe en nous, entre nous et autour de nous et notre aptitude à le concevoir, notre esprit se sent humilié. Nous cherchons gauchement des métaphores et des paradigmes qui présentent moins d'analogie avec les processus de la réalité que le chien qui aboie ne ressemble à la constellation du Chien ou le hurlement du loup n'est identique à la lune.

Hier, tout était machine. Aujourd'hui, ça ressemble à un hologramme. Qui sait quel hochet intellectuel nous agiterons demain pour apaiser notre terreur du vide de notre compréhension des explications de nos corrélations dénuées de sens? Les vibrations cosmiques, les biorythmes, l'harmonie synchrone de tout cela, la déconcertante correspondance ou même l'identité des formes les plus fondamentales des mathématiques et de la matière, etc.. nous rappellent que nous ne pouvons espérer saisir ce qui nous tient dans son étreinte. 

Il ne nous est pas nécessaire, pour être déconcertés, d'aller vers les atomes ou les étoiles. Les événements les plus ordinaires de l'ordinaire humain nous dépassent. Nous voyons bien que nos destinées individuelles s'entremêlent et s'interpénètrent, que d'autres figurent dans nos rêves et nos drames tour comme nous-mêmes jouons un rôle, peut-être méconnaissable, dans les rêves et les drames de ceux-là avec lesquels nos vies se confondent.."

 

"Nous coupons la réalité en tranches intérieures-psychologiques et extérieures-objectives, et pouvons seulement espérer que la réalité se conformera obligeamment à nos divisions. Mais c'est le contraire qui se passe. Ni le morceau subjectif ni le morceau objectif ne veulent rester dans les domaines séparés que nous leur assignons. Chaque morceau est toujours impossible sans l'autre et pour l'autre. La condition de possibilité des deux doit être antérieure à chacun et elle se situe entre, derrière et au-delà de chacun..."

 

Mettant principalement l'accent sur les structures familiales, Laing voit dans certaines formes de schizophrénie I'expression d'une révolte contre la fonction répressive de la famille. Dans «La Politique de I'Expérience» (The Politics of Experience and The Bird of Paradise, 1967), il avance I'idée que le schizophrène serait simplement un individu incapable de refouler des instincts "normaux" et de se conformer à une société "anormale". Ronald Laing se déclare convaincu que la psychose porte en elle les germes de sa guérison. ll va même jusqu'à la considérer comme une expérience enrichissante pour l'individu et propose I'usage de drogues psychédélique: pour faciliter le « voyage » dans le « moi intérieur ». Accusé par certains de rendre en quelque sorte un culte à la folie, Ronald Laing a réussi, selon d'autres, à faire mieux comprendre la signification des maladies mentales. Par sa capacité à faire vivre concrètement un être humain à travers le langage du malade, il serait parvenu à faire entrer le profane dans le monde angoisse et aliéné du schizophrène...


 

 

Dans "Zeilig" (1983, Woody Allen, Mia Farrow), Woody Allen joue le rôle de Leonard Zelig, un personnage qui a l'étrange capacité de se transformer en fonction de son entourage le mimétisme est non seulement mental mais physique... 


Erving Goffman (1922-1982) 

Les situations les plus insignifiantes du monde ordinaire, écrit Bourdieu à propos de Goffman, les banalités prudentes qu'échangent dans un train deux personnes qui ne se connaissent pas, se révèlent sous un nouveau jour, le monde social redevient ce qu'il est aussi, un théâtre. 

Né au Canada anglophone (Mannville, Alberta), dans une famille juive d'origine russe, le sociologue Erving Goffman étudie dans le prestigieux département de sociologie de l’Université de Chicago avant d’enseigner à Berkeley (1962), puis dans le département d"anthropologie sociale de l’université de Pensylvanie (1968). C'est sans doute dès 1953, lorsqu’il part dans les îles Shetlands pour réaliser une étude de communauté insulaire que prend naissance sa démarche :  un peu comme Malinowski dans les îles Trobriand ou Radcliffe-Brown dans les îles Andaman, si ce n'est qu'il n'étudie pas tant la communauté elle-même que les interactions les plus impersonnelles qui se déroulent dans cette communauté. "Lorsqu'un voisin entrait un instant pour prendre une tasse de thé, en général il esquissait un sourire amical et plein d'espoir en franchissant la porte de la maison. Comme, en l'absence d'obstacle à l'extérieur de la maison et de lumière à l'intérieur", on pouvait généralement observer le visiteur qui ne s'observait pas tandis qu'il approchait, les habitants de l'île s'amusaient parfois à le guetter pour le voir abandonner soudainement l'expression qu'il avait et la remplacer par une expression affable juste avant d'atteindre la porte.." (La présentation de soi)

 

Erving Goffman se place dans la lignée de l'interactionnisme symbolique, un courant fondamental de la sociologie américaine. Prolongeant les théories du Soi d'un George Herbert Mead ou de Charles Cooley, pour lesquels le Soi est le produit de l'interaction sociale, dépassant l'opposition entre individu et société à l'instar d'un Robert Ezra Park (Ecole de Chicago), Goffman se focalise sur cette étrange présence du social au sein même de toute psychologie individuelle : ce ne sont pas les structures sociales qui déterminent les individus, ni même les individus qui produisent ces structures, mais l'interaction quotidienne entre individus, moteur de la subjectivation et de la socialisation.

"Ma préoccupation pendant des années a été de promouvoir l’acceptation de ce domaine du face-à-face comme un domaine analytiquement viable – un domaine qui pourrait être dénommé, à défaut d’un nom plus heureux, l’ordre de l’interaction – un domaine dont la méthode d’analyse préférée est la micro-analyse" (Les moments et leurs hommes).

 

Toutefois,Goffman insiste particulièrement sur la fragilité de cette interaction : pour endiguer ce risque, l'observation de ces interactions (Goffman est connu pour être un adepte de l'immersion dans le milieu étudié) lui fournit un cadre d'interprétation et propose un modèle dramaturgique de la vie sociale et des rituels d'interaction : nos interactions sociales sont entièrement orientées par les différents rôles ou identités sociales que nous incarnons en société, nous présentons ainsi nos différents Soi aux autres, nous vivons nos existence comme si nous étions sur une scène, et au fond peu importe ce que nous sommes réellement. Nous cultivons une image publique à laquelle nous voulons faire adhérer les autres, et en retour, puisque nous sommes tous en interactions,nous collaborerons activement avec les images publiques des autres. 

 

The Presentation of Self in Everyday Life (1956)

(La Mise en scène de la vie quotidienne- I. La Présentation de soi, Minuit,1973)

Comment les individus gèrent-ils l’image qu’ils transmettent d’eux-mêmes par leur comportement lorsqu’ils se trouvent face dans l'arène publique? Goffman s'imposa d'emblée sur la scène des sciences humaines avec ce premier livre : il entend décrire, classifier, catégoriser les façons dont les individus sont amenés à lier des rapports interpersonnels au quotidien, et pour ce faire utilisa la fameuse métaphore dramaturgique : le monde social est un vaste théâtre, et les interactions humaines un jeu de représentations. Avec une très minutie, il aborde les pratiques et les comportements les plus insignifiants, semble-t-il, pour décrire les différentes stratégies mises en oeuvre pour se mettre en scène, soi et les autres.

"Rencontres fortuites, échanges de paroles, de regards, de coups, de mimiques, de mots, actions et réactions, stratégies furtives et rapides, combats ignorés de ceux-là mêmes qui se les livrent avec l’acharnement le plus vif, telle est la matière première qui constitue l’objet, inhabituel, de La Présentation de soi. Pour ordonner ces miettes de vie sociale – résiduelles pour la sociologie canonique qui les néglige – sur lesquelles il concentre l’attention la plus minutieuse, Goffman prend le parti de soumettre à l’épreuve de l’explicitation méthodique une intuition du sens commun : Le monde est un théâtre. Le vocabulaire dramaturgique lui fournit les mots à partir desquels il construit le système des concepts propre à abstraire de la substance des interactions quotidiennes, extérieurement dissemblables, les formes constantes qui leur confèrent stabilité, régularité et sens. Ce faisant, Goffman élabore dès La Présentation de soi, son premier livre, les instruments conceptuels et techniques à partir desquels s’engendre une des œuvres les plus fécondes de la sociologie contemporaine et qui sont peut-être aussi au principe de la constitution des catégories fondamentales d’une nouvelle école de pensée : en rompant avec le positivisme de la sociologie quantitative en sa forme "routinisée" et en s’accordant pour tâche de réaliser une ethnographie de la vie quotidienne dans nos sociétés, La Présentation de soi peut être tenu pour un des ouvrages qui sont au fondement du courant interactionniste et, plus généralement, de la nouvelle sociologie américaine." (Editions de Minuit) 

"Lorsqu'un individu est mis en présence d'autres personnes, celles-ci cherchent à obtenir des informations à son sujet ou bien mobilisent les informations dont elles disposent déjà. Elles s'inquiètent de son statut socio-économique, de l'idée qu'il se fait de lui-même, de ses dispositions à leur égard, de sa compétence, de son honnêteté, etc. Cette information n'est pas recherchée seulement pour elle-même, mais aussi pour des raisons très pratiques : elle contribue à définir la situation, en permettant aux autres de prévoir ce que leur partenaire attend d'eux et corrélativement ce qu'ils peuvent en attendre. Ainsi informés, ils savent comment agir de façon à obtenir la réponse désirée ...

La capacité d'expression d'un acteur (et par conséquent son aptitude à donner des impressions) s'exprime sous deux formes radicalement différentes d'activité symbolique : l'expression explicite et l'expression indirecte. La première comprend les symboles verbaux ou leurs substituts, qu'une personne utilise conformément à l'usage de la langue et uniquement pour transmettre l'information qu'elle-même et ses interlocuteurs sont censés attacher à ces symboles. Il s'agit de la communication au sens traditionnel et étroit du terme. La seconde comprend un marge éventail d'actions que les interlocuteurs peuvent considérer comme des signes symptomatiques lorsqu'il est probable que l'acteur a agi pour des raisons différentes de celles dont il a fait explicitement mention...

Quant à l'individu placé en présence d'autrui, il peut désirer donner une haute idée de lui-même, ou qu'on lui prête une haute idée de ses interlocuteurs, ou qu'ils s'aperçoivent de ce qu'il pense en fait à leur sujet, ou qu'ils n'aient aucune impression bien nette; il peut désirer instaurer un accord suffisant pour que l'interaction se poursuive, ou bien berner ses interlocuteurs, se débarrasser d'eux, les déconcerter, les induire en erreur, les contrarier ou les insulter. Indépendamment de l'objectif précis auquel il pense et de ses raisons de se fixer cet objectif, il est de son intérêt de contrôler la conduite de ses interlocuteurs et en particulier la façon dont ils le traitent en retour...." 

"..Il semble qu'il y ait une dialectique fondamentale à la base de toute interaction sociale. Quand un individu est placé en présence des autres, il cherche à identifier les données fondamentales de la situation. S'il possédait cette information, il pourrait savoir ce qui va se passer et en tenir compte et il pourrait ainsi donner aux autres ce qu'il leur doit dans la limite de ses intérêts personnels bien compris. Pour opérer le décryptage complet de la situation, il lui serait indispensable de connaître toutes les données sociales utiles concernant ses partenaires, ainsi que l'issue réelle ou le produit final de leur activité pendant l'interaction, et que leurs sentiments les plus intimes à son propre égard. On ne se procure que rarement une information intégrale de cette nature. Faute de cette information, l'acteur a tendance à utiliser des substituts, répliques, signes, allusions, gestes expressifs, symboles de statut, etc. - comme moyens de prévision. En bref, puisque la réalité qui intéresse l'acteur n'est pas immédiatement perceptible, celui-ci en est réduit à se fier aux apparences. Et paradoxalement, plus la réalité qui échappe à la perception a d'importance pour l'acteur, plus il doit accorder d'attention aux apparences. On a tendance à traiter les autres d'après l'impression qu'ils donnent, dans l'instant, de leur passé et de leur avenir. C'est ici que l'on passe du plan de la communication à celui de la signification morale des comportements. Les impressions données par les autres sont considérés habituellement comme autant de demandes et de promesses implicitement formulées et qui à leur tour tendent à prendre un caractère moral. Les individus pensent : "j'utilise les impressions que vous me donnez comme un moyen de vous contrôler et de contrôler votre activité, et vous n'avez pas le droit de m'induire en erreur."  Ce qu'il y a ici de particulier, c'est qu'on tend à adopter ce point de vue même si on sait que les autres n'ont pas conscience d'un grand nombre de leurs comportements expressifs et même si on se propose d'utiliser à leur détriment l'information recueillie sur eux. Sachant que les sources d'impression utilisées par l'observateur impliquent une foule de normes relatives à la politesse et à la bienséance, concernant à la fois les relations sociales et la représentation de la tâche, on voit encore une fois combien la vie quotidienne est enserrée dans un réseau de conventions morales. 

Examinons maintenant comment les choses se passent du point de vue des autres. S'ils veulent se comporter courtoisement et jouer le jeu de l'acteur, ils n'accordent pas grande attention au fait que l'on se forme des impressions à leur sujet; au contraire, ils agissent sans artifice ni tromperie, et mettent l'acteur à même de recevoir des impressions valables sur eux-mêmes et sur leurs efforts. Et, s'il leur arrive de prêter attention au fait qu'on les observe, ils ne se laissent pas excessivement influencer par cette constatation dans la mesure où ils sont satisfaits à l'idée que l'observateur reçoit une impression exacte et leur donne en conséquence ce qu'il leur doit. D'ailleurs, s'il leur fallait s'occuper d'influencer le traitement que leur accorde le partenaire - et on peut s'attendre à ce que cela se produise -- ils auraient alors la possibilité de recourir à des techniques conformes aux règles de la bienséance. Il leur suffit d'orienter leur action présente de telle sorte que ses conséquences futures soient de celles qui conduiraient un observateur équitable à les traiter dans l'instant de la façon dont ils désirent être traités ; cette précaution prise, il ne leur reste qu'à se fier à la pénétration et à l'équité de celui qui les observe. Et, de fait, les personnes observées emploient parfois ces moyens propres à influencer la manière dont l'observateur les traite. Mais il existe un autre moyen, plus rapide et plus efficace. Au lieu de laisser se former une impression de leur activité comme si elle n'en était que le produit accessoire et accidentel, les personnes observées peuvent réorienter leur cadre de référence et consacrer leurs efforts à créer les impressions désirées. Au lieu d'essayer d'atteindre certaines fins par des moyens acceptables, elles peuvent essayer de créer l'impression qu'elles atteignent certaines fins par des moyens acceptables. Il est toujours possible de manipuler l'impression que l'observateur utilise comme un substitut de la réalité parce qu'en l'absence de telle ou telle chose on peut toujours utiliser le signe de sa présence qui n'est pas la chose elle-même. La nécessité dans laquelle se trouve l'observateur de se fier à des représentations de la réalité engendre la possibilité de représentations frauduleuses. Il y a bien des catégories de personnes qui estiment qu'elles ne pourraient poursuivre leur activité, quelle qu'elle soit, si elles ne recouraient qu'à des moyens convenables pour influencer leur observateur. A un moment ou à un autre dans le cours de leur activité, elles estiment nécessaire de se liguer et de manipuler directement l'impression qu'elles donnent. Elles se transforment alors en une équipe d'acteurs et les observateurs se muent en public. Les actions qui paraissaient s'appliquer à des objets deviennent autant de signes adressés au public. Le déroulement de l'activité se dramatise. Ainsi apparaît la dialectique fondamentale évoquée plus haut. En tant qu'acteurs, les individus cherchent à entretenir l'impression selon laquelle ils vivent conformément aux nombreuses normes qui servent à les évaluer, eux-mêmes et leurs produits. Parce que ces normes sont innombrables et partout présentes, les acteurs vivent, bien plus qu'on pourrait le croire, dans un univers moral. Mais, dans la mesure où ils sont des acteurs, ce qui préoccupe les individus, c'est moins la question morale de l'actualisation de ces normes, que la question amorale de la mise au point d'une impression propre à faire croire qu'ils sont en train d'actualiser ces normes. Leur activité soulève donc bien des questions morales, mais en tant qu'acteurs ils ne s'y intéressent pas d'un point de vue moral : ils sont, sous ce rapport, des boutiquiers de la moralité. Ils ne cessent d'être en contact étroit avec les marchandises qu'ils exposent, et leurs pensées sont imprégnées de la signification familière qu'elles revêtent; mais il se pourrait bien que, plus ils accordent d'attention à ces marchandises, plus ils sentent qu'ils se détachent d'elles et de ceux qui y croient suffisamment pour les acheter. Pour employer un autre langage, la nécessité et l'intérêt mêmes de sacrifier aux apparences de la. moralité la plus irréprochable à laquelle doit se soumettre, dans son intérêt propre, tout individu qui veut être socialement accepté, lui imposent d'avoir une grande expérience des techniques de la mise en scène..."

 

Relations in Public: Microstudies of the Public Order (1971)

(La Mise en scène de la vie quotidienne - II. Les Relations en public, Minuit, 1973)

Comment les individus se comportent-ils sous le regard de l'autre?  "Cet ouvrage représente l’aboutissement d’une recherche constante dans l’œuvre de Goffman : décrire de façon quasi grammaticale ce qui constitue l’étoffe de la société (de toute société), les rapports entre les gens. De même que la phrase : “ Auriez-vous du feu ? ” obéit à des règles grammaticales strictes que le locuteur est obligé d’appliquer s’il veut se faire comprendre (et qu’il applique sans y penser) de même les comportements “ interpersonnels ” alors manifestés (façon de s’approcher, mouvements réciproques du regard, forme de l’adresse – “ vous ”, “ monsieur ”, etc.) sont régis par des règles rituelles auxquelles il faut se conformer si l’on ne veut pas choquer.

Il y a pourtant une différence, que Goffman souligne à plusieurs reprises : si les règles linguistiques forment une grammaire, les règles rituelles constituent un “ ordre ”. Et l’ordre social, à la différence d’une grammaire, n’est pas au-delà de l’éthique, car il n’est pas simplement un code fonctionnel, mais il traduit aussi des rapports de domination et de profit. Il s’ensuit que “ mal ” se comporter à une tout autre dimension que “ mal ” parler (au sens de faire des “ fautes ” de syntaxe). C’est cette dimension proprement politique du comportement inter-individuel qui se découvre progressivement au long des sept articles qui composent le livre et qui se complètent en un cheminement du plus simple au plus complexe, du plus extérieur au plus intériorisé." (Editions de Minuit)

 

Entre 1955 et 1956, Erving Goffman observer le fonctionnement d'un asile d'aliénés et s'intéresse ainsi à des personnes qui ne peuvent échapper aux règles de la vie quotidienne. "Ces établissements sont des foyers de coercition destinés à modifier la personnalité : chacun d'eux réalise l'expérience naturelle des possibilités d'une action sur le moi." Goffman en conclut qu'au bout du compte le facteur le plus important n'est pas la maladie de l'interné mais l'institution : les réactions et les adaptations qu'il observe se produise également chez des individus pris en charge par d'autres types d'institution. La "mortification de la personnalité" est le processus par lequel l'identité personnelle d'un individu cède la place à une identité organisationnelle au sein d'une institution..

 

Asylums: Essays on the Social Situation of Mental Patients and Other Inmates (1961)

(Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Minuit, 1968). 

Comment est instituée socialement la différence entre le normal et le déviant? "Avant de devenir professeur de sociologie à l’université de Berkeley, Erving Goffman s’est fait, trois années durant, l’ethnologue scrupuleux des malades mentaux internés dans les hôpitaux psychiatriques. Il présente dans "Asiles" une interprétation en profondeur de la vie hospitalière qui situe les pratiques thérapeutiques quotidiennes dans leur cadre le plus objectif, celui d’une “ institution totalitaire ”, c’est-à-dire d’un établissement investi, comme la prison ou le camp de concentration par exemple, de la fonction ambiguë de neutraliser ou de réadapter à l’ordre social un type particulièrement inquiétant de déviants. La tension, et souvent la contradiction, qui existe entre l’exigence thérapeutique et ces impératifs de sécurité et de contrôle social rend compte du mode conflictuel de l’existence asilaire et des malentendus de la vie quotidienne au sein de l’hôpital. Par-delà les troubles de sa subjectivité, le malade mental est ainsi aliéné au second degré, parce que la maladie est institutionnalisée dans un espace social qui lui impose les déterminations majeures de la servitude." (Editions de Minuit)

 

« Lorsque l’identité sociale d’un individu s’écarte au réel de ce que ce qu’elle est au virtuel, nous, normaux qui entrons en contact avec lui, pouvons soit le savoir déjà, soit nous en apercevoir dès l’abord. Il s’agit alors d’un individu discrédité […]. Dans ce cas […], l’attitude la plus fréquente consiste à ne pas reconnaître ouvertement ce qui, en lui, le discrédite, en un effort attentif d’indifférence qui s’accompagne souvent d’une tension, d’une incertitude et d’une ambiguïté ressenties par tous les participants, et surtout le stigmatisé. »

Stigma: Notes on the Management of Spoiled Identity (1963)

(Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Minuit,1975)

"Il y a le stigmate d’infamie, tel la fleur de lys gravée au fer rouge sur l’épaule des galériens. Il y a les stigmates sacrés qui frappent les mystiques. Il y a les stigmates que laissent la maladie ou l’accident. Il y a les stigmates de l’alcoolisme et ceux qu’inflige l’emploi des drogues. Il y a la peau du noir, l’étoile du juif, les façons de l’homosexuel. Il y a enfin le dossier de police du militant et, plus généralement, ce que l’on sait de quelqu’un qui a fait ou été quelque chose, et “ ces gens-là, vous savez. ” Le point commun de tout cela ? Marquer une différence et assigner une place : une différence entre ceux qui se disent “ normaux ” et les hommes qui ne le sont pas tout à fait (ou, plus exactement, les anormaux qui ne sont pas tout à fait des hommes) ; une place dans un jeu qui, mené selon les règles, permet aux uns de se sentir à bon compte supérieurs devant le noir, virils devant l’homosexuel, etc., et donne aux autres l’assurance, fragile, qu’à tout le moins on ne les lynchera pas, et aussi l’espoir tranquillisant que, peut-être, un jour, ils passeront de l’autre côté de la barrière." 

Nous nous bâtissons via l'action des individus avec lesquels nous entretenons des relations et notre environnement institutionnel. Celui que nous pensons être, celui que nous imaginons être, n'est en fait que celui qui est inextricablement lié à ceux avec qui nous interagissons. Goffman s'intéresse ici aux processus sociaux menant à la stigmatisation, et ainsi à la marginalisation. Le stigmate, la disgrâce qu'inflige la société, implique qu'il y a eut auparavant déviance. La logique de la mise en place de ce stigmate est en le suivant : la société nous propose un choix de rôles identitaires dits "normaux", et ce rôle identitaire que nous endossons nous donne un "rôle public"; mais en privé, hors du regard des autres, nous possédons une identité personnelle, notre être réel; s'il s'élabore une discordance importante entre notre identité publique et ce soi "essentiel", si au fond notre rôle identitaire n'est plus convaincant, nous risquons d'être perçu comme un individu ayant dévié des normes de conduite admises, et, comme tout élément discordant, être rejeté par le tissu social. 

Goffman introduit nombre de notions pour conceptualiser ses observations le plus souvent très pertinentes des interactions humaines. Le stigmate survient lorsque la discordance entre "l'identité sociale virtuelle" et "l'identité sociale réelle" est trop importante : l'interaction sociale est alors bloquée et ne peut fonctionner (un médecin ivrogne ne peut exercer). L'attribution du stigmate dépend du contexte donné, même s'il existe des constantes universelles : "un attribut stigmatisant pour un type d'individu peut en asseoir socialement un autre". Goffman distingue trois types différents de stigmates : ceux en rapport avec des "difformités" corporelles (obésité, cicatrices), ceux perçus comme des défauts de caractère (chômage, activisme, toxicomanie), et les stigmates "tribaux" en lien avec la religion, la race, la nationalité. La "gestion de l'impression" correspond à la stratégie que met en place éventuellement le stigmatisé pour s'opposer à l'être négatif qu'on lui attribue : le plus souvent, "l'individu stigmatisé ignore comment les gens normaux vont l'identifier et l'accueillir.."

 

Waskul, Dennis and Phillip Vannini (eds.), "Body/Embodiment: Symbolic Interaction and the Sociology of the Body" (2006) : les deux anthropologues Waskul et Vannini s'inspirent dans "Corps/Incarnation" des travaux de Goffman et proposent une véritable "sociologie du corps".

 

 

Interaction Ritual: Essays on Face-to-Face Behavior (1967) 

(Les rites d'interaction, Minuit,1974)

Comment les interactions de la vie quotidienne s'organisent dans une quasi mystique des représentations collectives où chacun se doit d'honorer l'autre? Goffman aborde ici les rituels de la vie quotidienne, ceux du face à face au travers desquels les interlocuteurs entrent en jeu, s'efforce d'imposer l'image la plus valorisante possible d'eux-même. 

"La vie sociale est un théâtre, mais un théâtre particulièrement dangereux. À ne pas marquer la déférence qu’exige son rôle, à se tenir mal, à trop se détacher des autres comédiens, l’acteur, ici, court de grands risques. Celui, d’abord, de perdre la face ; et peut-être même la liberté : les hôpitaux psychiatriques sont là pour accueillir ceux qui s’écartent du texte. Il arrive ainsi que la pièce prenne l’allure d’un drame plein de fatalité et d’action, où l’acteur-acrobate – sportif, flambeur ou criminel – se doit et nous doit de travailler sans filet. Et les spectateurs d’applaudir, puis de retourner à leurs comédies quotidiennes, satisfaits d’avoir vu incarnée un instant, resplendissant dans sa rareté, la morale toujours sauve qui les soutient." (Editions de Minuit)

 

Forms of Talk (1981) 

(Façons de parler, Minuit, 1987)

"Erving Goffman a passé sa vie à s’approcher du langage. Avoir consacré son œuvre à écrire la grammaire de nos comportements quotidiens le menait inévitablement à étudier ces comportements que l’on dit linguistiques. Expression fautive qui laisse croire qu’il ne s’agit que de faire en disant. Mais on fait autant avec des silences, des exclamations, des onomatopées. Surtout, et c’est là peut-être l’apport essentiel de Goffman ici, il faut échapper à cette régression à l’infini qui captive le linguiste : que le langage toujours répond au langage, que le signifié toujours présuppose un autre signifié, toute sortie barrée vers le dehors des mots. Il n’en est rien. Ainsi, une réponse, verbale ou non, suppose moins une question préalable qu’elle ne permet, parfois, de reconstruire quelque chose comme un possible objet de référence ; ou bien on parle tout seul, et le soliloque qui ne suit rien est encore une façon de traiter une situation sociale ; ou on fait une conférence sur un sujet quelconque, y compris l’art des conférences, et ce que l’on dit vraiment, c’est que le monde existe et qu’il est cohérent puisqu’on peut en parler. Et, si l’unique condition de félicité qui légitime les échanges est que l’autre ne soit pas fou, et si l’on est prêt à tout invoquer pour éviter de conclure qu’il l’est, ne s’ensuit-il pas que la moindre parole peut, à l’occasion, présupposer toutes choses au monde, et les plus improbables ?

Jamais Goffman n’avait poussé aussi profond sa réflexion sur nos actes. Que ce livre doive rester son dernier, est un grand regret ; qu’il ait pu nous le laisser, une consolation." (Editions de Minuit)

 

Frame Analysis: An Essay on the Organization of Experience (1975) 

(Les Cadres de l’expérience, Minuit, 1991)

"L’héritage pragmatique a consigné notre expérience dans un univers stratifié, fait de multiples réalités. Chacune nous impose sa perspective ou son schème, son cadre. Une séquence quelconque de notre expérience ordinaire, une épreuve décisive ou une expérimentation – tout comme une fiction dramatique, une répétition, un rite ou un jeu – sont naturellement et socialement cadrées. C’est ainsi que nous savons comprendre ce qui se passe dans une situation et raconter ce qui nous est arrivé. C’est ce à quoi nous employons le plus clair de notre temps, dans nos conversations quotidiennes et dans nos débats publics. Loin de se contenter d’une distinction des domaines d’activités selon leur nature et le cadre qui leur “ conviendrait ”, et loin d’accorder à l’acteur le pouvoir de construire ses situations, Goffman, fidèle spectateur et inlassable observateur de nos impostures, s’acharne à explorer les transformations de cadres, les fabrications et machinations, mais aussi les défaillances et les troubles de l’engagement qui fondent la richesse d’un monde toujours en suspens sur la vulnérabilité de notre expérience. Face à toutes les figures sociales de l’imposteur – le malin génie des cadres – notre attention se schématise et nous apprenons à réparer : ancrage de l’activité, justifications, narrations. Et, dans cette création continuée du lien social, la dramaturgie du monde s’enrichit d’une strate de plus, quitte à contraindre le malin génie à se montrer toujours plus compétent." (Editions de Minuit)

 


"As Good as It Gets"

(James L. Brooks , with Jack Nicholson, Helen Hunt, Greg Kinnear, Cuba Gooding Jr., 1997) 

L'écrivain à succès Melvin Udall , reclus dans son luxueux appartement de Manhattan, est un être asocial et atteint de troubles obsessionnels compulsifs : les liens qu'il va nouer avec Carol Connelly, serveuse du restaurant dans lequel il a sa table attitrée, et son voisin Simon Bishop, victime d'une agression sauvage, vont l'obliger à modifier son comportement et dénouer ses difficultés relationnelles ..

 


Gregory Bateson (1904-1980)

Né à Grantchester (Cambridgeshire, England), l'anthropologue et fondateur du mouvement de Palo Alto (Californie) est au centre de tout ce qui s'est pensé, des années 1950 aux années 1970, sur les interactions sociales, les thérapies familiales et la communication. On se rappelle des différentes étapes qui marquent un tournant dans la façon d'interpréter l'homme en interactions sociales, les conférences Macy qui, sous l’impulsion du neurologue Warren Mc Culloch, de 1942 à 1953, entendent édifier une science générale du fonctionnement de l’esprit et contribuent à l'apparition de la cybernétique dans les sciences humaines, la théorie des systèmes qui offre le cadre optimal pour penser  le paradoxe de la communication chez les schizophrènes ( 1956, Vers une théorie de la schizophrénie) et son célèbre avatar, le concept de "double contrainte", la création en 1959 du Mental Research Institute (MRI), pour converger quelque part, dans les années 1960, avec le courant de l'antipsychiatrie et pousser le raisonnement jusqu'à considérer que non seulement l'individu-patient n’est plus à considérer comme un individu isolé sur lequel on pose un diagnostic psychiatrique, mais qu'il est plus profondément le sujet de problèmes d’adaptation à la structure pathologique de ses relations familiales, ou le symptôme de la maladie du système social dont il fait partie. La démarche systémique permet de poser une interprétation dans tous les domaines qui s'offrent à notre pensée et d'appliquer ainsi le même schéma de représentation, voire d'évolution ou d'intervention, que l'on interroge la maladie mentale, le comportement humain, ou la transformation d'une société : dès son premier ouvrage (La Cérémonie du Naven, 1936), Bateson pose les bases de ce qu'il appellera par la suite une "écologie de l'esprit", pour "jeter un pont entre les faits de la vie et du comportement"..

 

Gregory Bateson &  Jurgen Ruesch, "Communication et Société"  

( Communication: The Social Matrix of Psychiatry, 1951, 2009)

"Dans ce livre, Gegory Bateson et Jurgen Ruesch font converger théorie des jeux, psychologie expérimentale, cybernétique, théorie des systèmes et théorie des types logiques pour élaborer une théorie de la communication. Les deux domaines d’application qui y sont privilégiés sont le champ psychiatrique et le champ social. Les présupposés épistémologiques de la psychiatrie y sont examinés, ainsi que la façon dont elle peut être enrichie par une théorie moderne de la communication. Par ailleurs, sont étudiées à la même lumière les notions de culture, de groupe social ou de valeurs sociales." (Editions du Seuil)

 

"A première vue, les problèmes de la communication semblent ne présenter qu'un intérêt secondaire pour qui étudie le comportement individuel. Les gens agissent par eux-mêmes, ils font des choses seuls, et parfois ils manipulent, exploitent, contraignent ou tuent d'autres personnes sans annoncer leur intention. Mais la communication ne concerne pas seulement la transmission verbale, explicite et intentionnelle de messages; dans le sens où nous l'utilisons, le concept de communication devrait comprendre tous les processus par lesquels les gens s'influencent les uns les autres. Le lecteur reconnaîtra que cette définition repose sur la prémisse que toutes les actions et tous les événements possèdent des aspects communicationnels dès qu'ils sont perçus par un être humain; cela implique en outre qu'une telle perception modifie l'information d'un individu et par conséquent exerce une influence sur lui. Dans une situation sociale où plusieurs personnes interagissent, les choses sont encore plus compliquées. Quand des personnes se réunissent, il se passe quelque chose. Elles éprouvent des sensations et réfléchissent et, aussi bien pendant leur réunion que par la suite, elles agissent et réagissent les unes aux autres. Elles perçoivent elles-mêmes leurs propres actions et d'autres personnes présentes peuvent également observer ce qui se produit. Les impressions sensorielles reçues et les actions entreprises sont enregistrées; elles laissent certaines traces à l'intérieur de l'organisme; et il résulte de ce genre d'expérience que les opinions des gens sur eux-mêmes et les images qu'ils ont les uns des autres peuvent être confirmées, modifiées ou radicalement changées. L'ensemble de ces traces, accumulées au cours des années à travers des millions d'expériences, forme le caractère d'une personne et détermine en partie la manière dont elle maîtrisera les événements futurs. Les impressions reçues de l'environnement, des autres et de soi-même, aussi bien que la rétention des impressions qui seront utilisées ultérieurement par la mémoire, tout cela peut être considéré comme partie intégrante du système de communication d'une personne. Dans la mesure où la façon dont une personne répond aux événements perçus nécessite la transmission de messages aux organes effecteurs périphériques, il convient de considérer le réseau intra-organique comme une partie du réseau interpersonnel plus grand ou même du réseau suprapersonnel (culturel)...

Dans la sphère sociale, l'individu acquiert de l'information sur les relations en participant de façon continue et régulière à des événements sociaux. Cela commence par l'expérience de l'enfant avec sa mère, cela se poursuit avec les membres de sa famille, et plus tard avec les enfants de son âge à l'école et sur les terrains de jeux. L'adolescent apprend des adultes et de ses compagnons d'âge à suivre des règles et à maîtriser les obstacles qu'il rencontre. Le caractère répétitif des événements sociaux enseigne aux gens à réagir d'une façon stéréotypée, et le comportement stéréotypé crée naturellement des environnements stéréotypés. C'est pourquoi, quand nous parlons d'une matrice sociale dans laquelle s'insèrent les événements interpersonnels, nous faisons référence aux bombardements répétitifs et réguliers de stimuli auxquels les êtres humains sont exposés. Les stimuli proviennent d'un côté du comportement social de nos interlocuteurs, de l'autre des objets, des plantes et des animaux dont nous nous entourons. Graduellement les stimuli perçus et les réponses choisies prennent forme: le stimulus façonne la réponse et, une fois la réponse apprise, l'individu est conditionné à rechercher les stimuli qui déclencheront ses réponses apprises. Tout ce processus peut se comparer au lit qu'une rivière creuse à la surface de la terre. Le chenal est formé par l'eau mais les rives du fleuve contrôlent également la direction du courant, de sorte qu'il s'établit un système d'interaction où la cause et l'effet ne peuvent plus être isolés. Le stimulus et la réponse se soudent en une unité. Cette unité, c'est ce que nous appelons une «valeur»...

En tant qu'individus, nous ne sommes généralement pas tout à fait conscients de l'existence de cette matrice sociale. Etant incapables de saisir complètement les conséquences de nos propres actes sur les autres, et vu notre perspective humaine limitée, nous n'arrivons pas à comprendre l'ampleur et la nature des événements. Quand nous nous querellons avec un membre de notre famille ou lorsque nous essayons d'expliquer les raisons de l'augmentation du prix du beurre, nous avons tendance à aborder ces incidents comme s'ils étaient uniques; nous ne nous rendons pas compte que des milliers d'autres personnes vivent peut-être une expérience semblable et nous blâmons nos proches ou bien nous maudissons l'épicier. De fait, notre conduite dans une telle situation représente déjà et une réponse à des réactions d'autres personnes et un stimulus pour leur comportement. Nos soucis personnels et interpersonnels, nos centres d'intérêt immédiats et quotidiens nous empêchent d'apprécier pleinement les événements sous tous leurs aspects. C'est pourquoi nous nous sommes efforcés ici d'illustrer certaines des relations entre l'individu, le groupe et la culture. Alors que la plupart des gens se contentent d'avoir quelques connaissances pratiques à ce sujet, le psychiatre en plus doit connaître en détail et à fond ces relations s'il désire aider ses patients. La relation entre les systèmes suprapersonnels, d'un côté, et les systèmes interpersonnels et individuels, de l'autre, n'est pas simplement une fantaisie dialectique du scientifique. Elle s'articule sur les besoins quotidiens de l'individu dont la vie et la santé mentale requièrent qu'il puisse communiquer aisément avec les autres êtres humains. Le psychiatre s'efforce de faciliter cette tâche..."

 

Gregory Bateson, "Vers une écologie de l'esprit"

(Steps to an Ecology of Mind, 1972)

"Qui est Gregory Bateson? Depuis ses travaux d'ethnologue de 1936 (la Cérémonie du Naven), son parcours a été d'une violence qui n'est pas sans inquiéter les " spécialistes " : biologie, anthropologie, psychiatrie, théorie du jeu, évolution, communication chez les mammifères, systèmes et paradoxes logiques, épistémologie, pathologie des relations (alcoolisme, schizophrénie), théorie de l'apprentissage, et, pour coiffer ce trajet vertigineux, une critique de la science, comme responsable de la crise écologique. Partout, Bateson introduit les notions de la cybernétique (circuits, feed-back) et de la philosophie analytique (Russell, Whitehead, Wittgenstein); notamment la théorie (horizontale) des systèmes - qui formalise le fonctionnement des ensembles -, et la théorie (verticale) des types logiques - ou niveaux de généralisation permettant d'avancer à travers les paradoxes. L'hypothèse du double bind, figure qui se trouverait aux racines mêmes de la schizophrénie, s'est montrée extrêmement productive; un centre thérapeutique s'est fondé à Palo Alto sur le maniement batesonien des paradoxes. C'est précisément par ces mêmes démarches que Bateson - devenu après la guerre, le maître à penser de toute une génération de chercheurs - rejoint l'air frais de l'Orient, voire du taoïsme et du zen : la sortie des culs-de-sac de l'intellect, non pas par une extension (horizontale) de la quête, mais par la percée (verticale) vers un autre niveau de recherche. 

"Vers une écologie de l’esprit 1 - regroupe les Métalogues - dialogues sur la connaissance, dans la veine de Lewis Carroll et Wittgenstein -; Forme et modèle en anthropologie (contact culturel, schismogénèse, art primitif); et la première partie de la section Forme et pathologie des relations (apprentissage, théorie du jeu, théorie de l'alcoolisme).

Vers une écologie de l’esprit 2 - La communication chez les cétacés, la schizophrénie, la théorie de l’évolution : ce sont quelques-uns des domaines qu’explore Gregory Bateson dans ce second tome de Vers une écologie de l’esprit. Le lecteur y trouvera un exposé de la théorie du double bind (double contrainte), situation de communication où un individu reçoit deux injonctions contradictoires telles que, s’il obéit à l’une, il est forcé de désobéir à l’autre. Dans cette lignée s’élabore une nouvelle conception de la communication et de l’évolution, qui renverse nombre d’idées reçues. Ce volume rassemble la deuxième partie de Forme et pathologie des relations, qui comprend notamment Vers une théorie de la schizophrénie, Biologie et évolution, Épistémologie et écologie et Crise dans l’écologie de l’esprit." (Editions du Seuil)

 

"Les questions que soulève ce livre sont bien des questions écologiques : comment les idées agissent-elles les unes sur les autres ? Y a-t-il une sorte de sélection naturelle qui détermine la survivance de certaines idées et l’extinction ou la mort de certaines autres ? Quel type d’économie limite la multiplication des idées dans une région donnée de la pensée ? Quelles sont les conditions nécessaires pour la stabilité (ou la survivance) d’un système ou d’un sous-système de ce genre ? Certains de ces problèmes seront concrètement analysés par la suite, le but de ce livre était surtout de nettoyer le terrain pour que des questions comme celles qu’on vient d’évoquer puissent être posées d’une façon sensée...

 

"C'est de mon père, William Bateson, qui était généticien, que j'ai hérité la plupart de mes outils. A l'école et à l'université, on fait encore très peu pour donner une idée des principes fondamentaux de la pensée scientifique, et ce que j'en ai appris, je le dois essentiellement aux conversations que j'ai eues avec mon père, aux résonances de ses propos. Lui-même, était pour ainsi dire muet en matière de philosophie, de mathématiques ou de logique, si ce n'est pour exprimer sa méfiance à leur égard; il n'en reste pas moins que - malgré lui, je pense - il m'a transmis quelque chose en ces domaines.

Les attitudes que j'ai héritées de lui sont précisément celles qu'il avait reniées. Dans ses premiers travaux - qui sont, et il le savait, je pense, parmi les meilleurs -, il avait posé les problèmes de la symétrie animale, de la segmentation, de la répétition sérielle des segments et modèles, etc. Par la suite, il abandonna ces recherches et se tourna vers le mendélisme, auquel il consacra le reste de sa vie. Mais il garda toujours une fascination pour les problèmes de la symétrie et du modèle et ce sont cette fascination-là et la sorte de mysticisme qui l'inspirait que, pour le meilleur ou pour le pire, j'ai fait miens et appelés "science". 

J'ai acquis là un sentiment plus ou moins mystique, qui m'a porté à croire qu'il nous faut rechercher le même type de processus dans tous les domaines des phénomènes naturels : par exemple, qu'il faut s'attendre à trouver un même type de lois à l'oeuvre, aussi bien dans la structure d'un cristal que dans celle de la société, ou à constater que la segmentation d'un ver de terre est comparable au processus qui régit la formation des colonnes de basalte.

Ce ne serait pas dans les mêmes termes que je professerais aujourd'hui cette croyance; je dirais plutôt que les types d'opération mentale utiles pour étudier un certain domaine le sont aussi pour en étudier un autre, et que c'est le cadre (eidos) de la science, plutôt que celui de la nature, qui reste le même pour tous les domaines, sans exception.... Tel que je le vois, le progrès en science provient toujours d'une combinaison de pensées décousues et de pensées rigoureuses; et, à mon sens, cette combinaison est notre outil le plus précieux..."

 

Gregory Bateson, "La Nature et la pensée"

(Mind and Nature. A Necessary Unity, 1979)

"Ce livre est bâti sur le principe que nous faisons partie d'un monde vivant ... Quelle est la structure qui relie le crabe au homard et l'orchidée à la primevère? Et qu'est-ce qui les relie, eux quatre, à moi? Et moi à vous? Et nous six à l'amibe, d'un côté, et au schizophrène qu'on interne, de l'autre? ... Ici, le mécanisme de l' "évolution" et celui de la "pensée" sont mis en regard, et leur comparaison fait surgir un horizon nouveau" (Editions du Seuil)

"Le premier objectif de cet ouvrage sera de composer un tableau qui illustre comment le monde assure une cohérence dans ses aspects mentaux. Comment les idées, l'information, les différentes étapes d'une cohérence logique ou pragmatique tiennent-elles ensemble? Comment la logique, la procédure classique pour forger des chaînes d'idées, se rattache-telle à un monde extérieur, fait de choses et de créatures, de parties et d'ensemble? Les idées, naissent-elles réellement dans des chaînes, ou bien s'agit-il là seulement d'une structure linéale qui leur a été imposée par les érudits et les philosophes? Comment le monde de la logique, qui évite le "raisonnement circulaire", peut-il se rapporter à un monde où les chaînes de causalité circulaires sont la règle plutôt que l'exception?   ...

Dans l'ensemble, nous défendrons la thèse qu'il est possible et qu'il vaut la peine de réfléchir sur de multiples problèmes d'ordre et de désordre qui se posent dans l'univers biologique, et que nous avons aujourd'hui à notre disposition un nombre considérable d'outils de pensée que nous n'employons pas, en partie parce que, professeurs comme élèves, nous nous privons de bien des lumières qui sont à notre disposition, et en partie parce que nous ne voulons pas accepter les obligations qui découleraient d'une vision lucide des dilemmes humains.."

 


La logique systémique, la théorie de communication, mais aussi le behaviorisme, le constructivisme, l’écologie politique, l’antipsychiatrie, implicitement ou non, posent que le monde est monde, la société est ce qu’elle est, la remise en question d’autant plus insignifiante qu’interroger l’univers et notre situation dans celui-ci sont foncièrement vains, nous ne sommes pas très loin d'un Wittgenstein :  notre réalité est très concrètement celles des interactions sociales et familiales dans lesquelles notre « soi » tente de survivre, notre existence n’est qu’un long chemin d’adaptation à nous-mêmes et aux autres, notre liberté n’est que le produit d’une thérapie, et nous voguerons à la surface des choses autant que faire se peut … Et pour reprendre les citations célèbres et maintes fois attribuées à Paul Watzlawick , formules lapidaires de la survie en société : « pour modifier sa vision du monde,  il est plus efficace de modifier sa façon d’agir », ou sa première variante, « en nous efforçant d' atteindre l' inaccessible, nous rendons impossible ce qui serait réalisable », et la variante qui instaure notre liberté contractuelle façon Rousseau : « nous dépendons entièrement de la reconnaissance de notre réalité par les autres, qui eux-mêmes exigent de nous que nous reconnaissions la leur. »... Reste, si l'on en accepte les présupposés, une ouverture d'esprit et le goût d'une liberté paradoxale... 


Paul Watzlawick (1921-2007)
C’est peu après la création du Mental Research Institute (MRI) par Jackson que Watzlawick se joint au groupe (1960). Né à Villach (Autriche), psychologue, psychothérapeute, psychanalyste jungien et sociologue au parcours hétéroclite (Université Ca' Foscari  de Venise, 1949, Carl Jung Institute de Zurich, 1954, University of El Salvador, Stanford University...), mais surtout connu en tant que membre fondateur de la fameuse Ecole de Palo Alto, et au sein de celle-ci, théoricien de la communication, promoteur de la « thérapie brève »,  et d'un constructivisme jugé radical, Paul Watzlawick possède une capacité de synthèse, non dénuée d'humour, une capacité d'imagination et une pratique du raccourci qui lui permet de pousser au-delà des limites parfois du raisonnable une vision atypique, limites que n'osait pas franchir par exemple un Gregory Bateson, enraciné dans les organisations réelles et son expérience d'ethnologue. Sa démarche allie constamment approche théorique, nourrie par la philosophie du langage et la logique, et souci de mise en oeuvre "thérapeutique" ou de pratique sociale, immédiate et concrète : que l'on pense à ses publications bien connues telles que "Faites vous-mêmes votre malheur" (The Situation Is Hopeless but Not Serious: The Pursuit of Unhappiness, 1983), "Comment réussir à échouer" (Ultrasolutions, 1986)...

 

Paul Watzlawick, J. H. Beavin et Donald D. Jackson, "Une logique de la communication"

(An Anthology of Human Communication, Text and Tape, 1964)
L'école dite de Palo Alto propose une approche systémique de la communication : "La communication est une condition sine qua non de la vie humaine et de l’ordre social." Premier principe : l'individu n'existe pas isolément, il est un élément de systèmes de communications plus larges au sein desquels "le comportement de chacun est lié au comportement de tous et en dépend". Second principe : « you cannot not communicate, every behavior is a kind of communication », nous sommes dans un système de communication permanent, nous ne pouvons ne pas communiquer, le silence ou le non verbal sont de la communication, et influence au même titre que le verbal le comportement des uns et des autres. Troisième principe : il existe une "métacommunication", une communication sur la communication sans laquelle une "bonne" communication serait impossible.
Une théorie n'est jamais développée loin d'une expérimentation et d'implications pratiques dans les courants de pensée américains. Cette nouvelle psychologie de la communication débouche sur la problématique des "pathologies de la communication", et donc, en retour, sur la construction de thérapies correspondantes.
Dans ce cadre, il n'existe pas de "maladies mentales", et les dysfonctionnements psychologiques ou de comportement ne sont pas à rechercher dans l'histoire individuelle ou dans un pseudo inconscient. Les pathologies de comportement résultent fondamentalement de dysfonctions de la communication. L'une des "pathologies", évoquée avec Gregory Bateson, est la fameuse "double bind", double contrainte ou injonction paradoxale, qui enferme l'individu dans un message qui porte sa propre négation (le conseil bien connu et souvent cité du "sois naturel!" : suivre ce conseil, c'est en fait le transgresser). La thérapie consiste alors à faire prendre conscience au "patient" du dilemme dans lequel il s'est englué pour le placer face au choix volontaire de s'en libérer.

 

Paul Watzlawick, J. Weakland et R. Fisch, "Changements : paradoxes et psychothérapie"

(Change. Principles of Problem Formation and Problem Resolution, 1974)
"Changements, paradoxes et psychothérapie. Comment, dans les relations humaines, les impasses apparaissent-elles ? Qu’est-ce qui fait que, souvent, nos tentatives de provoquer un changement ne font que nous emmurer dans un jeu sans fin ? Il y a des changements qui ne sont que source de la permanence. Dire  » plus ça change, plus c’est la même chose  » équivaut, si l’on prend les choses par l’autre bout, à affirmer que ça change quand on s’y attend le moins. La technique ici proposée se situe délibérément à la surface : barrer le pourquoi ? – question qui porte sur les causes  » profondes  » – pour mettre en avant le quoi ? interrogeant une situation ici et maintenant. Un chemin s’est frayé dans la forêt des paradoxes humains, qui va de Russell, Wittgenstein et Bateson à Groucho Marx. Entre la logique et l’humour, une thérapie est mise en place qui ne prétend point guérir autre chose que notre rapport présent à autrui. Ce livre, écrit par trois personnalités marquantes du Mental Research Institute, est l’un des ouvrages fondateurs de l’école dite de Palo-Alto." (Editions du seuil)

« J’ai considéré une grande partie de mon activité thérapeutique comme une façon de faciliter l’apparition des courants de changement qui tourbillonnaient dans le patient et l’intérieur de sa famille. Il s’agit de courants qui ont besoin d’un geste thérapeutique « inattendu », « illogique » et soudain pour émerger », écrit M.H.Erikson en introduction.

« Ce livre, poursuit Watzlawick, ne fait essentiellement que donner à des pensées séculaires des formulations nouvelles. Si nous avions les compétences requises, nous pourrions l'avoir construit sur une base historique, plutôt que clinique, et avoir mis l'accent sur les relations internationales, plutôt que sur les relations personnelles. La politique, la diplomatie et la guerre connaissent depuis des millénaires l'efficacité des solutions surprenantes, apparemment contraires au bon sens.."
« La vie deviendrait horriblement compliquée si on ne pouvait mettre en réserve des solutions ou des adaptations réussies pour pouvoir les appliquer à nouveau à l'avenir. Mais ces solutions deviennent de terribles simplifications, répétons-le, si on ne prend pas en considération le fait que les circonstances évoluent sans cesse et que les solutions doivent changer au même rythme".

 

Paul Watzlawick , « Les Cheveux du Baron de Münchhausen. Psychothérapie et Réalité »,

(Munchausen's Pigtail and other Essays, 1990)
« Le baron de Münchhausen, d’après la légende, se prit lui-même par les cheveux pour se sauver, ainsi que son cheval, de la noyade. Est-il possible, à son exemple, de se tirer ou de tirer quelqu’un d’autre de quelque intenable situation et de voir la vie avec des yeux nouveaux ?  Telle est la question à laquelle Paul Watzlawick veut répondre dans ce livre, clair et attrayant. Il nous montre comment nous pouvons changer notre perspective sur la réalité au lieu de nous enfermer dans une vision limitée et rigide ; il pose les bases d’une science paradoxale du changement, et décrit de façon minutieuse et fouillée le modèle théorique qui sous-tend la pratique de l’Institut de Palo Alto. » (Editions du Seuil). Une citation à retenir, emblématique de l’orientation de l’auteur : « Celui qui désespère de l'absurdité du monde est toujours prisonnier d'une illusion : celle de croire qu'il doit exister un sens qui, en réalité, n'existe pas ».

 

Paul Watzlawick (dir), "L'invention de la réalité, contributions au constructivisme"

(Die Erfundene Wirklichkeit. Wie wissen wir, was wir zu wissen glauben?, 1981, 1985)
"Ce livre collectif marque une étape importante dans la réflexion de l’école dite de Palo Alto, car il élabore de façon rigoureuse l’épistémologie constructiviste sous-jacente à sa pratique thérapeutique. Nous construisons le monde, alors que nous pensons le percevoir. Ce que nous appelons « réalité » est une interprétation, construite par et à travers la communication. Un patient est donc enfermé dans une construction systématisée, et la thérapie va tenter de changer cette construction. On mesure l’importance de ce pas théorique : en lui sont déjà introduits les développements ultérieurs de la thérapie systémique. On sait que celle-ci s’éloignera de plus en plus d’une épistémologie de la vérité en formulant son objectif comme le remplacement d’une construction du monde pathogène par une autre construction, plus saine et plus viable." (Editions du Seuil)

"..il n'est pas nécessaire d'explorer très profondément la pensée constructiviste pour se rendre compte qu'elle mène inévitablement à l'affirmation que l'être humain - et l'être humain seulement - est responsable de sa pensée, de sa connaissance, et donc de ce qu'il fait. Aujourd'hui, alors que les béhavioristes sont encore résolus à rejeter toute responsabilité sur l'environnement, et que les sociobiologistes essaient d'en placer une bonne partie dans les gènes, une doctrine peut en effet paraître inconfortable si elle avance que nous n'avons personne d'autre à remercier que nous-mêmes pour le monde dans lequel nous pensons vivre. Et c'est précisément ce que le constructivisme se propose d'affirmer - mais il affirme bien plus encore : nous construisons la plus grande partie de ce monde inconsciemment, sans nous en rendre compte, simplement parce que nous ne savons pas comment nous le faisons..."

 

Paul Watzlawick, "La réalité de la réalité. Confusion, désinformation, communication"

(How real is real? Communication, Desinformation, Confusion, 1976)
"De la réalité chacun se fait son idée. Dans les discours scientifique et politique, dans les conversation de tous les jours, nous renvoyons en dernière instance au référent suprême : le réel. Mais où est donc ce réel ? Et surtout, existe-t-il réellement ? « De toutes les illusions, la plus périlleuse consiste à penser qu’il n’existe qu’une seule réalité. En fait, ce qui existe, ce sont différentes versions de la réalité, dont certaines peuvent être contradictoires, et qui sont toutes l'effet de la communication et non le reflet de vérités objectives et éternelles." La réalité n’est donc , selon Paul Watzlawick, que la résultante des compromis, détours et aveuglements réciproques, à travers quoi passe l’information : la somme des confusions, désinformations et communications qui surgissent entre êtres parlants. L'auteur donne ici, de sa "Pragmatique de la communication", un vaste éventail d’illustrations aussi diverses qu’étonnantes : situations tirées d'oeuvres littéraires, mots d'esprit, vie politique internationale, traductions, jeux, devinettes, enquête criminelle, psychologie des masses, psychothérapie.." (Editions du Seuil)

"La survie des êtres vivants dépend de l'information convenable ou non qu'ils reçoivent sur leur environnement. Le mathématicien Norbert Wiener a émis l'hypothèse qu' on peut considérer le monde comme une myriade de messages "à toutes fins utiles". L'échange de tous ces messages forme ce que nous appelons la communication. Quand l'un de ces messages est altéré, laissant ainsi le destinataire dans un état d'incertitude, il en résulte une confusion qui provoque des émotions allant, selon les circonstances, du simple désarroi jusqu'à l'angoisse prononcée. Il est évident que dès qu'il s'agit des relations et de l'interaction humaines, il est particulièrement important de favoriser la compréhension et de réduire la confusion."


« De toutes les illusions, la plus périlleuse consiste à penser qu'il n'existe qu'une seule réalité. En fait ce qui existe, ce ne sont que différentes versions de celle-ci dont certaines peuvent être contradictoires, et qui sont toutes des effets de la communication, non le reflet de vérités objectives et éternelles".


"La plupart d’entre nous sont engagés dans une interminable quête du sens et tendent à imaginer l’action d’un expérimentateur secret derrière les vicissitudes plus ou moins banales de notre vie quotidienne. Peu d’entre nous sont capables de l’égalité d’esprit du Roi de Cœur dans Alice au pays des merveilles, qui parvient à assimiler le poème absurde du Lapin Blanc par cette remarque de philosophe : « S’il n’a pas de sens, cela nous débarrasse de bien des soucis, vous savez. De cette façon, nous ne nous fatiguerons pas à chercher à comprendre."


"Nous avons déjà atteint un stade où nos progrès scientifiques et technologiques laissent notre maturité morale loin derrière. La disponibilité soudaine d’un savoir largement supérieur, en propulsant notre planète des milliers d’années en avant, sans le bénéfice d’une assimilation cohérente et progressive de toutes les étapes intermédiaires ayant amené ces résultats, peut avoir des conséquences véritablement malheureuses. L’expérience clinique nous apprend que la soudaine confrontation avec des informations d’une dimension insoutenable, à l’un ou l’autre de deux effets : ou bien la victime ferme son esprit à la nouvelle réalité et se conduit comme si elle n’existait pas, ou bien elle prend congé de la réalité tout entière. Le second choix est l’essence de la folie."

 


 

"Lost in Translation"

(Sofia Coppola, with Bill Murray, Scarlett Johansson, 2003) ...  la rencontre dans un hôtel de Tokyo de deux Américains,  perdus au sein d'une culture qui leur est totalement étrangère ainsi que dans leurs propres vies et qui nouent un lien singulier .... 

 


Edward T.Hall (1914-2009)

Né à Webster Groves (Missouri), Edward Twitchell Hall débuta dans les années 1930 son parcours d'anthropologue d'obédience culturaliste dans les réserves des Navajo et Hopi, en Arizona (West of the Thirties. Discoveries Among the Navajo and Hopi 1994). La Seconde Guerre mondiale le conduit en Europe et dans les Philippines. Pendant les années 1950, travaillant pour l'United States State Department (Foreign Service Institute), Hall enseigne des techniques de communication interculturelle à l'usage du personnel américain à l'étranger et développe les concepts de "high context culture" et de "low context culture". C'est dans le cadre de ses recherches menées dans la Washington School of Psychiatry qu'il publie son ouvrage le plus connu, "The Silent Language" (1959) : il s'impose ainsi comme pionnier dans l'étude de la communication non-verbale. Dans les années 1960, Hall développe ses idées les plus originales alors qu'il enseigne à l'Institut de Technologie de l'Illinois : son nouvel ouvrage, "“The Hidden Dimension” (1966), introduit une nouvelle dimension culturelle, l'espace interpersonnel.  

 

Pour Hall, les individus appartenant à des cultures différentes "habitent des mondes sensoriels différents", et plus encore, "le rapport qui lie l'homme à la dimension culturelle se caractérise par un façonnement réciproque" : en créant ce monde, son monde, l'homme "détermine en fait l'organisme qu'il sera". Il entend ainsi théoriser, mais à des fins très concrètes, un cadre permettant d'optimiser les rencontres interculturelles.

En premier lieu, Hall met en avant l’importance du "contexte" pour toute communication : la signification des mots et des phrases semble dépendre en effet du contexte dans lequel ces derniers sont exprimés. Ainsi, par exemple, plus les personnes qui se parlent partagent d’informations, plus fort sera le contexte, la communication étant implicite. En situation de contexte plus faible, toutes les informations doivent être exprimées de façon claire et précise. Hall en vient ainsi à catégoriser, pour optimiser leurs échanges réciproques, les différences culturelles entre Allemands, contexte le plus faible, Français, contexte intermédiaire, Américains, contexte le plus fort. Seconde notion, le "temps" (use of time), vécu de façon plus ou moins concrète selon les spécificités culturelles. Enfin, l' "espace", c'est-à-dire "le territoire personnel de chaque individu", qui détermine son comportement dans les jeux de rencontre : Hall introduit ainsi le fameux concept de "proxémie"  (proxemics) pour désigner "l’ensemble des observations et théories concernant l’usage que fait l’homme de l’espace", usage qui évolue suivant les cultures et les ethnies. 

 

Hall en vient ainsi à proposer un référentiel de communication non verbale à destination des managers américains dans leurs échanges internationaux : “Hidden Differences: How to Communicate with the Germans” (1983), “Hidden Differences: Doing Business with the Japanese” (1987), “Understanding Cultural Differences: Germans, French and Americans” (1990). On reprochera à Hall une formalisation des relations interculturelles et des difficultés de communication quelque peu stéréotypée et bien peu nuancée ("les Arabes utilisent davantage l'olfaction et le toucher que les Américains. Ils interprètent e(t combinent différemment leurs données sensorielles.."). Reste que la notion de "proxémie", véritable "anthroplogie de l'espace", participe de ces nouveaux domaines de réflexion portant sur la communication non verbale et la communication interculturelle, qui vont se développer dans les décennies à venir. 

 

Edward T.Hall, "Le Langage silencieux"

(The Silent Language, 1959)

"Edward T. Hall a montré, dans La Dimension cachée, que l’espace interpersonnel est une dimension de la culture. Le Langage silencieux conduit cette réflexion sur d’autres systèmes, et notamment le temps. Qu’est-ce qu’être en retard ? Qu’est-ce qu’attendre ? Le message exprimé là est différent selon qu’il vient d’un Européen, d’un Américain ou d’un Japonais. Ainsi le temps et la culture sont-ils communication, autant que la communication est culturelle. Communication qui cache plus de choses qu’à première vue elle n’en révèle. À travers des exemples aussi précis que cocasses, Edward T. Hall développe la théorie des systèmes de communication non verbaux." (Editions du Seuil)

 

(Introduction) "Plus de vingt ans nous séparent de la publication du "Langage silencieux". Entre-temps, beaucoup de choses se sont passées qui confirment la thèse de ce livre. Au moment de sa parution, j`étais tellement absorbé par mon propre travail, que je n`avais pas réussi à mesurer le besoin qu`il y avait de comprendre pleinement ce qu`est la "Communication interculturelle". En fait, le langage silencieux est une traduction : non pas celle d`une langue dans une autre, mais celle d`une série de communications contextuelles. complexes et tacites, en mots. Le titre résume non seulement le contenu de ce livre, mais aussi l`un des plus grands paradoxes de la culture. ll ne s`agit pas seulement du fait que les gens se parlent aussi sans employer des mots, mais encore de tout un univers de comportements qui n`a pas été exploré, étudié, et qui, de ce fait, se trouve ignoré. Cet univers fonctionne sans parvenir à la conscience, juxtaposé à celui des mots. Ceux qui parmi nous ont un héritage européen, vivent dans un "monde de mots" qui leur paraît le réel : mais parler ne veut pas dire pour autant que ce que nous communiquons par le reste de notre comportement n`est pas aussi très important. S`il n`y a pas de doute que le langage façonne la pensée par des voies particulièrement subtiles. l'humanité doit à présent s'attaquer à la réalité des autres systèmes culturels, et aux effets pénétrants de ces autres systèmes sur la façon dont le monde est perçu, dont l'individualité est expérimentée et dont la vie elle-même est organisée. 

Nous devons aussi nous accoutumer au fait que parfois les messages au niveau du mot veulent dire une chose, alors que, à un autre niveau, quelque chose de tout à fait différent est communiqué. Vingt ans ne suffisent pas pour prouver la valeur de ces affirmations. Certainement plus de temps est nécessaire pour que de telles implications deviennent effectives. Le lien est beaucoup plus étroit entre le langage et les gestes qu'entre le langage et les autres systèmes culturels - temps et espace, par exemple - tels qu'ils sont décrits ici. L'espace, qui fut l'objet d'un livre ultérieur, "la Dimension cachée", ne fait pas seulement communiquer, dans le sens élémentaire du terme, mais organise presque tout dans la vie. ll est même plus facile de voir comment l'espace peut organiser les activités et les institutions, que de reconnaître la façon subtile dont le langage organise la pensée. Le plus difficile est d'accepter que nos propres modèles sont particuliers et donc qu'ils ne sont pas universels. C'est cette difficulté des hommes à sortir de leur peau culturelle qui m`a poussé à faire part de mes observations et de leur traduction théorique par le truchement de l`écriture. 

Un des avantages qu`il y a à avoir écrit un livre - qui survit aux fantaisies de la mode - c'est que l'on reçoit un écho de la part de ses lecteurs : non seulement par des mots d`encouragement, mais aussi par la confirmation qu`apportent les exemples qu'ils invoquent. J°aimerais remercier tous ceux qui m`ont écrit des quatre coins du monde : le livre a été traduit en chinois, hollandais, polonais, français, italien et serbo-croate. Je m'intéresse depuis longtemps à la sélection et à la formation d'Américains travaillant à l'étranger, pour le gouvernement ou pour leur propre compte. Je crois que nos rapports avec les pays étrangers butent sur l`ignorance où nous sommes de la communication interculturelle. Cela fait que nous gaspillons à l`étranger les efforts ou la bonne volonté de notre nation. Lorsque des Américains sont appelés à travailler avec des pays étrangers, le critère de sélection devrait être leur aptitude à se mouvoir dans une culture différente de la leur. lls devraient également savoir parler et écrire la langue en usage et connaître parfaitement la culture du pays. Tout ceci est long est coûteux. Mais, à défaut de cette sélection et de cette formation, nous limitons nos possibilités à l'étranger. Encore. dans un programme d`ensemble, cette formation théorique à la langue, à l'histoire, à la politique et aux mœurs des pays étrangers n`est-elle qu'une première étape. ll est également primordial de connaître le langage non verbal qui existe dans chaque pays, à l`échelon national et local. Beaucoup d`Américains ne sont que vaguement conscients de ce langage sans paroles, qu`ils expérimentent pourtant chaque jour. lls ne perçoivent pas les schémas de comportement qui dictent notre conception du temps, notre perception de l'espace, nos attitudes envers le travail, le jeu, la connaissance. En sus de ce que nous exprimons verbalement. nos sensations réelles s'extériorisent constamment par un langage sans paroles, le langage du comportement. Quelquefois, ce langage est correctement interprété par des sujets de culture différente. Mais le plus souvent, ce n`est pas le cas. ll est rare que l`on considère objectivement ces différences relatives à la communication interculturelle. Lorsqu'il devient évident que deux personnes de pays différents ne se comprennent pas. chacun s'en prend à "ces étrangers", à leur stupidité, leur malhonnêteté, leur débilité..."

 

Edward T.Hall, "La Dimension cachée"

(The Hidden Dimension, 1966)

"La dimension cachée, c’est celle du territoire de tout être vivant, animal ou humain, de l’espace nécessaire à son équilibre. Mais, chez l’homme, cette dimension devient culturelle. Ainsi, chaque civilisation a sa manière de concevoir les déplacements du corps, l’agencement des maisons, les conditions de la conversation, les frontières de l’intimité. Ces études comparatives jettent une lumière neuve sur la connaissance que nous pouvons avoir d’autrui et sur le danger que nous courons, dans nos cités modernes, à ignorer cette dimension cachée : peut-être est-ce moins le surpeuplement qui nous menace que la perte de notre identité." (Editions du Seuil)

 

"Ce livre a pour thème central l'espace social et personnel et sa perception par l'homme. Le terme de "proxémie" est un néologisme que j'ai créé pour désigner l'ensemble des observations et théories concernant l'usage que l'homme fait de l'espace en tant que produit culturel spécifique. Je ne suis pas le premier à m'être penché sur ce problème. Il y a plus de cinquante ans, Franz Boas présentait la théorie que je soutiens ici et selon laquelle la communication constitue le fondement de la culture, davantage, celui de la vie même. ..

On a cru longtemps que l'expérience est le bien commun des hommes et qu'il est toujours possible pour communiquer avec un autre être humain de se passer de la langue et de la culture et de se référer à la seule expérience. Cette croyance implicite (et souvent explicite), concernant les rapports de l'homme avec l'expérience, suppose que, si deux êtres humains sont soumis à la même "expérience", des informations virtuellement identiques sont fournies à chaque système nerveux central et que chaque cerveau les enregistre de la même manière. Or les recherches proxémiques jettent des doutes sérieux sur la validité de cette hypothèse, en particulier dans le cas de cultures différentes. Nous verrons dans les chapitres suivants que des individus appartenant à des cultures différentes non seulement parlent des langues différentes mais, ce qui est sans doute plus importants, habitent des mondes sensoriels différents. 

La sélection des données sensorielles consistant à admettre certains éléments tout en en éliminant d'autres, l'expérience sera perçue de façon très différente selon la différence de structure du crible perceptif d'une culture à l'autre. Les environnements architecturaux et urbains créés par l'homme sont l'expression de ce processus de filtrage culturel. En fait, ces environnements créés par l'homme nous permettent de découvrir comment les différents peuples font usage de leurs sens..."

 

 Edward T.Hall, "La Danse de la vie : temps culturel, temps vécu"

(The Dance of Life: The Other Dimension of Time, 1983)

"Edward T. Hall poursuit ici son examen des « dimensions cachées » de la culture en étudiant la façon dont le temps est appréhendé et vécu dans différentes sociétés. La perception linéaire qu’en ont les Européens du Nord n’est par exemple pas celle, pluridimensionnelle, des cultures du Sud, et les malentendus qu’occasionnent ces différences sont légion. Ce livre, nourri de recherches expérimentales et d’observations personnelles aussi riches que surprenantes, répond aussi à une visée éthique – car expliciter la variation des comportements d’une culture à l’autre, jusque dans les attitudes les plus profondément enracinées, c’est finalement œuvrer à la compréhension des autres." (Editions du Seuil)

 

"Nous sommes tous liés les uns aux autres par un tissu de rythmes innombrables : ceux qui, par exemple, influent sur les rapports des parents avec leurs enfants, comme sur les rapports des individus chez eux ou dans le travail. A ces rythmes, s'ajoutent des modèles culturels recouvrant une réalité plus vaste, dont certains s'opposent complètement, et qui, comme l'huile et l'eau ne se mélangent pas ..

Des années passées parmi les membres d'autres cultures que la mienne m'ont appris que les sociétés complexes organisent le temps d'au moins deux manières différentes : les événements sont organisés en tant qu'unités séparées - une chose à la fois -, ce qui caractérise l'Europe du Nord; ou au contraire dans le modèle méditerranéen : les individus sont engagés dans plusieurs événements, situations ou relations à la fois. Ces deux systèmes d'organisation sont logiquement et empiriquement tout à fait distincts. Et chacun a ses avantages et ses inconvénients. J'ai appelé "polychrone" le système qui consiste à faire plusieurs choses à la fois, et "monochrome", le système européen du Nord qui consiste, au contraire, à ne faire qu'une chose à la fois..."

 

Edward T.Hall, "Au-delà de la culture"

(Beyond Culture, 1976)

"Montrer que les institutions culturelles finissent par acquérir une existence autonome et par se retourner contre l’homme, tel est, ici, le propos de l’auteur de La Dimension cachée. Ce livre refuse le recours trop rapide à des explications politiques, sociologiques ou psychanalytiques. Loin des discours dominants, il remet discrètement en cause certaines idées reçues : il s’agit pour l’individu de dépasser les schémas culturels et les institutions qui le privent de la compréhension de ses possibilités et de ses limites, et l’enferment dans cette dureté à l’égard de l’autre et de lui-même." (Editions du Seuil)