Boom latinoamericano - Manuel Puig (1932-1990, Arg), "El beso de la mujer araña" (1976, Le Baiser de la femme araignée), "Boquitas pintadas" (1969) - José Donoso (1924-1996, Chil.), "Coronación" (1957), "El lugar sin limites" (1967), "El obsceno pajaro de la noche" (1970, L'Obscène Oiseau de la nuit) - .....
Last update: 03/11/2017
"El beso de la mujer araña" (1976) de Manuel Puig et "El obsceno pájaro de la noche" (1970) de José Donoso sont deux œuvres chacune révolutionnaire à sa manière...
"El beso de la mujer araña" est une fusion de pop-culture et de politique, le roman mélange dialogues cinématographiques, rapports policiers et notes de bas de page académiques (sur les théories psychologiques des "déviances sexuelles"), créant une forme littéraire inédite.
L’histoire se déroule dans une cellule argentine, où deux détenus (un révolutionnaire marxiste et un homosexuel romantique) tissent une relation à travers des discussions sur des films hollywoodiens (réels et inventés). Cette structure permet d’explorer l’identité, la répression politique et sexuelle. Puig détourne ainsi le mélodrame hollywoodien pour en faire un outil de résistance politique et d’émancipation queer, bien avant que ces thèmes ne deviennent courants. Et c’est l’un des premiers romans latino-américains à donner une voix centrale à un personnage gay, dans un contexte où l’homosexualité était encore criminalisée...
(Antonio Berni (Argentin, 1905–1981) – "Ramona Montiel" (1962) - Berni, comme Puig, mêle kitsch, pop culture et critique sociale. Sa série" Ramona Montiel", une prostituée entourée d’objets clinquants, rappelle les héroïnes mélodramatiques dont Molina (le protagoniste de Puig) est fan. Technique mixte (collages, matériaux pauvres), un écho aux dialogues "artificiels" de Puig, entre glamour et misère...)
"El obsceno pájaro de la noche" (José Donoso) plonge dans un univers grotesque, peuplé de monstres, de doubles et de souvenirs déformés, anticipant le réalisme magique mais dans une version bien plus sombre et psychologique. Donoso utilise une multiplicité de voix, de journaux intimes et de récits imbriqués pour brouiller les limites entre folie et réalité. Le style rappelle Joyce ou Faulkner, mais avec une densité propre au contexte latino-américain. À travers la figure de Mudito (un être difforme) et la décrépitude d’une aristocratie chilienne, Donoso explore la perte d’identité, la vieillesse et la peur de l’effacement. Le langage se dégrade au fil du roman, reflétant la dissolution de la conscience des personnages...
(Nemesio Antúnez (Chilien, 1918–1993), "La noche del jagüey", entre onirisme et grotesque, avec des silhouettes monstrueuses ou spectrales...)
Ni Puig ni Donoso ne suivent le réalisme magique "classique" (comme García Márquez). Le premier utilise la culture pop, le second plonge dans l’horreur psychologique. Les deux livres donnent voix aux exclus (homosexuels, déformés, fous), dans des sociétés oppressives (dictatures argentine et chilienne). Ces œuvres ont inspiré des générations d’écrivains, de Pedro Lemebel à Roberto Bolaño, en montrant que la littérature peut être à la fois expérimentale et profondément humaine. Des univers narratifs sans équivalent ...
Manuel Puig (1932-1990)
Natif de General Villegas, en pleine pampa, à 500km de Buenos Aires, Manuel Puig trouve dans le cinéma local ses premiers éléments d'évasion, puis en 1949
suit des études lettres dans la capitale et peut gagner Rome et l'Italie avec une bourse d'étude : mais c'est Hollywood qui le fascine et non le néoréalisme, et se met à l'anglais. Rentré en
Argentine en 1961, il écrit un premier roman, "La traicion de Rita Hayworth", pour une part autobiographique puisque racontant l'histoire d'un jeune esseulé de la province se réfugiant dans les
salles obscures pour fuir une réalité par trop ingrate. Il lui faut attendre "Boquitas pintadas" en 1969 pour rencontrer véritablement le succès. Son troisième roman, pastiche du thriller, "The
Buenos Aires Affair" (1973) lui vaut la censure du nouveau gouvernement péroniste et l'oblige à s'exiler au Mexique. Mais c'est finalement à Barcelone qu'il s'installe et qu'il publie son oeuvre
la plus célèbre, "El beso de la mujer araña" (1976) ...
"La traicion de Rita Hayworth" (1968, La Trahison de Rita Hayworth)
"Pourquoi ce roman plonge-t-il d'emblée le lecteur dans un univers insolite, quand la banalité des propos, toujours maintenus au niveau de la vie
quotidienne, et la simplicité des personnages (adolescents, jeunes filles, serveuses) devraient nous paraître familières, rassurantes? C'est qu'il s'agit d'une humanité complètement intoxiquée
par la «culture» cinématographique. Les paroles, les pensées, les imaginations, les psychologies des protagonistes ne sont autres que celles des films commerciaux. Tout le monde «se fait du
cinéma». Réquisitoire féroce ou tendre constat? L'aliénation générale est peinte avec l'absolue simplicité de ceux que l'on nomme «naïfs» : transfiguration de la réalité par les inventions à la
fois innocentes et perverses d'un humour sans arrière-pensée moralisatrice. Aliénation qui n'est pas seulement d'ordre cinématographique, comme on le comprend vite : la religion, les interdits
sexuels y jouent aussi leur rôle. La «trahison» de Rita Hayworth, ce pourrait bien être aussi celle d'Ève, et celle de la Sainte Vierge... Les victimes privilégiées étant bien entendu les
adolescents, les enfants. En particulier le jeune Toto, quinze ans, qui doit, en même temps qu'il affronte les terreurs de l'initiation sexuelle, tenter de se délivrer des préjugés sociaux et de
la sotte autorité paternelle aussi bien que sortir du délire cinématographique. L'immense richesse de la langue, langue parlée, naturelle et savante (le film, La grande valse, raconté par Toto
est un sommet de cette recherche d'écriture), achève de faire de Manuel Puig et de son œuvre un phénomène tout à fait original dans la littérature latino-américaine." (Editions Gallimard, Trad.
de l'espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon).
"Boquitas pintadas" (1969, Le Plus Beau Tango du monde)
El titulo hace referencia a un fox trot, Rubias de New York, que Carlos Gardel cantaba en una pelicula de 1934, El tango en Broadway. Boquitas pintadas es una novela en forma de folletin que habla de los amores, las mezquindades y las pequenas miserias de los habitantes de un pueblo a traves de la historia de los amorios provincianos de Juan Carlos Etchepare, un galan de los anos treinta marcado por el estigma de la tuberculosis, con tres mujeres: Mabel, una maestra, Nene, la dependienta y Elsa, una viuda del lugar. Todo ello en medio de entretelones y pasiones de todo tipo....
Parodie de roman rose, un don Juan de village cherche inlassablement le bonheur à travers des conquêtes nourries de magazines féminins. "Inventeur d'une vision de la réalité, d'un ton et d'une manière inédits dans la littérature sud-américaine, Manuel Puig a inauguré, avec Le plus beau tango du monde, une véritable rhétorique du cliché, des lieux communs du langage et du comportement, pour mieux percer le subconscient collectif d'un pays - l'Argentine - et d'une époque - les années 1940." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon).
Puig a élaboré une nouvelle forme de littérature populaire en employant des ressources kitsch à souhait telles que bande dessinée et vers de tango, créant une panoplie de voix éblouissantes, lettres, extraits de journaux intimes, notes médicales et casiers judiciaires, slogans publicitaires et réclames de radio, confessions, conversations pleines de sous-entendus, dialogues téléphoniques, et monologues intérieurs à la troisième personne, censée être objective ... pour construire un récit complexe de jalousie et de méchanceté qui s'ouvre sur l'avis de décès de Juan Carlos Etcheparé en 1947. Mais les événements principaux culminent à la fin des années 1930 dans la petite ville fictive de Coronel Vallejos, avec une intrigue composée de triangles amoureux parfaitement orchestrés. Nélida et Mabel se disputent l'amour de Juan Carlos, mais l'abandonnent lorsqu'elles le découvrent pauvre et tuberculeux; Pancho, l'un de ses amis, s'éprend d'une servante, Raba, qu'il engrosse et quitte pour séduire Mabel, ce qui lui coûtera la vie. interviennent aussi dans cette géométrie amoureuse la mère de Juan Carlos et sa sœur perfide, Celina, puis la veuve avec qui ce don Juan souffrant finira ses jours. Le roman se termine en 1968, à la mort de Nélida qui emporte dans la tombe les secrets reliant toutes ces histoires.
Quant au lecteur, on connaît son goût inné pour les commérages ....
"El beso de la mujer araña" (1976, Kiss of the spider Woman, Le Baiser de la femme araignée)
Dans une même cellule, un jeune militant de gauche et un homosexuel plus âgé, Molina, placé auprès de ce dernier pour lui soutirer des informations compromettantes, entretiennent un dialogue quotidien, entrecoupé de récits de films détaillés que conte Molina pour les distraire. La rencontre vire progressivement à l'histoire d'amour. Hector Babenco en réalisera une adaptation en 1985.
—A ella se le ve que algo raro tiene, que no es una mujer como todas. Parece muy joven, de unos veinticinco años cuanto más, una carita un poco de gata, la nariz chica, respingada, el corte de cara es… más redondo que ovalado, la frente ancha, los cachetes también grandes pero que después se van para abajo en punta, como los gatos.
—¿Y los ojos?
—Claros, casi seguro que verdes, los entrecierra para dibujar mejor. Mira al modelo, la pantera negra del zoológico, que primero estaba quieta en la jaula, echada. Pero cuando la chica hizo ruido con el atril y la silla, la pantera la vio y empezó a pasearse por la jaula y a rugirle a la chica, que hasta entonces no encontraba bien el sombreado que le iba a dar al dibujo.
—¿El animal no la puede oler antes?
—No, porque en la jaula tiene un enorme pedazo de carne, es lo único que puede oler. El guardián le pone la carne cerca de las rejas, y no puede entrar ningún olor de afuera, a propósito para que la pantera no se alborote. Y es al notar la rabia de la fiera que la chica empieza a dar trazos cada vez más rápidos, y dibuja una cara que es de animal y también de diablo. Y la pantera la mira, es una pantera macho y no se sabe si es para despedazarla y después comerla, o si la mira llevada por otro instinto más feo todavía.
—¿No hay gente en el zoológico ese día?
—No, casi nadie. Hace frío, es invierno. Los árboles del parque están pelados. Corre un aire frío. La chica es casi la única, ahí sentada en el banquito plegadizo que se trae ella misma, y el atril para apoyar la hoja del dibujo. Un poco más lejos, cerca de la jaula de las jirafas hay unos chicos con la maestra, pero se van rápido, no aguantan el frío.
—¿Y ella no tiene frío?
—No, no se acuerda del frío, está como en otro mundo, ensimismada dibujando a la pantera.
—Si está ensimismada no está en otro mundo. Ésa es una contradicción.
-On voit bien qu'elle a quelque chose d'étrange, que ce n'est pas une femme comme les autres. Elle a l'air très jeune, vingt-cinq ans tout au plus, un petit visage de chat, un petit nez retroussé, la coupe de son visage est... plus ronde qu'ovale, son front est large, ses joues sont aussi grandes mais elles descendent en pointe, comme les chats.
-Et les yeux ?
-Bien sûr, très certainement verts, il les plisse pour mieux les dessiner. Il regarde le modèle, la panthère noire du zoo, qui au début était encore dans la cage, couchée. Mais lorsque la jeune fille a fait du bruit avec le chevalet et la chaise, la panthère l'a vue et a commencé à se promener dans la cage et à rugir après la jeune fille qui, jusqu'alors, n'arrivait pas à trouver l'ombre qu'elle allait donner au dessin. L'animal ne peut-il pas d'abord la sentir ?
-Non, parce que dans la cage il y a un énorme morceau de viande, c'est la seule chose qu'il peut sentir. Le gardien met la viande près des barreaux, et aucune odeur de l'extérieur ne peut entrer, exprès pour que la panthère ne se déchaîne pas. Et c'est en constatant la rage de la bête que la jeune fille commence à dessiner des traits de plus en plus rapides, et dessine un visage qui ressemble à la fois à un animal et à un diable. Et la panthère la regarde, c'est un mâle et on ne sait pas si c'est pour la mettre en pièces et la manger, ou si c'est poussé par un autre instinct, encore plus laid. Il n'y a personne au zoo ce jour-là ?
-Non, presque personne. Il fait froid, c'est l'hiver. Les arbres du parc sont nus. L'air est froid. La jeune fille est presque seule, assise sur le banc pliant qu'elle a apporté elle-même, et le chevalet pour soutenir la feuille de dessin. Un peu plus loin, près de la cage des girafes, il y a quelques garçons avec la maîtresse, mais ils partent vite, ils ne supportent pas le froid.
-Et elle, elle n'a pas froid ?
-Non, elle ne se souvient pas du froid, elle est dans un autre monde, absorbée par le dessin de la panthère.
-Si elle est absorbée, elle n'est pas dans un autre monde. C'est une contradiction.
—Sí, es cierto, ella está ensimismada, metida en el mundo que tiene adentro de ella misma, y que apenas si lo está empezando a descubrir. Las piernas las tiene entrelazadas, los zapatos son negros, de taco alto y grueso, sin puntera, se asoman las uñas pintadas de oscuro. Las medias son brillosas, ese tipo de malla cristal de seda, no se sabe si es rosada la carne o la media.
—Perdón pero acordate de lo que te dije, no hagas descripciones eróticas. Sabés que no conviene.
—Como quieras. Bueno, sigo. Las manos de ella están enguantadas, pero para llevar adelante el dibujo se saca el guante derecho. Las uñas son largas, el esmalte casi negro, y los dedos blancos, hasta que el frío empieza a amoratárselos. Deja un momento el trabajo, mete la mano debajo del tapado para calentársela. El tapado es grueso, de felpa negra, las hombreras bien grandes, pero una felpa espesa como la pelambre de un gato persa, no, mucho más espesa. ¿Y quién está detrás de ella?, alguien trata de encender un cigarrillo, el viento apaga la llama del fósforo.
—¿Quién es?
—Esperá. Ella oye el chasquido del fósforo y se sobresalta, se da vuelta. Es un tipo de buena pinta, no un galán lindo, pero de facha simpática, con sombrero de ala baja y un sobretodo bolsudo, pantalones muy anchos. Se toca el ala del sombrero como saludo y se disculpa, le dice que el dibujo es bárbaro. Ella ve que es buen tipo, la cara lo vende, es un tipo muy comprensivo, tranquilo. Ella se retoca un poco el peinado con la mano, medio deshecho por el viento. Es un flequillo de rulos, y el pelo hasta los hombros que es lo que se usaba, también con rulos chicos en las puntas, como de permanente casi.
—Yo me la imagino morocha, no muy alta, redondita, y que se mueve como una gata. Lo más rico que hay.
—¿No era que no te querías alborotar?
—Seguí.
-Oui, c'est vrai, elle est absorbée par le monde intérieur qu'elle commence à peine à découvrir. Ses jambes sont entrelacées, ses chaussures sont noires, à talons hauts et épais, sans embout, avec des ongles peints en noir qui ressortent. Les bas sont brillants, ce genre de maille de soie cristalline dont on ne peut dire si c'est la chair ou le bas qui est rose.
Je suis désolé, mais souviens-toi de ce que je t'ai dit, ne fais pas de descriptions érotiques. Vous savez que ce n'est pas pratique.
-Comme vous voulez. Bon, je continue. Ses mains sont gantées, mais pour réaliser le dessin, elle enlève son gant droit. Ses ongles sont longs, le vernis presque noir, et ses doigts sont blancs, jusqu'à ce que le froid commence à les meurtrir. Il s'arrête de travailler un instant, met sa main sous son manteau pour la réchauffer. Le manteau est épais, en peluche noire, les épaulettes sont grandes, mais épaisses comme la fourrure d'un chat persan, non, beaucoup plus épaisses. Et qui est derrière, quelqu'un essaie d'allumer une cigarette, le vent souffle la flamme de l'allumette.
-Qui est là ?
-Attendez. Elle entend le cliquetis de l'allumette et sursaute, se retourne. C'est un bel homme, pas un beau gosse, mais avec un beau visage, portant un chapeau à bords bas et un manteau ample, un pantalon très ample. Il touche le bord de son chapeau en guise de salut et s'excuse en lui disant que la photo est superbe. Elle voit que c'est un homme sympathique, son visage en dit long, c'est un homme très compréhensif et calme. Elle retouche de la main ses cheveux à moitié défaits par le vent. C'est une frange de boucles, et des cheveux mi-longs, ce qu'ils portaient avant, avec aussi des petites boucles aux extrémités, presque comme une permanente.
-Je l'imagine brune, pas très grande, ronde, et elle se déplace comme un chat. La chose la plus riche qui soit.
-Tu n'essayais pas de ne pas faire d'histoires ?
-J'ai continué.
—Ella contesta que no se asustó. Pero en eso, al retocarse el pelo suelta la hoja y el viento se la lleva. El muchacho corre y la alcanza, se la devuelve a la chica y le pide disculpas. Ella le dice que no es nada y él se da cuenta que es extranjera por el acento. La chica le cuenta que es una refugiada, estudió bellas artes en Budapest, al estallar la guerra se embarcó para Nueva York. Él le pregunta si extraña su ciudad. A ella es como si le pasara una nube por los ojos, toda la expresión de la cara se le oscurece, y dice que no es de una ciudad, ella viene de las montañas, por ahí por Transilvania.
—De donde es Drácula.
—Sí, esas montañas tienen bosques oscuros, donde viven las fieras que en invierno se enloquecen de hambre y tienen que bajar a las aldeas, a matar. Y la gente se muere de miedo, y les pone ovejas y otros animales muertos en las puertas y hacen promesas, para salvarse. A todo esto el muchacho quiere volver a verla y ella le dice que a la tarde siguiente va a estar dibujando ahí otra vez, como toda esa última temporada cuando ha habido días de sol. Entonces él, que es un arquitecto, está a la tarde siguiente en su estudio con sus arquitectos compañeros y una chica colega
también, y cuando suenen las tres y ya queda poco tiempo de luz quiere largar las reglas y compases para cruzarse al zoológico que está casi enfrente, ahí en el Central Park. La colega le pregunta adónde va, y por qué está tan contento. Él la trata como amiga pero se nota que en el fondo ella está enamorada de él, aunque lo disimula.
—¿Es un loro?
-Elle répond qu'elle n'a pas eu peur. Mais en se coiffant, elle fait tomber la feuille et le vent l'emporte. Le garçon court, l'attrape, la rend à la fille et s'excuse. Elle lui dit que ce n'est rien et il se rend compte qu'elle est étrangère à cause de son accent. La jeune fille lui explique qu'elle est réfugiée, qu'elle a étudié les beaux-arts à Budapest et que, lorsque la guerre a éclaté, elle s'est embarquée pour New York. Il lui demande si sa ville natale lui manque. C'est comme si un nuage passait au-dessus de ses yeux, toute son expression s'assombrit, et elle dit qu'elle ne vient pas d'une ville, mais des montagnes, quelque part autour de la Transylvanie.
-D'où vient Dracula.
-Oui, ces montagnes ont des forêts sombres, où vivent les bêtes sauvages qui, en hiver, deviennent folles de faim et doivent descendre dans les villages pour tuer. Et les gens meurent de peur, et ils mettent des moutons et d'autres animaux morts sur les portes et font des promesses pour se sauver. Pendant tout ce temps, le garçon veut la revoir et elle lui dit que l'après-midi suivant, elle dessinera à nouveau là-bas, comme tout au long de la dernière saison, lorsqu'il y avait des journées ensoleillées. L'architecte est donc dans son atelier le lendemain après-midi avec ses collègues architectes et une collègue fille, et quand trois heures sonnent, le garçon est dans son atelier.
Et quand trois heures sonnent et qu'il reste peu de lumière, il veut sortir les règles et les compas pour traverser jusqu'au zoo, qui est presque en face, là, dans Central Park. La collègue lui demande où il va et pourquoi il est si heureux. Il la traite en amie, mais il est clair qu'au fond elle est amoureuse de lui, bien qu'elle le cache.
- Est-ce un perroquet ?
(...)
Dans une cellule d'une prison de Buenos Aires, deux hommes sont réunis pour purger une longue peine de justice. Ils sont on ne peut plus dissemblables. Valentin Arregui Paz est un prisonnier politique, un guérillero urbain condamné pour son action durant une grève et plus tard, déjà incarcéré, pour avoir protesté par une grève de la faim contre la mort d'un autre détenu durant un interrogatoire. Luis Alberto Molina est un étalagiste homosexuel, arrêté pour débauche de mineurs.
Le soir, afin de tuer le temps et de se préparer au sommeil, Molina évoque pour Valentin les films qu'il a vus autrefois, notamment l'histoire fantastique d'une femme qui se change en panthère. Ce cinéphile est en fait un merveilleux conteur qui revit toutes les séquences avec un tel art du détail suggestif et un tel don du suspense qu'il fascine et même finit par séduire Valentin au point de lui faire partager son homosexualité. Comparant son ami à la femme-panthère, Valentin lui confie : « Toi, tu es la femme-araignée, qui attrape les hommes dans sa toile".
Mais Molina n'est-il qu'un homosexuel imaginatif dont les récits constituent une sorte d'évasion par le rêve à l'horrible réalité carcérale? N'est-il pas aussi le complice de l'administration, chargé de soutirer par le biais de l'intimité grandissante qu'il sait créer, des renseignements sur le réseau auquel appartient Valentin ? Le directeur de la prison lui a promis de le libérer s'il fait parler son compagnon, qui, d'ailleurs, se confie un peu plus chaque jour. Un conflit va naître dans son esprit entre la tentation d'une trahison et l'attachement homosexuel croissant, renforcé par la solidarité dans la souffrance.
Rendu à la liberté, mais chargé par Valentin d'entrer en contact avec le réseau et surveillé dans tous ses déplacements par la police, Molina est abattu deux semaines plus tard par des inconnus qui tirent d'une voiture. Valentin est torturé.
Conçu comme un hommage au cinéma, ce roman est aussi une descente dans le monde mystérieux des fantasmes et une subtile défense de l'homosexualité...
"El beso de la mujer araña" (Le Baiser de la femme araignée), roman subversif de Manuel Puig (1976), devint un film culte (1985) réalisé par Héctor Babenco. C'est le premier film hollywoodien grand public à mettre en scène une romance homosexuelle explicite entre un révolutionnaire marxiste (Valentín) et un homosexuel fantasque (Molina), dans une prison sud-américaine. Le film intègre des séquences oniriques où Molina recrée des films des années 1940 (comme Cat People), mélangeant réalité carcérale et échappée cinématographique. Les scènes de prison sont froides et bleutées, tandis que les fantasmes de Molina éclatent en couleurs saturées. La bande-originale de John Neschling mêle tango argentin et atmosphères oppressantes.
William Hurt en Molina, émouvant et tragique, incarne l’archétype du queer résistant à travers le cinéma et la séduction et emportera l’Oscar du Meilleur Acteur. Raúl Juliá en Valentín, le révolutionnaire macho qui apprend à désapprendre ses préjugés, fait jeu égal. Quant à Sonja Braga (la star brésilienne), elle joue un double rôle, la femme fatale des fantasmes de Molina et la militante politique, liant désir et révolution...
Ainsi, non seulement lee film critique implicitement les régimes des années 1970-80 (Argentine, Brésil), où des milliers de prisonniers politiques furent torturés, mais le baiser entre les deux hommes est un moment de bravoure cinématographique dans un contexte d’homophobie généralisée ...
Entre 1930 et 1983, l'Argentine a connu 31 coups d'État militaires. La négation des libertés civiles et la censure des journaux et des médias audiovisuels étaient la règle. La répression systématique est devenue la politique du gouvernement sous la junte militaire qui a renversé le gouvernement Perón, au pouvoir de 1976 à 1983. Lors de sa sortie en juillet 1976, "Le baiser de la femme araignée" a été immédiatement interdit. Le roman répondait en partie à la brutalité de ce régime militaire : Les citoyens étaient torturés et tués ; des milliers de personnes soupçonnées de subversion "disparaissaient", y compris des jeunes gens instruits. Dans ce roman, Valentín représente ce dernier groupe. Selon Jonathan Tittler, Puig voulait "discréditer les militaires argentins aux yeux du reste de l'Amérique latine".
Toujours en 1977, lors de la Foire internationale du livre de Buenos Aires, "Le baiser de la femme araignée" a figuré sur la liste des livres interdits à l'importation, à l'exposition et à la vente. Si la subversion politique est un thème important du roman, l'homosexualité, sujet tabou à l'époque, l'est tout autant. Son expression positive dans ce roman aurait été un facteur de suppression du roman. La suppression a été levée après l'élection du président Raúl Alfonsín (1983-89), qui a ramené le gouvernement argentin à des principes plus libéraux. D'autres romans de Puig ont également été censurés. Achevé en 1965, "La traición de Rita Hayworth" (La trahison de Rita Hayworth) a été entravé par des problèmes de censure, mais a finalement été publié en 1968. La première édition de "Fattaccio a Buenos Aires" (L'affaire de Buenos Aires) est confisquée par les services de censure dès sa sortie en 1973. Peu après, Puig est menacé par l'Alinza Anticommunista Argentina (AAA) et contraint de quitter le pays.
"Pubis angelical" (Pubis angelical, 1979)
Une jeune femme, argentine exilée au Mexique, Ana, est immobilisée dans une clinique après une importante opération. Encore sous l'effet des anesthésiants,
elle tente de reconstituer divers fragments de sa vie sentimentale : "à travers ses conversations avec une amie, puis avec son ancien amant – militant péroniste –, comme par les fragments de son
journal intime où elle essaie de composer une image satisfaisante d'elle-même, c'est l'atmosphère étouffante et le snobisme petit-bourgeois du Buenos Aires contemporain qui nous sautent à la
gorge." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Albert Bensoussan).
«Tout commence comme dans un rêve made in Hollywood dans les années 1930 : Lya Kolter, belle parmi les belles, épouse l'homme le plus riche de Vienne. Elle se réveille séquestrée dans un palais des Mille et Une Nuits... Son mari ordonne à distance le rythme de ses jours et fait brûler toutes les copies des films dont elle était la vedette. C'est qu'un secret démoniaque préside à sa naissance...
Lya réussira à fuir, mais pour devenir le jouet d'autres vampires, maîtres ou esclaves de la gloire, de la politique, de la trahison, alors qu'elle cherche la pureté et l'amour.
Un demi-siècle plus tard, dans un monde concentrationnaire, au milieu d'une nature envahie par les glaciers, W 228, portrait fidèle de Lya, vit un amour fou avec un étranger, malgré les interdits. Son châtiment sera de soulager la misère sexuelle des contagieux ; elle découvrira pourtant le caractère angélique du service rendu (d'où le titre du livre).
Un troisième destin de femme – bien contemporain, cette fois – dessine la trame réelle du récit. Nita, une Argentine, vient d'être opérée dans une clinique de Mexico. À travers ses conversations avec une amie, puis avec son ancien amant – militant péroniste –, comme par les fragments de son journal intime où elle essaie de composer une image satisfaisante d'elle-même, c'est l'atmosphère étouffante et le snobisme petit-bourgeois du Buenos Aires contemporain qui nous sautent à la gorge.
Nita est le lien vivant entre Lya et W 228, qui sont peut-être de simples projections de son imagination ; leurs fantasmes, leur soif frustrée d'un amour tel qu'on le voit à l'écran, leur obsession de la trahison, sont autant de facettes du subconscient collectif d'une génération et d'un milieu de midinettes riches, abreuvées de tangos.
Manuel Puig manie ici avec la même maîtrise le kitsch le plus délirant, l'intrigue policière, la psychanalyse. Mais, en même temps, il dresse un étonnant inventaire des rêves de pacotille et de la violence réelle qui sont le vrai visage de l'Argentine d'aujourd'hui.»
Un roman qui est moins connu que "El beso de la mujer araña", mais tout aussi audacieux dans sa forme et son message : "Pubis angelical" est une œuvre radicale et féministe, où Puig fusionne le politique et l’intime pour dénoncer les mécanismes du pouvoir. En mêlant réalité et fiction, il montre comment les femmes résistent—par le rêve, le cinéma ou la révolte. Un roman qui entrelace trois récits apparemment distincts, ...
- L'histoire de Ana (Buenos Aires, années 1970)
Ana, une femme argentine exilée à Mexico, est atteinte d’un cancer et hospitalisée. Elle dialogue avec une voisine de chambre, Pozzi, une militante politique, et avec une autre patiente, une femme plus âgée et conservatrice. À travers leurs discussions, Ana évoque ses fantasmes, ses peurs et ses souvenirs, notamment d’un amour impossible avec un homme nommé W218. Le récit aborde la condition féminine, la maladie comme métaphore de la répression, et l’exil politique.
- L'histoire de l'actrice (Hollywood, années 1930-40)
Une star de cinéma hollywoodienne, sans nom, est exploitée par les studios et les hommes de pouvoir. Elle entretient une relation ambiguë avec un producteur richissime qui la manipule. Ce récit parodie les mélodrames hollywoodiens, tout en dénonçant l’objectivation des femmes dans l’industrie du cinéma.
- L'histoire de la Prisonnière (un futur dystopique)
Dans une société futuriste et totalitaire, une femme est enfermée dans un harem high-tech, soumise à des expériences scientifiques. Elle est désignée comme "Pubis Angelical", un objet de désir et de contrôle. Ce segment mêle science-fiction et critique du fascisme, évoquant les dictatures latino-américaines.
Trois femmes donc qui, bien que séparées dans le temps et l’espace, subissent des formes de domination masculine et politique, que ce soit par la maladie, l’exploitation ou la torture. Trois héroïnes contrôlées par des hommes (médecins, producteurs, scientifiques) et qui n'ont comme seule échappatoire que la fiction : Ana s’évade par l’imaginaire, l’actrice joue des rôles, la Prisonnière est réduite à un fantasme. Le roman dénonce implicitement la dictature argentine (1976-1983), qui a forcé Puig à l’exil.
"Maldición éterna a quien lea estas páginas" (Malédiction éternelle à qui lira ces pages, 1980)
"Malédiction éternelle à qui lira ces pages est la rencontre de deux solitudes dans l'âpre métropole de New York. Un Argentin, vieux, malade, est promené
dans un fauteuil roulant par un jeune Nord-Américain abandonné par sa compagne. L'Argentin est un ex-révolutionnaire que de longs séjours dans les geôles de son pays ont réduit à un état
d'impuissance physique, mêlé de curieux troubles psychiques : s'il se souvient, par exemple, du lexique et des tournures des quatre langues qu'il a pratiquées, des bouleversements se sont
produits dans les correspondances entre langage et réalité. Aussi croit-il que ses rêves nocturnes sont partagés par tout le monde, qu'un songe est un fait collectif. L'Américain, lui, posséderait un titre de professeur d'histoire mais il n'aurait jamais enseigné. Il aurait été barman, jardinier et tour à tour il affirme et nie
s'être battu dans la guerre du Viêt-nam. Entre ces deux hommes, si dissemblables, une relation se noue, d'autant plus étroite qu'elle est nourrie de complicités, de suspicion, de hargne, d'accès
de sympathie... Ils sont, tous les deux, des naufragés, et c'est à un duel verbal qu'ils se livrent en confrontant des souvenirs qui au fur et à mesure se modifient, en essayant d'avoir le
dessus, de gagner maintenant la bataille perdue jadis, dans cette région irrécupérable du passé où ils furent – peut-être – un Argentin révolutionnaire et un soldat américain au Viêt-nam."
(Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Albert Bensoussan).
José Donoso (1924-1996)
Natif de Santiago du Chili, issu de la grande bourgeoisie et lecteur passionné de Henry James, Virginia Woolf, et de toute la littérature anglo-saxonne, José Donoso ne cesse de traquer, sous la réalité des lieux et des relations au monde, les obsessions réprimées, les frustrations. Dans son premier roman, "Coronación" (Le Couronnement, 1957), une vieille aristocrate sombre dans la folie au cours d'un rituel des plus macabres, un premier roman grotesque et réaliste qui expose les thèmes qui marqueront ses œuvres futures , la détérioration de la société, les questions identitaires, la transgression et la folie. Un roman qui deviendra un classique de la littérature latino-américaine....
"El lugar sin límites" (Ce Dimanche-là, 1966) campe, sordide et poétique, dans un village du sud chilien, le destin d'un jour d'un travesti, La Manuela, qui tient un bordel dans le petit village d'El Olivo, avec sa fille Japonesita. Le cinéaste mexicain Arturo Ripstein réalisa en 1977 une adaptation particulièrement sombre de cet ouvrage. En 1967, Donoso quitte le Chili, la dictature d'Augusto Pinochet le contraint à vivre en Catalogne où est publié son roman le plus connu, "El obsceno pajaro de la noche" ...
"Coronación" (Le Couronnement, 1957)
Années 1950, dans une grande demeure délabrée du quartier bourgeois de Santiago, à l'atmosphère étouffante, presque gothique, avec une famille en déclin, des non-dits et une folie latente, la chute d’une vieille aristocratie face à une modernité brutale.
La demeure des Abalos, autrefois splendide, est déserte et poussiéreuse. Andrés y vit comme un fantôme, cataloguant des livres qu’il ne lit plus, tandis que Doña Elisa délire dans son lit. Dernier héritier des Abalos, une famille autrefois riche et puissante, Andrés est un célibataire vieillissant, intellectuel stérile, obsédé par l’ordre et la pureté, qui vit reclus dans la maison familiale avec sa grand-mère sénile et les domestiques. Doña Elisa Grey de Abalos, la grand-mère d’Andrés, presque centenaire, enfermée dans son délire sénile, rêve de son "couronnement" comme reine de jeunesse, symbole de son refus du temps qui passe. Mais manipulatrice, même dans sa folie, elle domine encore la maison.
Arrive Estela, employée pour s’occuper de Doña Elisa. Sa jeunesse et sa sensualité perturbent rapidement l’équilibre malsain de la maison. Andrés, bien que méfiant, est obsédé par elle, tout en refusant de l’admettre.
La vieille femme organise une cérémonie grotesque où elle se croit couronnée reine. Andrés participe à ce jeu alors que Mario, le neveu d’Andrés, jeune homme moderne et cynique qui sait profiter de la richesse de sa famille, leur rend visite et séduit Estela. Andrés, rongé par la jalousie, devient de plus en plus paranoïaque. Estela, prise au piège entre les deux hommes, n’a aucun vrai pouvoir. C'est alors le drame final : dans un accès de folie, Andrés tente de violer Estela, puis s’enfuit, réalisant sa propre déchéance. Et Doña Elisa mourra pendant son "couronnement", symbole de la fin d’un monde. Aucun personnage ne sortira indemne de cette mascarade ....
"El obsceno pajaro de la noche" (1970, L'Obscène Oiseau de la nuit)
"Cette œuvre maîtresse du plus grand romancier chilien contemporain, huit ans d'écriture obsessionnelle, ressemble à la formation d'un délire, grâce à l'emploi de procédés littéraires servant habituellement à décrire une réalité bien tangible. Un monde décrépit, caverneux, monde d'objets brisés ou tombant en poussière, de vieilles femmes laissées pour compte par la société et survivant à leur oubli, qui paraissent sorties des derniers tableaux de Goya, république de monstres dans la demeure du dernier rejeton d'une féodalité abolie, monde de choses que leur mort rend à la vie et d'êtres plus morts que vifs, de créatures horribles rejetées dans l'hospice de notre inconscient, thésaurisations de la mémoire aussi fragiles que la poudre d'aile de papillon entre les doigts..." (Editions du Seuil, traduction Didier Coste). Au centre de l'intrigue, Humberto Peñaloza, el Mudito, aux personnalités multiples se perdant dans un monde frappé par une malédiction intrinsèque, celle de la perte ou de la confusion de toute identité possible : "un boquete de hambre se abrió en mí y por él quise huir de mi propio cuerpo enclenque para incorporarme al de ese hombre que iba pasando, ser parte suya aunque no fuera más que su sombra..."
(...) "Misiá Raquel Ruiz pleura énormément quand mère Benita Pappela au téléphone pour lui dire qu'on avait trouvé la Brígida morte ce matin. Puis elle se consola un peu et réclama des détails :
- L'Amalia, cette petite femme borgne qui était un peu à son service, je ne sais pas si vous vous la rappelez...
- L'Amalia, mais bien sûr...
- Eh bien, comme je vous le dis, Amalia lui a fait sa petite tasse de thé bien tassé, comme elle aimait le prendre le soir, et Amalia dit que la Brígida s'est endormie tout de suite, bien tranquille comme toujours. Il paraît qu'avant de se coucher elle avait raccommodé une belle chemise de nuit en satin crème...
- Ah, bonté divine, ce que vous faites bien de me le dire. De peine, j'allais l'oublier. Qu'on en fasse un paquet que Rita me laissera à la conciergerie. C'est la chemise de nuit de noces de ma petite-fille Malú, celle qui vient de se marier, vous vous souvenez, je vous ai raconté. Pendant leur lune de miel, elle l'a abimée avec la serrure de la valise. J'aimais bien donner de petits travaux comme ça à la Brígida pour la distraire un peu, la pauvre, et qu'elle garde l'impression de faire partie de la famille. Il n'y avait personne comme elle pour l'ouvrage fin. Elle avait une main !...
Misiá Raquel se chargea des funérailles : veillée mortuaire en la chapelle de la Maison d'Exercices spirituels de l'lncarnation de la Chimba où la Brígida avait passé ses dernières années, avec messe solennelle pour les quarante vieilles hébergées, les trois bonnes sœurs et les cinq petites orphelines, en présence des propres fils, brus et petites-filles de misiá Raquel. Comme c'était la dernière messe qui devait être célébrée dans cette chapelle avant sa désaffectation par l'archevêque et la démolition de la Maison, on la fit chanter par le père Azócar. Ensuite, enterrement au mausolée des Ruiz comme on l'avait promis depuis toujours à Brígida. Le mausolée était malheureusement assez plein. Mais en quelques coups de téléphone, misiá Raquel sut exiger qu'on s'arrangeât coûte que coûte pour faire une place à la Brígida. C'était parce qu'elle avait eu confiance en misiá Raquel pour tenir la promesse de la laisser reposer elle aussi sous ce marbre, que la pauvre vieille avait pu écouler d'aussi paisibles dernières années : sa mort avait été comme une petite flamme qui s'éteint, pour citer la rhétorique désuète mais émouvante de la mère Benita. Il allait bien sûr devenir nécessaire, dans quelque temps, de réduire certains des restes inhumés au mausolée : tous ces bébés du temps où l'on n'avait même pas de remèdes contre la diphtérie, une mademoiselle morte loin de sa patrie, des oncles vieux garçons dont l'identité était devenue floue; on serrerait ces os hétéroclites dans une petite boîte qui ne tiendrait pas trop de place.
Tout se passa comme misiá Raquel en avait décidé. Les vieilles assistées purent se distraire tout l'après-midi en m'aidant à décorer la chapelle de draperies noires. D'autres, les intimes de la défunte, lavèrent le cadavre, le peignèrent, lui mirent son dentier, son linge de corps le plus délicat et, tout en se lamentant et en pleurnichant dans leurs délibérations sur la dernière toilette la plus convenable, se décidèrent pour le jersey gris marengo et le châle rose, celui que la Brígida gardait enveloppé dans du papier de soie pour le mettre le dimanche. Nous disposâmes autour de la bière les couronnes envoyées par la famille Ruiz. Nous allumâmes les cierges. Ça oui, avec une patronne comme misiá Raquel, ça vaut la peine d'être en condition! Quelle bonne dame! Mais combien d'entre nous ont la chance de la Brígida ? Pas une. Il suffit de voir, la semaine dernière, pour la pauvre Mercedes Barroso : un fourgon de l'Assistance publique, même pas noir comme il faut par respect, est venu emporter la pauvre Menche, et nous, oui, ça a l'air d'une blague, il a fallu que ce soit nous qui coupions quelques géraniums rouges dans la cour d'entrée pour orner la bière, avec des patrons qui lui promettaient toujours monts et merveilles à cette pauvre
Menche, attends, brave femme, attends, sois patiente, cet été ça ira mieux, non, plutôt quand on reviendra de vacances, car toi tu n'aimes pas la plage, rappelle-toi comme tu crains l'air marin, quand on reviendra tu vas voir, tu vas être ravie de la nouvelle villa avec jardin, il y a une pièce idéale pourtoi au-dessus du garage... et puis vous voyez, les patrons de la Menche ne se sont même pas amenés à la Maison quand elle est morte. Pauvre Menche! Quelle malchance! Et elle était si drôle quand elle racontait des blagues cochonnes, elle en savait des tas. Qui sait d'où elle les sortait. Mais l'enterrement de Brígida, ç'a été autre chose : elle a eu des couronnes pour de vraie, avec des fleurs blanches et tout, des fleurs comme il faut pour les enterrements, et même des cartes de visite. Quand on a apporté le cercueil, la Rita a commencé par passer la main dessous pour vérifier si c'était bien verni comme dans les bières de première classe d'autrefois : je l'ai vue plisser la bouche et faire un signe de tête approbateur. Bien fignolé, le cercueil de la Brígida ! Même en cela, misiá Raquel avait tenu parole. Rien ne nous a déçues. Ni le corbillard tiré par quatre chevaux noirs, harnachés avec des manteaux et des panaches de plumes, ni les autos reluisantes de la famille Ruiz, alignées dans l'avenue en attendant le départ du convoi.
Mais le convoi ne peut pas encore partir. Au dernier moment, misiá Raquel se souvient qu'elle a dans sa cellule une bicyclette un peu abîmée mais qui, avec quelques petites réparations, serait tout ce qu'il y a de mieux comme cadeau à son jardinier pour la Saint-Pierre-et-Paul, vas-y Mudito, va avec ta charrette et rapporte-la-moi, que mon chauffeur la mette à l'arrière de la camionnette, pour profiter du voyage.
- C'est-il que vous ne pensez plus revenir nous voir, misiá Raquel?
- Pour ce qui est de venir, il faudra que je revienne quand Inés rentrera de Rome..."
(...)
"EI obsceno pájaro de la noche" de l'écrivain chilien José Donoso est étrange histoire, teintée de magie noire, où le narrateur (usant de sa liberté de n`être jamais le même) assume des identités et des formes multiples - homme viril, factotum muet, vieille femme - jusqu`à devenir un bébé emmailloté livré à une jeune femme, puis cousu par une vieille - en position fœtale, comme les momies incas - dans un sac où il se sent enfin en sécurité. Tout cela dans le cadre d`un ancien couvent en ruine - la "Maison" - appartenant à une famille noble, les Azcoïtia, qui le laissent peu à peu se dégrader. On ira jusqu`à fermer toutes les issues, portes et fenêtres donnant sur I'extérieur, créant ainsi un monde clos, labyrinthique et inquiétant, où évoluent des vieilles édentées, dignes des peintures noires de Goya, et des monstres qui entourent le berceau de l`enfant mal formé du demier des Azcoïtia.
Par un curieux retournement de situation, ces vieilles et ces monstres, qui survivent grâce à la charité des Azcoïtia, finiront par les tenir sous leur coupe. Humberto, le narrateur, bras droit du patron, finit donc cousu dans un sac. Jeronimo de Azcoïtia mourra. Pour les hommes, il ne semble pas y avoir d'autre issue que la mort ou la folie. Mais, comme le souligne Donoso dans un autre ouvrage, "Le Couronnement" (La coronación), "la folie serait-elle la seule façon de parvenir au fond de la vérité des choses?" Le cinéaste Buñuel fut fasciné par cet univers surréaliste, ces mutations de personnages, ces associations irrationnelles... (Trad. Le Seuil, 1972).
"... Le cercle des regards fulgurants s’est installé dans l’épaisseur autour de nous. N’aie pas peur des témoins, Inés. Vois combien sont beaux les bleus reflets de leurs yeux. Ils m’appartiennent tous. Laisse-moi me mettre nu sous l’éclat de leur regard. Étends-toi sur ce lit de feuilles. Contemplez-la, c’est pour cela que je vous veux, et moi qui me dévêts aussi, contemplezmoi aussi : célébrez ma puissance érigée, enviez-la-moi, c’est pour cela que je vous nourris, regardez-moi me coucher auprès d’Inés, dans le froid lancéolé des feuilles, la forcer à ouvrir ses yeux dorés, bruns, verts, pour regarder ces autres yeux étincelants dont la douleur à nous contempler rehausse notre stature, voyez mes mains qui te caressent, mes lèvres parcourant ta fraîcheur qui s’attiédit, chauffe, brûle, mon sexe qui te fait soupirer, gémir, oublier que tu ne penses à rien, j’occupe tout le vide que tu ne m’abandonnes pas et que tu as refusé de m’abandonner en cinq ans de félicité, écoutez-la gémir, la pudeur d’Inés cède, tombe et la laisse plus nueet plus collée à moi, murmurant mon nom prodigieux, gémissant à mesure que je l’envahis, hurlant enfin sans souci qu’on l’entende et qu’on la voie quand enfin je triomphe en elle et m’abats tout entier face à cette infinité d’yeux acérés, jaunes, verts, glacials, fourbis, qui s’allument oscillants et se cachent et reparaissent avec leur désir de voir encore, renouvelant ma puissance, à la seule condition que je voie des regards phosphorescents dans la végétation qui me dissimulait moi aussi, mère Benita, car je les surveillais, j’étais deux de ces yeux allumés dans l’obscurité du parc de la Rinconada, deux de ces pupilles qui faisaient partie du chœur nécessaire à l’unicité du plaisir, deux de ces yeux, les plus avides, les plus tourmentés, les plus blessés, c’étaient les miens, mère Benita, ces mêmes yeux que vous voyez maintenant embrumés par la fièvre, dont vous essayez d’abaisser les paupières avec vos mains pour que je me repose, que je dorme, dors, Mudito, dors, repose, dors, ferme les yeux, me dites-vous, éteins ton regard qui a fait son temps, baisse tes paupières et endors-toi, mais je ne peux les fermer car ils brûlent dans mes orbites en les regardant jouir parmi les feuillages, l’oreille aux aguets des mots entrecoupés et de la rumeur de leurs corps, le nez attentif aux parfums de l’amour, et mes mains, cette main que vous tenez dans la vôtre, cette main, sans qu’ils s’en rendissent compte dans l’émoi des sens, toucha leurs corps tandis qu’ils faisaient et refaisaient leur félicité, jusqu’à ce que leurs yeux se fussent éteints parmi les feuillages, don Jerónimo les cherchait pour se renouveler à leurs regards fulgurants maintenant opacifiés, où sont-ils, où sont-ils, ils sont partis, Inés, nous restons dans l’obscurité complète, peut-être n’y eut-il jamais d’yeux pour nous contempler et tout a-t-il toujours été obscur, non, voici les yeux jaunes, je suis de nouveau moi, je te désire maintenant plus que jamais car je sais que tu es fatiguée et je suis fatigué, ces yeux jaunes et chassieux me voient te pénétrer, te voient revivre, les yeux chassieux près des nôtres, encore, encore plus près, jusqu’à ce qu’Inés eût poussé son dernier cri, mère Benita, qui ne fut pas seulement un cri de plaisir mais un cri de terreur, car en ouvrant les yeux pour voir la constellation des regards brillants des témoins et la figure de Jerónimo, elle vit la chienne jaune s’approcher, les flairer et lécher les liqueurs déposées par leurs corps sur les feuillages : la chienne jaune, pantelante, baveuse, couverte de boutons et de verrues, la faim inscrite dans les yeux, elle, la seule capable de provoquer le cri...."
Comment la société transforme les êtres en ombres ou en monstres?
Le lecteur va plonger dans une critique féroce de la société chilienne (oligarchie, religion, exclusion) et dans la folie, où la narration elle-même se désagrège. Il doit ainsi ...
1) reconstituer l'histoire comme un puzzle, reflétant la désintégration mentale des personnages ...
- Journal intime de Mudito (le protagoniste déformé).
- Récits mythiques sur la famille Azcoitía (aristocrates dégénérés).
- Monologues délirants de vieilles femmes dans une "Maison des vieilles".
- Légendes urbaines sur un monstre appelé "l'Imbunche".
2) affronter des personnages tels que,
- Mudito (Humberto Peñaloza), un homme difforme, ancien secrétaire de la puissante famille Azcoitía. Il se cache dans une "Maison des vieilles", un hospice sordide pour femmes âgées, et se transforme progressivement en être monstrueux, mi-humain, mi-poupée de chiffon. Il est obsédé par Iris (une jeune femme liée aux Azcoitía), qu’il veut protéger ou posséder.
- La famille Azcoitía, soit Don Jerónimo Azcoitía, patriarche tyrannique, symbole de l’aristocratie chilienne en déclin, Doña Inés, son épouse stérile, qui adopte des enfants pour perpétuer la dynastie, et Iris Mateluna, jeune femme mystérieuse, peut-être une enfant volée par les Azcoitía.
- Les vieilles et l’Imbunche : la "Casa de Ejercicios Espirituales" est un hospice où des vieilles femmes dévotes et séniles vivent dans la décrépitude. L’Imbunche est un monstre du folklore chilien, enfant mutilé et transformé en gardien des grottes. Mudito semble devenir cet être.
3) et se laisser porter par des intrigues entrelacées ...
- La chute de Mudito : Humberto Peñaloza, intellectuel raté, devient le scribe de Don Jerónimo. Il participe à un projet pervers : créer un héritier artificiel pour les Azcoitía. Peu à peu, il perd son identité, se réfugie parmi les vieilles, et se métamorphose en Mudito (le "muet", le "monstre").
- Le mythe des Azcoitía : la famille incarne la décadence de l’oligarchie chilienne. Leur quête d’un héritier (même par le crime) symbolise la peur de l’effacement. Iris, leur "fille", pourrait être une enfant volée à des paysans.
- La Maison des vieilles, lieu de folie et de décomposition, où les vieilles femmes prient et délirent. Mudito y est à la fois gardien et prisonnier, se confondant avec leurs fantasmes religieux.
- L’Imbunche, la figure centrale du roman, un être mutilé, enfermé, devenu monstre, et qui représente la peur de la difformité, de la vieillesse, de l’exclusion sociale.
"El lugar sin limites" (Ce lieu sans limites, 1967)
Une oeuvre qui a donné la plus grande reconnaissance à l’auteur de toute sa carrière, et l’a propulsé comme l’un des principaux représentants de la littérature hispanique de la seconde moitié du XXe siècle. Un roman court réaliste-grotesque, explorant les thèmes de l'identité sexuelle, de la marginalité et de la violence sociale dans le Chili rural des années 1960, un village misérable et isolé du Chili, El Olivo, un bordel décrépit tenu par La Manuela, travesti vieillissant. Chaleur étouffante et tensions latentes qui exploseront en violence.
La Manuela, propriétaire du bordel El Olivo, fFragile et théâtral, une féminité exubérante dans un monde brutal, autrefois star d’un cabaret, mais qui danse encore la cueca (danse traditionnelle) pour ses clients. La Japonesa (Japonesita), la fille adoptive de La Manuela, prostituée au caractère dur et pragmatique, enceinte de Pancho Vega, un jeune homme violent qui la méprise et déclenchera le drame. Don Alejo Cruz, le patron du village, riche propriétaire terrien qui contrôle tout et protecteur ambigu de La Manuela, mais aussi figure d’autorité oppressive.
La Manuela et La Japonesa survivent tant bien que mal dans leur bordel, sous la protection relative de Don Alejo. Le village, pauvre et machiste, tolère La Manuela par habitude, mais le méprise. Arrive Pancho Vega, ouvrier viril et agressif, qui revient au village et affiche son mépris pour La Manuela. Sa relation avec La Japonesa est tendue : il la désire tout en la méprisant. Don Alejo organise une fête au bordel et La Manuela, ivre et nostalgique, se met à danser la cueca comme dans sa jeunesse, vêtu de sa robe rouge. Pancho Vega, rongé par sa relation avec La Japonesa et violent homophobe, humilie publiquement La Manuela puis la bat sous les rires des villageois et l'oblie à courir nu dans la rue. La foule, d’abord amusée, devient de plus en plus violente et participe au massacre : brisé et agonisant, La Manuela s’effondre dans la boue. Le roman se clôt sur son dernier souffle, alors que le village retourne à son silence complice et Don Alejo à son indifférence ..
Adapté au cinéma en 1978 par Arturo Ripstein, "El lugar sin límites" (1978) est devenu un film culte du cinéma queer latino-américain : la mort de La Manuela (interprété par l’acteur Roberto Cobo) est filmée avec une brutalité presque documentaire, ce qui a choqué à l’époque. Il fut tourné en pleine dictature militaire au Mexique, où Ripstein vivait ...
"El lugar sin límites" a ouvert la voie à des films comme "Doña Herlinda y su hijo" (1985) ou "Fresa y chocolate" (1993)...