Thomas Bernhard (1931-1989), "Frost" (1963, Gel), "Verstörung" (1967, Perturbation), "Korrektur" (1975, Corrections), "Holzfällen. Eine Erregung"  (Des arbres à abattre, 1984), "Auslöschung : ein Zerfall" (1986, Extinction), "Heldenplatz" (Place des Héros, 1988) - ...

Last Update : 12/31/2016


"Es ist alles absurd" - Si vous aimez Beckett, Kafka ou Céline, a-t-on souvent écrit, Bernhard est une évidence. A voir. Son univers est impitoyable, mais d’une beauté sauvage, et on reconnaît ses textes traduits à ce mélange de désespoir et d’humour, ces dialogues absurdes, ces personnages piégés (comme ses lecteurs) dans des routines mentales qui hantent ses textes....

Thomas Bernhard est un écrivain, dramaturge et poète autrichien, considéré comme l’un des auteurs les plus provocateurs et stylistiquement marquants du XXᵉ siècle. Son œuvre, à la fois sombre, cynique et d’une ironie mordante, abordant les thèmes de la mort, de la folie (ses personnages sont souvent des marginaux, des artistes ratés ou des intellectuels hantés), de l’absurdité bureaucratique et de l’hypocrisie sociale (Il dénonce l’étouffement culturel autrichien, le nazisme latent, et la bêtise bureaucratique), souvent à travers des monologues obsessionnels et des répétitions lancinantes. 

Bernhard n'aura eu de cesse de réécrire sans fin les mêmes obsessions (suicide, Autriche, art raté), et comme un miroir courbe, son style va exagèrer et distordre la réalité, jusqu'à entraîner le lecteur (pour ceux qui entendent le suivre) dans une boucle sans issue ...

Au cœur du Bernhard mature (Verstörung), les personnages se réfléchissent dans d’autres personnages, les lieux se réfléchissent dans d’autres lieux, les discours se superposent, deviennent méconnaissables : dans "Korrektur", "Auslöschung", "Holzfällen", il n’y aura plus vraiment d’histoire mais des voix qui se contaminent, des narrateurs qui s'effacent dans la parole des autres. Avec "Verstörung", Bernhard semble avoir découvert que le monde est une chambre d’échos où l’individu se perd, et que l’écriture elle-même devient ce labyrinthe où toute tentative d’ordre est vouée à l’échec....


Thomas Bernhard (1931–1989) 

Une vie marquée par la souffrance et la révolte - Né aux Pays-Bas en 1931 d’une mère autrichienne et d’un père allemand (qu’il ne connaîtra jamais), Bernhard passe son enfance dans l’Autriche nazie puis ruinée de l’après-guerre. Élevé par un grand-père violent et antisémite (l’écrivain Johannes Freumbichler), il subit une jeunesse traumatisante faite de pauvreté et de maladie (tuberculose à 18 ans, années en sanatorium), rejette toute édication et quitte le lycée pour un apprentissage chez un épicier. Et son mépris pour les femmes dans ses livres (souvent passives ou stupides) serait une transposition de sa relation conflictuelle avec sa mère, qui l’a abandonné enfant. La découverte de la musique et de la littérature (Schopenhauer, Dostoeïevski) seront ses échappatoire. Il écrira pour survivre : la répétition comme thérapie, - ses phrases obsessionnelles reproduisent le cercle vicieux de la dépression -, et l’humour comme arme, - son ironie n’est pas du cynisme, mais une façon de désamorcer la douleur. La provocation sera calculée, ses scandales (comme l’interdiction de jouer ses pièces en Autriche) seront des performances artistiques pour forcer le public à regarder ses propres tabous. Quant à son style, des phrases interminables, répétitives, comme une partition musicale où chaque mot est une note de désespoir...

Son premier roman, "Gel" a été traduit par les Éditions Gallimard en 1967. De "Gel" à "Extinction" (1986), Bernhard obtiendra un nombre incalculable de prix littéraires (Thomas Bernhard a obtenu en 1970 le prix Georg Büchner, la plus importante récompense littéraire d’Allemagne fédérale) et partagera son temps entre sa ferme fortifiée à Ohlsdorf (Haute-Autriche) où il écrit, des séjours à Vienne, et des voyages, de préférence vers le sud. A partir de 1970 et de sa collaboration avec le metteur en scène allemand Claus Peymann, il mène une carrière théâtrale qui culminera avec "Heldenplatz", créé au Burgtheater, à Vienne, en 1988, un an avant sa mort...

"Hätte ich, was alles zusammen heute meine Existenz ist, nicht tatsächlich durchgemacht, ich hätte es wahrscheinlich für mich erfunden und wäre zu demselben Ergebnis gekommen" (Si je n'avais pas réellement vécu tout ce qui constitue aujourd'hui mon existence, je l'aurais probablement inventé pour moi et je serais arrivé à la même conclusion) ...

(traduction française Gallimard pour l'ensemble de ses ouvrages)


Pourquoi cette haine de l'Autriche ... 

- Bernhard a grandi dans une Autriche qui se présentait comme une "première victime" d’Hitler (mythe propagé après 1945), alors que l’adhésion au régime était massive. Son grand-père, l’écrivain Johannes Freumbichler, un écrivain raté, était un nationaliste antisémite et violent : il a nourri le dégoût de Bernhard pour les pères symboliques (État, Église).

- Son éducation catholique oppressive : élevé dans des pensionnats religieux, il y a subi un endoctrinement qu’il décrit comme "une machine à broyer les âmes" ("Une enfant").

- Ses années passées en sanatorium (1949–1951) : Atteint de tuberculose, il est confronté à la cruauté du système médical autrichien, qu’il décrit dans "Le Souffle" (1978). Les médecins sont pour lui des "bourreaux en blouse blanche". Son compagnon de chambre en sanatorium, un jeune Juif rescapé des camps, meurt sous ses yeux, sans doute la scène fondatrice de son nihilisme. Bernhard y aurait appris appris que la société préfère cacher les faibles plutôt que de les soigner.

-  Employé dans une épicerie puis journaliste judiciaire, il observe l’absurdité des institutions, qu’il caricature dans "L’Origine" (1975). Pour Bernhard, l’Autriche est un pays qui "se cache derrière des opérettes et des églises baroques" pour masquer son passé nazi et sa médiocrité (l’art officiel autrichien (Strauss, Mozart kitschifié) n'est qu'un écran de fumée).

- Le procès de la bourgeoisie autrichienne est celui de l'hypocrisie sociale. Dans "Maîtres anciens" (1985), un critique d’art passe ses journées au musée à haïr l’art – métaphore de l’Autriche qui vénère une culture morte pour éviter de se regarder en face. Il sera effectivement rejeté par les siens avec l'affaire "Place des Héros" (1988) : sa pièce dénonçant l’antisémitisme autrichien e provoquera un scandale national. Le président autrichien quittera la première, et Bernhard deviendra un "paria patriotique".

Bernhard transformera sa haine de l’Autriche (qu’il surnomme "la catholique pourriture") en une esthétique littéraire radicale, 

- dans ses romans, "Frost" (1963), "Perturbation" (1967), "Correction" (1975), des récits où des narrateurs obsessionnels dissèquent l’absurdité de l’existence.

- dans ses autofictions , "Une enfant" (1982), "Le Froid" (1981) – réécrivant son passé avec une lucidité brutale.

- dans son Théâtre, "Le Président" (1975), "Place des Héros" (1988), des pièces qui démontent les illusions politiques.

 

Mais si Bernhard est devenu le fléau de sa culture natale, explique Gitta Honegger dans la première biographie complète de Thomas Bernhard en anglais (Thomas Bernhard: The Making of an Austrian, 2001), il était aussi un produit de cette même culture. Honegger soulignera que s'il haïssait l’Autriche, il ne pouvait vivre ailleurs (il a refusé des exils à Berlin ou Paris). S'il méprisait les honneurs, il fut  blessé quand on les lui refusa (comme le prix Nobel). Et si ses personnages sont des monstres, ce sont des monstres attachants parce qu’ils disent tout haut ce que le monde pense tout bas...


"Frost" (1963, Gel) 

Premier roman de Thomas Bernhard qui marque son entrée fracassante dans la littérature autrichienne (Frost a choqué à sa sortie par son nihilisme radical, mais est aujourd’hui considéré comme une œuvre fondatrice du style Bernhard)...

 

"PREMIER JOUR

Un stage médical ne consiste pas seulement à assister à des opérations intestinales compliquées, à fendre des péritoines, à bloquer des lobes pulmonaires, à scier des pieds, ça ne consiste pas seulement à fermer les yeux des morts et à tirer au monde des enfants. Un stage médical n’est pas seulement ceci : jeter par-dessus son épaule, dans un bac émaillé, des moitiés de jambes et de bras sciés ou des membres entiers. Gela ne consiste pas non plus à toujours trotter derrière le chef chirurgien, derrière l’assistant et derrière l’assistant de l’assistant, à être en quelque sorte le bout de la queue de la visite médicale. Cela ne consiste pas non plus à raconter de pieux mensonges : « C’est simple, le pus va se résorber dans votre sang, et vous serez guéri. » Et des tas d’autres histoires. Pas seulement à répéter : « Ça va s’arranger ! » alors que tout est fichu. Un stage ne vous apprend pas uniquement à disséquer et à recoudre, à faire des ligatures et à tenir le coup. Un stage de médecine doit aussi tenir compte de faits et de possibilités extra-corporels. La mission dont on m’a chargé, à savoir, enquêter sur le peintre Strauch, m’oblige à me mesurer avec de tels faits et de telles possibilités extracorporels. À explorer quelque chose d’inexplorable. À pousser cette recherche jusqu’à la découverte d’un certain point surprenant de possibilités. Comme on découvre une conspiration. Et il se peut que ce qui est hors de notre corps (je ne veux pas dire l’âme), que ce qui est hors de notre corps, sans être l’âme (dont j’ignore si elle existe, mais j’attends qu’elle existe), il se peut que cette hypothèse multimillénaire soit une vérité tout aussi multimillénaire ; il est tout à fait possible que ce qui est hors de notre corps, c’est-à-dire non composé de cellules, soit en réalité la cause de toute existence et non l’inverse, et pas seulement une conséquence de l’autre réalité..."

(traduction Gallimard)

 

Écrit dans un style déjà caractéristique (longues phrases labyrinthiques, répétitions obsédantes, absence de chapitres), le livre raconte le voyage d’un jeune étudiant en médecine envoyé dans un village alpin isolé pour observer un peintre vieillissant, Strauch, dont le comportement inquiète son demi-frère, un chirurgien...

L’étudiant arrive à Weng, un bourg glacial et misérable, où Strauch vit en reclus dans une auberge sordide. Le village est un microcosme d’une Autriche rurale étouffante, violente et bigote (scènes de meurtre, avortement clandestin, alcoolisme).

Strauch incarne la dégradation de l’artiste maudit, rongé par ses échecs et sa lucidité excessive. Ses plaies suppurantes, ses cauchemars et sa paranoïa reflètent une obsession bernhardienne : la maladie comme métaphore de la condition humaine. 

 

"... Soudain, nous aperçûmes devant nous, sur le chemin de l’auberge, un groupe d’ouvriers de la centrale électrique.

Ils marchaient en silence et nous saluèrent, car ils nous connaissaient comme nous les connaissions.

« Voyez-vous, dit le peintre, après leur passage, ces hommes-là sont dans le vrai chemin, voilà des hommes véritables. » Il les suivit du regard pendant qu’ils passaient sous les buissons de sureaux pour disparaître plus loin.

« Regardez, là, sur le flanc de la colline en face, du côté de l’ombre, doit se trouver le deuxième réservoir du barrage souterrain, dit-il. On peut apercevoir exactement les contours de l’ensemble des travaux. Cette route que vous voyez là est un ouvrage du ministère de l’Énergie électrique et les paysans là-bas ont énormément profité de cette route qui passe près de leurs fermes. Leur seule contribution* à ces fermiers riches, très aisés, était une redevance minime, une redevance ridicule, une somme encore à demi payée par le ministère de l’Agriculture. Auparavant, il n’y avait, menant à ces fermes, qu’une piste étroite et raboteuse, qui partait derrière la gare. Vous voyez, la rivière est retenue et utilisée à cet endroit, l’usine électrique doit être construite en partie dans la rivière, en partie dans la montagne. Pendant trois ans et demi de travaux, dix-huit hommes furent tués, par la grue, par des blocs de roche, par les roues arrière des camions. Quand on y réfléchit, ce n’est pas un prix exagéré ! On se rend compte de la difficulté de la mise en œuvre : un terrain accidenté. Vous voyez ! Travailler là-bas signifie presque crever. Dans la pratique, tout cela est encore plus épouvantable. Les gens en restent épuisés pour la vie entière et inaptes à accomplir des travaux d’un niveau plus élevé. Mais qu’est-ce que ça signifie : plus élevé ! Sans égard pour personne cette fourmilière ne travaille qu’à un monstrueux déplacement d’ordure pour un projet coûtant des milliards...

« On se demande, dit-il, si ce sont vraiment des hommes qui, à midi moins cinq, se traînent en boitant vers une cabane, la cantine ou l’auberge. Les ouvriers ont leur exhalaison et le chantier a la sienne et aussi l’usine de pâte à papier, une exhalaison pénètre l’autre. Et vous savez qu’à l’usine de pâte à papier, les méthodes de travail sont les mêmes depuis des dizaines d’années, et que les ateliers sont restés dans le même état. De hautes fenêtres, mais on ne peut pas regarder dehors, parce que les vitres sont recouvertes de quelques centimètres de crasse. Mais on n’a même pas envie de regarder dehors, dans le hurlement des machines, et que pourrait-on regarder ? Le noir, le noir glacé.

« Tout d’abord, les gens de la centrale électrique ont essayé d’enrôler dans leur entreprise des ouvriers de l’usine de pâte à papier. Ils ont installé un bureau de recrutement et annoncé des versements d’acomptes. Mais presque personne n’est venu se faire embaucher, car la construction de la centrale électrique prendra fin dans un, deux, trois ans, tandis que le travail à la fabrique de cellulose n’aura jamais de fin. Du moins, pas de façon prévisible.

« La fabrique de cellulose représente pour tous une sécurité inimaginable. Finalement, la construction de l’usine électrique sera une grande réserve de main-d’œuvre pour l’usine de pâte à papier.

« Là, en bas, ils sont presque tous communistes. Le communisme y tombe sur un terrain fertile. Ici, dans la haute montagne, on n’y croit absolument pas. Mais, en bas, ils sont communistes.

« C’est une région faite pour l’agitation sournoise du communisme. Le communisme, comme vous l’ignorez peut-être, est l’avenir provisoire des hommes du monde entier. Le communisme dominera tout, même la vallée la plus perdue du monde. Même la portion la plus infime du dernier cerveau qui aujourd’hui se défend contre lui. Le communisme est quelque chose qui prospère sur l’ordure et la puanteur, sur les contrastes monstrueux. Le communisme arrivera, même si tout le monde doit marcher la tête en bas, et Moscou est derrière, partout, qui surveille tout, sans cesse. »

Il dit : « Et avec ça, il s’agit d’une vallée à l’origine profondément chrétienne. Mais, dites-moi honnêtement, où sont les racines du catholicisme aujourd’hui, du christianisme, somme toute ? Mais où ? »

Nous nous trouvions au centre de la place du village.

« D’ailleurs, avez-vous jamais été heureux ? Et avez-vous jamais bu ce que cela veut dire : le bonheur ? Et vous êtes-vous jamais trouvé dans une situation, dont vous pensiez ne pouvoir jamais vous échapper ? »

Il dit : « À dire vrai, je ne veux aucune réponse à ma question. »

Après avoir rencontré le fossoyeur, qui s’entretenait avec le cordonnier dans un couloir, nous sommes allés jusqu’au presbytère et de là revenus par le jardin de l’hospice vers la place du village.

« M’entendez-vous la nuit quand j’ouvre ma fenêtre ? dit-il, souvent, je me lève, et ouvre ma fenêtre. Je fais les cent pas, aller et retour, mais cela ne me calme pas. Il me semble que j’étouffe. Mais si le froid s’engouffre, j’ai encore plus mal dans le crâne. L’air froid, me dis-je, va me remettre en marche, comme on remonte, pour la remettre en marche, le mécanisme d’une horloge.

« Mais cela n’est qu’une illusion. Les fatigues et les ruses pour me remettre en marche deviennent de plus en plus difficiles maintenant. Oui, c’est comme le mécanisme d’une horloge. Même si cela n’est qu’une comparaison tout à fait simpliste ; mais je suis d’accord pour n’employer en parlant que des comparaisons toutes simples, des chevilles toutes simples pour m’y accrocher...."

 

Peu à peu, le narrateur se retrouve happé par les monologues délirants du peintre, qui mêle des réflexions sur l’art, la décomposition du corps, la folie et la mort. Strauch est hanté par des visions apocalyptiques, méprise les villageois (qu’il juge stupides et cruels) et voit la nature elle-même comme une force hostile. L’hiver, le brouillard et la neige renforcent l’atmosphère d’enfermement.

L’étudiant, d’abord rationnel, commence à adopter la vision désespérée de Strauch, notant ses propos dans un carnet. Le roman culmine avec la mort d’une jeune fille accidentée, dont Strauch et le narrateur observent le cadavre avec une fascination morbide, avant que le peintre ne disparaisse dans la montagne, probablement suicidé ...


"Verstörung" (1967, Perturbation)  

Verstörung signifie à la fois "perturbation", "dérangement", voire "folie". Verstörung (Gargoyles en anglais) est le troisième roman de Thomas Bernhard, et marque une étape importante dans son parcours littéraire : c'est le roman qui assure la notoriété de Bernhard et où l`on voit se radicaliser tant sa technique que son univers très particulier.

Le roman est structuré en deux parties contrastées, un tiers et deux tiers : une série de visites médicales dans la campagne autrichienne et un monologue prolongé d'un aristocrate dément, le prince Saurau. Une structure narrative audacieuse qui permet une critique acerbe de la société autrichienne et une méditation sur l'isolement et la communication ..

 

Première partie, le narrateur, un étudiant de 21 ans en sciences minières, accompagne son père, un médecin de campagne, lors d'une tournée de consultations dans une région montagneuse de Styrie. Au fil des visites, ils rencontrent divers patients souffrant de maladies physiques et mentales, vivant souvent dans l'isolement et la misère. Ces rencontres révèlent une humanité en déclin, marquée par la souffrance, la folie et la dégradation. Mais cette ascension est aussi une montée vers la folie et une pénétration dans l'intériorité ..

 

"Am 26. fuhr mein Vater schon um zwei Uhr früh zu einem Lehrer nach Salla, den er sterbend angetroffen und als Toten gleich wieder in Richtung Hüllberg verlassen hat, um dort ein Kind zu behandeln, das im Frühjahr in einen mit siedendem Wasser angefüllten Schweinebottich gefallen und jetzt schon wieder wochenlang, aus dem Spital entlassen, zu Hause bei seinen Eltern war. Er ging gern zu dem Kind und ließ keine Gelegenheit aus, es aufzusuchen. Die Eltern waren einfach, der Vater als Bergmann in Köflach, die Mutter in einem Fleischhauerhaushalt in Voitsberg beschäftigt, das Kind aber doch nicht den gan- zen Tag über allein, sondern in der Obhut einer Schwester der Mutter. An diesem Tag hat mein Vater so genau wie noch nie das Kind beschrieben und gesagt, er befürchte, daß es nur noch kurze Zeit zu leben habe. Mit Sicherheit könne er sagen, daß es den Winter nicht überstehen werde, und er werde es jetzt, so oft als ihm möglich, aufsuchen. Mir fiel auf, daß er von dem Kind wie von einem geliebten Menschen sprach, sehr ruhig und ohne sich die Wörter überlegen zu müssen; eine selbstverständliche Zuneigung zu dem Kind gestattete er sich, als er das Milieu, in welchem das Kind aufgewachsen und von seinen Eltern weniger erzogen als behütet worden ist, andeutete und seine Vermutungen, die Eltern und ihr Verhältnis zu dem Kind betreffend, mit der Kenntnis der Umwelt der Beschriebenen ausfüllte und erklärte. Er ging dabei in seinem Zimmer auf und ab und hatte bald nicht mehr das geringste Bedürfnis, sich noch einmal niederzulegen. 

Der flüchtige Größl sei ein Mensch, der, sobald er ein Gasthaus betritt, so lange in einem solchen bleibt, bis er mit Sicherheit mit dem Gesetz in Konflikt kommt. Es sei nicht schwierig, ihn ausfindig zu machen, sagten die Gendarmen, und sie hätten im Hinblick auf Größls einschlägige Vorstrafen von einer mehrere Jahre dauernden Kerkerstrafe gesprochen, denn der Tatbestand der schweren Körperverletzung sei durch den Faustschlag Größls auf den Kopf der Gastwirtsfrau, durch ihre Ohnmacht, gegeben. Kaum hatte der ältere Gendarm von der schweren Körperverletzung gesprochen, sei ihnen allen zu Bewußtsein gekommen, daß ein Arzt verständigt werden müsse. »Inzwischen sind ein paar Stunden vergangen«, sagte der Gastwirt. 

Es war schon halb fünf, als wir, in Gradenberg angekommen, von dem Gastwirt sofort in das Schlafzimmer geführt wurden, in welchem die beiden Gendarmen standen. Mein Vater sagte, alle Männer sollten auf den Gang hinaus gehen. Während er drinnen die Frau untersuchte, die, in der kurzen Zeit, in welcher ich sie sah, auf mich den Eindruck gemacht hat, als wäre sie schon tot, äußerten sich auf dem Gang die beiden Gendarmen mir gegenüber abfällig über den auf dem Boden liegenden Kolig, den sie als stumpfsinnig, mehr und mehr gewissenlos seiner sechsköpfigen Familie gegenüber, bezeichneten. Sie wußten nicht, was anfangen mit ihm; als mein Vater aus dem Schlafzimmer herauskam, zogen sie den Kolig gerade an seinen Rockschultern von der Stiege weg, Io die er mit seinen Beinen zur Hälfte verlegt hatte, um sich dann nicht mehr um ihn zu kümmern. 

Die Frau sei tatsächlich schwer verletzt und müsse sofort nach Köflach ins Spital, sagte mein Vater, die Gendarmen sollten sie vorsichtig hinuntertragen und in den Pritschenwagen legen. 

Es war ein feuchtes, grünbraun gemustertes, mit billigen Weichholzmöbeln angefülltes und selbst beim hellsten Tageslicht verfinstertes Zimmer, aus welchem die Gendarmen die Gastwirtsfrau heraustrugen. Mein Vater schaute mich, an mir vorbei und hinter den Gendarmen, die die Frau vorsichtig trugen, die Stiege hinuntergehend, an, und ich dachte mir, daß das für die Gastwirtsfrau das Schlimmste bedeutet ...

 

"Le 26, mon père est parti dès deux heures du matin pour se rendre chez un enseignant à Salla, qu'il a trouvé agonisant et qu'il a laissé pour mort avant de repartir immédiatement en direction de Hüllberg afin de soigner un enfant qui, au printemps, était tombé dans une cuve à porcs remplie d'eau bouillante et qui, depuis des semaines déjà, était de retour chez ses parents après avoir été hospitalisé. Il aimait rendre visite à cet enfant et ne manquait aucune occasion de le voir. Les parents étaient simples, le père était mineur à Köflach, la mère employée dans une boucherie à Voitsberg, mais l'enfant n'était pas laissé seul toute la journée, étant confié à une sœur de la mère. Ce jour-là, mon père a décrit l'enfant avec plus de précision que jamais et a dit qu'il craignait qu'il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre. Il pouvait affirmer avec certitude qu'il ne passerait pas l'hiver et qu'il allait désormais lui rendre visite aussi souvent que possible. J'ai remarqué qu'il parlait de l'enfant comme d'un être aimé, très calmement et sans avoir à peser ses mots ; il se permettait une affection naturelle pour l'enfant lorsqu'il évoquait le milieu dans lequel l'enfant avait grandi, moins éduqué que protégé par ses parents, et lorsqu'il complétait et expliquait ses suppositions sur les parents et leur relation avec l'enfant en s'appuyant sur sa connaissance de leur environnement. Il marchait de long en large dans sa pièce et n'avait bientôt plus le moindre besoin de se recoucher.

Le fugitif Größl était un homme qui, dès qu'il entrait dans une auberge, y restait jusqu'à ce qu'il entre inévitablement en conflit avec la loi. Il n'était pas difficile de le retrouver, disaient les gendarmes, et ils avaient évoqué, compte tenu des antécédents judiciaires de Größl, une peine de prison de plusieurs années, car les coups portés par Größl sur la tête de la femme de l'aubergiste, qui avait perdu connaissance, constituaient un cas de coups et blessures graves. À peine le gendarme plus âgé avait-il parlé de coups et blessures graves qu'ils avaient tous réalisé qu'un médecin devait être appelé. « Quelques heures ont passé depuis », dit l'aubergiste.

Il était déjà quatre heures et demie lorsque, arrivés à Gradenberg, nous avons été immédiatement conduits par l'aubergiste dans la chambre à coucher où se tenaient les deux gendarmes. Mon père a dit que tous les hommes devaient sortir dans le couloir. Pendant qu'il examinait la femme à l'intérieur – qui, pendant le bref instant où je l'ai vue, m'a fait l'effet d'être déjà morte –, les deux gendarmes ont exprimé dans le couloir, en ma présence, leur mépris pour Kolig, allongé par terre, qu'ils ont qualifié d'abruti, de plus en plus irresponsable envers sa famille de six personnes. Ils ne savaient pas quoi faire de lui ; lorsque mon père est sorti de la chambre, ils venaient juste de tirer Kolig par les épaules de son manteau pour le dégager de l'escalier, qu'il bloquait à moitié avec ses jambes, avant de l'abandonner là.

La femme était gravement blessée et devait être transportée d'urgence à l'hôpital de Köflach, a dit mon père ; les gendarmes devaient la descendre avec précaution et l'installer dans le fourgon.

C'était une pièce sombre, humide, au motif vert-brun, meublée de bois tendre bon marché et obscure même en plein jour, d'où les gendarmes ont emporté la femme de l'aubergiste. Mon père m'a regardé, par-dessus mon épaule, tandis que les gendarmes descendaient prudemment l'escalier en portant la femme, et j'ai pensé que c'était là le pire pour la femme de l'aubergiste."

(...)

 

La seconde partie du roman se concentre sur la visite au prince Saurau, un aristocrate vivant reclus dans son château de Hochgobernitz. Le prince livre un monologue ininterrompu, exprimant sa misanthropie, sa paranoïa et sa vision nihiliste de l'existence. Ce discours reflète sa descente dans la folie et symbolise la décadence de l'aristocratie autrichienne.

Le roman met en question la capacité du langage à exprimer la réalité. Le monologue du prince, bien que prolifique, révèle l'incapacité à communiquer et à établir des liens significatifs. Le langage devient un outil de repli sur soi plutôt qu'un moyen de connexion.

Der Fürst spricht. Le Prince Saurau, aristocrate déchu et misanthrope, y déploie une tirade vertigineuse sur la folie, le pouvoir et l'effondrement des certitudes. Le Prince Saurau se révèle ici comme un persécuteur intellectuel : il diagnostique la "maladie existentielle" de son interlocuteur avec une cruauté clinique... Extraordinaire texte, magnifiquement traduit ...

 

"... Quand je vois des hommes, je vois des hommes malheureux, dit le prince. Des gens qui promènent leur tourment dans la rue et transforment le monde en une comédie qui prête naturellement à rire. Dans cette comédie, tous souffrent de tumeurs tant mentales que physiques, tous se complaisent dans leur maladie mortelle. Quand ils entendent leur nom, que la scène se passe à Londres, à Bruxelles ou en Styrie, ils sont saisis d’effroi mais tentent de ne pas montrer leur effroi. Tous ces hommes dissimulent ce qui se joue effectivement dans la comédie qu’ils jouent sur la scène du monde. Ils ne cessent de courir, quand ils ne se sentent pas observés, loin d’eux-mêmes à la rencontre d’eux-mêmes. Grotesque. Mais la face la plus ridicule, nous ne la voyons pas, parce que la face la plus ridicule est toujours la face cachée. Dieu parle parfois par leur bouche, mais il emploie les mêmes mots ordinaires qu’eux, les mêmes phrases bancales. Qu’un homme ait dans la tête une gigantesque usine ou une gigantesque exploitation agricole ou une phrase non moins gigantesque de Pascal, cela revient du pareil au même, dit le prince. 

C’est la pauvreté qui rend les hommes égaux, chez l’homme, tout est pauvre, même la plus grande richesse. Dans son corps comme dans son esprit, la pauvreté en l’homme est toujours simultanément une pauvreté du corps et de l’esprit, ce qui le rend nécessairement malade et fou. Vous entendez, docteur, je n’ai vu tout au long de ma vie que des malades et des fous. Où que je porte le regard, rien que des mourants, des gens qui regardent en arrière tandis que le courant les emporte. 

Les hommes ne sont rien d’autre qu’une formidable communauté de mourants de plusieurs milliards d’individus répartis sur les cinq continents. Comédie ! dit le prince. Chaque homme que je vois et chaque homme dont j’entends parler, en quelques termes que ce soit, m’apporte la preuve de l’absolue inconscience de l’ensemble de l’espèce, la preuve aussi que cette espèce et la nature tout entière sont une mystification. Comédie. 

Le monde est effectivement, comme je l’ai déjà si souvent dit, une scène de théâtre où l’on répète continuellement la même pièce. Où que nous portions le regard, nous voyons des gens qui n’ont pas assez de tout leur temps pour apprendre à parler et apprendre à marcher, apprendre à penser et apprendre à réciter par cœur, apprendre à tromper, apprendre à mourir, apprendre à être mort. Les hommes ne sont que des comédiens qui nous jouent quelque chose de connu. 

Des comédiens qui apprennent des rôles, dit le prince. Chacun de nous apprend continuellement un (son) ou plusieurs ou bien encore tous les rôles pensables et impensables, sans savoir pourquoi (ou pour qui) il les apprend. Cette scène est la scène d’un unanime tourment et nul homme ne prend plaisir aux événements qui s’y déroulent. Tout sur cette scène arrive naturellement. Mais on est constamment à la recherche d’un dramaturge. Quand le rideau se lève, tout est fini. » 

La vie était une école où l’on enseignait la mort. Une école peuplée de millions et de millions d’élèves et de professeurs. Le monde était l’école de la mort. « D’abord le monde est l’école élémentaire de la mort, ensuite, l’école moyenne de la mort, ensuite, pour un petit nombre, dit le prince, l’école supérieure de la mort. » Les hommes étaient alternativement professeurs ou élèves dans ces écoles. « Le seul but accessible par cet enseignement, dit-il, c’est la mort. » 

Son fils lui avait dit qu’il se réveillait parfois à Londres en pleine nuit, s’habillait, sortait de la maison et descendait Oxford Street au pas de course parce qu’il croyait qu’à l’autre bout d’Oxford Street se trouvait l’Ache d’où l’on pouvait voir Hochgobernitz. « Il est vrai que tous les gens sont plus ou moins fous, même mon fils », dit le prince. De fait, son fils était même atteint d’une folie extravagante, « s’il est vrai qu’il descend Oxford Street dans l’idée qu’à l’autre bout il va trouver l’Ache. Toujours et partout, on peut, si on le veut, regarder au fond de l’Ache, dit le prince. Chaque homme a son Ache, chaque homme une autre Ache. 

Moi-même, dit-il, je me réveille souvent la nuit, je m’habille, descend dans la cour, franchis le portail, déambule sur le mur intérieur ou extérieur, mais en vérité, je me promène à Bruxelles ». Chaque tête d’homme, dit le prince, contenait la catastrophe humaine en rapport avec cette tête. Il n’était pas besoin d’entrer dans la tête d’un homme pour savoir qu’il n’y avait à l’intérieur rien d’autre qu’une catastrophe humaine. « Sans sa catastrophe humaine, l’homme n’existe même pas », dit le prince. L’homme aimait sa détresse, et si d’aventure il se trouvait un instant sans sa détresse, il faisait ce qu’il fallait pour être de nouveau dans sa détresse. « Quand nous regardons des hommes, nous les voyons tantôt dans leur détresse, tantôt à la recherche de leur détresse. Il n’y a pas d’homme sans la détresse humaine », dit-il. L’homme se trouvait constamment en situation de danger grave, dit le prince, malheureusement il n’avait pas conscience de se trouver, toujours contre lui-même, constamment, en situation de danger grave. C’est à cela qu’il devait d’exister, à cela aussi qu’il devait d’être malade. « Des mourants, dit le prince. C’est par pur cynisme, sans nul doute, et en vertu d’une absence de scrupules à peine imaginable que les enfants sont conçus et propulsés dans le monde par leurs parents. Quand nous cherchons un homme, dit le prince, c’est comme si nous passions notre temps à le chercher dans une immense morgue. » 

Tout le monde, dit le prince, ne faisait plus que monologuer. « Nous vivons à l’époque des monologues. L’art du monologue est, il est vrai, un art infiniment supérieur à l’art du dialogue, dit-il. Mais quoique infiniment moins absurde que le dialogue, le monologue n’en est pas moins une absurdité. » Il fallait toujours s’attendre, quand on conversait avec un homme, « quand on se laisse aller, parce qu’on a subitement peur de devoir étouffer, à entrer en conversation avec un homme (avec soi-même !) », à ce que cet homme mît tout en œuvre pour vous diffamer. « Cela peut se faire de la façon la plus insidieuse, la plus subtile, ou encore de la façon la plus grossière. Toujours, quand les hommes parlent ensemble, ils se diffament les uns les autres. L’art de la conversation est un art de la diffamation, l’art de la conversation avec soi-même est l’art de la diffamation le plus atroce qui soit. 

Toujours je pense, dit le prince, que mon interlocuteur cherche à me pousser dans son propre abîme alors que je viens à peine d’échapper à mon propre abîme. Les interlocuteurs cherchent à se pousser les uns les autres simultanément dans le plus grand nombre d’abîmes possible. Tous les interlocuteurs se poussent toujours les uns les autres dans tous les abîmes. » Il allait souvent au lit avec, dans la tête, une certaine mélodie classique ou encore en gestation, et quand il se réveillait, la mélodie était toujours là. « Dois-je supposer, dit le prince, que cette mélodie est restée continuellement dans ma tête durant la nuit entière ? 

Naturellement. Comme tu le sais, me dis-je toujours, il y a toujours tout et tout est toujours dans ta tête. Tout est toujours dans toutes les têtes. Seulement dans les têtes. Hors des têtes, il n’y a rien. Peu importe de quoi et avec qui je m’entretiens, dit le prince, je suis toujours au bout du rouleau du seul fait que je m’entretiens avec quelqu’un. » 

L’homme adulte, dit-il, était pétri de principes, le non encore adulte infini comme la nature. La majorité des hommes s’épuisait à mettre en œuvre ses deux aptitudes principales, acheter et consommer. À y regarder de près, les hommes, « comme nous le voyons à présent, dit Saurau, n’ont développé au cours des millénaires que ces deux instincts, l’instinct d’acquisition et l’instinct de consommation. Il nous est loisible d’être atterré par ce constat, dit Saurau, horrifié par notre propre atterrement ! ». Chacun tenait toujours un langage qu’il ne comprenait pas lui-même mais qui était compris de temps à autre. En vertu de quoi on pouvait exister et être, à tout le moins, mécompris. S’il y avait, dit Saurau, un langage qui fût compris, tout serait vain. « Toujours nous avons trouvé à nous réfugier dans un problème, dit-il. Les hommes parlent ensemble et marchent ensemble et couchent ensemble et ne se connaissent pas. 

Si les hommes se connaissaient, ils ne marcheraient pas ensemble, ne parleraient pas ensemble, ne coucheraient pas ensemble. Et toi, te connais-tu ? souvent je me le demande », dit Saurau. Une profondeur était toujours une hauteur, plus profonde la profondeur de la hauteur, plus haute la hauteur de la profondeur et vice versa. « Tu t’imagines, dit le prince, que ton regard plonge dans un puits d’une infinie profondeur (comme dans un homme d’une infinie profondeur), dans son infinie hauteur, grandeur, etc. Je crois, dit-il, que mon fils est à Londres parce que je sais qu’il est à Londres, je crois que je lui écris une lettre parce que je sais que je lui écris une lettre, mais je ne sais pas qu’il est à Londres parce que je crois qu’il est à Londres, etc. L’impossibilité est un fondement absolument atroce, dit-il, tout repose sur l’impossibilité...."

(Traduction Gallimard)


Dans "Gel", nous avions une narration unique, linéaire : un jeune étudiant en médecine est envoyé dans un village reculé pour observer un peintre excentrique, Strauch. L'étudiant servira essentiellement de filtre pour recueillir le discours du peintre (un long monologue pessimiste sur l'humanité), un narrateur passif, un personnage principal actif, une structure qui reste donc relativement simple ..

Dans "Verstörung", le jeu de perspectives se complexifie.  La première partie (les visites du médecin et de son fils) fonctionne comme une exposition : un jeune étudiant (narrateur) observe le monde des paysans, déjà misérable et délabré. Mais la seconde partie (le monologue du prince Saurau) bascule radicalement : la voix du narrateur est engloutie par celle du prince. Et le château Hochgobernitz (forteresse coupée du monde) est le miroir architectural du monde rural extérieur : tout est en ruine, mais sous deux formes différentes (pauvreté physique vs pourriture spirituelle)...

Dans "Gel", un narrateur observait un délire, dans "Verstörung", l'observation devient réflexive, miroir, contamination, le narrateur commence à se perdre dans la voix du délirant. Et l’œuvre devient un dispositif mental où il n’y a plus de centre stable...


"Le prince est un langage. Le langage d'une pensée qui se déplace sur les bords de la nuit. Une telle pensée ne construit pas des édifices de pensée ; elle les ébranle". (Der Fürst ist Sprache. Die Sprache eines Denkens, das sich an den Rändern der Nacht bewegt. Ein solches Denken errichtet nicht Denkgebäude; es erschüttert sie) ...

 

Et c'est là qu'apparaît le fameux "jeu de miroirs" que l'on évoque souvent à propos de la construction narrative de Thomas Bernhardt...

La critique germanophone utilise souvent « Spiegelungen » ou des formulations comme « erzählerische Spiegelungen » (réflexions narratives) pour décrire sa technique d’écriture en miroir. L'image du "miroir" souligne l'auto-réflexivité (ses textes parlent souvent de leur propre construction, métafiction), l'illusion de la vérité (comme un miroir, le récit montre une réalité déformée, jamais objective), l'enfermement (ses personnages sont pris dans des cercles de parole qui les emprisonnent, comme des reflets infinis). Bernhard lui-même parlait de son écriture comme d’une « spirale » ou d’un « labyrinthe », ce qui rejoint l’idée de miroirs qui se renvoient à l’infini.

 

L'écriture répétitive et obsessionnelle de Bernhard reflète sa propre fascination pour une autre obsession, celle de la mort : tout est déjà mort avant d’exister, nous ne faisons que traîner notre cadavre en sursis. Dans "Ja" (Oui, 1978), le narrateur (un scientifique misanthrope) et son interlocuteur (un Suisse nommé Moritz) dissèquent l’idée de la mort à travers des dialogues répétitifs et fiévreux. Bernhard fustige ceux qui dramatisent la mort (l’Église, la bourgeoisie) alors qu’elle est banale. La mort n’est pas un événement tragique, mais la seule certitude dans un monde absurde. Le roman nous oriente vers l’idée que le suicide est la seule décision réellement libre, puisque la vie elle-même est une condamnation.Sept ans plus tard, dans "Maîtres anciens" (Alte Meister, 1985), Reger, un critique musical vieillissant, passe ses journées au musée à détruire les mythes de l’art. L’art en effet n'est une illusion, une tentative désespérée de nier la mort, et donc un échec). Les chefs-d’œuvre sont des tombeaux, et nous sommes les vers qui les rongent...

 

- Bernhard utilise une prose cyclique et obsessionnelle, où les mêmes phrases, idées ou motifs reviennent avec de légères modifications, comme des reflets légèrement déformés dans un miroir. Cela crée un effet de "mise en abyme" (la notion de mise en abyme (un récit dans le récit) vient de la tradition moderniste (Gide, Proust, Joyce) : le récit se réfléchit lui-même, suggérant une réalité instable et fragmentée. Bernhard pousse ce procédé à l’extrême en effaçant toute frontière entre narrateur, auteur et personnages, créant une illusion de profondeur infinie (comme des miroirs face à face).

- Ses romans sont souvent construits autour de monologues intérieurs ou de récits rapportés par des narrateurs emportés par la folie, la haine, ou la maladie ...

- Ses personnages sont souvent des alter ego de l'auteur ou des figures en miroir les unes des autres (comme Roithamer et son frère dans "Correction"). La narration elle-même reflète leur désintégration psychique, comme si le langage se brisait en échos.

 

Plutôt qu'une progression linéaire, Bernhard utilise des boucles narratives, où le passé et le présent se renvoient l'un à l'autre, comme dans « Holzfällen. Eine Erregung » (Des arbres à abattre, 1984), où une soirée mondaine devient une méditation sur l'art et la mort....

 Un roman à forte dimension autobiographique dans lequel  Bernhard dépeint en effet une soirée mondaine viennoise chez un couple d’artistes prétentieux, où le narrateur (un écrivain misanthrope) observe avec mépris et ironie l’hypocrisie des milieux culturels autrichiens. Invité en mémoire d’un ami acteur récemment suicidé, il assiste à des conversations creuses, des flatteries calculées et des rituels sociaux absurdes, tandis que son hostilité envers cette société se renforce. Le style est typique de Bernhard : phrases longues et répétitives, monologue intérieur rageur, critique acerbe de l’Autriche et de ses élites. Le titre Holzfällen ("abattage d’arbres") symbolise la violence de la déconstruction sociale et morale à laquelle se livre l’auteur. Ce roman a valu à Bernhard un procès pour diffamation, certains personnages étant inspirés de figures réelles de Vienne...


"Die Kalkwerk" (1970, La Plâtrière)

La plâtrière, métaphore de l’esprit qui se consume lui-même. Une voix unique, torrentielle, sans paragraphes, qui tourne en boucle, les mêmes phrases reviennent, comme une litanie de la folie. Konrad, un intellectuel misanthrope s’est retiré dans une ancienne plâtrière (usine de chaux) avec sa femme infirme, dans l’espoir d’écrire un ouvrage définitif sur "l’ouïe". Il va passer des années à accumuler des notes, mais n’écrit jamais son livre. Sa femme, qu’il tyrannise, finit par le mépriser. Il sombre dans la paranoïa, persuadé que le monde conspire contre lui. Puis c'est le drame final : Konrad assassine sa femme d’un coup de revolver. Le roman s’ouvre et se referme sur ce meurtre, dans une structure cyclique. Aucune concession, aucun espoir, une expérience littéraire extrême. Un des sommets de l’écriture bernhardienne....

 

". . . wie Konrad vor fünfeinhalb Jahren das Kalkwerk gekauft hat, sei das erste die Anschaffung eines Klaviers gewesen, das er in seinem im ersten Stock gelegenen Zimmer habe aufstellen lassen, heißt es im Laska, nicht aus Vorliebe für die Kunst, so Wieser, der Verwalter der mußnerschen Liegenschaft, sondern zur Beruhigung seiner durch jahrzehntelange Geistesarbeit überanstrengten Nerven, so Fro, der Verwalter der trattnerschen Liegenschaft, mit Kunst, die er, Konrad, hasse, habe sein Klavierspiel nicht das geringste zu tun gehabt, er improvisierte, so Fro, und habe, so Wieser, an jedem Tag eine sehr frühe und eine sehr späte Stunde bei geöffneten Fenstern und bei eingeschaltetem Metronom auf dem Instrument dilettiert. . . 

. . . das zweite sei, einerseits aus Furcht, aus Leidenschaft für die Handfeuerwaffen andererseits, der Kauf einer größeren Anzahl von älteren, aber doch exakt funktionierenden Gewehren der Marken Wänzl, Vetterli, Gorosabel, Mannlicher etcetera aus dem Besitz des im Vorjahr verstorbenen Forstrates Ulrich gewesen, mit welchen Konrad, ein von vornherein durch und durch scheuer Menschentypus (Wieser), in gesteigertem Maße furcht- und wachsam geworden vor allem im Hinblick auf die noch nicht lange zurückliegenden, noch immer unaufgeklärten Morde an den Landwirten Mußner und Trattner, das Kalkwerk gegen Einbrecher und überhaupt gegen sogenannte Fremdele- mente schützen wollte . . . 

. . . seine durch jahrzehntelange falsche Medikamentenbehandlung schon beinahe gänzlich verkrüppelte, die Hälfte ihres Lebens in einem speziell für sie konstruierten französischen Krankensessel hockende Frau, eine geborene Zryd, der jetzt, wie Wieser sagt, nichts mehr weh tue, habe Konrad im Umgang mit einem Mannlicher-Karabiner angelernt, den die sonst vollkommen Wehrlose hinter ihrem Krankensessel versteckt immer in entsichertem Zustand griffbereit hatte; mit dieser Waffe hat Konrad sie in der Nacht vom vierundzwanzigsten auf den fünfundzwanzigsten Dezember mit zwei Schüssen in den Hinterkopf (Fro), mit zwei Schüssen in die Schläfe (Wieser), urplötzlich (Fro), am Ende der konradschen Ehehölle (Wieser), erschossen. Auf die geringste Bewegung in Kalkwerksnähe feuerte er, heißt es im Laska, und er habe, wie bekannt, vor viereinhalb Jahren, also schon kurz nach seinem Einzug, dem nach Feierabend mit Rucksack und Rechen am Kalkwerk vorbeigehenden Holzfäller und Wildhüter Koller, den er für einen Einbrecher gehalten hat, in die linke Schulter geschossen und ist in der Folge zu neuneinhalb Monaten schweren Kerkers verurteilt worden. Bei dieser Gelegenheit waren an die fünfzehn Vorstrafen Konrads, größtenteils wegen sogenannter Ehrenbeleidigung und wegen sogenannter leichter und schwerer Körperverletzung, zum Vorschein gekommen, heißt es im Laska. Konrad verbüßte die Strafe im Kreisgericht Wels, in welchem er auch jetzt inhaftiert ist . . . 

 

"... comme Konrad a acheté la chaux il y a cinq ans et demi, la première chose a été l'achat d'un piano qu'il a fait installer dans sa chambre située au premier étage, rapporte le Laska, non par goût pour l'art, selon Wieser, le régisseur des propriétés Mußner, mais pour calmer ses nerfs surmenés par des décennies de travail intellectuel, d'après Fro, le régisseur des propriétés Trattner, son jeu de piano n'avait absolument rien à voir avec l'art, qu'il détestait, Konrad improvisait, raconte Fro, et, selon Wieser, chaque jour, à une heure très matinale et une autre très tardive, il s'exerçait en dilettante sur l'instrument, fenêtres ouvertes et métronome en marche..."

"... la deuxième chose a été, d'une part par peur, d'autre part par passion pour les armes à feu, l'achat d'un grand nombre de fusils anciens mais encore parfaitement fonctionnels, des marques Wänzl, Vetterli, Gorosabel, Mannlicher, etc., provenant de la succession de l'inspecteur forestier Ulrich, décédé l'année précédente, avec lesquels Konrad, un homme timide de nature (Wieser), devenu encore plus craintif et vigilant, surtout en raison des meurtres encore non élucidés des agriculteurs Mußner et Trattner, voulait protéger la chaux contre les cambrioleurs et contre ce qu'il appelait les éléments étrangers..."

"... sa femme, née Zryd, presque complètement estropiée par des décennies de mauvais traitements médicaux, passant la moitié de sa vie dans un fauteuil médical français spécialement conçu pour elle, et à qui, selon Wieser, rien ne faisait plus mal désormais, Konrad lui avait appris à manier un carabine Mannlicher, que cette femme par ailleurs totalement sans défense cachait derrière son fauteuil, toujours prête à être saisie, crosse non verrouillée ; avec cette arme, Konrad l'a abattue dans la nuit du 24 au 25 décembre, de deux balles dans la nuque (Fro), de deux balles dans la tempe (Wieser), soudainement (Fro), à la fin de l'enfer conjugal des Konrad (Wieser). Au moindre mouvement près de la chaux, il tirait, rapporte le Laska, et comme on le sait, il y a quatre ans et demi, peu après son emménagement, il a tiré dans l'épaule gauche du bûcheron et garde forestier Koller, qui rentrait chez lui avec son sac à dos et son râteau après sa journée de travail et passait devant la chaux, et que Konrad avait pris pour un cambrioleur ; il a ensuite été condamné à neuf mois et demi de prison ferme. À cette occasion, une quinzaine de condamnations antérieures de Konrad, pour la plupart pour ce qu'on appelle des insultes à l'honneur et des blessures corporelles légères ou graves, ont été révélées, rapporte le Laska. Konrad a purgé sa peine au tribunal de Wels, où il est toujours incarcéré..."


"Korrektur" (1975, Corrections)

Ce quatrième roman après "Gel" (Frost, 1963), "Perturbation" et "La Plâtrière" (Das Kalkwerk, 1970) marque l'apogée de la construction et de l'écriture bernhardiennes tout en représentant, paradoxalement, un échec revendiqué. La construction en miroir est ici beaucoup plus rigoureuse qu'auparavant. Le roman s'organise en deux parties, cette fois presque parfaitement égales, dont les titres désignent un lieu ("La Mansarde de Höller") et une activité ("Trier et mettre en ordre"), deux parties distinctes mais complémentaires. 

L'essence du roman est à rechercher dans la tension entre la complexité de la pensée humaine et le désir d'une simplicité ou d'une vérité ultime via la trajectoire du personnage principal, une trajectoire qui va s'avérer tragique et échouer à trouver le sens ultime de sa vie malgré une quête incessante...

 

"DIE HÖLLERSCHE DACHKAMMER 

Nach einer anfänglich leichten, durch Verschleppung und Verschlampung aber plötzlich zu einer schweren gewordenen Lungenentzündung, die meinen ganzen Körper in Mitleidenschaft gezogen und die mich nicht weniger als drei Monate in dem bei meinem Heimatort gelegenen, auf dem Gebiete der sogenannten Inneren Krankheiten berühmten Welser Spital festgehalten hatte, war ich, nicht Erde Oktober, wie mir von den Ärzten angeraten, sondern schon Anfang/Oktober, wie ich unbedingt wollte und in sogenannter Eigenverantwortung, einer Einladung des sogenannten Tierpräparators Höller im Aurachtal Folge leistend, gleich in das Aurachtal und in das Höllerhaus, ohne Umweg nach Stocket zu meinen Eltern, gleich in die sogenannte höllersche Dachkammer, um den mir nach dem Selbstmord meines Freundes. Roithamer, der auch mit dem Tierpräparator Höller befreundet gewesen war, durch eine sogenannte letztwillige Verfügung zugefallenen, aus Tausenden von Roithamer beschriebenen Zetteln, aber auch aus dem umfangreichen Manuskript mit dem Titel Über Altensam und alles, das mit Altensam zusammenhängt, unter besonderer Berücksichtigung des Kegels, zusammengesetzten Nachlaß zu sichten, möglicherweise auch gleich zu ordnen. 

 

LA CHAMBRE SOUS LES TOITS CHEZ HÖLLER

Après une pneumonie d’abord légère, mais devenue soudain grave à force de négligence et de laisser-aller, qui avait affecté tout mon corps et m’avait retenu pas moins de trois mois à l’hôpital de Wels – réputé dans le domaine des maladies dites internes et situé près de ma ville natale –, je m’étais rendu, non pas à la fin octobre comme me l’avaient conseillé les médecins, mais dès le début du mois, comme je le voulais absolument et en assumant ce qu’on appelle la « responsabilité personnelle », à une invitation du soi-disant taxidermiste Höller, dans la vallée de l’Aurach. J’avais gagné directement la maison Höller, sans faire un détour par Stocket chez mes parents, et m’étais installé dans la fameuse chambre sous les toits chez Höller, afin d’examiner – voire peut-être de classer sans tarder – l’héritage qui m’était échu après le suicide de mon ami Roithamer (qui avait également été lié au taxidermiste Höller) par une sorte de disposition testamentaire : un ensemble composé de milliers de notes rédigées par Roithamer, mais aussi d’un volumineux manuscrit intitulé Sur Altensam et tout ce qui a trait à Altensam, avec une attention particulière pour le cône ...

 

Dans la première partie, intitulée "La mansarde de Höller", un narrateur anonyme s’installe dans le grenier de son ami Höller, un taxidermiste, situé dans une gorge reculée d’Autriche. Ce lieu servait auparavant de refuge à Roithamer, un scientifique autrichien ayant enseigné à Cambridge, qui y a conçu un projet monumental : la construction d’un cône (maison) parfait au centre géographique de la forêt de Kobernausser, destiné à sa sœur bien-aimée. Cependant, celle-ci meurt peu après avoir emménagé dans cette habitation, et Roithamer se suicide.

 

 La seconde partie ne porte pas de titre explicite dans l'édition originale allemande (Suhrkamp, 1975), son contenu tourne entièrement autour du triage, de l'organisation et de l'analyse compulsive des manuscrits de Roithamer. Un examen méthodique et obsessionnel des milliers de notes de Roithamer qui prend forme de "triage narratif" où le narrateur s'immerge dans les fragments textuels. Au fil de cette lecture, la voix de Roithamer prend progressivement le dessus, absorbant celle du narrateur. Ces écrits révèlent une introspection obsessionnelle, marquée par des milliers de corrections, reflétant une quête impossible de perfection et une spirale vers l’autodestruction ....

 

Roithamer incarne l’archétype du génie torturé, dont la quête de perfection le mène à l’isolement et à la folie. Son projet du cône, symbole de pureté géométrique, devient une obsession dévorante, Roithamer va jusqu'à se perdre dans ses propres notes. Le texte devient un palimpseste de versions contradictoires, comme un miroir brisé (la critique Sigrid Löffler a décrit cela comme une « Selbstspiegelung des Erzählens », auto-réflexion du récit).  Cette quête est marquée par une série infinie de corrections, tant dans la construction physique du cône que dans ses écrits, illustrant une incapacité à atteindre une vérité ou une forme définitive. Cette obsession le conduit à l’aliénation et, finalement, au suicide, présenté comme l’ultime "correction" de sa vie...

 

La critique violente de l'Autriche, de la famille et des conventions sociales imprègne "Korrektur", bien qu'elle soit souvent indirecte, noyée dans les monologues obsessionnels de Roithamer ou les commentaires du narrateur. Au détour des notes sur son enfance, Altensam (le domaine familial) est décrit comme un lieu de mort intellectuelle, où toute originalité est écrasée par les traditions. Sa mère était l’incarnation de tout ce qui était figé, elle était Altensam, et Altensam était la maladie autrichienne qui étouffait toute pensée. Altensam n’était pas une maison, mais une prison pour l’âme. Chaque pierre suintait la bêtise de mes ancêtres...

 

"... Alle in ihren Zimmern zurückgezogen auf das Nachtmahl wartend, welches immer Anlaß gewesen ist für alle möglichen Beschuldigungen gegenseitig, als ob sich zu diesen Nachtmählern entlade, was sich zweiundzwanzig Stunden aufgespeichert hatte an Haß, Abneigung, doppeltem Haß, doppelter Abneigung, so Roithamer. Zuerst dieSchweigsamkeit (aber eine andere, als im Höllerhaus), dann die Anschuldigungen, die Höflichkeit, dann die Verdächtigungen, der offene Haß gegen alles, so Roithamer. Die Eferdingerin, die sich immer mehrere Anschuldigungen vorgenommen hat, Verdächtigungen gegen mich und meine Schwester vor allem, gegen meinen Vater, der in letzter Zeit seine Mahlzeit immer teilnahmslos, nur auf die Tischplatte onzentriert, eingenommen, sich an dem ganzen mittäglichen Wörterunrat gar nicht mehr beteiligt hat, sc Roithamer. Dann handelten sie alle aus ihrem Kopfinhalt heraus rücksichtslos zuschlagend, gemein, infam. Die Vorspeise sozusagen als Vorbereitung auf die Anschuldigungen, die Hauptspeise Entladung des Wortgewitters, so Roithamer. Gefühls- und Geistesverletzungen, so Roithamer. Seelenverstümmelung, Gehirnzertrümmerung, so Roithamer. Daß alles das die Vorstellungskraft des Nichtbeteiligten bei weitem überstei- gen konnte jeden Tag mit einer Regelmäßigkeit, erschreckend, so Roithamer. Waren Gäste zu Besuch, war die Beherrschung nicht länger als eine Stunde zurückzuhalten, dann genierten wir uns auch vor diesen Gästen nicht mehr, also immer weniger Gäste in Altensam, so Roithamer. Schon in frühester Kindheit das Alleinsein gesucht, abgeschlossen in sich selbst, ist mir die Kindheit immer nur eine neben den andern gewesen. Mit, aber neben den Eltern und Geschwistern, allein, mit, aber neben den Andern in die Schule, mit, aber neben den Andern Studien, Wissenschaft, Verwirklichung, Vollendung, Zerstörung, Vernichtung. In jedem Fall und in jeder Sache in dieser Reihenfolge, so Roithamer. Nur die kürzeste Zeit unter (und mit) Menschen, die Eigenschaft, mich im Augenblick der Annäherung schon wieder entfernend, weggehend (von), schon während der Annäherung an Menschen, so Roithamer...

 

"Tous retirés dans leurs chambres, attendant le repas du soir, qui a toujours été l’occasion de toutes sortes d’accusations mutuelles, comme si ces dîners libéraient tout ce qui s’était accumulé en vingt-deux heures de haine, de dégoût, de double haine, de double dégoût, disait Roithamer. D’abord le silence (mais un silence différent de celui de la maison Höller), puis les accusations, la politesse, puis les soupçons, la haine ouverte contre tout, disait Roithamer. La femme d’Eferding, qui avait toujours préparé à l’avance plusieurs reproches, des insinuations surtout contre moi et ma sœur, contre mon père, qui ces derniers temps mangeait sans rien dire, les yeux fixés sur la nappe, sans plus participer au déluge de paroles vides de midi, disait Roithamer. Puis ils agissaient tous selon le contenu de leur tête, frappant sans retenue, méchants, infâmes. L’entrée, pour ainsi dire, comme prélude aux accusations, le plat principal étant la décharge de l’orage de mots, disait Roithamer. Blessures des sentiments et de l’esprit, disait Roithamer. Mutilation de l’âme, éclatement du cerveau, disait Roithamer. Tout cela dépassait de loin l’imagination de qui n’y était pas mêlé, chaque jour avec une régularité effrayante, disait Roithamer. Quand il y avait des invités, la maîtrise de soi ne durait pas plus d’une heure, ensuite nous ne nous gênions plus devant eux, si bien qu’il y avait de moins en moins d’invités à Altensam, disait Roithamer. Dès la plus tendre enfance, j’ai recherché la solitude, enfermé en moi-même, mon enfance n’a toujours été qu’une existence à côté des autres. Avec, mais à côté des parents et des frères et sœurs, seul ; avec, mais à côté des autres à l’école ; avec, mais à côté des autres dans les études, la science, la réalisation, l’accomplissement, la destruction, l’anéantissement. Dans tous les cas et en toute chose, dans cet ordre, disait Roithamer. Seulement le temps le plus court parmi (et avec) les gens, cette faculté de m’éloigner, de partir (de) dès l’instant du rapprochement, déjà pendant l’approche des gens, disait Roithamer."

 

Le roman évoque également les limites du langage et la difficulté de communiquer une vérité absolue. Les corrections incessantes de Roithamer reflètent une méfiance envers le langage, perçu comme un outil imparfait et trompeur. Cette méfiance conduit à une fragmentation du discours et à une remise en question constante de la réalité, soulignant l’impossibilité de saisir le monde de manière objective. Une fois de plus, Bernhard adopte une prose dense et sans paragraphes, composée de phrases longues et sinueuses, créant un flux ininterrompu de pensée. Cette structure reflète l’état mental des personnages, en particulier l’obsession et la confusion de Roithamer...

"Das Ende ist kein Vorgang. Lichtung." (La fin n’est pas un processus. Clairière), dernière phrase du roman d'une concision frappante, et qui tranche avec la densité et la complexité stylistique du texte qui l'a précédé. Elle marque l'aboutissement de la quête obsessionnelle de Roithamer, le protagoniste, pour atteindre une perfection absolue à travers son projet architectural et ses innombrables corrections, et l’impossibilité d’atteindre une correction finale, soit une vérité absolue. Tant l'idéal perfectionniste que l'illusion rationaliste s'avèrent intrinsèquement destructrices ...


"Wittgensteins Neffe" (1982, Le Neveu de Wittgenstein") 

Un double portrait, dans un monologue fiévreux (phrases longues, répétitives, sans chapitres), celui de Paul Wittgenstein, neveu excentrique et autodestructeur du célèbre philosophe, et celui de Thomas Bernhard lui-même, alors hospitalisé pour une tuberculose pulmonaire.

Paul est un riche héritier, mélomane, qui sombre dans la folie et est interné dans un hôpital psychiatrique. Thomas, atteint d’une tuberculose grave, est soigné dans un sanatorium voisin. Ils se rencontrent dans les cafés viennois, unis par leur amour de la musique et leur mépris de la bourgeoisie autrichienne. Malgré leurs différences (Paul est riche, Thomas vient de la misère), ils partagent une même lucidité désespérée. 

Paul dépense sa fortune dans des folies (voitures de luxe, séjours en clinique), puis meurt seul et ruiné. Bernhard survit, mais restera hanté par cette figure tragique. Considéré comme un chef-d’œuvre, c'est un des textes les plus personnels de Bernhard...

 

"En mille neuf cent soixante-sept, au pavillon Hermann de la Baumgartnerhöhe, une des infatigables religieuses qui y faisaient office d’infirmières a posé sur mon lit ma Perturbation, qui venait de paraître, et que j’avais écrite un an plus tôt à Bruxelles, 60 rue de la Croix, mais je n’ai pas eu la force de prendre le livre dans mes mains, parce que je venais, quelques minutes auparavant, de me réveiller d’une anesthésie générale de plusieurs heures où m’avaient plongé ces mêmes médecins qui m’avaient incisé le cou pour pouvoir m’extraire du thorax une tumeur grosse comme le poing. Je me rappelle, c’était pendant la guerre des Six Jours, et, à la suite du traitement intensif à la cortisone auquel on m’avait soumis, ma face de lune se développait comme les médecins le souhaitaient ; pendant la visite, ils commentaient cette face de lune dans leur style facétieux qui me forçait à rire, moi qui, à leur propre dire, n’avais plus que quelques semaines, au mieux quelques mois, à vivre. 

Au pavillon Hermann, il n’y avait au rez-de-chaussée que sept chambres, et, dans ces chambres, treize ou quatorze patients qui n’avaient rien d’autre à attendre que la mort. Dans leur robe de chambre de l’établissement, ils trainaient d’un pas mal assuré dans le couloir, et, un beau jour, ils disparaissaient pour toujours. Une fois par semaine, le célèbre professeur Salzer, l’as de la chirurgie des poumons, faisait irruption au pavillon Hermann, toujours en gants blancs et avec une allure qui inspirait terriblement le respect, et cet homme très grand et très élégant était escorté presque en silence jusqu’à la salle d’opération par un essaim affairé de sœurs infirmières. 

Ce fameux professeur Salzer, par qui les patients de première classe se faisaient opérer, parce qu’ils misaient sur sa célébrité (moi-même je m’étais fait opérer par le médecin chef du service, un fils de paysan trapu, originaire du Waldviertel), était un oncle de mon ami Paul, également neveu du philosophe dont tout le monde savant, et, plus encore, tout le monde faussement savant, connaît maintenant le Tractatus logico-philosophicus, et, juste pendant que je séjournais au pavillon Hermann, mon ami Paul séjournait, à quelque deux cents mètres de là, au pavillon Ludwig, qui, il est vrai, ne faisait pas, comme le pavillon Hermann, partie du service de pneumo-phtisiologie, et donc de ce qu’on appelle la Baumgartnerhöhe, mais de l’hôpital psychiatrique du Steinhof. 

La colline du Wilhelminenberg, qui s’étend sur des kilomètres carrés dans l’ouest de Vienne, et, depuis des dizaines d’années, est divisée en deux parties, une réservée aux malades du poumon, appelée pour abréger Baumgartnerhöhe, l’autre réservée aux malades mentaux et que le monde extérieur connaît sous le nom de Steinhof (la plus petite donc connue sous le nom de Baumgartnerhöhe et la plus grande sous celui de Steinhof) : dans les deux secteurs, les pavillons sont désignés par des prénoms masculins. Il était déjà assez grotesque en soi que mon ami Paul Wittgenstein soit justement au pavillon Ludwig. Chaque fois que je voyais le professeur Salzer, qui filait droit vers la salle d’opération, sans un regard à droite ou à gauche, je me disais que mon ami Paul appelait son oncle tantôt un génie, tantôt un assassin, et, en voyant le professeur entrer dans la salle d’opération ou en ressortir, je me demandais : est-ce un génie qui entre ou un assassin, est-ce un assassin qui sort, ou un génie ? Cette sommité médicale exerçait sur moi une forte fascination. 

Avant même mon séjour au pavillon Hermann, qui maintenant encore est spécialisé dans la chirurgie des poumons, et surtout dans la chirurgie dite des cancers du poumon, j’avais déjà vu de nombreux médecins, et, parce que c’est une habitude que j’avais prise à la longue, j’avais aussi étudié tous ces médecins, mais le professeur Salzer, dès le moment où je l’ai vu pour la première fois, avait rejeté dans l’ombre tous les autres médecins. Sa supériorité à tous égards me restait absolument impénétrable. Pour moi, il était à la fois celui que je ne pouvais m’empêcher d’admirer quand je l’observais, et ce que rapportait la rumeur. Le professeur Salzer, à ce que disait aussi mon ami Paul, aurait, pendant des années, fait des miracles, des patients sans la moindre chance auraient survécu pendant des dizaines d’années à des opérations de Salzer, mais d’autres, à ce que mon ami Paul ne cessait de répéter, seraient morts, à la suite d’un changement météorologique brusque et imprévu, sous son bistouri devenu nerveux. Quoi qu’il en soit, je n’avais pas voulu être opéré par le professeur Salzer, qui était effectivement une sommité mondiale et, en plus, un oncle de mon ami Paul, justement parce qu’il exerçait sur moi une aussi monstrueuse fascination, et aussi parce que son énorme notoriété m’inspirait une insurmontable frayeur qui, s’ajoutant à ce que mon ami Paul m’avait rapporté sur son oncle Salzer, m’avait fait trancher en faveur du brave médecin chef du Waldviertel, et contre la sommité des beaux quartiers. 

En outre, pendant les premières semaines de mon séjour au pavillon Hermann, j’avais pu constater jour après jour que les patients qui ne survivaient pas aux opérations étaient précisément ceux que le professeur avait opérés, peut-être une période de poisse de la sommité mondiale, dont, forcément, j’ai tout à coup pris peur, et pendant laquelle je me suis prononcé en faveur du médecin chef du Waldviertel, ce qui, je m’en rends compte maintenant, a sûrement été un choix heureux. Mais ce genre de spéculation ne mène à rien. Alors que je voyais moi-même le professeur Salzer au moins une fois par semaine, ne serait-ce que par la porte entrebâillée, mon ami Paul, dont, après tout, le professeur Salzer était l’oncle, ne l’a pas vu une seule fois pendant les nombreux mois qu’il a passés au pavillon Ludwig, alors que, je le sais, le professeur Salzer n’ignorait pas que son neveu était hospitalisé au pavillon Ludwig ..."

(traduction Gallimard)


"Die Ursache. . Eine Andeutung" (1975, L'Origine) 

Premier volet de l'autobiographie en cinq volumes de Bernhard. Enfance et éducation sous le nazisme et le catholicisme ..

"L'Origine" retrace l'enfance et l'adolescence tourmentées de Bernhard, en se concentrant sur son passage dans un pensionnat nazi à Salzbourg (le Johanneum), puis dans un lycée catholique strict après la guerre. Bernhard décrit un système scolaire violent, humiliant, marqué par le national-socialisme d'abord, puis par le catholicisme rigoriste. Évocation de ses fragilités pulmonaires (prémices de la tuberculose qui faillit l'emporter). La haine de Salzbourg, ville symbole d'étouffement, d'hypocrisie et de conformisme. Premières échappatoires par la musique et la littérature...

 

"La ville est peuplée de deux catégories de gens : les faiseurs d’affaires et leurs victimes.

Pour celui qui y fait ses études, elle n’est très souvent vivable que de façon douloureuse, mortellement sournoise et qui, avec le temps, perturbe, dérange, disloque, détruit toute nature. D’une part, les conditions météorologiques extrêmes, continuellement irritantes et énervantes pour l’être humain qui y vit, ne cessent jamais, dans tous les cas, de ruiner sa santé ; d’autre part, l’architecture salzbourgeoise produit dans ces conditions météorologiques des effets de plus en plus dévastateurs sur la disposition mentale de ces êtres. Le climat préalpin, qu’ils le sachent ou non, est toujours nocif pour ces êtres pitoyables : il pèse en conséquence sur l’esprit, le corps et tout le caractère de ces gens qui sont, bien entendu, complétement esclaves de ces conditions naturelles. Ce climat préalpin produit sans cesse avec une incroyable brutalité ces habitants irritants, énervants, qui vous ruinent la santé, vous humilient, vous outragent. Ils n’ont pas d’autres dons qu’une grande bassesse, une grande abjection. Tout cela réuni engendre sans cesse ces Salzbourgeois de naissance ou venus d’ailleurs qui, entre les murs froids et humides de cette ville, aimée par avance mais haïe par expérience de l’écolier et étudiant que j’ai été il y a trente ans, ne suivent que leurs égoïsmes bornés, leurs absurdités, leurs stupidités, leur dureté en affaires et leurs humeurs noires.

Ils constituent une source de revenus inépuisables pour tous les médecins ou entrepreneurs de pompes funèbres possibles ou impossibles. Celui qui a grandi dans cette ville selon le désir de ceux qui possèdent sur lui un droit d’éducation mais contre sa volonté et qui, depuis sa plus  tendre enfance, intellectuellement et affectivement a été disposé autant qu’on puisse l’être en faveur de cette ville, est enfermé d’une part dans sa célébrité mondiale, comme dans un procès à grand spectacle, dans une machine perverse qui ne produit que beauté mensongère, que mystification, que de l’argent réel et factice, d’autre part, dénué de ressources, de toute assistance, de tous cotés à découvert, il est enfermé dans son enfance et sa jeunesse comme dans une forteresse d’angoisse, de terreur ..."

 

"Der Keller. Eine Entziehung" (1976, La Cave)

Adolescence, fuite du lycée et vie précaire. - Bernhard montre comment il échappe à l’emprise familiale et sociale.

 

"Der Atem. Eine Entscheidung" (1978, Le Souffle) 

Hospitalisation pour tuberculose, entre vie et mort. - Rencontre avec un médecin qui l’encourage à écrire (naissance de sa vocation). Texte le plus introspectif, presque mystique.

 

"Die Kälte. Eine Isolation" (1981, Le Froid)

Convalescence dans un sanatorium. - Période de transition où Bernhard se reconstruit par la lecture et l’écriture.

 

"Ein Kind" (1982, Un Enfant)

Retour sur sa petite enfance et ses traumatismes familiaux. Évocation de son grand-père, l’écrivain Johannes Freumbichler. L’enfant devient l’écrivain qui se venge par les mots.

 


"Auslöschung : ein Zerfall" (1986, Extinction) 

Un pamphlet violent contre l’Autriche, considéré comme son chef-d’œuvre, et dernier roman de Thomas Bernhard.

Un monologue intérieur ininterrompu de  Franz-Josef Murau, professeur de littérature allemande vivant en exil à Rome, sur la famille, l'Autriche, les stigmates du nazisme et l'impossibilité d'échapper à l'héritage culturel.

Ce texte de plus de 650 pages, sans paragraphes ni chapitres, est structuré en deux parties : "Das Telegramm" (Le Télégramme) et "Das Testament" (Le Testament).  

Franz-Joseph Murau est un intellectuel autrichien vivant à Rome, entouré de ses amis et de son élève Gambetti et ayant fui l'Autriche et sa famille dans ce "paradis infini" de la littérature et des arts.

Le récit débute lorsque Murau reçoit un télégramme l'informant que ses parents et son frère aîné ont succombé dans un accident de voiture, faisant de lui l'héritier du domaine familial de Wolfsegg. Alors qu'il se prépare à se rendre aux funérailles, il médite sur sa famille, la haine qu'il ressent envers elle, et son absence de remords face à sa disparition prématurée. Il se remémore également son oncle Georg, seul membre de la famille qu'il respectait, et qui l'avait encouragé dans sa quête intellectuelle...

"Das Telegramm 

Nach der Unterredung mit meinem Schüler Gambetti, mit welchem ich mich am Neunundzwanzigsten auf dem Pincio getroffen habe, schreibt Murau, Franz Josef, um die Mai-Termine für den Unterricht zu vereinbaren und von dessen hoher Intelligenz ich auch jetzt nach meiner Rückkehr aus Wolfsegg über rascht, ja in einer derart erfrischenden Weise begeistert gewesen bin, daß ich ganz gegen meine Gewohnheit, gleich durch die Via Condotti auf die Piazza Minerva zu gehen, auch in dem Gedanken, tatsächlich schon lange in Rom und nicht mehr in Österreich zuhause zu sein, in eine zunehmend heitere Stimmung versetzt, über die Flaminia und die Piazza del Popolo, den ganzen Corso entlang in meine Wohnung gegangen bin, erhielt ich gegen zwei Uhr mittag das Telegramm, in welchem mir der Tod meiner Eltern und meines Bruders Johannes mitgeteilt wurde. Eltern und Johannes tödlich verunglückt. Caecilia, Amal ia. Das Telegramm in Händen, trat ich ruhig und mit klarem Kopf an das Fenster meines Arbeitszimmers und schaute auf die vollkommen menschenleere Piazza Minerva hinunter. Ich hatte Gambetti fünf Bücher gegeben, von welchen ich überzeugt gewesen bin, daß sie ihm für die nächsten Wochen nützlich und notwendig sein werden, und ihm aufgetragen, diese fünf Bücher auf das aufmerksamste und mit der in seinem Falle gebotenen Langsamkeit zu studieren: Siebenkäs von Jean Paul, Der Prozeß von Franz Kafka, Amras von Thomas Bernhard, Die Portugiesin von Musil, Esch oder Die Anarchie von Broch und dachte jetzt, nachdem ich das Fenster geöffnet hatte, um besser atmen zu können, daß meine Entscheidung richtig gewesen war, Gambetti gerade diese fünf Bücher zu geben und keine andern, weil sie im Laufe unseres Unterrichts ihm immer wichtiger sein werden, daß ich ganz unauf fällig die Andeutung gemacht habe, mich das nächste Mal mit ihm über die Wahlverwandtschaften und nicht über Die Welt als Wille und Vorstellung auseinanderzusetzen. Mit Gambetti zu sprechen, war mir auch an diesem Tag wieder ein großes Vergnügen gewesen nach den mühevollen, schwerfälligen, nur auf die all täglichen ganz und gar privaten und primitiven Bedürfnisse beschränkten Unterhaltungen mit der Familie in Wolfsegg. Die deutschen Wörter hängen wie Bleigewichte an der deutschen Sprache, sagte ich zu Gambetti, und drücken in jedem Fall den Geist auf eine diesem Geist schädliche Ebene. Das deutsche Denken wie das deutsche Sprechen erlahmen sehr schnell unter der menschenunwürdigen Last seiner Sprache, die alles Gedachte, noch bevor es überhaupt ausgesprochen wird, unterdrückt; unter der deutschen Sprache habe sich das deutsche Denken nur schwer entwickeln und niemals zur Gänze entfalten können im Gegensatz zum romanischen Denken unter den romanischen Sprachen, wie die Geschichte der jahrhundertelangen Bemühungen der Deutschen beweise. 

 

« Après l’entretien avec mon élève Gambetti, avec lequel je m’étais retrouvé le vingt-neuf sur le Pincio, écrit Murau, Franz Josef, pour convenir des dates de cours en mai et dont la haute intelligence m’a une fois de plus, depuis mon retour de Wolfsegg, stupéfié, oui, enthousiasmé d’une manière si rafraîchissante que, contrairement à mon habitude, au lieu de prendre directement la Via Condotti pour me rendre sur la Piazza Minerva, et avec la pensée d’être en réalité depuis longtemps chez moi à Rome et non plus en Autriche, dans une humeur de plus en plus sereine, je suis passé par la Flaminia et la Piazza del Popolo, puis j’ai remonté tout le Corso pour rentrer chez moi, j’ai reçu vers deux heures de l’après-midi le télégramme m’annonçant la mort de mes parents et de mon frère Johannes. Parents et Johannes morts dans un accident. Caecilia, Amalia. Le télégramme en main, je me suis approché calmement, l’esprit clair, de la fenêtre de mon bureau et j’ai regardé en bas, sur la Piazza Minerva, complètement déserte. J’avais donné cinq livres à Gambetti, dont j’étais convaincu qu’ils lui seraient utiles et nécessaires pour les prochaines semaines, et lui avais ordonné d’étudier ces cinq livres avec la plus grande attention et avec la lenteur requise dans son cas : Siebenkäs de Jean Paul, Le Procès de Franz Kafka, Amras de Thomas Bernhard, La Portugaise de Musil, Esch ou l’Anarchie de Broch. Et maintenant, après avoir ouvert la fenêtre pour mieux respirer, je pensais que ma décision avait été la bonne, de donner précisément ces cinq livres à Gambetti et pas d’autres, car ils deviendraient de plus en plus importants pour lui au fil de nos leçons, que j’avais fait, très discrètement, l’allusion que la prochaine fois, nous discuterions des Affinités électives et non pas du Monde comme volonté et comme représentation. Parler avec Gambetti avait été, ce jour-là encore, un grand plaisir pour moi, après les conversations laborieuses, pesantes, limitées aux besoins quotidiens, purement privés et primitifs de la famille à Wolfsegg. Les mots allemands pendent comme des poids de plomb à la langue allemande, dis-je à Gambetti, et rabaissent inévitablement l’esprit vers un niveau qui lui est nuisible. La pensée allemande, comme la parole allemande, s’épuise très vite sous le poids inhumain de sa langue, qui étouffe toute pensée avant même qu’elle ne soit exprimée ; sous la langue allemande, la pensée allemande n’a pu se développer qu’avec difficulté et ne s’est jamais pleinement épanouie, contrairement à la pensée romane sous les langues romanes, comme en témoigne l’histoire des efforts séculaires des Allemands. »

 

La seconde moitié du roman se déroule à Wolfsegg, où Murau est forcé de confronter le poids de l'histoire individuelle à celui de l'histoire collective. Il y retrouve ses sœurs et les notables locaux, dont certains anciens nazis. Murau se retrouve ainsi confronté à l'hypocrisie et à la superficialité des rites funéraires, qu'il perçoit comme une mise en scène théâtrale. Il décide finalement de léguer le domaine de Wolfsegg à la communauté juive de Vienne, en guise de rupture définitive avec son passé familial et national. Grandiloquent mais jamais bien-pensant, Murau est conscient à tout instant de ses échecs, et ses tirades amères ne tombent jamais dans le moralisme facile. ..

 

"Das Testament 

Meine Ankunft in Wolfsegg war die unauffällige gewesen, die überraschende, die sie mir nie verziehen haben, indem ich nicht gleich zu ihnen hinauf gefahren, sondern zuerst einmal im Ort ausgestiegen bin an der Stelle, auf welcher ich mir sicher gewesen war, völlig unbeobachtet zu sein; am Ortseingang, wo die Hauptstraße abzweigt zu den Bergwerken, in der Nähe der Schule, neben der sogenannten Mariensäule, bat ich den Chauffeur, stehenzubleiben, mich aussteigen zu lassen und es war mir möglich gewesen, über den ganzen Dorfplatz zu gehen, ohne einen Menschen zu treffen; als ob sich alle in ihre Häuser und Behausungen zurückgezogen hätten, war es mir vorgekommen, wie wenn sie sich nicht zeigen wollten jetzt, da meine Eltern, wie ich angenommen hatte, in Wolfsegg oben aufgebahrt sind mit meinem Bruder, als trauerte tatsächlich der ganze Ort, hatte ich gedacht, ohne zu bedenken, daß auch an ganz gewöhnlichen Wochentagen um die Mittagszeit der Ort leer ist. Ich hatte unter keinen Umständen nach Wolfsegg hinauffahren wollen, der Chauffeur hatte mich natürlich erkannt, schon auf der Bahnstation, schon in Attnang-Puchheim, wo ich den Zug verlassen und gleich über die Bahnsteigezum Taxi gegangen war, war mir vorgekommen, daß die Leute mich erkennen, ich habe mich ihren Blicken aber durch raschere Schritte als sonst, entzogen und bin gleich auf das Taxi zugegangen und habe gesagt, ich wolle so schnell wie möglich nach Wolfsegg. Während der Fahrt hatte ich aber nicht an Wolfsegg, auf das ich zufuhr, gedacht, sondern an Rom, das ich in der Frühe verlassen hatte, nur widerwillig fährst du diese Straße nach Wolfsegg hinauf, hatte ich gedacht, nur widerwillig bist du hier, die ganze Zeit, während ich doch in dem Taxi durch eine der schönsten Gegenden überhaupt fuhr, vom Voralpenland weg an den Hausruck, welcher für mich doch immer die angenehmste und die beruhigendste Landschaft gewesen ist, vielleicht sogar auch die schönste von allen, wenn ich sie jemals ohne die Meinigen und Wolfsegg hätte betrachten können. Ich fuhr im Grunde durch meine Lieblingslandschaft, durch die dichten Waldungen nahe Kien und Stocket auf Ottnang zu. Diese Menschen, sagte ich mir auf der Fahrt, hast du ja immer geliebt, die einfachen, die einfachsten, die Bauern und Bergleute, die Handwerker, die Gastwirtefamilien im Gegensatz zu den Deinigen in Wolfsegg oben, die dir immer entsetzlich gewesen sind schon als Kind, und ich fragte mich auf der Fahrt, warum ich die einen, die sogenannten unteren, weil sie in der unteren Landschaft leben zum Unterschied von den Meinigen in der oberen, immer geliebt habe, die andern nicht, die einen unteren, immer geachtet habe zum Unterschied von den Meinigen oben, die ich im Grunde immer verachtet, wenn nicht gar immer gehaßt habe, bei den einen, unteren hast du dich zeitlebens wohl gefühlt, bei den andern, den Meinigen, oberen, immer entsetzlich, bei den einen unteren zuhause, bei den Meinigen oberen, niemals, um diesen Gedanken aber nicht weiter voranzutreiben. Ich sah, wie schön die Landschaft ist, durch welche ich fuhr und dachte, wie gern ich die Menschen habe, die in ihr leben, vor allem die Bergleute, sagte ich mir, hast du immer gern gehabt, ihre Art und Weise, dir gegenüberzutreten und wie sie untereinander immer gewesen sind, schließlich bist du mit ihnen auch aufgewachsen, sagte ich mir, du bist mit ihnen in die Schule gegangen, du hast mit ihnen Jahrzehnte geteilt. 

 

Le Testament

Mon arrivée à Wolfsegg avait été discrète, inattendue, ce qu’ils ne m’ont jamais pardonné, puisque je n’étais pas monté directement les rejoindre, mais étais d’abord descendu dans le village, à l’endroit où j’étais sûr de n’être vu par personne ; à l’entrée du village, là où la route principale bifurque vers les mines, près de l’école, à côté de la colonne de la Vierge, j’avais demandé au chauffeur de s’arrêter, de me laisser descendre, et il m’avait été possible de traverser toute la place du village sans croiser âme qui vive ; comme si tout le monde s’était retiré dans ses maisons et ses logis, j’avais eu l’impression qu’ils ne voulaient pas se montrer maintenant que mes parents, comme je le supposais, étaient exposés là-haut à Wolfsegg avec mon frère, comme si tout le village était réellement en deuil, avais-je pensé, sans songer qu’en plein milieu de la semaine, à l’heure du déjeuner, le village est toujours désert.

Je n’avais sous aucun prétexte voulu monter directement à Wolfsegg. Le chauffeur m’avait bien sûr reconnu, déjà à la gare, déjà à Attnang-Puchheim, où j’avais quitté le train et m’étais aussitôt dirigé vers le taxi. J’avais eu l’impression que les gens me reconnaissaient, mais j’avais échappé à leurs regards en marchant plus vite que d’habitude et j’étais monté directement dans le taxi en disant que je voulais aller à Wolfsegg le plus rapidement possible. Pourtant, pendant le trajet, je n’avais pas pensé à Wolfsegg, vers lequel je me dirigeais, mais à Rome, que j’avais quitté tôt ce matin. Ce n’est qu’à contrecœur que tu prends cette route vers Wolfsegg, avais-je pensé, ce n’est qu’à contrecœur que tu es ici, alors que je traversais en taxi l’une des plus belles régions qui soient, quittant le pied des Alpes pour le Hausruck, qui avait toujours été pour moi le paysage le plus agréable, le plus apaisant, peut-être même le plus beau de tous, si seulement j’avais pu le contempler sans les miens et sans Wolfsegg.

Au fond, je traversais mon paysage préféré, les forêts denses près de Kien et Stocket en direction d’Ottnang. Ces gens-là, me disais-je pendant le trajet, tu les as toujours aimés, les simples, les plus humbles, les paysans et les mineurs, les artisans, les familles d’aubergistes, par opposition aux tiens, là-haut à Wolfsegg, qui t’ont toujours terrifié, même enfant. Et je me demandais pendant le trajet pourquoi j’avais toujours aimé les uns, les soi-disant inférieurs parce qu’ils vivaient dans la partie basse du pays, par opposition aux miens dans la partie haute, alors que les autres, non. Pourquoi j’avais toujours respecté les uns, les inférieurs, alors que les miens, là-haut, je les avais au fond toujours méprisés, voire haïs. Chez les uns, les inférieurs, tu t’es toujours senti bien, chez les autres, les tiens, les supérieurs, toujours terrifié. Chez les uns, les inférieurs, chez toi, chez les tiens, les supérieurs, jamais. Mais pour ne pas pousser cette pensée plus loin, j’ai regardé la beauté du paysage que je traversais et j’ai pensé à quel point j’aimais les gens qui y vivaient. Surtout les mineurs, me suis-je dit, tu les as toujours aimés, leur manière d’être avec toi et entre eux. Après tout, tu as grandi avec eux, tu es allé à l’école avec eux, tu as partagé des décennies avec eux.

 

Da ich so mit diesen Gedanken, die Landschaft und ihre Bewohner betreffend, beschäftigt war, hatte ich, was mir aber erst, nachdem ich schon ausgestiegen war, zum Bewußtsein gekommen ist, die ganze Zeit nichts mit dem Fahrer gesprochen, der mir vom Sehen, wie gesagt wird, bekannt gewesen ist, aber ich habe nicht gewußt, wie er heißt und ihn auch nicht danach gefragt, während ich sonst immer alle Leute in der Gegend gleich zu Anfang frage, was für einen Namen sie tragen, wie sie heißen, eine Ange wohnheit, die mir mein Onkel Georg beigebracht hat, der große Menschenkenner, und, wie ich sagen muß, Menschenfreund. Niemand konnte so gut mit Menschen, vor allem mit den einfachen und ungekünstelten, umgehen, wie mein Onkel Georg. Von ihm allein habe ich erfahren, wie mit ihnen umgehen, wie mit ihnen sprechen, wie sich mit ihnen unterhalten, ein Gleichgewicht zwischen ihnen und meinesgleichen herzustellen, daß es für beide Teile das richtige ist. 

Mein Onkel Georg verstand sich mit den Einfachen am besten, er hatte sie geliebt, dasselbe kann ich ohne weiteres von mir selbst behaupten. Auf dem Dorfplatz war tatsächlich nicht ein einziges Lebewesen, selbst die sonst in der Mittagshitze auf ihm hockenden Katzen hatten sich verzogen, ich hatte also ungehindert, wie ich glaubte, tatsächlich unbeobachtet meinen Weg nach Wolfsegg hinaufgehen können.  

Die Wirtshäuser hatten die Vorhänge zugezogen, die Bäckerauslage war leer, der Fleischer hatte sein Rouleau heruntergelassen, es machte alles genau den traurigen Eindruck, der zu diesem Unglück, das uns betroffen hat, paßte. In Rom hatte ich noch zu Zacchi, den ich tatsächlich telefonisch in Palermo erreicht habe, gesagt, daß es mir nicht leicht falle, jetzt schon wieder nach Wolfsegg fahren zu müssen, drei Tage nach meiner Abreise schon wieder, hatte ich gesagt, gerade in einem solchen unstatthaften Tonfall, wie ich dachte, den ich mir jetzt nicht hätte erlauben dürfen vor allem einer Person wie Zacchi gegenüber, die mir ja nicht so nahe steht: wie beispielsweise Maria oder Gambetti und ich bereute es auf meinem Weg über den Dorfplatz, überhaupt mit Zacchi telefoniert zu haben, denn Zacchi war mir während des ganzen Telefonats ziemlich verständnislos, meine Lage betreffend, vorgekommen zum Unterschied von Maria, die mich ganz und gar verstanden hatte in jeder ihr gesagten Einzelheit, in allen meinen, wenn auch merkwürdigen Äußerungen, die aber doch, wie sie wahrscheinlich sofort gespürt hat, gerade die charakteristischen für mich gewesen sind, auch Gambetti hatte ich mehr gesagt, als notwendig und bin dabei auch gleich wieder in Anschuldigungen gegenüber den Meinigen verfallen, ohne sie gleich wieder aufheben zu können, ich hatte mich gleich ihm gegenüber in Anschuldigungen hineingeredet auf meine unbeherrschte Art und Weise, die ich selbst am meisten hasse, die ich mir aber nicht unterbinden kann, wenn sie verlangen, gesagt zu werden, ich fahre in die Hölle zurück, hatte ich zu Gambetti gesagt, noch morgen früh um fünf, entsetzlich hatte ich auch noch gesagt zu ihm und dabei nicht bedacht, beziehungsweise nicht darauf Rücksicht genommen, daß diese Bemerkungen vollkommen überflüssig und im Grunde gemein und wenigstens unstatthaft gewesen sind, unerhört den Meinigen gegenüber in einem Augenblick, in welchem sie wenigstens meinen Respekt hatten verlangen können, aber ich kann mich niemals verleugnen, ich muß mich geben, wie ich bin, wie ich angelegt worden bin eben von diesen meinen Eltern, habe ich mir auf dem Weg über den Dorfplatz gedacht.

(...)

Tandis que j’étais absorbé par ces pensées concernant le paysage et ses habitants, je n’avais pas échangé un seul mot avec le chauffeur — ce dont je ne me suis rendu compte qu’après être déjà descendu. Il m’était familier, comme on dit, de vue, mais je ne savais pas son nom et ne le lui avais pas demandé, alors que d’habitude, je demande toujours aux gens de la région, dès le début, quel nom ils portent, comment ils s’appellent. Une habitude que mon oncle Georg m’avait inculquée, lui qui était un fin connaisseur des hommes et, je dois le dire, un véritable ami des gens. Personne ne savait aussi bien s’y prendre avec les gens, surtout les plus simples et naturels, que mon oncle Georg. C’est de lui seul que j’ai appris comment les approcher, leur parler, converser avec eux, établir un équilibre entre eux et les gens de mon milieu, de sorte que ce soit juste pour les deux parties.

Mon oncle Georg s’entendait mieux que quiconque avec les humbles, il les aimait, et je peux en dire autant de moi-même sans hésiter. Sur la place du village, il n’y avait effectivement pas une seule créature vivante, même les chats, qui d’ordinaire s’y prélassent à l’heure de la sieste, s’étaient éclipsés. Je pouvais donc, croyais-je, monter vers Wolfsegg sans encombre, totalement inaperçu.

Les rideaux des auberges étaient tirés, la vitrine du boulanger était vide, le boucher avait baissé son store. Tout avait exactement cet air de tristesse qui convenait au malheur qui nous avait frappés. À Rome, j’avais encore dit à Zacchi — que j’avais effectivement réussi à joindre par téléphone à Palerme — qu’il ne m’était pas facile de devoir retourner à Wolfsegg si tôt, seulement trois jours après mon départ. Je l’avais dit sur un ton que je jugeais moi-même inadmissible, un ton que je n’aurais pas dû me permettre, surtout face à une personne comme Zacchi, qui ne m’est pas si proche — contrairement à Maria ou Gambetti. Et tandis que je traversais la place du village, je regrettais d’avoir téléphoné à Zacchi, car tout au long de la conversation, il m’avait semblé incompréhensif à l’égard de ma situation, contrairement à Maria, qui m’avait parfaitement saisi dans chaque détail que je lui avais confié, dans toutes mes déclarations, aussi étranges fussent-elles — mais qui, comme elle l’avait sans doute senti aussitôt, étaient justement les plus caractéristiques de moi.

À Gambetti aussi, j’en avais dit plus que nécessaire, et j’étais immédiatement retombé dans des accusations contre les miens, sans pouvoir les retirer. Je m’étais lancé dans des reproches à son égard, de manière incontrôlée, comme je le fais toujours — cette manière que je déteste plus que tout chez moi, mais que je ne peux réprimer quand elle exige de s’exprimer. Je retourne en enfer, avais-je dit à Gambetti, dès demain matin à cinq heures. J’avais même ajouté c’est horrible, sans réfléchir, ou plutôt sans prendre en compte que ces remarques étaient complètement superflues et, au fond, mesquines, en tout cas inconvenantes — scandaleuses envers les miens à un moment où ils auraient au moins pu exiger mon respect.

Mais je ne peux jamais me renier. Je dois être tel que je suis, tel que j’ai été façonné — précisément par ces parents qui sont les miens. C’est ce que je me suis dit en traversant la place du village....."


Un théâtre de la provocation : Bernhard a transforme la scène théâtrale en un tribunal où l’Autriche - et, par extension, l’humanité - est jugée pour son hypocrisie, sa lâcheté et son goût de l’auto-destruction.

Son théâtre est un cri contre l’oubli, servi par une langue aussi virtuose que meurtrière. Ses pièces ont souvent déclenché des scandales et son style a ouvert la voie à un théâtre politique et expérimental. Ses personnages, artistes ratés, intellectuels paranoïaques, ressassent les mêmes phrases, tournant en rond dans une logique autodestructrice (ex. Heldenplatz, Le Réformateur), ses pièces semblent ne jamais avancer, reflétant l’immobilisme d’une société malade (ex. Minetti, où un acteur répète inlassablement son Lear). La mort y rôde toujours, comme dans "Avant la retraite", où deux sœurs entretiennent le culte de leur frère SS....

 

"Ein Fest für Boris" (Une fête pour Boris, 1968)

Une aristocrate sadique organise une fête pour des handicapés physiques. Absurde et grotesque, critique de la charité hypocrite et de la cruauté humaine.

 

"Der Ignorant und der Wahnsinnige" (L’Ignorant et le Fou, 1972)

Un chanteur d’opéra capricieux et un médecin lors d’une représentation de Don Giovanni. Dénonciation de l’égoïsme artistique et de la folie ordinaire.

 

"Die Jagdgesellschaft" (La Partie de chasse, 1974)

 Des généraux discutent dans une forêt en guerre, tandis qu’un écrivain meurt de froid. Allégorie sur l’absurdité du pouvoir militaire et l’impuissance de l’art.

 

"Minetti. Ein Portrait des Künstlers als alter Mann" (Minetti. Portrait de l’artiste en vieil homme, 1976).

Un acteur vieillissant répète le Roi Lear dans un hôtel désert. Une méditation sur l’échec, la folie et la persistance de l’art.

 

"Immanuel Kant" (1978)

Un professeur obsessionnel tente de reconstituer un voyage de Kant en Lituanie. Parodie de l’intellectualisme et de la quête impossible de la vérité.

 

"Vor dem Ruhestand" (Avant la retraite, 1979)

Deux sœurs entretiennent le culte de leur frère, un ancien juge nazi. Noirceur absolue, critique de l’amnésie allemande post-nazie.

 

"Der Weltverbesserer" (Le Réformateur, 1979)

Un homme cloué au lit dicte ses théories délirantes pour "sauver le monde". Satire de l’utopisme et de la mégalomanie intellectuelle.

 

"Über allen Gipfeln ist Ruh" (Sur les cimes, tout est calme, 1981)

Un homme se suicide après une réunion familiale grotesque. Désespoir existentiel et critique de la famille comme prison.

 

"Ritter, Dene, Voss" (1984)

Trois sœurs s’occupent de leur frère philosophe, fraîchement sorti d’un asile. Inspiré de Wittgenstein, exploration de la folie et de la dépendance.

 

"Heldenplatz" (Place des Héros, 1988)

Une famille juive fuit l’Autriche en 1988, hantée par les cris de la foule nazie en 1938. Un scandale national, accusation de l’antisémitisme toujours vivace...


"Heldenplatz" (1988) de Thomas Bernhard est une pièce de théâtre majeure de la littérature autrichienne et européenne, connue pour sa critique acerbe de l’histoire, de la société et de la politique autrichiennes. 

La pièce est centrée sur les répercussions psychologiques et morales de l’Anschluss (l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie en 1938) et met en évidence le refus persistant de l'Autriche de reconnaître sa complicité avec le nazisme. Bernhard attaque l’hypocrisie d’une nation qui se présente comme une "victime" du nazisme tout en ayant activement participé à ses crimes. 

La pièce se déroule en trois actes, mêlant monologues et dialogues fragmentés, reflétant la dislocation de la société autrichienne. 

À travers les monologues des personnages (notamment le professeur Schuster, qui se suicide au début de la pièce), Bernhard dénonce l’antisémitisme toujours présent dans la société autrichienne des années 1980. La bourgeoisie viennoise est décrite comme une classe réactionnaire, nostalgique de l’Empire et complice du fascisme.

 

Un passage emblématique est le dialogue entre le Professeur Robert Schuster (mort avant le début de la pièce, mais dont la voix résonne encore) et sa femme Madame Schuster, qui hallucine en l’entendant parler.

(Acte 1, répliques de Madame Schuster et la Voix du Professeur)

MADAME SCHUSTER (hurlant) :

"Ils sont toujours là ! Ils crient ! Comme en 38 ! Ils crient Heil ! sur la Heldenplatz !… Vous ne les entendez pas ?… Moi, je les entends ! Toujours ! Toujours !"

LA VOIX DU PROFESSEUR (ironique, fantomatique) :

"Bien sûr qu’ils crient encore. Ils n’ont jamais arrêté. L’Autriche est un cirque, et les Autrichiens sont des clowns qui répètent la même représentation depuis cinquante ans… Heil ! Heil !… Comme c’est beau, l’Histoire qui se répète !"

MADAME SCHUSTER (pleurant) :

"Pourquoi sommes-nous revenus à Vienne ?… Vous aviez dit que tout était fini… que le passé était enterré…"

LA VOIX DU PROFESSEUR (ricanant) :

"Rien n’est jamais enterré ici. Les morts parlent plus fort que les vivants… Et les vivants ? Ils ferment les fenêtres pour ne pas entendre les cris, mais ils sourient en silence, parce qu’au fond, ils aiment ça."

 

La pièce a déclenché un immense scandale lors de sa création en 1988, quelques mois avant la mort de Bernhard...

Les politiques autrichiens (y compris le Parti social-démocrate au pouvoir) l’ont vivement critiquée, accusant l’auteur de salir la réputation du pays. Ce scandale a relancé le débat sur la mémoire collective et la responsabilité historique de l’Autriche, contribuant à une prise de conscience progressive (même si tardive). "Heldenplatz est aujourd’hui considérée comme un classique du théâtre germanophone et un jalon dans la littérature post-Shoah. 

Elle a influencé des auteurs contemporains comme Elfriede Jelinek (Prix Nobel de littérature 2004), qui partage avec Bernhard une critique radicale de l’Autriche...

 

La "place des Héros", c`est celle où la population de Vienne s`était rassemblée en 1938 pour faire un triomphe à Hitler. Et Mme Schuster. dont le mari juif, professeur d`université, vient de se suicider. ne cesse d'entendre ces clameurs. Jusqu'à 1978. on avait pu cataloguer Bernhard comme un "anarcho-conservateur" : parce qu'il critiquait aussi bien la social-démocratie autrichienne que le capitalisme, rejetant toute forme de "modernité" politique, qu'il méprisait le "peuple" autrichien, jugé complice du nazisme, ce qui rappelle le mépris élitiste de certains conservateurs, parce qu'il admirait des auteurs comme Schopenhauer ou Kierkegaard, souvent associés à une critique réactionnaire de la modernité. Mais sa cible n'est pas l'État en soi, mais le mensonge humain, et son "anarchisme" est existentiel, non politique.

En 1978, "Avant la retraite" (Vor dem Ruhestand) montre que Bernhard est aussi un auteur politique, certes d'une tout autre manière qu'un Brecht. un Hochhuth ou un Peter Weiss. La bonne conscience du SS allemand d`Avant la retraite est aussi celle, aux yeux de Bemhard, de la population autrichienne. L'univers concentrationnaire que sont dans l'autobiographie l'internat et le sanatorium, dans les romans l'univers et même la tête d`un individu, est ramené ici à sa dimension historique, sociale et politique. 

 

Jadis, un Bertolt Brecht (1898–1956) entendait éduquer le spectateur et susciter une prise de conscience politique (La Résistible Ascension d'Arturo Ui, Mère Courage), Thomas Bernhard (1931–1989), lui, ne proposera aucune solution, seulement une critique destructrice de la société et entraînera le spectateur dans un tourbillon de répétitions et de monologues obsessionnels. Là où Brecht utilisait le théâtre comme un outil de lutte des classes, dénonçant le capitalisme et le fascisme et persistait à croire à la possibilité de changer le monde (L'Exception et la Règle), Bernhard, nihiliste et anti-idéologique, attaquera toute forme de pouvoir (y compris la gauche autrichienne) : aucune issue n’est possible, seulement la répétition de l’absurde et de la cruauté ("Tout est grotesque, surtout l’espoir")...