André Gorz (1923-2007), "Ecologie et liberté" (1977), "Adieux au prolétariat : au-delà du socialisme" (1980), "Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique" (1988) - Cornélius Castoriadis (1922-1997), "L'Institution imaginaire de la société" (1975), "Carrefours du labyrinthe (1978-1999) - Claude Lefort (1924-2010), "Éléments d'une critique de la bureaucratie" (1971), "Les Formes de l'histoire. Essais d'anthropologie politique" (1978) - ...
Last update : 11/11/2016
Castoriadis et Lefort furent véritablement marxistes et pourtant, c'est au temps de la guerre froide, en pleine période de déclin théorique du marxisme et alors que nombre d'intellectuels entendaient relire Marx dans le texte, qu'ils entament un travail d'élucidation sur le mode de fonctionnement de la théorie marxiste. Certes l'apport du marxisme est d'importance: "pour celui que préoccupe la question de la société, la rencontre avec le marxisme est immédiate et inévitable", mais force est de constater pour Castoriadis que le marxisme, sous couvert d'une théorie révolutionnaire, est devenue partout une idéologie au sens que Marx a su donner à l'expression, à savoir, "un ensemble d'idées qui se rapporte à une réalité non pas pour l'éclairer et la transformer, mais pour la voiler et la justifier dans l'imaginaire". Parler du marxisme, dans les années 1970, est même devenu une entreprise extraordinairement complexe : "ce marxisme, en se réalisant, est devenu insaisissable. De quel marxisme, en effet faudrait-il parler? De celui de Khrouchtchev, de Mao Tsé-toung", de Castro? Ce sont aujourd'hui de vieilles lunes et l'effondrement des communismes semble enterrer définitivement de telles réflexions. Dans les années 1960 et 1970, le marxisme meurt comme théorie, "idéologie officielle d'Etats ou credo de sectes". Les années 1990 font disparaître de la surface de la planète ces incarnations totalitaires et sclérosés que sont devenus les régimes communistes, pour faire bref le capitalisme triomphe, un cycle historique s'achève, les générations qui suivent ne comprennent même plus que l'on puisse s'intéresser à la signification de cette déchéance du marxisme, poser ne serait-ce que les perspectives d'un mouvement révolutionnaire n'a strictement aucune signification : à l'époque, "il ne s'agit pas d'interpréter, mais de transformer le monde", aujourd'hui, l'interprétation l'emporte sans équivoque sur la transformation. Reste bien des enseignements mis à jour par des penseurs comme Castoriadis, Lefort, Gorz, Clastres mais aussi en son temps l'Ecole de Francfort (Horkheimer), "l'origine théorique de la déchéance du marxisme est à chercher dans la transformation rapide de la nouvelle conception en un système théorique achevé et complet dans son intention", un savoir qui se veut exhaustif, un système clos, que des individus en quête d'une grande Cause ou d'une sécurisation de leur existence, peuvent certes épouser, mais qui constituent les hommes en objets passifs d'une vérité théorique définitive. Castoriadis, Lefort, Gorz, Clastres entre autres, perpétuent, par leurs réflexions critiques, l'idée fondamentale que "nous ne sommes pas au monde pour le regarder ou pour le subir, notre destin n'est pas la servitude"...
André Gorz (1923-2007)
Né d'un père juif et d'une mère catholique, Gerhart Hirsch, devenu Gérard Horst, puis André Gorz, s'exile en Suisse après l'Anschluss jusqu'à la fin de la guerre : dans son premier livre, "Le Traître" (1955), il raconte ses difficultés d'intégration scolaires, la complexité de ses relations avec un père autoritaire, de longues interrogations au bout desquelles la philosophie, mais une philosophie appliquée aux enjeux de la société, est devenue pour lui "une affaire de salut personnel". Il s'établit en France, devient journaliste à Paris-Presse puis à L'Express, entre en 1961 au comité de direction des Temps modernes et sera en 1964 l'un des fondateurs du Nouvel Observateur. Désormais, il tente de mener une double vie intellectuelle, journaliste et philosophe, mais en vain... Ces références à l'existentialisme et au marxisme constituent les fondements philosophiques de ses premiers livres, "La Morale de l'histoire" (1959), "les Fondements pour une morale" (1973), mais toutes ses idées convergent vers une intuition, celle de l'autonomie individuelle comme seul moteur d'une émancipation de la société.
Gorz s'ouvre à toutes les expériences collectives et de transformations du social, la critique du capitalisme à l’ère de l’opulence, la gauche non communiste des années 1960 incarnée par le syndicalisme italien, le PSU, l’écologie politique aux côtés d’Ivan Illich,et publie plusieurs ouvrages dans lesquels il développe une théorie du mouvement social et des luttes ouvrières, "Stratégie ouvrière et néocapitalisme" (1964)," Le Socialisme difficile" (1967), "Réforme et révolution" (1969). Mais il en vient à la conclusion qu' "il n'existe pas d'autre économie d'entreprise - d'autre rationalité micro-économique - que la capitaliste". Dans "Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme", Gorz prend en 1980 ses distances avec le marxisme et met tous ses espoirs dans le déclin de l'idéologie du travail et l'informatisation de la société, deux promesses qui permettraient de réconcilier liberté et nécessité. C'est aussi dans ces années 1980 qu'il prend définitivement ses distances avec toutes les sensibilités de gauche ou marxistes qui sévissent alors en Europe et se retire pour jardiner et écrire.
Dans "Métamorphoses du travail, quête du sens, Critique de la raison économique" (1988), Gorz prône une société dans laquelle le travail salarié ne serait plus la principale source de la richesse collective, où le temps de travail n'est plus la mesure du travail, où la rémunération du travail n'est pas la principale source de la richesse individuelle, où les forces productives proviennent de l'intelligence collective des hommes et du système technique sous-jacent. Il faut s'extirper de cette nécessité omniprésente à instrumentaliser toute l'activité humaine, et assumer de façon créative cette pseudo inutilité économique que nous renvoie ces immenses progrès de productivité rendus possibles par la technique. La philosophie de l'histoire ne nous permet plus de penser ce monde, le monde est ce qu'il est, nos interrogations doivent se porter sur nos comportements et leurs conséquences à venir. Mais n'est-ce pas trop attendre de la technique une efficacité politique qu'elle ne ne semble posséder intrinsèquement ?
Dans " Misères du présent, richesse du possible" (1997) et "L'immatériel" (2003), Groz renouvelle sa pensée sur l'évolution du capitalisme et le rôle de ce que l'on a appelé l'écologie politique . Il rejoint d'une certaine manière le fameux thème du " capitalisme cognitif ou Économie du savoir" qui constate la disparition de la valeur travail et l'émergence de l'intelligence sociale comme génératrice de richesse : des théoriciens comme le canadien Moishe Postone (1942) ou l'allemand Robert Kurz (1943-2012) et sa "Wertkritik", ou critique de la valeur, renversent la problématique marxiste en ne se basant plus sur une critique du capitalisme du point de vue du travail, mais sur "une critique du travail sous le capitalisme". Mais les perspectives concrètes de cette réflexion aboutissent-elles réellement à construire le monde à venir?
André Gorz écrit un dernier bouleversant témoignage d'amour pour sa compagne de soixante ans, Dorine (Lettre à D, Histoire d'un Amour), et se donne la mort, avec elle, le 24 septembre 2007...
ANDRÉ GORZ - "Le traître" (1958)
Premier ouvrage publié par André Gorz, marquant une étape cruciale dans son parcours intellectuel, à la croisée de l'autobiographie, de l'essai philosophique et de l'auto-analyse existentielle, un jeune homme en quête de sens et d'authenticité. Le choix du titre reflète le sentiment de duplicité et de trahison que Gorz éprouve envers ses origines, sa famille et lui-même. Né Gerhart Horst à Vienne en 1923, d'un père juif et d'une mère catholique, il adopte plusieurs pseudonymes au cours de sa vie, dont Michel Bosquet pour ses activités journalistiques et André Gorz pour ses écrits philosophiques. Cette multiplicité d'identités témoigne de son malaise face à ses racines et de son désir de se réinventer. À sa parution, "Le Traître" recevra un accueil mitigé, mais attirera l'attention de Jean-Paul Sartre, qui en signe une préface élogieuse: le philosophe de l'existentialisme y verra une illustration de la lutte pour l'authenticité et la liberté, thèmes centraux de sa propre philosophie ..
« Nous avons tous commencé par être "trahis" ; ce n'est que très exceptionnellement que nous nous sommes sciemment et délibérément engagés comme nous nous trouvons l'être. La réalité venue à nos intentions "innocentes" nous a conduits à être ce que nous n'avions pas voulu. Nous n'avons jamais fait cela seulement que nous voulions faire, mais encore ce que les autres et l'histoire ont décidé que nous avions fait. Entre l'intellectuel qui, pour échapper à ce risque, s'isole et se veut inagissant, et tous ceux qui s'excusent par leurs pieuses intentions de la réalité qu'en fait ils opèrent mais dont ils se disent prisonniers, une voie doit être trouvée.
Il faut vouloir que l'acte déborde son intention, car sa réalité est à ce prix. Il faut vouloir être engagé par les autres plus avant qu'on ne pensait et ne pouvait le faire tout seul. Mais pour être capable de la vouloir réellement (au lieu de produire seulement une volonté imaginaire et vide, masquant le fatalisme) encore faut-il le faire sciemment : connaître la situation globale dans laquelle l'acte lancé va s'inscrire ; le camp et le sens dans lequel on souhaite être engagé. C'est ce que j'ai essayé de faire. C'est dans les limites de cette volonté que j'accepte d'être "trahi" (c'est-à-dire conduit plus loin que je ne peux aller tout seul). » André Gorz.
".. et maintenant je m'aperçois que la vie, pour moi, c'est d'écrire; de partir chaque fois pour tout dire et de recommencer aussitôt après parce que tout reste toujours à être dit.
Je ne crois plus, pourtant, qu'écrire soit la plus totale réalisation de l'homme. C'est seulement, dans chaque société, pour quelques hommes, la seule réalisation possible. Pour quelques-uns, incapables d'ignorer qu'ils portent en eux une fêlure définitive; quelque chose qui s'est passé dans leur vie leur rend impossible de se reconnaître dans la réalité de la figure que dessinent leurs actes. Quelque chose qui s'est passé dans leur vie, ou leur vie même, cette vie-ci précisément ; par laquelle nous sommes tous des individus incomplets, incapables d'accepter ce que nous pouvons être, désadaptés de notre réalité, dévorés de besoins que cette civilisation ne peut satisfaire. Nous sommes tous des traîtres en puissance: chacun de nous, petits-bourgeois, trahit cette société dans ses rêves, méprise ses semblables, récuse, dans une part nocturne de lui-même, sa réalité du grand jour.
Qu'est-ce qui nous est proposé? Une vie besogneuse, étroitement spécialisée, au sein d'une entreprise qui nous dépasse et qui s'ignore elle-même; une vie de fourmi à jamais incapable de se reconnaître dans la figure du monde qu'elle contribue à produire. Nous sommes des hommes privés : privés du sens humain de notre travail spécialisé, privés d'universalité en tant qu'individus réels travaillant; rouages d'un mécanisme social inhumain qui, résultante mécanique de nos efforts, pervertit nos intentions et nous annule dans le moment même où nous le produisons.
Notre besoin d'humanité cherche refuge, pour s'assouvir, dans la vie privée, dans les rencontres et parleries nocturnes, petites orgies de discussion vaine et de rêve par lesquelles nous détruisons cette Société et la réalité inacceptable qu'elle nous confère. Aussi mesure-t-elle, cette Société, la réussite d'un individu par le nombre et la puissance des moyens qu'il acquiert pour tenir la communauté à distance, pour échapper au sort commun, pour s'isoler et se différencier de tous, pour se construire une coquille contre le monde : bagnole, maison, confort, propriétés privées réduisant sa dépendance à l'égard des autres et ses contacts avec eux. Elle considère comme le couronnement d'une vie le splendide isolement du riche et raffiné propriétaire.
Mais à ceux qui voudraient non pas posséder, s'isoler et consommer aux dépens de tous, mais donner, communiquer et construire avec et pour tous, elle n'a rien à offrir.
Elle se distingue, cette société, par la profusion des instruments de destruction, d'évasion, de désidentification qu'elle met à la disposition de ses membres..."
(André Gorz, Le traître, folio essais)
En 1973, André Gorz publie sous le nom de Michel Bosquet un article retentissant dans Le Nouvel Observateur, intitulé "Écologie et révolution", où il appelle à un renversement du système productiviste. Ce texte a contribué à populariser l’écologie politique en France. Cette séparation entre ses deux "identités" reflète la complexité de sa pensée : Gorz/Bosquet navigue entre existentialisme sartrien, marxisme hétérodoxe, écologie radicale et journalisme engagé.
Sous André Gorz : Il publiera des essais philosophiques marquants comme "Le Traître" (1958, préfacé par Jean-Paul Sartre), "Adieux au prolétariat" (1980) ou "Écologie et liberté" (1977), où il développe ses thèses sur l’écologie politique et la critique du travail.
Sous Michel Bosquet, ce seront des articles plus accessibles, des analyses économiques ou des pamphlets dans la presse (notamment dans Le Nouvel Observateur), visant un public large. Par exemple, ses critiques du productivisme ou du nucléaire dans les années 1970 paraissent souvent sous ce pseudonyme.
Il faut rappeler que, dans les années 1950-1970, la France était marquée par des clivages politiques importants (guerre froide, conflits autour du communisme, etc.). Utiliser un pseudonyme permettait à Gorz d’éviter les représailles ou les stigmatisations, notamment en raison de ses positions critiques envers le capitalisme et l’URSS, de diversifier ses prises de parole sans être immédiatement associé à ses écrits théoriques. Au total une plus grande liberté de ton : sous Michel Bosquet, il pouvait être plus polémique ou incisif, tandis qu’André Gorz incarnait une figure plus académique....
"Écologie et liberté" (1977)
L'écologie politique selon André Gorz est synonyme de critique radicale du capitalisme et un projet d’émancipation par la réappropriation du temps, de l’espace et des moyens de production. Mais c'est une pensée en mouvement, qui évolue au fil de ses écrits tout en conservant un socle commun.
Gorz a contribué à définir l’écologie comme un projet de transformation radicale de la société, mais ses accents et ses propositions se sont précisés et nuancés avec le temps.
Dans Écologie et liberté (1977) et ses articles sous le pseudonyme Michel Bosquet, Gorz pose les bases de sa vision :
- L’écologie n’est pas un ajustement technique : Il rejette les solutions purement technocratiques (comme le « capitalisme vert ») et insiste sur la nécessité d’une rupture systémique avec la logique de croissance infinie et d’exploitation des ressources.
- Lien intrinsèque entre écologie et anticapitalisme : La crise écologique est un symptôme de l’aliénation capitaliste, qui réduit la nature et les humains à des « stocks » exploitables.
-Autonomie vs hétéronomie : Gorz oppose les activités autonomes (créatives, choisies) au travail aliénant, plaçant l’écologie dans un projet de libération individuelle et collective.
Dans "Capitalisme, socialisme, écologie" (1991) et "Misères du présent, richesse du possible" (1997), Gorz approfondit sa pensée via les thèmes suivants,
- Décroissance sélective : Il défend une réduction des secteurs nuisibles (publicité, armement, obsolescence programmée) et un développement des biens communs (santé, éducation, énergies renouvelables).
- Priorité à l’autonomie matérielle : Gorz insiste sur la nécessité de relocaliser la production et de sortir de la dépendance aux multinationales.
- Alliance entre écologie et mouvements sociaux : Il appelle à unir écologistes, féministes, syndicats et associations dans un front commun contre le néolibéralisme.
"Le capitalisme de croissance est mort. Le socialisme de croissance, qui lui ressemble comme un frère, nous reflète l’image déformée non pas de notre avenir mais de notre passé. Le marxisme, bien qu’il demeure irremplaçable comme instrument d’analyse, a perdu sa valeur prophétique. Le développement des forces productives, grâce auquel la classe ouvrière devait pouvoir briser ses chaînes et instaurer la liberté universelle, a dépossédé les travailleurs de leurs dernières parcelles de souveraineté, radicalisé la division entre travail manuel et intellectuel, détruit les bases matérielles d’un pouvoir des producteurs.
La croissance économique, qui devait assurer l’abondance et le bien-être à tous, a fait croître les besoins plus vite qu’elle ne parvenait à les satisfaire, et abouti à un ensemble d’impasses qui ne sont pas économiques seulement : le capitalisme de croissance est en crise non seulement parce qu’il est capitaliste mais aussi parce qu’il est de croissance.
On peut imaginer toute sorte de palliatifs à l’une ou l’autre des impasses dont cette crise résulte. Mais sa nouveauté est qu’elle sera aggravée à terme par chacune des solutions partielles et successives par lesquelles on prétend la surmonter.
Car tout en présentant toutes les caractéristiques d’une crise de suraccumulation classique, la crise actuelle présente aussi des dimensions nouvelles que, à des rares exceptions près, les marxistes n’avaient pas prévues, et auxquelles ce qu’on entendait jusqu’ici par « socialisme » ne contient pas la réponse : crise du rapport des individus à l’économique lui-même ; crise du travail ; crise de notre rapport avec la nature, avec nos corps, avec l’autre sexe, avec la société, avec notre descendance, avec l’histoire ; crise de la vie urbaine, de l’habitat, de la médecine, de l’école, de la science.
Nous savons que notre mode de vie actuel est sans avenir ..."
"Adieux au prolétariat : au-delà du socialisme" (1980)
Dans cet essai, Gorz remet en question la centralité de la classe ouvrière dans la lutte pour l'émancipation. Il anticipe la fragmentation du monde du travail et plaide pour une société où l'autonomie individuelle prime sur les identités de classe traditionnelles.
Publié en 1980, le livre s'inscrit dans un contexte de mutations économiques (montée du tertiaire, automatisation) et de déclin des mouvements ouvriers classiques.
La Fin du prolétariat comme classe révolutionnaire : Gorz affirme que le prolétariat industriel, central chez Marx, a perdu son rôle historique. La fragmentation du travail (précarité, tertiarisation, automatisation) a érodé sa conscience de classe et son unité. La classe ouvrière ne domine plus l'appareil productif et ne peut donc plus incarner une force de transformation radicale.
L'Émergence d'une « non-classe » : Gorz décrit l'apparition d'un groupe hétérogène (chômeurs, travailleurs précaires, intellectuels, employés du tertiaire) qui n'a pas d'identité collective stable. Cette « non-classe » est potentiellement porteuse d'une critique du productivisme et de la logique capitaliste, axée sur l'autonomie et la libération du temps de travail.
Gorz identifie les mouvements écologistes, féministes et anti-autoritaires comme les nouveaux vecteurs de changement. Leur combat dépasse la lutte des classes traditionnelle pour englober des enjeux comme l'émancipation personnelle, la qualité de vie, et la rupture avec le modèle de croissance infinie.
Gorz va lier la crise écologique à l'aliénation par le travail salarié. Pour Gorz, la réduction du temps de travail (via l'automatisation) et la réappropriation des activités autonomes (loisirs, créativité) sont essentielles pour construire une société post-capitaliste, centrée sur le « bien vivre » plutôt que sur l'accumulation.
Gorz plaidera pour un revenu universel et une réorganisation sociale où le travail cesse d'être le fondement de l'identité. Il défend une « sortie du capitalisme » par la décroissance sélective et la priorité aux besoins écologiques et humains.
"Adieux au prolétariat" est pionnier dans l'articulation entre critique sociale et écologie. Gorz alerte sur l'urgence de rompre avec le productivisme, préfigurant les thèses de la décroissance et de l'écosocialisme.
ANDRÉ GORZ - "Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique" (1988)
Une critique profonde de la centralité du travail dans nos sociétés et un appel à repenser les fondements de l'organisation économique et sociale pour favoriser l'autonomie et le bien-être des individus...
Cela ne s'appelait pas encore la «mondialisation libérale», que déjà André Gorz, voilà bientôt vingt ans, en pionnier critique d'une rare intelligence analytique, dénonçait la croyance quasi religieuse que «plus vaut plus», que toute activité - y compris la maternité, la culture, le loisir - est justiciable d'une évaluation économique et d'une régulation par l'argent. Gorz détermine les limites - existentielles, culturelles, ontologiques - que la rationalité économique ne peut franchir sans se renverser en son contraire et miner le contexte socioculturel qui la porte. Et le lecteur découvre pourquoi et comment la raison économique a pu imposer sa loi, provoquer le divorce du travail et de la vie, de la production et des besoins, de l'économie et de la société. Pourquoi, sous nos yeux, elle désintègre radicalement la société ; pourquoi nombre d'activités ne peuvent être transformées en travail rémunéré et en emploi, sans être dénaturées dans leur sens. (Gallimard) ...
"La crise est, de fait, autrement fondamentale qu'une crise économique et de société. C’est l'utopie sur laquelle les sociétés industrielles vivaient depuis deux siècles qui s'effondre. Et j'emploie utopie dans le sens que la philosophie contemporaine donne à ce terme : la vision du futur sur laquelle une civilisation règle ses projets, fonde ses buts idéaux et ses espérances. Qu’une utopie s'effondre, c’est toute la circulation des valeurs réglant la dynamique sociale et le sens des pratiques qui entre en crise. C’est cette crise que nous vivons.
L'utopie industrialiste nous promettait que le développement des forces productives et l’expansion de la sphère économique allaient libérer l'humanité de la rareté, de l'injustice et du mal-être; qu'ils allaient lui donner, avec le pouvoir souverain de dominer la nature, le pouvoir souverain de se déterminer elle-même; et qu'ils allaient faire du travail l’activité à la fois démiurgique et auto-poiétique en laquelle l’accomplissement incomparablement singulier de chacun est reconnu — à la fois droit et devoir — comme servant à l'émancipation de tous.
De cette utopie il ne reste rien. Cela ne veut pas dire que tout est désormais vain et qu'il ne reste qu’à nous soumettre au cours des choses. Cela veut dire qu’il nous faut changer d’utopie; car tant que nous resterons prisonniers de celle qui s'effondre, nous demeurerons incapables de percevoir le potentiel de libération que la mutation présente contient et d’en tirer parti en imprimant à cette mutation son sens."
Gorz nous propose d'analyser comment le concept moderne de "travail" a été historiquement construit, notamment à travers la révolution industrielle ..
Il s'appuie sur les analyses de Hannah Arendt pour montrer que le travail, autrefois perçu comme une nécessité, est devenu une valeur centrale de la société moderne, façonnant l'identité des individus. Abordant la vision marxienne du travail comme moyen d'émancipation. Il critique l'idée que le travail pourrait être entièrement libérateur, soulignant que même dans une société socialiste, le travail reste soumis à des contraintes systémiques qui limitent son potentiel émancipateur. La séparation croissante entre la sphère du travail et celle de la vie personnelle révèle comment l'intégration fonctionnelle du travail dans les structures économiques modernes a conduit au bout du compte à une aliénation des individus : le travail est déconnecté des besoins et des aspirations personnels ...
Gorz poursuit son propos en décrivant comment cette séparation a entraîné une désintégration sociale. Il met en évidence la perte de sens et de cohésion sociale résultant de la domination du travail sur les autres aspects de la vie, conduisant à une crise des valeurs et des relations sociales.
Traitant de la disparition de l'humanisme ouvrier traditionnel. Gorz argue que les transformations économiques et technologiques ont érodé les bases culturelles et sociales du mouvement ouvrier, rendant obsolète l'idée d'une classe ouvrière unifiée et consciente.
Gorz critique l'idéologie dominante qui sacralise le travail, même dans des conditions précaires ou aliénantes. Il démontre comment cette idéologie justifie les inégalités et perpétue un système où le travail est une fin en soi, plutôt qu'un moyen au service de la vie humaine...
Dans l’introduction des "Métamorphoses du travail" (édition Galilée, 1988) Gorz utilise un article de Stoleru pour illustrer le dogme néolibéral des années 1980 (Thatcher, Reagan), qu’il juge destructeur : "Dans un article typique de la pensée économique dominante, Lionel Stoleru écrit : "Une vague de progrès technologiques rend inutiles toute une série de travaux et supprime massivement des emplois sans en créer autant par ailleurs. [Elle] va permettre de produire plus et mieux avec moins d'efforts humains : les économies de prix de revient, les économies de temps de travail nécessaire vont améliorer le pouvoir d'achat et créer ailleurs dans l'économie (ne serait-ce que dans les loisirs) de nouveaux champs d’activité." (Lionel Stoleru, « Le chômage de prospérité », Le Monde, 31 octobre 1986). On peut se référer aux travaux de Stoleru lui-même dans "Vaincre la pauvreté dans les pays riches" (1974).
Pour Gorz, cette pensée économique fétichise le marché comme régulateur naturel, ignorant les rapports de pouvoir, légitime l’injustice sociale au nom de l’"efficacité" et échoue au bout du compte à penser l’après-capitalisme, en restant prisonnière d’un modèle de croissance obsolète.
- Stoleru défend une approche technocratique et utilitariste du travail, réduit à une simple variable économique ajustable selon les besoins du marché. Pour lui, le chômage serait résolu par une plus grande "flexibilité" du marché du travail (facilité d’embauche et de licenciement, modération salariale). Gorz y voit une déshumanisation : le travail n’est plus qu’un coût à optimiser, niant sa dimension existentielle et sociale.
- Stoleru justifie la flexibilisation comme une nécessité pour relancer la croissance. Gorz dénonce cette logique qui transforme les travailleurs en ressources jetables, sacrifiant leur stabilité et leurs droits au nom de la compétitivité. Cette précarisation, selon Gorz, détruit les solidarités collectives et renforce l’exploitation capitaliste.
- Stoleru incarne une pensée économique axée sur la croissance à tout prix, sans remettre en cause les finalités du système. Gorz lui reproche de naturaliser les impératifs du capitalisme (productivité, concurrence), en occultant leurs conséquences écologiques et sociales. Cette logique, selon Gorz, perpétue la surproduction et la surconsommation, accélérant la crise environnementale.
- En traitant le travail comme un ajustement technique, Stoleru évacue toute réflexion sur l’émancipation des individus. Gorz souligne que cette approche maintient les travailleurs dans un état de dépendance à l’égard du marché, les privant de la possibilité de se consacrer à des activités autonomes (artistiques, sociales, politiques) hors du cadre productiviste.
- Stoleru défend une société où une minorité (les "compétitifs", les cadres) bénéficierait d’emplois stables, tandis que les autres seraient relégués à des jobs précaires. Gorz y voit une fracture sociale institutionnalisée, contraire à l’idéal d’égalité et de dignité pour tous.
À travers Stoleru, Gorz attaque une rationalité économique déconnectée de l’humain, qui sacralise la flexibilité et la croissance sans répondre aux besoins réels des individus et de la planète. Cette critique préfigure ses propositions pour une société post-travail, centrée sur la réduction du temps de travail, un revenu universel et une économie écologiquement soutenable...
Gorz analyse donc la condition de l'homme post-marxiste, confronté à un monde du travail en mutation, une quête de sens et d'identité dans un contexte où les repères traditionnels du travail et de la classe sociale sont en déclin. Parallèlement émergent de nouvelles formes de travail, travail indépendant ou les activités créatives, des formes qui semblent offrir des opportunités de sens et d'autonomie, tout en étant souvent précaires et mal reconnues...
Sa Critique de la raison économique débute par celle de la logique de la croissance économique illimitée, montrant comment elle a remplacé des valeurs de suffisance par une quête incessante d'accumulation. Il met en évidence les conséquences écologiques et sociales de cette logique. Examinant les relations entre le marché, la société, le capitalisme et le socialisme, Gorz soutient que tant le capitalisme que le socialisme traditionnel ont échoué à libérer les individus, en raison de leur dépendance à la rationalité économique. L'une des limites de celle-ci est qu'elle ne peut pas saisir les dimensions qualitatives de la vie humaine. Il plaide ainsi pour une réévaluation des critères de valeur, au-delà des seuls indicateurs économiques. Introduisant la notion de "monde vécu" (life world) pour critiquer les approches sociologiques qui ignorent l'expérience subjective des individus, Gorz en vient à insister sur l'importance de prendre en compte les perceptions et les significations personnelles dans l'analyse sociale.
Dans la dernière partie de son ouvrage, Gorz proposera des orientations pour une société post-salariale. Il plaide pour une réduction du temps de travail, la reconnaissance des activités non marchandes et la mise en place d'un revenu de base, afin de permettre aux individus de mener une vie autonome et significative.
"... Passer d’un régime de contrainte au travail à un régime d’incitation n'est donc pas une petite affaire. Les difficultés, lenteurs et échecs des « réformes économiques » du monde soviétique le montrent.
Il ne suffit pas de produire des quantités croissantes de biens et de services compensatoires ; il faut simultanément imposer les conditions de travail qui feront naître les besoins compensatoires de ces biens, tout en « éduquant » les travailleurs à préférer ces compensations aux conditions de travail relativement confortables qu'ils ont réussi, en Union soviétique par exemple, à s’'aménager au sein d’un régime de contrainte bureaucratique.
Cette éducation au consommationnisme ne peut être menée à bien par le Parti-État ni par aucune autorité politique. Persuader les individus que les consommations qui leur sont proposées compensent largement les sacrifices qu'il leur faut consentir pour les obtenir et qu'elles constituent re niche de bonheur privé permettant d'échapper au sort commun, Voilà qui est typiquement l'affaire de la publicité commerciale. Mais cette publicité-là n’est persuasive que si elle est privée. I1 y a, en effet, une différence essentielle entre la publicité commerciale et la propagande. Celle-ci s’adresse à vous au nom de l'intérêt général pour vous persuader qu'il est dans votre propre intérêt individuel de vous conduire selon l'intérêt supérieur de l’État ou de la nation. La propagande vous appelle donc à adopter une conduite (par exemple : ne fumez pas, ne buvez pas, respectez les limitations de vitesse) qui ne correspond pas immédiatement et intuitivement à votre intérêt individuel et sur la nécessité ou l’avantage de laquelle l'État, en tant que dépositaire de la Raison, doit vous éclairer. Elle vous appelle donc à aller dans un sens que vous n’adopteriez pas spontanément et vous désigne comme individu collectif qui a en commun avec tous les autres une réalité enveloppante — l'intérêt général — dont, par commodité, paresse, égoïsme ou bêtise, il répugne à tenir compte.
Dans la publicité commerciale, au contraire, un vendeur privé (par exemple de cigarettes, d'alcool, de voitures très rapides, etc.) vous propose une satisfaction ou un plaisir privés, strictement et immédiatement individuels. Le message publicitaire tend à établir une complicité entre le vendeur et l'acheteur potentiel, en suggérant que l’un et l’autre ne poursuivent que leur avantage privé et ont intérêt l’un et l’autre à écarter toute considération qui le transcende : le seul but du vendeur est de procurer à l’acheteur potentiel un plaisir qui l’incite à un achat auquel rien ne l’oblige, et le seul but de l'acheteur doit être d’obtenir le plus grand plaisir possible.
Les biens et services compensatoires ne sont donc pas, par définition, des biens et services nécessaires ou simplement iles. Ils se présentent toujours comme contenant un élément de luxe, de superflu, de rêve qui, désignant l'acquéreur comme un «heureux privilégié », le protège contre les pressions de l'univers rationalisé et l'obligation de se conduire de façon fonctionnelle. Les biens compensatoires sont donc convoités pour leur inutilité autant — ou même plus — que pour leur valeur d’usage; car c’est l'élément d’inutilité (les « gadgets » et ornements superflus) qui symbolise l'évasion de l'acheteur de l'univers collectif vers une niche de souveraineté privée.
On comprend dès lors pourquoi seule une régulation par le marché et non un assouplissement de la régulation bureaucratique peut réussir à substituer l'incitation à la contrainte.
Le travailleur fonctionnel qui accepte d’être aliéné dans son travail parce que ses possibilités de consommation lui offrent des compensations suffisantes, ce travailleur fonctionnel ne peut apparaître que si le consommateur socialisé apparaît simultanément comme son autre face. Mais seul un secteur d'économie de marché et sa publicité commerciale peuvent susciter ce dernier.
Je reviendrai au chapitre suivant sur le fait que la régulation incitative par le consommationnisme ne peut jamais réaliser qu’une intégration fonctionnelle hautement instable des travailleurs. Les compensations offertes ne les réconcilient jamais avec leur condition et ne suffisent pas à leur faire accepter celle-ci durablement. Le système est obligé d'augmenter continuellement la mise, d'offrir des compensations monétaires croissantes, et l’un des aspects de la « régulation fordiste» est précisément la monétarisation croissante des besoins, plaisirs et satisfactions.
Ce qui importe ici, c’est que cette monétarisation est un puissant facteur de désintégration sociale, dont les effets viennent s’ajouter à ceux de la prédétermination fonctionnelle des tâches subdivisées.
L'incitation monétaire au travail fonctionnel suppose, en effet, la conviction, entretenue par la publicité commerciale, que tout ce que peut un individu, l'argent le peut mieux que lui et que les biens et services fournis par des professionnels rémunérés sont par essence supérieurs à ce qu'on peut faire par soi-même : ils incorporent la part de magie, de rêve, d'inutilité qui leur confère une valeur compensatoire (et donc une valeur d’échange) très supérieure à leur valeur d'usage. Grâce au feu roulant de la publicité commerciale, les besoins d'argent augmenteront donc à mesure qu’augmente la richesse sociale, inciteront des couches jusque-là non salariées à rechercher un travail salarié qui, à son tour, accroîtra encore les besoins de consommations compensatoires.
Originellement proposées aux travailleurs pour leur faire accepter la fonctionnalisation de leur travail, les consommations compensatoires deviennent ainsi le but en vue duquel le travail fonctionnalisé est recherché par des non-travailleurs : on ne désire plus les biens et services marchands en tant que compensations au travail fonctionnel, on désire obtenir du travail fonctionnel pour pouvoir se payer les consommations marchandes. La régulation incitative par le consommationnisme a ainsi une efficacité qui dépasse sa fonction initiale et provoque une mutation culturelle. L'argent gagné permet une forme de satisfaction plus importante que la perte de liberté qu'implique le travail fonctionnel. Le salaire devient le but essentiel de l’activité à tel point que cesse d’être acceptable toute activité qui ne reçoit pas une compensation monétaire. L'argent supplante les autres valeurs pour devenir leur unique mesure.
Or nous savons que les consommations compensatoires sont proposées à l’individu privé en tant que protection et refuge contre l'univers collectif. Elles constituent une incitation à se retirer dans la sphère privée, à privilégier la poursuite d'avantages « personnels » et contribuent ainsi à désagréger les réseaux de solidarité et d'entraide, la cohésion sociale et familiale, le sentiment d'appartenance. L'individu socialisé par la consommation n’est plus un individu socialement intégré mais un individu incité à vouloir « être soi-même » en se distinguant des autres et qui ne leur ressemble que par ce refus, canalisé socialement dans la consommation, d'assumer par une action commune la condition commune..."
ANDRÉ GORZ - Lettre à D.. Histoire d'un amour
Une œuvre singulière qui transcende la simple lettre d’amour pour devenir une méditation philosophique sur l’amour, la mémoire, la maladie et la mort. Écrite en 2006, un an avant le suicide conjoint de Gorz et de son épouse Dorine, cette lettre retrace leur vie commune de près de soixante ans, tout en évoquant les tensions entre l’intellect et l’affect, le public et le privé, l’écriture et le silence. Et bien que présentée comme une déclaration d’amour, l’œuvre est souvent perçue comme centrée sur Gorz lui-même : certains critiques noteront que Dorine y apparaît principalement à travers le prisme du regard de Gorz, sans que sa propre voix ne soit véritablement entendue. Gorz revient sur des passages de son œuvre précédente, "Le Traître", où il avait décrit Dorine de manière qu’elle jugeait injuste. Cette lettre peut donc être vue comme une tentative de réhabilitation de l’image de Dorine, mais aussi comme une manière pour Gorz de se réconcilier avec sa propre représentation de leur relation. Le livre aborde également la question de la fin de vie, notamment à travers la maladie dégénérative de Dorine ... (Collection Folio, Gallimard) -
"Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien.
J’ai besoin de te redire simplement ces choses simples avant d’aborder les questions qui depuis peu me taraudent. Pourquoi es-tu si peu présente dans ce que j’ai écrit alors que notre union a été ce qu’il y a de plus important dans ma vie ? Pourquoi ai-je donné de toi dans Le Traître une image fausse et qui te défigure ? Ce livre devait montrer que mon engagement envers toi a été le tournant décisif qui m’a permis de vouloir vivre. Pourquoi alors n’y est-il pas question de la merveilleuse histoire d’amour que nous avions commencé de vivre sept ans plus tôt ? Pourquoi ne dis-je pas ce qui m’a fasciné en toi ? Pourquoi t’ai-je présentée comme une créature pitoyable « qui ne connaissait personne, ne parlait pas un mot de français, se serait détruite sans moi », alors que tu avais ton cercle d’amis, faisais partie d’une troupe de théâtre lausannoise et étais attendue en Angleterre par un homme décidé à t’épouser ?
Je n’ai pas réalisé vraiment l’exploration en profondeur que je me proposais en écrivant Le Traître. Il me reste à comprendre, à clarifier beaucoup de questions. J’ai besoin de reconstituer l’histoire de notre amour pour en saisir tout le sens. C’est elle qui nous a permis de devenir qui nous sommes, l’un par l’autre et l’un pour l’autre. Je t’écris pour comprendre ce que j’ai vécu, ce que nous avons vécu ensemble.
Notre histoire a commencé merveilleusement, presque comme un coup de foudre. Le jour de notre rencontre, tu étais entourée de trois hommes qui prétendaient te faire jouer au poker. Tu avais une abondante chevelure auburn, la peau nacrée et la voix haut perchée des Anglaises. Tu étais fraîchement débarquée d’Angleterre, et chacun des trois hommes tentait, dans un anglais rudimentaire, de capter ton attention. Tu étais souveraine, intraduisiblement witty, belle comme un rêve. Quand nos regards se sont croisés, j’ai pensé : « Je n’ai aucune chance auprès d’elle. » J’ai su par la suite que notre hôte t’avait prévenue contre moi : « He is an Austrian Jew. Totally devoid of interest. »
Je t’ai croisée un mois plus tard, dans la rue, fasciné par ta démarche de danseuse. Puis un soir, par hasard, je t’ai vue de loin qui quittais ton travail et descendais la rue. J’ai couru pour te rattraper. Tu marchais vite. Il avait neigé. La bruine faisait boucler tes cheveux. Sans trop y croire, je t’ai proposé d’aller danser. Tu as dit oui, why not, simplement. C’était le 23 octobre 1947. Mon anglais était maladroit mais passable. Il s’était enrichi grâce à deux romans américains que je venais de traduire pour les éditions Marguerat. Au cours de cette première sortie, j’ai compris que tu avais beaucoup lu, pendant et après la guerre : Virginia Woolf, George Eliot, Tolstoï, Platon…
"André Gorz, une vie" (La Découverte, 2016, Willy Gianinazzi)
Cette première biographie d’André Gorz (1923-2007) retrace le parcours de l’un des penseurs les plus clairvoyants et innovants de la critique du capitalisme contemporain. Marqué par les pensées de Marx, Husserl, Sartre et Illich, Gorz pose la question fondamentale du sens de la vie et du travail. Né Gerhart Hirsch à Vienne, ce « métis inauthentique » étudie en Suisse, avant d’opter pour la France. Penseur existentialiste, autodidacte, il révise constamment ses façons de voir, sans craindre d’explorer de nouveaux territoires théoriques. Anticapitaliste, marxiste d’un type nouveau, il est très proche de l’extrême gauche italienne et incarne l’esprit de 68. Il est aussi l’un des premiers artisans de l’écologie politique et de la décroissance. Une pensée en mouvement, au service de l’autonomie, du temps libéré, de l’activité créatrice et du bien-vivre. L’intellectuel André Gorz, rédacteur aux Temps modernes, se double du journaliste qui signe ses articles Michel Bosquet dans L’Express avant de participer à la fondation du Nouvel Observateur. Cette biographie d’une figure singulière, à la croisée de la littérature, de la philosophie et du journalisme, est aussi l’occasion de revisiter un demi-siècle de vie intellectuelle et politique, un voyage au cours duquel on croise Sartre et Beauvoir, mais aussi Marcuse, Castro, Cohn-Bendit, Illich, Guattari, Negri et bien d’autres. Au-delà de ses poignants récits autobiographiques – Le Traître (1958) et Lettre à D. (2006) –, qui témoignent de sa profonde humanité, André Gorz offre une boussole précieuse à tous ceux qui croient qu’un autre monde reste possible... (note de l'éditeur)
En France, Castoriadis a longtemps été marginalisé ...
Castoriadis n’était pas seulement antistalinien (comme beaucoup d’intellectuels de gauche français après 1956 et la révélation des crimes de Staline et dès les années 1950, il avait rompu avec le marxisme lui-même, jugé incapable de penser l’autonomie et la créativité sociale), mais sa double critique (du stalinisme et du marxisme comme théorie) semble l'avoir isolé dans un paysage intellectuel français où, même après 1968, le marxisme restait une référence majeure (via Althusser, Sartre, ou les maoïstes). Ni marxiste, ni libéral, critiquant autant le capitalisme que le « socialisme réel » le rendirent suspect aux yeux des deux camps. Et de plus, dans les années 1960-70, il s’opposera à l’hégémonie du structuralisme (Lévi-Strauss, Lacan, Foucault), dominant en France. Sa théorie de l’« institution imaginaire de la société » (où les humains créent activement leurs institutions) contredisait le déterminisme structuraliste.
Au global, Castoriadis n’a pas été marginalisé uniquement parce qu’il était antistalinien, mais parce qu’il remettait en cause les fondements mêmes des idéologies dominantes (marxisme, structuralisme, libéralisme), tout en refusant de s’inscrire dans les courants « à la mode ».
Dans le monde anglo-saxon , la situation fut différente ...
Il y fut reconnu pour sa pensée transgressive, son analyse prophétique des crises politiques et sa défense de l’autonomie collective. Ses œuvres clés (L’Institution imaginaire de la société, 1975) seront traduites en anglais dès les années 1980-1990, coïncidant avec l’effondrement de l’URSS et le regain d’intérêt pour les alternatives au capitalisme.
Son approche interdisciplinaire correspond à une tradition intellectuelle anglo-saxonne plus ouverte aux hybridations (comme chez Hannah Arendt ou Noam Chomsky)...
- Critique du marxisme orthodoxe : Dès les années 1950, il rompt avec le marxisme-léninisme, dénonçant l’URSS comme un « capitalisme bureaucratique ». Son analyse de la bureaucratie et de l’aliénation dans Socialisme ou Barbarie (revue qu’il cofonde) a influencé les milieux anticommunistes de gauche anglo-saxons.
- Concept d’« institution imaginaire de la société » : Son idée que les sociétés s’auto-instituent via des significations imaginaires (mythes, normes, projets collectifs) a trouvé un écho dans les études culturelles et la théorie critique anglo-saxonnes.
Castoriadis a de plus anticipé des débats centraux dans le monde anglo-saxon :
- Dénonciation de la bureaucratie : Son analyse des régimes soviétiques comme des systèmes oppressifs a été saluée par des intellectuels comme George Orwell ou les néoconservateurs critiques du communisme.
- Alerte sur la dépolitisation : Sa critique de la « société hétéronome » (où les individus délèguent leur pouvoir de décision à des élites) résonne avec les travaux de Hannah Arendt sur la crise de la démocratie.
- Anticapitalisme radical : Son rejet du consumérisme et de la marchandisation de la vie préfigure les critiques contemporaines du néolibéralisme (Naomi Klein, David Harvey).
Cornelius Castoriadis (1922-1997)
Le nom de Cornelius Castoriadis, né à Constantinople, de parents grecs, installé en France fin 1945, reste attaché à l'aventure du groupe et de la revue" Socialisme ou barbarie, Organe critique d’orientation révolutionnaire" qu'il avait fondée et dirigée avec un dissident trotskyste, comme lui, Claude Lefort, de 1948 à 1965. "Socialisme ou Barbarie prend acte de l'impuissance du trotskysme à produire et à développer une critique radicale de la bureaucratie, à penser l'essence du stalinisme autrement que de façon superficielle" . Sous le terme de "barbarie" est entendu l'exercice d'un pouvoir totalitaire par une nouvelle classe dominante, la bureaucratie, classe dominante et capitalisme d'Etat qui se sont imposés avec le stalinisme en URSS et dans tous les pays dits "socialistes" : quelle est la raison de la fortune du marxisme dans les pays où il se trouve érigé en doctrine officielle, si ce n'est qu'il semble porter en lui une parfaite adéquation aux exigences des bureaucraties installées au pouvoir depuis Staline. Le terme de "Socialisme" renvoie à une thématique privilégiant l’autonomie sociale et l’émancipation prolétarienne. "Un siècle après le Manifeste Communiste, trente années après la Révolution russe, après avoir connu les victoires éclatantes et de profondes défaites, le mouvement révolutionnaire semble avoir disparu, tel un cours d'eau qui en s'approchant de la mer se répand en marécages et finalement s'évanouit dans le sable".
Castoriadis, penseur global, penseur touche-à-tout, philosophe, économiste à l'OCDE, psychanalyste, poursuit sous le terme d'autonomie un projet d'émancipation individuelle et sociale. La classe ouvrière a créé des organisations pour se libérer de l'exploitation, mais ces organisations sont devenues elles-mêmes des rouages du système d'exploitation, prise dans l'instauration d'une rhétorique bureaucratique. Pour s'en libérer, il faut changer de méthode de pensée, la mise en oeuvre du projet d'autonomie passe par la notion d' "imaginaire social" : "l'autonomie surgit, comme germe, dès que l'interrogation explicite et illimitée éclate, portant non pas sur des "faits" mais sur les significations imaginaires sociales et leur fondement possible. Moment de création, qui inaugure et un autre type de société et un autre type d'individus. Je parle bien de germe, car l'autonomie, aussi bien sociale qu'individuelle, est un projet.." (Le Monde morcelé). Remettre en question les institutions, c'est formaliser la "signification imaginaire" minimale : en questionnant l'institué, on fait advenir un "pouvoir instituant", et peut-être advenir au bout du processus une société autonome.
Castoriadis a donc repris dans "La Société bureaucratique" (1973) une première analyse critique du "capitalisme bureaucratique" dans les pays de l'Est. Par la suite, s'interrogeant sur ce mystère inexplicable qu'est l'unité du social, la cohérence profonde entre règles, comportements, motivations, mode de production, à une époque donnée, il présente une conception assez originale de la réalité historique et sociale à partir de cette fameuse notion d'imaginaire social, ("L'Institution imaginaire de la société", 1975). Ses essais suivants sont progressivement réunis dans les différents tomes de "Les Carrefours du Labyrinthe" : tome I, 1978 ; tome II : Domaines de l'homme, 1986 ; tome III : le Monde morcelé ; tome IV : la Montée de l'insignifiance, 1996 ; tome V : Fait et à faire, 1997 ; tome VI : Figures du pensable, 1999..
Au bout du compte, et très simplement, Castoriadis n'entend pas construire un modèle social, réflexion qui ne serait que pure perte de temps et illusoire, mais encourager et pousser une dynamique collective, dynamique de l'action et de la réflexion critique, puisque les sociétés humaines sont fondamentalement faites d’institutions, éléments à la fois réels et imaginaires, portant en elles une dimension instituée, celle du moment, et une dimension instituante, qui peut potentiellement se cristalliser en institué : à partir de là, on peut en effet imaginer progresser "naturellement" vers l'émancipation et l'autonomie....
Cornelius Castoriadis, L'Institution imaginaire de la société (1975)
Dans une première partie, "Marxisme et théorie révolutionnaire" (publiée dans Socialisme ou Barbarie en 1964-1965), Castoriadis revisite la pensée politique marxiste en critiquant son aspect déterministe, des lois inexorables supposées régler le cours de l'histoire : Marx, prisonnier d'une ontologie identitaire pour laquelle "être" a toujours signifié "être déterminé", a été amené à étouffer lui-même les germes nouveaux que contenait sa pensée. Il faut au contraire voir l'histoire comme création, la société instituante ou l'imaginaire social à l'oeuvre dans la société instituée, le social historique comme mode d'être inconnu de la pensée héritée. Dans la deuxième partie, "L'imaginaire et l'institution", Castoriadis entend montrer toute la puissance créatrice de l'imaginaire collectif. La société ne se connaît pas en effet généralement comme auto-institution, mais croit en une origine extra-sociale de l'institution. Le projet révolutionnaire, projet d'une auto-institution explicite de la société, ne dépend que du faire social des hommes, dont le penser politique - penser de la société comme se faisant - est une composante essentielle. (Seuil)
".. chaque société définit et élabore une image du monde naturel, de l'univers où elle vit, en essayant chaque fois d'en faire un ensemble signifiant, dans lequel doivent trouver leur place certainement les objets et êtres naturels qui importent à la vie de la collectivité, mais aussi cette collectivité elle-même, et finalement un certain "ordre du monde". Cette image, cette vision plus ou moins structurée de l'ensemble de l'expérience humaine disponible, utilise chaque fois les nervures rationnelles du donné, mais les dispose selon et les subordonne à des significations qui comme telles ne relèvent pas du rationnel mais de l'imaginaire. Cela est évident aussi bien pour les croyances des sociétés archaïques que pour les conceptions religieuses des sociétés historiques; et même le "rationalisme" extrême des sociétés modernes n'échappe pas totalement à cette perspective.
Images du monde et image de soi-même sont de toute évidence toujours liées. Mais leur unité est à son tour portée par la définition que chaque société donne de ses besoins, telle qu'elle s'inscrit dans l'activité, le faire social effectif. L'image de soi que se donne la société comporte comme moment essentiel le choix des objets, actes, etc, où s'incarne ce qui pour elle a sens et valeur..."
Cornelius Castoriadis, Carrefours du labyrinthe (1978-1999, six volumes)
"Les essais rassemblés ici portent sur des thèmes apparemment éloignés: la psychanalyse, l'épistémologie des sciences "exactes" et humaines, la technique, l'économie politique. Pourtant, un même souci les unit en profondeur. Il s'agit de détruire une identique prétention à la "scientificité", mythe ultime des vieilles oppressions qui se prolongent. Il s'agit aussi et surtout de montrer que cette destruction, loin de nous laisser désarmés, est le préalable requis pour affronter les exigences qui toujours nous saisissent: élucider le monde où nous sommes, faire être ce qui n'est pas. Dans les carrefours du Labyrinthe, nous ne sommes pas fatalement perdus, et nous n'y rencontrons pas de Minotaure qui n'emprunte sa force à nos fantasmes. (Seuil)
"Carrefours du labyrinthe" incarne une pensée subversive et créatrice, appelant à repenser radicalement la démocratie, la raison et l’émancipation : Castoriadis y dessine les contours d’une société où liberté individuelle et projet collectif se nourrissent mutuellement ...
1." Le Délire de la raison" (1978)
- Critique de la raison instrumentale et des illusions du rationalisme moderne.
- Analyse des totalitarismes (nazisme, stalinisme) comme produits d’une raison devenue folle, prétendant tout contrôler.
Réflexion sur la créativité sociale et les limites de la logique scientifique.
Castoriadis déconstruit l’idée que la raison seule peut organiser la société, soulignant la nécessité de l’imaginaire et de l’autonomie collective. Il influencera la critique des utopies technocratiques et des systèmes bureaucratiques.
2. "Domaines de l’homme" (1986)
- Exploration des « domaines » de l’existence humaine : politique, psyché, langage, art.
- Critique de la fragmentation des savoirs et de la spécialisation excessive.
- Dialogue avec la psychanalyse (Freud, Lacan) et la phénoménologie.
Castoriadis défend une vision interdisciplinaire pour penser l’humain, refusant les cloisonnements académiques. Il met en lumière le rôle de l’inconscient et de l’imaginaire dans la construction sociale.
3. "Le Monde morcelé" (1990)
-Analyse de la crise des sociétés modernes : perte de sens, montée de l’individualisme, éclatement des repères collectifs.
- Critique du capitalisme néolibéral et de la mondialisation.
- Réflexion sur la démocratie radicale face à la « privatisation » de la vie.
Castoriadis anticipe les débats sur la postmodernité et la crise écologique, et propose une refondation du projet démocratique par l’auto-institution consciente de la société.
4. "La Montée de l’insignifiance" (1996)
- Étude de la dépolitisation et de la « montée de l’insignifiance » dans les sociétés contemporaines.
- Critique du consumérisme, des médias de masse et de la résignation politique.
-Réflexion sur la démocratie directe et les conditions de l’autonomie.
Castoriadis met en garde contre la désertion citoyenne et la dilution du sens critique. Il inspirera les mouvements pour une démocratie participative (Occupy, Nuit debout).
5. "Fait et à faire" (1997)
- Dialectique entre ce qui est institué (le fait) et ce qui reste à construire (à faire).
- Réflexion sur la praxis révolutionnaire et les possibilités de transformation sociale.
- Discussion des concepts d’autonomie et d’hétéronomie.
Castoriadis semble fournir un cadre pour penser l’action politique émancipatrice, articulant théorie et pratique. Il influencera les théories de l’écologie politique et de l’altermondialisme.
6. "Sur Le Politique de Platon" (1999)
- Exégèse critique du Politique de Platon, opposant la philosophie platonicienne à la démocratie athénienne.
- Défense de la démocratie comme auto-gouvernement contre les modèles élitistes.
- Réflexion sur le rôle du philosophe dans la cité.
Castoriadis réhabilite la démocratie antique comme source d’inspiration pour un projet contemporain d’autonomie. Il montre comment Platon a figé la pensée politique en niant la créativité démocratique.
Cornelius Castoriadis, La montée de l'insignifiance
(Les carrefours du labyrinthe, 4, 1996)
"J'ai réuni ici la plupart de mes textes des dernières années consacrés à la situation contemporaine, à la réflexion de la société et à la politique..."
La montée de l’insignifiance, c’est l’entrée dans une société qui n’a plus d’image d’elle-même, à laquelle les individus ne peuvent plus s’identifier, où les mécanismes de direction se décomposent. Mais une société qui refuse l’autolimitation et la mortalité est vouée à l’échec. Des deux grandes significations constitutives du monde moderne, celle qui avait fini par s’imposer sans partage – l’expansion illimitée – est aujourd’hui en crise. L’éclipse de l’autre – l’autonomie individuelle et collective – sera-t-elle durable ? Saurons-nous créer de nouvelles façons d’être ensemble? Les questions soulevées dans ces textes de 1982-1995 se posent à nous de façon toujours plus pressante. (Seuil)
"Il ne peut pas y avoir de société qui ne soit pas quelque chose pour elle-même; qui ne se représente pas comme étant quelque chose - ce qui est conséquence, partie et dimension de ce qu'elle doit se poser comme "quelque chose".
Ce "quelque chose" n'est ni simple "attribut" ordinaire, ni "assimilation" à un objet quelconque, naturel ou autre. La société se pose comme étant quelque chose, un soi singulier et unique, nommé (repérable) mais par ailleurs "indéfinissable" (au sens physique ou logique"; elle se pose, en fait, comme une substance surnaturelle, mais suffisamment repérée, détaillée, re-présentée par des "attributs" qui sont le monnayage des significations imaginaires qui tiennent la société - et cette société - ensemble. "Pour elle-même", la société n'est jamais une collection d'individus périssables et substituables vivant sur tel territoire, parlant telle langue, pratiquant "extérieurement" telles coutumes. Au contraire, ces individus "appartiennent" à cette société parce qu'ils participent à ses significations imaginaires sociales, à ses "normes", "valeurs", "mythes", "représentations", "projets", "traditions", etc, et parce qu'ils partagent (qu'ils le sachent ou non) la volonté d'être de cette société et de la faire continuellement. Tout cela fait évidemment partie de l'institution de la société en général - et de la société dont, chaque fois, il s'agit. Les individus en sont les seuls porteurs "réels" ou "concrets", tels qu'ils ont été précisément façonnés, fabriqués par les institutions - c'est-à-dire par d'autres individus, eux-mêmes porteurs de ces institutions et des significations corrélatives.
Ce qui revient à dire que tout individu doit être porteur, "suffisamment quant au besoin/usage", de cette représentation de soi de la société. C'est là une condition vitale de l'existence psychique de l'individu singulier. Mais (ce qui est beaucoup plus important dans le présent contexte), il s'agit aussi d'une condition vitale de la société elle-même..."
Cornelius Castoriadis, Fenêtre sur le chaos (2007)
Bien avant que ne s’ouvre le débat sur la « crise de l’art contemporain », Castoriadis avait posé avec une acuité particulière la question du sens et de l’avenir de la création artistique. Son diagnostic était sombre : l’effondrement de cette création au présent obère également le passé et l’avenir : le passé, car « là où il n’y a pas de présent, il n’y a pas davantage de passé » ; l’avenir, car « mémoire vivante du passé et projet d’un avenir valorisé disparaissent ensemble ». Rien, dans ce dernier quart de siècle, n’est malheureusement venu infirmer ce diagnostic. Plusieurs textes inclus dans ce recueil (sur la musique, sur la fonction de la critique, sur l’art comme « fenêtre sur le chaos ») prolongent les réflexions de l’auteur sur les rapports entre la création culturelle, la société démocratique et l'énigme de l’œuvre d’art. (Seuil)
Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, Entretiens et débats 1974-1997
Face à la réalité d’un monde caractérisé par la destruction des significations, la décomposition des mécanismes de direction et le retrait des populations de la sphère politique, Castoriadis a défendu inlassablement – comme on peut le voir dans cet ensemble d’entretiens et de débats, – le projet d’une société autonome : une société réellement démocratique qui se donne ses propres lois et où tous participent effectivement aux affaires communes. (Seuil)
Dans cette compilation posthume, on y retrouve cette extraordinaire lucidité qui le caractérise : "Je ne suis pas minoritaire ; je suis seul, ce qui ne veut pas dire isolé. J’étais seul, nous étions seuls aussi pendant toute la période de Socialisme ou Barbarie ; la suite a montré que nous n’étions pas isolés. Il est possible que tout ce que je dis et écris soit nul. Il existe toutefois une autre hypothèse, moins optimiste : que les gens aujourd’hui n’ont plus envie d’entendre, et de faire l’effort que réclame un discours qui appelle à la réflexion critique, à la responsabilité, au refus du laisser-aller". Et cette lucidité lui permet de se poser la question centrale, au coeur de sa réflexion : pouvons-nous au fond envisager que puisse s'instaurer "un autre type de rapports entre les gens et leur organisation collective, faisant qu’ils la contrôlent effectivement?”. Nul ne peut répondre à cette interrogation, nul ne peut savoir si cette question est véritablement pertinente..
Reste que la réflexion critique est une nécessité pour tenter d'exister dans un monde qui ne va pas de soi, et c'est ainsi que Castoriadis participe de cette "écologie politique" qui cherche sa voie depuis les années 1970 quand il écrit dans son essai "L'Écologie contre les marchands" : "L'écologie est subversive car elle met en question l'imaginaire capitaliste qui domine la planète. Elle en récuse le motif central, selon lequel notre destin est d'augmenter sans cesse la production et la consommation. Elle montre l'impact catastrophique de la logique capitaliste sur l'environnement naturel et sur la vie des êtres humains."
Claude Lefort (1924-2010)
Le philosophe Claude Lefort, qui a suivi une carrière universitaire des plus classiques, fut d'abord un proche de Merleau-Ponty ("Sur une colonne absente", 1978) : "ma formation est philosophique, et je l'ai acquise alors que j'étais encore sur les bancs du lycée, auprès de Merleau-Ponty, un penseur qui avait le don de briser les certitudes, d'introduire la complication là où l'on cherchait la simplification, qui refusait la distinction du sujet et de l'objet, enseignait que les vraies questions ne s'épuisent pas dans les réponses, qu'elles ne viennent pas seulement de nous, mais sont l'indice de notre fréquentation du monde, des autres, de l'être même. Ainsi, attiré, que dis-je, enchanté par Marx, je ne pouvais cependant le lire sans satisfaire aux exigences au niveau desquelles m'avait placé la philosophie de Merleau-Ponty". Lefort est ensuite associé à Cornelius Castoriadis avec qui il fonde le groupe Socialisme ou Barbarie et dont les textes écrits dans ce cadre ont été réunis dans "Éléments d'une critique de la bureaucratie" (1971) : j'ai trouvé là, dit-il, "les moyens d'approfondir une critique de la bureaucratie inspirée par la foi en la créativité du prolétariat. Mais je me suis tôt heurté au projet de construction d'une direction révolutionnaire et d'élaboration d'un programme du socialisme". La nature de la démocratie fait débat entre Claude Lefort et Cornelius Castoriadis et ils se séparent en 1981 : Castoriadis défend l'idée d'une démocratie participative, Lefort reste adossé à la tradition de la philosophie politique et défend l'idée de représentativité. Les mille pages du dernier livre de Lefort, "Le Temps présent, écrits 1945-2005" paru en 2007, offre un parcours extraordinaire de philosophie politique, au fil de Marx, Trotsky, Soljenitsyne et Machiavel, une conception de la démocratie tente de prendre forme à l'orée du totalitarisme..
Claude Lefort, Éléments d'une critique de la bureaucratie (1971)
"Le volume présent contient la plupart des essais qui figuraient déjà dans le recueil publié sous le même titre par les Éditions Droz. On y trouvera, en outre, une étude qui ré-attire l'attention sur le témoignage de Kravtchenko, dissident avant la lettre, que l'auteur fut autrefois l'un des seuls à défendre dans les milieux de gauche. Une nouvelle préface démonte sans ménagement les mécanismes du discours anti-totalitaire tel qu'il s'exerce depuis peu. De la critique du parti comme organe dirigeant de la Révolution à celle de la «bonne société» délivrée de ses divisions, de l'analyse de la pseudo-déstalinisation khrouchtchévienne à celle du système concentrationnaire décrit par Soljénitsyne, qui fit la matière de son livre Un homme en trop, les écrits de Lefort témoignent d'un itinéraire singulier dont le sens s'indique fermement dans ces Éléments." (Collection Tel (n° 43), Gallimard)
".... Je militais jusqu'en 1958 dans le groupe Socialisme ou Barbarie. Bien que je fusse souvent en désaccord avec son orientation, tant j'étais opposé à tout ce qui m'apparaissait comme tendant à la reconstitution d'un parti, je trouvais là les conditions d”un travail fructueux. Cependant ce cercle était étroit. Au-delà de ses frontières nos travaux respectifs étaient ignorés ou délibérément passés sous silence. Sans doute bénéficiai-je de quelque audience grâce aux Temps modernes dans les années d'après-guerre ; je ne le dus qu'à la protection personnelle de Merleau-Ponty et mes écrits, dans cette revue, parurent outranciers. Un tel climat n'incitait ni à la prudence dans l'interprétation ni surtout à l'audace qui eût été nécessaire pour une remise en question de la problématique de Marx et pour déraciner le mythe de la révolution prolétarienne.
En évoquant le climat des années cinquante, je ne cherche pas à justifier mes erreurs, la vivacité de mes critiques, la démesure de mes espérances. Pendant un temps, j'ai cru voir se dessiner une révolution qui serait l'œuvre des opprimés eux-mêmes et saurait se défendre contre ceux qui prétendraient la diriger. J'imaginais qu'une telle révolution, bénéficiant de tout l'acquis du mouvement ouvrier, rendrait impossible la formation d'un nouvel Etat et d'une nouvelle classe dominante. Les tentatives successives du prolétariat pour s'organiser et, de loin en loin, par des actions violentes, pour se libérer de l'oppression, me paraissaient composer une expérience dans laquelle tout comptait, les échecs comme les succès. Je lui prêtais le pouvoir de déchiffrer peu à peu les figures de son aliénation, dont la dernière et la plus secrète lui était offerte par sa propre bureaucratie. C'est ainsi que je me représentais le cheminement de la vérité dans l'Histoire. A présent, je sais que je me trompais. Ces illusions commencèrent à se dissiper en 1958, sitôt accomplie ma rupture avec Socialisme ou Barbarie et, désormais, je m'acharnai à les détruire. Auparavant, je contenais mes doutes à mesure qu'ils naissaient. Quoique souvent en opposition avec la majorité du petit groupe auquel j'appartenais, je moulais mes arguments sur ceux des autres, mes proches. Quand je ne me sentis plus contraint de leur donner continûment la preuve, en me la donnant à moi-même, de ma fidélité au projet qui nous unissait, je m'avouai qu'il était dénué de sens de comprimer l'Histoire dans les limites d'une classe et de faire de celle-ci l'agent d'un accomplissement de la société. Davantage : je m'étonnai d'avoir désiré cet impossible accomplissement. Ce qui m'avait le plus étroitement attaché à Marx devint à mes yeux le plus suspect. J'avais embrassé la critique d'une société à la fois unifiée et décomposée par le capitalisme, société dans laquelle les hommes étaient rendus étrangers les uns aux autres et, simultanément, trouvaient, du fait de la dépendance réciproque de leurs opérations de production, les conditions de réappropriation de leur commune identité sociale. Cette critique ne m'offrit plus qu'une demi-vérité. Et l'image de la décomposition et celle de l'unification me semblèrent équivoques. Je compris qu'elles ne s'étaient imposées qu'au prix d'une abstraction. A l'oublier, on risquait de faire sous le couvert du procès du capitalisme, celui de la modernité, plus précisément celui de la démocratie moderne. ]'observai que le phénomène de la décomposition sociale, de l'aliénation des classes et des individus, sitôt qu'on s'y arrêtait, ne permettait pas de repérer et d'apprécier tout ce qui avait surgi de la destruction de l'ancienne société politique, imprimant ses hiérarchies dans un ordre naturel, agencée sur le modèle d'un corps, contenant et masquant ses divisions internes. Marx me parut avoir méconnu le sens de la désintrication du politique de l'économique, du juridique, du scientifique, de l'esthétique, le sens de la libre différenciation des modes d'existence, des modes d'agir, des modes de connaissance, du déploiement et du conflit des opinions, le sens de la distinction du public et du privé, le sens de l'affirmation des individus et de la créativité individuelle en regard des formes d'autorité supposées détentrices du pouvoir social. Quant à l'idée d'une unification imminente de toutes les pratiques, d'une socialisation achevée, je convins qu'elle entretenait le mythe d'une indivision, d'une homogénéisation, d'une transparence à soi de la société, dont le totalitarisme montrait les ravages en prétendant l'inscrire dans la réalité.
M'étant évadé du cercle de mes premières croyances, je pensai donc qu'il n'est tâche plus importante que de réinterroger la démocratie. Cette pensée s'est affermie. Elle n'induit nullement à réhabiliter les thèses d'idéologues de la bourgeoisie. Ils se sont employés à masquer la relation qu'entretient la démocratie avec la division sociale, alors qu'il convient de la mettre au centre de la réflexion politique. Contre eux, la critique de Marx s'est justement exercée et reste pour une large part pertinente. Mais je mesure l'erreur qu'on a commise en confondant la démocratie avec un régime, un ensemble d'institutions historiquement déterminées, utilisées au profit de la domination d'une classe sur les autres. S'il est vrai que son essor a coïncidé avec celui de la bourgeoisie, on ne saurait oublier que cette dernière a commencé par la combattre, avant de se résoudre à en tirer parti et, qu'une fois convaincue de l'inéluctabilité de son développement, elle n'a cessé de tenter d'en désamorcer les effets, de l'apprivoiser, de l'enfermer dans des bornes, dans l'espoir de restaurer un modèle de hiérarchie et d'autorité, d'établir des mécanismes de pouvoir et de juridiction qui simulent un ordre rationnel. A suivre le cheminement de la révolution démocratique, on doit convenir qu'elle excède à tous égards le projet d'un acteur social. Non seulement, la bourgeoisie s'est vue déchirée par des conflits internes que sa fraction dirigeante s'acharna en vain à étouffer, mais elle a subi, par la vertu de principes qu'elle était impuissante à s'approprier, l'intrusion du prolétariat sur la scène historique. Et c'est par la lutte de celui-ci, en conséquence de revendications dont elle répudiait d'abord la légitimité, que se sont imposés des droits, que se sont diffusées des libertés qui nous paraissent à présent constitutifs d'une véritable vie politique. Mieux encore : je me suis convaincu qu'il était insuffisant de faire de la révolution démocratique l'ouvrage de classes sociales, la bourgeoisie qui l'inaugurerait, le prolétariat qui la propagerait..."
Claude Lefort, Le Travail de l'œuvre Machiavel (1972)
"En examinant la multiplicité des représentations de Machiavel et d'abord le mythe du machiavélisme, Claude Lefort ne cède pas au scepticisme ; il sonde seulement l'imaginaire que recèle la pensée politique. Pas davantage ne cède-t-il à ces versions plus sophistiquées du scepticisme que sont le sociologisme et l'historicisme quand il replace l'œuvre de Machiavel dans les horizons d'une époque et d'une société. Mais il ne verse pas non plus au dogmatisme lorsqu'il propose une nouvelle lecture de Machiavel. Cette interprétation ne ressemble à aucune autre. Elle est interprétation de l'œuvre de Machiavel et interprétation des interprétations que celle-ci a suscitées au cours des siècles. Elle comporte une réflexion sur l'œuvre de pensée comme telle et l'interprétation comme telle ; sur le temps qui à la fois sépare et lie l'écrivain et son lecteur ; sur l'étrange jonction qui se fait dans l'expérience de la lecture entre le désir de comprendre et le désir d'écrire. Elle implique aussi, en liaison avec le commentaire du Prince et des Discours sur la Première Décade de Tite-Live, une exploration des conflits qui déchirèrent la République florentine et des idéologies dont Machiavel fait sa cible. Cette lecture exigeante, puisqu'elle accompagne pas à pas la pensée de Machiavel dans Le Prince et les Discours du début à la fin de chaque ouvrage, ne dissimule pas la présence de celui qui la fait, et elle entretient une constante interrogation. Ainsi le lecteur de Lefort se sent-il incité à partager cette interrogation e, à son tour, d'un seul mouvement, à revenir à Machiavel et à reformuler pour lui-même la question : qu'est-ce que penser politique ici et maintenant?" (Collection Bibliothèque de Philosophie, Gallimard)
Claude Lefort, Les Formes de l'histoire. Essais d'anthropologie politique (1978)
"Claude Lefort est un de ceux dont la vigilance intellectuelle n'a pas cessé, depuis vingt ans, en dehors de toutes les modes et avant elles, de remettre au premier plan les problèmes du politique. De cet itinéraire, le lecteur trouvera ici les moments forts : une réflexion sur l'histoire dans les sociétés dites sans histoire ; la formation de la société et de la politique modernes au temps de l'humanisme et des républiques de la Renaissance ; une étude sur Marx, un Marx soustrait aux manipulateurs de la «théorie marxiste» comme aux nouveaux hérauts de l'antimarxisme ; la genèse enfin de l'idéologie dans les sociétés contemporaines. Un même mouvement de pensée relie ces textes, qui s'applique à distinguer ce qui relève d'une histoire régie par un principe de permanence ou de répétition et ce qui ressortit à une histoire qui par principe est le lieu du nouveau. Une histoire visible, qui se déchiffre à travers le changement et une histoire invisible qui, dans chacune des formations sociales envisagées, sous-tend l'ordonnance des institutions et constitue la dimension temporelle de la vie sociale. Ainsi s'esquisse, à travers la diversité des formes de l'histoire, une anthropologie politique de notre temps".(Collection Folio essais (n° 357), Gallimard).
Claude Lefort, Un homme en trop (1976)
Nous attendions, écrit Lefort, depuis longtemps, "L'Archipel du Goulag", "un livre mettant en pièces le décor du socialisme stalinien, faisant apparaître la grande machine d'oppression, les mécanismes d'extermination dissimulés sous les panneaux de la Révolution, de la planification bienfaisante et de l'Homme nouveau". Mais, première troublante qui se pose alors, pourquoi ce livre était-il attendu? "comment, ici même, en France, la peur du vrai a-t-elle pu être si obstinément cultivée, la mutilation de la pensée pratiquée avec tant d'application, par la plupart de ceux qui peuplaient la "gauche", par ceux-là qui, cependant, se mobilisaient contre l'oppression et l'exploitation dans le monde capitaliste, ceux notamment qui ne s'étaient pas enterrés dans la fidélité au Parti et qui savaient tout de même ce qu'ils ne voulaient pas savoir." Quelque part, à cette époque, toute critique contre la Russie se soldait par "une absolution donnée au monde capitaliste". Plus encore, pour Lefort, "L'Archipel du Goulag" plus qu'une histoire du système pénitentiaire depuis les lendemains de la révolution d'Octobre jusqu'en 1953, ici "Solnénitsyne a voulu penser ce qui prive de penser", et le "cas Soljenitsyne" permet de tenter de comprendre comment un État totalitaire conduit son projet fantasmatique d'unification de la société.
Claude Lefort, L'invention démocratique : les limites de la domination totalitaire (1981)
"Contrairement à beaucoup d'intellectuels de sa génération, Claude Lefort peut se réclamer d'une rare constance dans l'analyse des régimes communistes, qu'il qualifiait de totalitaires dès 1956. Il s'est acharné pendant trente-cinq ans à démonter les mécanismes politiques et idéologiques d'un système qui visait à une domination complète de la vie sociale; et, non moins, à déceler tous les signes de l'écart irréductible entre le projet totalitaire et la réalité de fait. Les textes publiés en 1981 font état de sa conviction que l'effondrement du communisme est inévitable. Ce jugement procède d'une vision politique des sociétés modernes. Pour Claude Lefort, la connaissance du communisme ne se dissocie pas d'une réflexion sur la démocratie. A ceux qui ont fait le procès du communisme en se fondant sur une théorie du fonctionnement de l'économie dans les sociétés industrielles, il oppose que ce régime a eu pour première cible les libertés civiles et politiques, qu'il dérive d'une révolution qui est bien davantage antidémocratique qu'anticapitaliste. Voilà qui éclaire la crise présente des pays sortis du communisme. Pour une part, le libéralisme économique qui accompagne le déchaînement de la violence du marché indique la déroute de l'idéologie communiste. Mais n'est-il pas remarquable qu'il trouve un terrain privilégié dans des sociétés démantelées par une domination totalitaire, où se sont effacées dans la population la notion du droit, celle de l'association, de la résistance collective? Plus que jamais se pose la question: qu'est-ce que l'invention démocratique?" (Fayard)
"... d'où surgit l'aventure totalitaire? Elle ne naît pas de rien. Elle est signe d'une mutation politique. De quelle mutation s'agit-il? Il me semble vain de l'inscrire au registre du mode de production comme la conséquence d'une ultime concentration du capital : mais aussi vain d'en faire, comme certains se plaisent à le vouloir, le produit des fantasmes d'intellectuels révolutionnaires achevant l'ouvrage des Jacobins de 93 pour reconstruire le monde sur une table rase. Le totalitarisme ne s'éclaire à mes yeux qu'à la condition de saisir la relation qu'il entretient avec la démocratie. C'est d'elle qu'il surgit, alors même qu'il s'implante, du moins dans sa version socialiste, en premier lieu dans des pays où la transformation démocratique n'en était qu'à ses débuts. Il la renverse en même temps qu'il s'empare de certains de ses traits et leur apporte un prolongement fantastique.. le totalitarisme ne se laisse-t-il pas concevoir comme une réponse aux questions que véhicule la démocratie, comme la tentative de résoudre ses paradoxes? La société démocratique moderne m'apparaît, de fait, comme cette société où le pouvoir, la loi, la connaissance se trouvent mis à l'épreuve d'une indétermination radicale, société devenue théâtrale d'une aventure immaîtrisable, telle que ce qui se voit institué n'est jamais établi, le connu reste miné par l'inconnu, le présent s'avère innombrable, couvrant des temps sociaux multiples décalés les uns par rapport aux autres dans la simultanéité - ou bien nommables dans la seule fiction de l'avenir; une aventure telle que la quête de l'identité ne se défait pas de l'expérience de la division ... Pouvoir politique circonscrit, localisé dans la société, en même temps qu'instituant, il est exposé à la menace de s'abîmer dans la particularité, d'exciter ce que Machiavel jugeait plus dangereux que la haine, le mépris..."