Portugal - Fernando Pessoa (1888-1935), "Le Livre de l'intranquillité" (1982) - José Saramago (1922-2010), "L'Aveuglement" (1995), "Le Dieu manchot" (1982), "L'année de la mort de Ricardo Reis" (1984), "L'Evangile selon Jésus-Christ" (1991, "La Lucidité" (2004), "Les Intermittences de la mort" (2005) - ...
Last Update : 12/31/2016
On attribue une forte singularité à a littérature portugaise dans le paysage européen. C'est que le Portugal, depuis la période des Grandes Découvertes (XVe-XVIe siècles), a développé un imaginaire unique, l’idée d’un monde au-delà des frontières visibles (les océans, les terres inconnues) est en effet centrale. Cette expansion, dit-on souvent, a laissé une empreinte double, la fierté d’avoir conquis, et la mélancolie d’avoir perdu. Le mot "saudade", intraduisible en français ou en anglais, décrit un sentiment mêlé de nostalgie, d’absence et d’espoir, qui infuse toute la littérature portugaise, du Moyen Âge jusqu'à nos jours. Fernando Pessoa, avec son désir d’être tout ce qu’il n’est pas, fait de la nostalgie de l’impossible un principe d’écriture.
Contrairement à d’autres traditions littéraires européennes qui valorisent la cohérence du sujet (par exemple la tradition française classique), la littérature portugaise aime l'éclatement du moi : Fernando Pessoa est emblématique avec ses hétéronymes (plus de 70 identités littéraires différentes), remettant en cause l’idée même d'unité intérieure. Chez José Saramago, le narrateur omniscient est souvent ironique, labile, peu fiable ; l’histoire se recompose sans cesse. Cela donne une écriture où le doute, l’ambiguïté, l’ironie sont fondamentaux.
Autre point fondamental : le Portugal a vécu des siècles d'autoritarisme, de la monarchie absolue à la dictature de Salazar (1933–1974). Cette histoire crée une littérature très attentive aux rapports de domination, et profondément solidaire des "petits", des anonymes, ceux que l’Histoire officielle efface. Eça de Queirós critique avec une ironie implacable la bourgeoisie et l’Église au XIXe siècle (Os Maias, O Crime do Padre Amaro). Saramago reprend cette veine en construisant des fables politiques où le pouvoir est toujours remis en question.
Enfin, la littérature portugaise n’a jamais cherché à être "moderne" au sens ostentatoire du terme, mais elle propose des expériences formelles extrêmement audacieuses, souvent avec humilité ...
Le XIXᵉ siècle est celui du du réalisme et de la naissance de la modernité littéraire portugaise, avec Almeida Garrett (1799–1854), le père du romantisme portugais (Viagens na Minha Terra, 1846), Alexandre Herculano (1810–1877), historien et romancier du romantisme historique (Eurico, o Presbítero, 1844), Camilo Castelo Branco (1825–1890), le maître du roman sentimental et du tragique populaire (Amor de Perdição, 1862), et surtout le chef de file du réalisme naturaliste portugais Eça de Queirós (1845–1900) avec "Os Maias" (1888), "O Crime do Padre Amaro" (1875). Le Portugal décadent et provincial avec un humour féroce.
Le XXᵉ siècle impose Fernando Pessoa (1888–1935), l'un des plus grands poètes de la littérature mondiale (Livro do Desassossego (posthume, 1982), Mensagem, 1934), Mário de Sá-Carneiro (1890–1916), le poète et écrivain du modernisme portugais (A Confissão de Lúcio, 1914), José Régio (1901–1969) et ses "Poemas de Deus e do Diabo" (1925), Sophia de Mello Breyner Andresen (1919–2004), autre granxde poétesse tournée vers la lumière (Mar Novo, 1958), O Nome das Coisas1, 977), José Saramago (1922–2010), prix Nobel de littérature 1998 pour ses fables allégoriques, critique sociale, exploration du pouvoir et de la condition humaine.
Le XXIᵉ siècle nous conduit, comme un peu partout dans ce monde, vers une littérature globale, hybride, politique avec António Lobo Antunes (né en 1942), "Os Cus de Judas" (1979), "O Manual dos Inquisidores" (1996), Gonçalo M. Tavares (né en 1970), avec "Jerusalém" (2004), et "O Bairro" (2002-2010), Dulce Maria Cardoso (née en 1964), grande figure du roman contemporain ( O Retorno, 2011) et Teolinda Gersão (née en 1940), "A Cidade de Ulisses" (2011) ...
Fernando Pessoa (1888-1935)
Fernando António Nogueira Pessoa est né à Lisbonne, au Portugal. Son père meurt alors qu'il n'a que cinq ans, et sa mère se remarie avec un consul portugais en Afrique du Sud. Pessoa passe une grande partie de son enfance et de son adolescence à Durban, où il reçoit une éducation britannique. Il y développe une maîtrise parfaite de l'anglais et écrit ses premiers poèmes dans cette langue. A 17 ans, il s'installe définitivement à Lisbonne, où il mène une vie discrète, travaillant comme traducteur commercial et collaborant à des revues littéraires. Vie modeste et création intense : socialement isolé, il écrit frénétiquement, produisant des milliers de pages (poèmes, essais, fragments philosophiques) qu'il garde souvent dans des tiroirs. Une mort prématurée : il meurt le 30 novembre 1935, à 47 ans, des suites de problèmes hépatiques liés à son alcoolisme. Son génie n'est pleinement reconnu qu'après sa mort.
L'invention des hétéronymes : Pessoa ne se contente pas d'écrire sous son propre nom, il crée des auteurs fictifs (hétéronymes), chacun avec une biographie, un style et une vision du monde distincts : Alberto Caeiro, le "poète-paysan" (maître du sensationnisme, qui voit le monde sans métaphysique), Ricardo Reis, le poète classique (épicurien, adepte d'une poésie formelle et stoïque), Álvaro de Campos, le moderniste (influencé par Whitman et le futurisme, exprimant le vertige de la modernité), Bernardo Soares, un semi-hétéronyme et auteur du Livre de l'intranquillité, une œuvre fragmentaire et introspective. Il inspirera des auteurs comme Borges, Saramago. Son Livre de l'intranquillité est aujourd'hui vu comme un chef-d'œuvre de la prose poétique ...
"Tabacaria" (1933, Bureau de tabac)
Recueil qui réunit divers poèmes dont le plus important est "Bureau de tabac", écrit en 1928 et publié dans la revue Presença en juin 1933. Des ombres envahissent l'âme du poète et viennent accroître sa hantise fondamentale : "Qui suis-je?" - Fernando Pessoa s'éprouve alors à travers trois incarnations, appelées par lui ses "hétéronymes", - trois incarnations qu'il ne cessa de vivre à travers ses poèmes, élaborant ainsi une œuvre dont l'originalité est de faire coïncider chaque poème avec le nouveau visage, l'émotion différente d'un personnage fictif né des diverses projections de soi-même. Chaque incarnation - elles ont nom Alberto Caeiro, Ricardo Reis et Alvaro de Campos - affirme une personnalité, une identité, des thèmes, une écriture, un état civil propres. Mais l'unité de la conscience du poète, partagé entre la simulation et la sincérité, est assurée par une lucidité constante qui le pousse à traduire l'inépuisable richesse de sa multiplicité dans l'apparition de ses hétéronymes. Simples créations spontanées à l'origine, ces hétéronymes sont par la suite organisés, systématisés afin de converger peut-être vers un jeu...
"Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
A part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.
Fenêtres de ma chambre,
De ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde dont personne ne sait qui il est
(Et si l’on savait, que saurait-on ?),
Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,
Sur une rue inaccessible à toutes pensées,
Réelle, au-delà du possible, certaine, au-delà du secret,
Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,
Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,
Avec le Destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.
Aujourd’hui je suis vaincu, comme si je savais la vérité.
Aujourd’hui je suis lucide, comme si j’allais mourir,
Et n’avais d’autre intimité avec les choses
Que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant
Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet
A l’intérieur de ma tête,
Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes os à l’instant du départ.
Aujourd’hui je suis perplexe, comme celui qui a pensé, trouvé, puis oublié.
Aujourd’hui je suis divisé entre la loyauté que je dois
Au Tabac d’en face, chose réelle au dehors,
Et la sensation que tout est rêve, chose réelle au-dedans.
J’ai tout raté.
Comme je n’ai fait aucun projet, ce tout n’était peut-être rien.
J’ai enjambé la formation qu’on m’a donnée
Par la fenêtre de derrière,
Et me suis enfui à la campagne plein d’espoirs.
Mais là je n’ai trouvé que de l’herbe et des arbres,
Quand il y avait des gens, ils étaient pareils aux autres.
Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise.
A quoi penser ?
Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais qui je suis ?
Etre qui je pense ? Je pense être tant de choses !
Et il y en a tant qui pensent être la même chose,
ils ne peuvent être aussi nombreux !
Génie ? En ce moment
Cent mille cerveaux se prennent en rêve, comme moi, pour des génies,
Et l'histoire n’en retiendra peut être pas un seul,
Tant de conquêtes à venir ne produiront que fumier.
Non, je ne crois pas en moi.
Dans tous les asiles, il existe des malades rendus fous par de telles certitudes !
Moi, qui n’ai aucune certitude, comment serais-je plus, comment serais-je moins assuré ?
Non, ni même en moi...
Dans combien de mansardes et de non-mansardes du monde
N'y a-t-il pas à cette heure des génies pour eux-mêmes qui rêvent ?
Combien d’aspirations hautes, nobles et lucides —
Oui, vraiment hautes, nobles et lucides —,
Et peut-être réalisables,
Ne verront jamais la lumière du vrai soleil et ne trouveront aucune audience ?
Le monde est à celui qui naît pour le conquérir
Et non à celui qui rêve qu’il peut le conquérir, même s’il a raison.
J’ai rêvé plus que Napoléon n’a conquis.
J’ai serré sur mon cœur hypothétique plus d’humanités que le Christ
J’ai conçu en secret des philosophies qu’aucun Kant n’a écrites.
Mais je suis, et resterai peut-être toujours, celui de la mansarde
Que pourtant je n’habite pas ;
Je serai toujours celui qui n’était pas né pour cela ;
Je ne serai jamais que celui qui avait des dispositions ;
Je serai toujours celui qui attendait qu’on lui ouvrit la porte, au pied d’un mur sans porte,
Qui chantait la chanson de l’Infini dans un poulailler,
Celui qui entendait la voix de Dieu au fond d’un puits bouché.
Croire en moi ? Non, ni en rien.
Que la Nature déverse sur ma tête ardente
Son soleil, sa pluie, le vent qui me décoiffe
Et pour le reste, qu’il vienne s’il doit venir, ou qu’il ne vienne pas.
Esclaves cardiaques des étoiles,
Nous avons conquis le monde entier avant de quitter notre lit ;
Mais nous nous éveillons, il est opaque,
Nous nous levons, il est étranger,
Nous sortons de chez nous, il est la terre entière,
Plus le système solaire, et la Voie Lactée et l’Indéfini...."
"Le Livre de l'intranquillité" (O livro do desassossego, 1982)
"Je suis un homme pour lequel le monde extérieur est une réalité intérieure. Je sens cela non pas métaphysiquement, mais avec les sens usuels qui nous servent à capter le réel."
Recueil de textes en prose du poète portugais Fernando Pessoa publié en 1982. Jacinto Prado Coelho, essayiste et critique portugais, a rassemblé les quelque cinq cents feuillets laissés en désordre par Fernando Pessoa et qui composeront le livre. Comme l`explique Robert Bréchon dans la Préface de l`édition française, Pessoa a pris, de 1913 à 1934, des notes en vue d`un ouvrage qu`il intitulerait "Le Livre de I 'intranquillité": chaque feuillet retrouvé porte les initiales du titre. Jacinto Prado Coelho. lorsqu'il entreprend l'édition, n`a aucune indication sur les intentions de l`auteur : il est difficile de déterminer si Pessoa voulait constituer un journal intime (les feuillets sont tous datés), un livre d`essai, une autobiographie. L`éditeur décide finalement de réunir les textes par thème. L`édition française suit ce choix en publiant près de la moitié des cinq cent vingt feuillets répertoriés par Prado Coelho. Elle divise cependant le livre en trois chapitres dont les titres rappellent les thèmes essentiels que développe le poète : "L'lndifférent", "La Vie rêvée", "La Monade intime".
Pour écrire ces feuillets, Fernando Pessoa se glisse dans un hétéronyme, Bernardo Soares, un modeste employé de bureau (comme l'était Pessoa), mais dont nous ignorons l'état civil. Les autres hétéronymes de Pessoa possédant tous une identité précise. Jacinto Prado Coelho dira que Bernardo Soares est, en fait, une "ébauche d`hétéronyme" ...
Fernando Pessoa. alias Bernardo Soares, souffre du sentiment, ou plutôt de la conscience de son inexistence : "Je n`appartiens à rien, ne désire rien. ne suis rien". Et cependant, paradoxalement, cette "habitude de croire à rien" lui permet de, vivre et d'être au monde, être au monde comme être dans les limbes. entre deux eaux, sans véritables prises avec le réel et cependant présent. Bernardo Soares vit et ne vit pas : son existence se situe entre la vie et la conscience de vivre, entre l`être et l'idée de l'être, entre soi et l'idée de soi. Une acuité extrême de la conscience semble aboutir à la destruction de cette conscience et le style incomparable, très reconnaissable, de Pessoa, porte en lui-même cette autodestruction vertigineuse.
(Trad. Bourgois, 1988)
L'indifférent
"Il existe à Lisbonne un certain nombre de petits restaurants ou de bistrots qui comportent, au-dessus d’une salle d’allure convenable, un entresol offrant cette sorte de confort pesant et familial des restaurants de petites villes sans chemin de fer. Dans ces entresols, peu fréquentés en dehors des dimanches, on rencontre souvent des types humains assez curieux, des personnages dénués de tout intérêt, toute une série d’apartés de la vie.
Le désir de tranquillité et la modicité des prix m’amenèrent, à une certaine période de ma vie, à fréquenter l’un de ces entresols. Lorsque j’y dînais, vers les sept heures, j’y rencontrais presque toujours un homme dont l’aspect, que je jugeai au début sans intérêt, éveilla peu à peu mon attention.
C'était un homme d’environ trente ans, assez grand, exagérément voûté en position assise, mais un peu moins une fois debout, et vêtu avec une certaine négligence qui n’était pas, cependant, entièrement négligée. Sur son visage pâle, aux traits dénués de tout intérêt, on décelait un air de souffrance qui ne leur en ajoutait aucun, et il était bien difficile de définir quelle sorte de souffrance indiquait cet air-là — il semblait en désigner plusieurs, privations, angoisses, et aussi cette souffrance née de l’indifférence, qui naît elle-même d’un excès de souffrance.
Il dînait toujours légèrement, et fumait des cigarettes qu’il roulait lui-même. Il était extraordinairement attentif aux personnes qui l'entouraient, non pas d’un air soupçonneux, mais en les observant avec un intérêt particulier ; non pas d’un air scrutateur, mais en semblant s’intéresser à elles, sans pour autant fixer leur figure ou détailler leurs traits de caractère. C’est ce fait curieux qui suscita tout d’abord mon intérêt pour lui.
Je commençai à mieux le voir. Je constatai qu’un certain air d’intelligence animait ses traits, quoique de façon incertaine. Mais l’abattement, la stagnation glacée de l’angoisse, recouvraient si régulièrement son expression qu 'il était difficile de découvrir autre chose au-delà.
J’appris un jour par hasard, par l’un des serveurs, qu’il était employé de commerce dans un bureau proche du restaurant.
Il se produisit un jour un incident dans la rue, juste sous nos fenêtres — une rixe entre deux hommes. Tous ceux qui se trouvaient à l’entresol coururent aux fenêtres, je fis de même, et l’homme dont je parle également, j’échangeai avec lui une phrase banale, il me répondit sur le même ton. Sa voix était terne, hésitante, comme celle des êtres qui n’espèrent plus rien, car il est pour eux parfaitement inutile d’espérer quoi que ce soit. Mais il était peut-être absurde de donner un tel relief à mon compagnon vespéral de restaurant.
Je ne sais trop pourquoi, nous commençâmes à nous saluer à partir de ce jour-là. Puis, un soir où nous rapprocha peut-être le hasard, absurde en soi, qui fit que nous nous trouvâmes tous deux dîner à neuf heures et demie, nous entamâmes une conversation à bâtons rompus. A un certain moment il me demanda si j'écrivais. Je répondis que oui. Je lui parlai de la revue Orpheu1, qui avait commencé à paraître depuis peu. Il se mit à la louer, et même à la louer hautement, ce qui me stupéfia réellement. Je me permis de lui faire part de mon étonnement, car l’art de ceux qui écrivent dans Orpheu est destiné, en fait, à quelques rares lecteurs. Il me répondit qu’il était peut-être de ceux-là. D’ailleurs, ajouta-t-il, cet art ne lui avait rien apporté de vraiment neuf : et il avança timidement que, n’ayant rien de mieux à faire, ni d’endroit où aller, sans amis à fréquenter et sans goût pour la lecture, il passait ses soirées, dans sa chambre de pension, à écrire lui aussi.
1
J’envie — sans bien savoir si je les envie vraiment — ces gens dont on peut écrire la biographie, ou qui peuvent l’écrire eux-mêmes. Dans ces impressions décousues, sans lien entre elles et ne souhaitant pas en avoir, je raconte avec indifférence mon autobiographie sans faits, mon histoire sans vie. Ce sont mes confidences, et si je n’y dis rien, c’est que je n’ai rien à dire.
Que peut-on donc raconter d’intéressant ou d’utile ? Ce qui nous est arrivé, ou bien est arrivé à tout le monde, ou bien à nous seuls ; dans le premier cas ce n’est pas neuf, et dans le second cela demeure incompréhensible. Si j’écris ce que je ressens, c’est parce qu’ainsi je diminue la fièvre de ressentir. Ce que je confesse n’a pas d’intérêt, car rien n’a d’intérêt. Je fais des paysages de ce que j’éprouve. Je donne congé à mes sensations. Je comprends parfaitement les femmes qui font de la broderie par chagrin, et celles qui font du crochet parce que la vie existe. Ma vieille tante faisait des patiences pendant l’infini des soirées. Ces confessions de mes sensations, ce sont mes patiences à moi. Je ne les interprète pas, comme quelqu’un qui tirerait les cartes pour connaître l’avenir. Je ne les ausculte pas, parce que, dans les jeux de patience, les cartes, à proprement parler, n’ont aucune valeur. Je me déroule comme un écheveau multicolore, ou bien je me fais à moi-même de ces jeux de ficelle que les enfants tissent, en figures compliquées, sur leurs doigts écartés, et qu’ils se passent de main en main. Je prends soin seulement que le pouce ne lâche pas le brin qui lui revient. Puis je retourne mes mains, et c’est une nouvelle figure qui apparaît. Et je recommence.
Vivre, c’est faire du crochet avec les intentions des autres. Toutefois, tandis que le crochet avance, notre pensée reste libre, et tous les princes charmants peuvent se promener dans leurs parcs enchantés, entre deux passages de l’aiguille d’ivoire au bout crochu. Crochet2 des choses... Intervalles... Rien...
D’ailleurs, que puis-je tirer de moi-même ? Que raconter ? Une acuité horrible de mes sensations, et la conscience profonde du fait même que je vis ces sensations... Une intelligence aiguë utilisée à me détruire, et une puissance de rêve avide de me distraire... Une volonté morte et une réflexion qui la berce, comme si c’était son enfant, bien vivant. Le crochet, oui...
Soares observe le monde depuis sa fenêtre ou en errant dans Lisbonne, se sentant toujours en décalage. Je suis le paysage de ce que je vois, et ma vie entière est une annotation en marge du texte réel des choses. - L’intranquillité (desassossego), un état permanent d’agitation intérieure, entre ennui et désir d’infini. Mon âme est un orchestre invisible ; je ne sais quels instruments jouent en moi, cordes et harpes, timbales et tambours, quand je me parle à moi-même. S'interrogeant sur l’authenticité du moi, il se décrit comme un "fingisseur" (celui qui feint). Je suis, dans la vraie vie, le personnage que je n’ai jamais pu être. Face à la médiocrité du quotidien, il cultive un monde intérieur où tout est plus intense. Vivre, c’est être autre. La sensation, sans action, est un refuge. Et l'obsession pour l’éphémère, le vide existentiel, et l’art comme seule consolation. Je suis, comme le paysage, une chose qui s’efface. Je suis, comme le soir, une chose qui s’éteint ...
« Fragments » 1 à 100
1 - J’ai duré des heures ignorées, des moments successifs sans lien entre eux, au cours de la promenade que j’ai faite une nuit, au bord de la mer, sur un rivage solitaire. Toutes les pensées qui ont fait vivre des hommes, toutes les émotions que les hommes ont cessé de vivre, sont passées par mon esprit, tel un résumé obscur de l’histoire, au cours de cette méditation cheminant au bord de la mer.
J’ai souffert en moi-même, avec moi-même, les aspirations de toutes les époques révolues, et ce sont les angoisses de tous les temps qui ont, avec moi, longé le bord sonore de l’océan. Ce que les hommes ont voulu sans le réaliser, ce qu’ils ont tué en le réalisant, ce que les âmes ont été et que nul n’a jamais dit — c’est de tout cela que s’est formée la conscience sensible avec laquelle j’ai marché, cette nuit-là, au bord de la mer. Et ce qui a surpris chacun des amants chez l’autre amant, ce que la femme a toujours caché à ce mari auquel elle appartient, ce que la mère pense de l’enfant qu’elle n’a jamais eu, ce qui n’a eu de forme que dans un sourire ou une occasion, à peine esquissée, un moment qui ne fat pas ce moment-ci, une émotion qui a manqué en cet instant-là — tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, a marché à mes côtés et s’en est revenu avec moi, et les vagues torsadaient d’un mouvement grandiose l’accompagnement grâce auquel je dormais tout cela.
Nous sommes qui nous ne sommes pas, la vie est brève et triste. Le bruit des vagues, la nuit, est celui de la nuit même ; et combien l’ont entendu retentir au fond de leur âme, tel l’espoir qui se brise perpétuellement dans l’obscurité, avec un bruit sourd d’écume résonnant dans les profondeurs ! Combien de larmes pleurées par ceux qui obtenaient, combien de larmes perdues par ceux qui réussissaient ! Et tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, est devenu pour moi le secret de la nuit et la confidence de l’abîme. Que nous sommes nombreux à vivre, nombreux à nous leurrer ! Quelles mers résonnent au fond de nous, dans cette nuit d’exister, sur ces plages que nous nous sentons être, et où déferle l’émotion en marées hautes !
Ce que l’on a perdu, ce que l’on aurait dû vouloir, ce que l’on a obtenu et gagné par erreur ; ce que nous avons aimé pour le perdre ensuite, en constatant alors, après l’avoir perdu et l’aimant pour cela même, que tout d’abord nous ne l’aimions pas ; ce que nous nous imaginions penser, alors que nous sentions ; ce qui était un souvenir, alors que nous croyions à une émotion ; et l’océan tout entier, arrivant, frais et sonore, du vaste fond de la nuit tout entière, écumait délicatement sur la grève, tandis que se déroulait ma promenade nocturne au bord de la mer...
Qui d’entre nous sait seulement ce qu’il pense, ou ce qu’il désire ? Qui sait ce qu’il est pour lui-même ? Combien de choses nous sont suggérées par la musique, et nous séduisent par cela même qu’elles ne peuvent exister ! La nuit évoque en nous le souvenir de tant de choses que nous pleurons, sans qu’elles aient jamais été ! Telle une voix s’élevant de cette paix de tout son long étendue, l’enroulement des vagues explose et refroidit, et l’on perçoit une salivation audible, là-bas sur le rivage invisible.
Combien je meurs si je sens pour toute chose ! Et combien je sens lorsque j’erre ainsi, humain et incorporel, le cœur immobile comme peut l’être le rivage — et tout l’océan de tout, dans cette nuit où nous vivons, vient briser ses hautes vagues pour refroidir ensuite, moqueur, durant ma promenade nocturne, ma promenade éternelle au bord de la mer...
2
Tout se répond. La lecture des classiques, qui ne parlent jamais de soleils couchants, m’a rendu intelligibles bien des couchants, dans toutes leurs nuances. Il existe un rapport entre la compétence syntaxique, qui permet de distinguer les différentes valeurs des êtres (?), des sons et des formes, et l’aptitude à comprendre le moment où le bleu du ciel, en fait, est vert, et quelle part de jaune peut renfermer le vert-bleu du ciel. C’est au fond la même chose, que l’aptitude à distinguer et celle à « subtiliser ». Sans syntaxe, pas d’émotion durable. L’immortalité est une fonction de grammairien.
3
J'ai réfléchi aujourd'hui — lors d'une pause dans mes sensations — au genre de prose qui est la mienne. En somme, comment est-ce que j'écris? J'ai vu, comme bien d'autres, ma volonté pervertie par le désir de posséder un système et une norme. Certes, j'ai écrit bien avant d'avoir l'un ou l'autre; mais, en cela non plus, je ne diffère guère des autres.
M'analysant cet après-midi, je m'aperçois que mon système stylistique repose sur deux principes, et tout aussitôt, suivant la bonne règle de nos bons classiques, j'érige ces deux principes en règles fondamentales de tout art d'écrire : dire ce que l'on éprouve exactement comme on l'éprouve — clairement si c'est clair ; obscurément si c'est obscur ; confusément si c'est confus ; et bien comprendre que la grammaire n'est jamais qu'un outil, et non pas une loi.
Supposons que je voie devant moi une jeune fille à l’allure masculine. Un être humain ordinaire dira simplement : « Cette jeune fille a l’air d’un garçon. » Un autre être humain, tout aussi ordinaire, mais déjà plus conscient du fait que parler, c’est dire, dira d’elle : « Cette jeune fille est un garçon. » Un autre encore, tout aussi conscient des devoirs de l’expression, mais poussé davantage encore par l’amour de la concision, ce luxe de la pensée, dira d’elle : « Ce garçon. » Quant à moi, je dirai : « Cette garçon », violant la règle de grammaire la plus élémentaire, qui exige que s’accordent en genre et en nombre le substantif et l’adjectif. Et j’aurai fort bien dit ; j’aurai parlé dans l’absolu, photographiquement, loin de la platitude, de la norme, du quotidien. Ainsi n’aurai-je pas parlé : j’aurai dit."
(traduction Christian Bourgois éditeur, 1992)
Dans cette oeuvre éclatée, fragmentaire, inachevée qu'est "Le Livre de l'intranquillité", les critiques du monde entier (Bloom, Zenith, et même Pessoa lui-même dans ses annotations) s’accordent pour dire qu’il existe un fragment central, un passage absolument incontournable, qui contient l’essence du Livre : celui où Bernardo Soares dit que vivre, c'est être autre. On ne sent pas la vie si l'on reste ce que l'on est (Viver é ser outro) ..
Pessoa y affirme que l'identité humaine est mouvante, instable, illusoire. Être soi-même de manière figée, c’est être mort spirituellement. La poétique de l'hétéronymie légitime toute son entreprise d’écriture sous plusieurs noms et voix : Pessoa ne veut pas être "un", il veut être "tous". Une négation du moi stable et une célébration de l’intranquillité comme seule forme authentique de vie intérieure ...
42
Il m’arrive — lorsque je relève la tête, encore tout étourdi, des livres où j’inscris les comptes des autres et l’absence, pour mon compte, de toute vie propre — d’éprouver une nausée physique, qui peut provenir de ma position inclinée, mais qui transcende aussi les chiffres et mon sentiment d’échec. La vie m’écœure comme un remède inutile. Et c’est alors que je vois, avec une vision d’une parfaite netteté, combien il me serait facile de chasser cet ennui, si j’avais simplement la force de le vouloir réellement.
Nous existons par l’action, c’est-à-dire par la volonté. Ceux d’entre nous qui ne savent pas vouloir (génies ou mendiants, peu importe), ceux-là se retrouvent frères dans l’impuissance. A quoi me sert-il de me proclamer un génie, si je me retrouve aide-comptable ? Quand Cesario Verde fit dire à son médecin qu’il était, non pas Monsieur Verde l’employé de commerce, mais Cesario Verde le poète, il eut recours à l’une de ces formules creuses d’un orgueil inutile, qui sentent la vanité à plein nez. Ce qu’il a toujours été, le pauvre, c’est bel et bien le Monsieur Verde employé de commerce. Le poète est né quand lui-même était déjà mort, car c’est après sa mort qu’on a commencé à l’apprécier comme poète.
Agir — voilà l’intelligence véritable. Je serai ce que je voudrai être. Mais il me faut vouloir être ce que je serai. La réussite consiste à réussir, et non pas à se trouver en mesure de réusir. N’importe quel terrain un peu vaste est propre à recevoir un palais, mais où donc sera le palais si on ne le bâtit pas sur ce terrain-là ?
43
Je cultive la haine de l’action comme une plante de serre. Je me flatte moi-même de ma clairvoyance à l’égard de la vie.
44
Enrouler le monde autour de ses doigts, comme une femme joue avec un fil ou un ruban, tout en rêvant à sa fenêtre.
Que tout se réduise enfin à essayer d’éprouver de l’ennui, tout en évitant d’en souffrir.
Il serait intéressant d’être deux rois à la fois : être non pas une seule âme pour eux deux, mais bien leurs deux âmes en même temps.
45
J’ai demandé si peu à la vie — et ce peu, la vie me l’a refusé. Un rai d’un reste de soleil, une campagne (...), un peu de calme avec un peu de pain, une conscience d’exister qui ne me soit pas trop douloureuse, et puis ne rien demander aux autres, ne rien me voir demander non plus. Cela même m’a été refusé, de même qu’on peut refuser un peu d’ombre non par manque de cœur, mais pour éviter d’avoir à déboutonner son manteau...
J’écris, plein de tristesse, dans ma chambre paisible, seul comme je l’ai toujours été, seul comme je le serai toujours. Et je me demande si ma voix — en apparence bien peu de chose — n’incarne pas la substance de milliers de voix, la faim de se dire de milliers de vies, la patience de millions d’âmes soumises, comme la mienne dans son destin quotidien, à leur rêve inutile, à l’espérance qui ne laisse pas de traces.
En de tels moments, mon cœur bat plus fort, conscient que je suis de son existence. Je vis plus, car je vis plus grand.
Je sens dans ma personne une force religieuse, une sorte de prière, presque une clameur. Mais la réaction à mon encontre descend du haut de mon intellect... Je me vois dans mon quatrième étage de la Rua dos Douradores, je me sens alourdi de sommeil ; je regarde, sur ma feuille de papier à moitié remplie, une existence vaine et sans beauté, et la cigarette à bon marché, le sous-main usé. Moi, du haut de mon quatrième étage, interpellant la vie ! exprimant ce que ressent l’âme des autres ! et faisant de la prose...
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La vie se ramène pour nous à ce que nous sommes capables d’en concevoir. Aux yeux du paysan, pour lequel son champ est tout au monde, ce champ est un empire. Aux yeux de César, pour qui son empire est encore peu de chose, cet empire n’est qu’un champ. Le pauvre possède un empire ; le puissant possède un champ. En fait, nous ne possédons jamais que nos impressions ; c’est donc sur elles, et non sur ce qu’elles perçoivent, que nous devons fonder la réalité de notre existence.
(Ceci ne me vient à propos de rien en particulier.)
J’ai beaucoup rêvé. Je suis lassé d’avoir tant rêvé, mais non point de rêver. Rêver, voilà ce dont nul ne se lasse, car c’est oublier, et l’oubli ne nous pèse pas, c’est un sommeil dépourvu de songes, pendant lequel nous demeurons éveillés. En rêve, j’ai tout obtenu. Je me suis réveillé aussi, mais qu’importe ? Combien de Césars n’ai-je pas été ! Et les plus glorieux, quels hommes médiocres ! César, sauvé de la mort par la générosité d’un pirate, fait crucifier ce même pirate dès qu’il a réussi, après bien des recherches, à mettre la main sur lui. Napoléon, rédigeant son testament à Sainte-Hélène, stipule un legs en faveur d’un bandit qui avait tenté d’assassiner Wellington. O grandeurs, si semblables aux grandeurs d’âme de ma voisine borgne ! O grands hommes, dignes d’une cuisinière de l’autre monde ! Combien de Césars ai-je déjà été, et rêve encore d’être ?
Combien de Césars, oui, mais jamais pour de bon. Je n’ai été véritablement impérial qu’autant que je rêvais, et c’est pourquoi je n’ai jamais rien été ! Mes armées, certes, ont connu la défaite, mais une défaite moelleuse à souhait, et personne n’y fut occis. Je n’y ai perdu aucun étendard : je n’ai pas rêvé mes armées au point de faire apparaître leurs drapeaux à mon regard, car le rêve se heurte toujours à un tournant... Combien de Césars n’ai-je pas été, ici même, dans ma Rua dos Douradores. Et les Césars que j’ai été vivent toujours dans mon imagination ; mais les Césars qui ont vécu réellement sont morts aujourd’hui, et la Rua dos Douradores, autrement dit la Réalité, ne peut plus rien en connaître.
Je jette ma boîte d’allumettes, vide à présent, dans cet abîme de la rue, au-delà de l’appui de ma fenêtre dépourvue de balcon. Je me redresse sur ma chaise, et j’écoute. Nettement, comme si elle signifiait quelque chose, la boîte d’allumettes vide résonne sur la chaussée qui s’annonce ainsi déserte. Aucun autre son, sauf ceux de la ville entière. Oui, les sons de la ville d’un dimanche tout entier, si nombreux, sans se concerter, mais tous justes.
Que peu de chose, dans le monde réel, suffit pour former la base de nos réflexions les plus profondes : être arrivé en retard pour mon déjeuner, avoir trouvé ma boîte d’allumettes vide, l’avoir jetée dans la rue, à titre individuel, avoir éprouvé de la mauvaise humeur à cause d’un repas pris à une heure indue ; et que ce soit dimanche, aérienne promesse d’un couchant raté, et n’être personne en ce bas monde — et puis la métaphysique tout entière. Mais combien de Césars j’ai été !
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Je me demande bien souvent ce que je serais devenu si, abrité des rafales du destin par le paravent de la richesse, je n’avais pas été conduit, par la main morale de mon oncle, dans un bureau de Lisbonne, et si je n’étais pas monté depuis ce bureau vers bien d’autres, jusqu’à ce sommet de pacotille d’un emploi d’aide-comptable, avec un travail ressemblant à une sieste paisible, et un salaire juste suffisant pour vivre.
Je sais bien que, si mon passé irréel s’était réalisé, je ne serais pas aujourd’hui l’homme capable d’écrire ces pages, à tout le moins meilleures —ayant le mérite d’exister— que les pages inexistantes qu’en des circonstances plus favorables, je n’aurais jamais fait qu’imaginer. C’est que la banalité est une sorte d’intelligence, et que la réalité —surtout rude ou stupide — est un complément naturel de l’âme.
C’est à mon emploi de comptable que je dois une bonne part de ce que je peux sentir et penser et qui me sert tout aussi bien à le fuir et à le rejeter.
Si je devais mentionner, dans l’espace laissé en blanc d’un questionnaire, à quelles influences littéraires mon esprit reconnaît devoir sa formation, j’inscrirais en tête de liste le nom de Cesario Verde, mais je n’oublierais pas d’y ajouter le nom de mon patron Vasques, du chef-comptable Moreira, du représentant Vieira et du garçon de bureau Antonio. Et j’indiquerais pour chacun d’eux cette adresse clef, en lettres majuscules : LISBONNE.
A y regarder de près, tous ces gens ont été pour ma vision du monde, au même titre que Cesario Verde, des facteurs de correction. Je crois que c’est là l’expression, dont j’ignore évidemment le sens exact, qui désigne, pour les ingénieurs, le traitement qu’on fait subir aux mathématiques pour qu’elles puissent rattraper la vie. Si c’est exact, c’est bien ce qui s’est passé. Sinon, que cette expression prenne le sens qui aurait pu être le sien, et que l’intention se substitue à la métaphore défaillante.
Si d’ailleurs je considère, avec toute la lucidité dont je suis capable, ce qu’a été ma vie en apparence, je la vois comme une petite chose colorée — une enveloppe de bonbon ou une bague de cigare — qu’une domestique, tout en écoutant par-dessus les têtes, pousse à petits coups de brosse, de la nappe qu’on va enlever vers la pelle où vont tomber les miettes, parmi les croûtes diverses de la réalité proprement dite. Ce quelque chose se distingue des objets qui vont connaître le même sort par un privilège qui aboutit, lui aussi, à la pelle à ordures. Et la conversation des dieux se poursuit, par-dessus la balayette, indifférente à ces incidents qui font partie du service du monde.
Oui, si j’avais été riche, protégé, bien épousseté, ornemental enfin, je n’aurais même pas été ce bref épisode d’un bout de papier aux vives couleurs, perdu parmi les miettes ; je serais resté sur un des plats du destin — « non, merci beaucoup, vraiment » — et je serais retourné sur un rayon du dressoir pour y vieillir... Ainsi donc, une fois avalée la partie pratique de ma cervelle, me voilà jeté au rebut et je m’en vais, avec la poussière restant du corps du Christ, finir à la poubelle ; je ne peux même pas imaginer ce que sera la suite, ni parmi quels astres elle se déroulera ; mais cette suite, pas question d’y échapper...."
José Saramago (1922-2010)
Né dans le village d’Azinhaga, au Portugal, dans une famille pauvre de paysans, il connaît une jeunesse difficile, quitte l’école technique à 12 ans pour des raisons financières, mais se forme en autodidacte grâce aux livres. Il travaille comme mécanicien, employé administratif, journaliste et traducteur avant de se consacrer pleinement à l’écriture. Communiste convaincu, il critique ouvertement le capitalisme, l’Église et les dictatures. Son œuvre est censurée sous le régime de Salazar. Après la polémique autour de L’Évangile selon Jésus-Christ (jugé blasphématoire), c'est l'exil (1992), il s’installe aux Canaries (Espagne) avec sa femme, Pilar del Río. Il disparaîtra le 18 juin 2010 à Lanzarote (Espagne).
Il utilise des prémisses surréalistes (une épidémie de cécité, la mort en grève, le Portugal se détachant de l’Europe) pour explorer des questions politiques et existentielles, la critique du pouvoir (La Lucidité, Tous les noms), la religion et la morale (L’Évangile selon Jésus-Christ, Caïn), l’humanisme et la solidarité (La Caverne, Les Intermittences de la mort), l’amour et la mort (L’Aveuglement, La Mort et l’Année de la mort de Ricardo Reis).
"Le Dieu manchot" (1982, Memorial do convento, Baltasar and Blimunda)
Avec cette fresque historique au XVIIIe siècle, Saramago confronte la grandeur architecturale (la construction du monastère de Mafra) à l’écrasement des individus. À travers Baltasar, un ancien soldat mutilé, et Blimunda, une femme douée de pouvoirs mystérieux, il célèbre l’amour, la liberté de l’esprit et la créativité populaire, face à l’absurdité du pouvoir absolutiste et religieux. L’œuvre est un hymne à la résistance des anonymes contre la mégalomanie des puissants.
"Dom João, cinquième du nom dans le catalogue des rois, se rendra cette nuit dans la chambre de son épouse, Dona Maria Ana Josefa, venue d’Autriche il y a plus de deux ans afin de donner des infants à la couronne portugaise et qui, jusqu’à aujourd’hui, n’a point encore conçu. Déjà l’on murmure à la cour, dedans et dehors le palais, que probablement la reine a la matrice sèche, insinuation tenue très à l’abri d’oreilles et de bouches délatrices et confiée exclusivement aux intimes. Que la faute en incombe au roi est impensable, premièrement à cause que la stérilité n’est pas mal d’hommes mais de femmes, ce pourquoi elles sont si souventes fois répudiées, secondement, et en voilà une preuve matérielle, si tant est qu’une preuve fût nécessaire, à cause que dans le royaume les bâtards issus de la semence royale abondent et que cela n’est que le début d’une foisonnante descendance. Par ailleurs ce n’est pas le roi qui s’exténue à implorer le ciel de lui donner un fils, mais la reine, et également pour deux raisons. La première étant qu’un roi, et à plus forte raison un roi du Portugal, ne sollicite pas ce qu’il est en son seul pouvoir d’accorder, la seconde étant que par nature la femme est un réceptacle donc par nature ce doit être elle la suppliante, en des neuvaines organisées comme en d’occasionnelles oraisons. Or ni la persévérance du roi qui, sauf empêchement canonique ou accident physiologique, accomplit vigoureusement son devoir royal et conjugal deux fois la semaine, ni la patience ni l’humilité de la reine, laquelle, en sus des prières, s’impose une immobilité absolue sitôt que son époux s’est retiré d’elle et de sa couche afin de ne pas gêner dans leurs apprêts générateurs leurs sucs conjugués, sucs parcimonieux chez la reine faute de stimulation et de temps, et aussi en raison d’une très chrétienne retenue morale, sucs abondants chez le souverain comme il sied à un homme qui n’a pas encore atteint vingt-deux ans, rien encore n’a fait enfler le ventre de Dona Maria Ana. Mais Dieu est grand.
Presque aussi grande que Dieu est la basilique de Saint Pierre que le roi s’apprête à élever. C’est une construction sans fondations ni soubassement, reposant sur le plateau d’une table qui n’aurait pas besoin d’être aussi robuste pour la charge qu’il supporte, maquette de basilique éparpillée en pièces qui s’emboîtent selon l’ancien système d’assemblage à tenons et à mortaises et qui sont cueillies d’une main révérente par les quatre chambellans de service. Le bahut d’où ils les retirent a une odeur d’encens et les velours cramoisis qui enveloppent chaque pièce séparément afin que le visage d’une statue n’aille pas s’ébrécher sur l’arête d’un pilier chatoient à la lumière des énormes flambeaux. L’ouvrage avance. Déjà tous les murs sont solidement fixés dans leurs charnières, les colonnes se dressent bien d’aplomb sous la corniche parcourue d’inscriptions latines déclinant le nom et le titre de Paul V Borghèse que depuis longtemps le roi a cessé de déchiffrer, encore que ses yeux prennent toujours plaisir à contempler le nombre ordinal de ce pape, en raison de son identité avec le sien. Chez un roi modestie serait défaut. Le monarque place soigneusement dans les orifices appropriés de la cimaise les figures des prophètes et des saints, et à chacune le chambellan fait une révérence puis il écarte les plis précieux du velours et voici qu’apparaît sur la paume de sa main une statue offerte, ou un saint, pieds en l’air et tête en bas, mais personne ne se formalise de ces irrévérences involontaires, d’autant plus qu’aussitôt le roi rétablit l’ordre et la solennité propres aux choses sacrées, redressant et mettant à leur place ces effigies tutélaires. Du haut de la cimaise elles contemplent non point la place Saint-Pierre mais le roi du Portugal et les chambellans qui le servent. Elles regardent le parquet de la tribune, les jalousies qui donnent sur la chapelle royale et, demain, à l’heure de la première messe, si entre-temps elles n’ont pas regagné velours et bahut, elles apercevront le roi suivant dévotement le saint sacrifice avec sa suite dont ne feront pas partie les gentilshommes ici présents, car la semaine s’achève et d’autres seront alors de service. Sous la tribune où nous nous trouvons il en est une autre, masquée elle aussi de jalousies, mais sans monument à mettre sur pied, une chapelle peut-être, ou une cellule de recluse, d’où la reine assiste aux offices à l’écart, la sainteté du lieu n’ayant même pas été propice à une grossesse. À présent il ne reste plus que la coupole de Michel-Ange à placer, cet élan de pierre, ici pur postiche, qui, à cause de ses dimensions excessives, est rangée dans un coffre à part, et, comme elle est le point culminant de l’édifice, l’opération revêtira une pompe particulière. Tous prêtent alors main-forte au roi et dans un fracas retentissant tenons et mortaises viennent s’insérer dans les dispositifs prévus à cet effet. La construction est terminée. Si le vacarme puissant qui soulève des échos dans toute la chapelle parvient par les salles et les interminables corridors jusqu’à la chambre ou à l’alcôve dans laquelle la reine attend, qu’elle sache ainsi que son mari va venir.
Qu’elle attende. Pour l’instant le roi en est encore à se préparer pour la nuit. Les chambellans l’ont déshabillé, ils l’ont revêtu de l’habit que l’heure et les circonstances requièrent, les vêtements passent de main en main avec autant de révérence que des reliques de saintes qui fussent décédées pucelles, la cérémonie a lieu en la présence d’autres domestiques et pages, celui-ci ouvre le grand tiroir, celui-là tire le rideau, un troisième élève la lampe, un autre en tempère la clarté, deux encore sont immobiles, deux autres imitent ces derniers, sans compter tous ceux dont on ne sait ni ce qu’ils font ni à quoi ils servent. Enfin, grâce aux efforts conjugués de tous le roi est prêt, un des gentilshommes rectifie le pli final, un autre ajuste la collerette brodée, une minute plus tard Dom João V se dirige vers la chambre de la reine. La cruche est en attente de la fontaine..." (traduction Albin Michel 1987)
En ce début de XVIIIe siècle, Lisbonne est une des capitales les plus riches d'Europe. Les épices, la soie et, surtout, l'or trouvé au Brésil créent un univers où l'excès semble être la mesure de toute entreprise. La corruption s'épanouit, les bûchers de l'Inquisition se dressent, la délation se pratique allègrement. Le roi dom João V, quant à lui, s'inquiète de ne pas avoir d'héritier après deux ans de mariage avec la fade et pieuse dona Maria Ana Josefa. Comme il ne néglige rien, ni l'aide de Dieu ni l'appui de l'Église qui soutient ses ambitions de pouvoir absolu, le monarque promet solennellement un couvent si la reine lui donne un enfant. Naît enfin l'héritier tant désiré : c'est une fille. Commence alors la grande entreprise : la construction du couvent de Mafra, à quelques kilomètres de Lisbonne. L'organisation des plus chaotiques, la modification fréquente des plans et le désir de concurrencer l'Escurial donneront une étrange et énorme bâtisse, sans charme réel, mi-palais, mi-couvent.
Parallèlement à l'histoire de cette construction nous est contée celle d'un prêtre, Bartolomeu de Gusmão, mathématicien, professeur à l'université de Coimbra, qui essaie, lui, de voler! De fait, sa machine volante (passarola), s'élèvera au-dessus de Lisbonne le 7 août 1709. Malgré l'intérêt que lui porte le roi, Bartolomeu de Gusmão, soupçonné de sympathie envers les Juifs, doit s'exiler en Espagne - où il mourra dément, dit-on.
Ces événements et ces personnages, très célèbres dans l'histoire portugaise, pourraient faire du roman de Saramago une grande fresque historique. Mais les véritables héros du livre sont deux inconnus : Balthazar, le manchot, et Blimunda, la voyante. Ils établissent, à l'intérieur de la narration, le lien entre le récit de la construction du couvent et celui de la "passarola", puisqu'ils participent à ces deux créations. L'édification du couvent est menée à un rythme infernal. Les hommes des campagnes sont enrôlés de force et sacrifiés à cette entreprise mégalomane. L'auteur recrée ces personnages que l'Histoire a oubliés et il leur donne, à travers Balthazar et Blimunda, toute la dimension qui leur est due. Balthazar et Blimunda, couple idéal, purs héros issus du peuple, représentant les forces du bien. Par contre, les "grands" de ce monde sont traités avec une extrême irrévérence, leur cupidité, leur soif de pouvoir, dénoncées avec une féroce ironie. En prenant ainsi parti pour l'opprimé du XVIIIe siècle, José Saramago, bien évidemment, stigmatise notre époque. Son regard sur l'histoire est celui d'un homme du XXe siècle qui a fait un choix idéologique : celui du marxisme. Mais cette position politique ne lui dicte pas un récit austère. L'imagination, le rêve et la magie sont en effet les éléments moteurs du livre, eux qui donnent à la vie des personnages toute son intensité. (Trad. Albin Michel, 1987).
"Note du traducteur (Claude Fages)
Le rôle du traducteur n’est pas de mettre en évidence, par un commentaire, les intentions et connotations de l’auteur, ni d’interpréter les symboles qui peuplent son récit. Néanmoins, compte tenu de la densité de ce roman, en partie due à ses références historiques et culturelles spécifiquement lusitaniennes, mais aussi à ce qui constitue sa trame – un jeu de renvois entre le mensonge du réel et la vérité du trompe-l’œil –, il nous a semblé utile de donner au lecteur quelques repères qui lui permettront de s’orienter dans ce labyrinthe offrant, à l’image de ceux de Borges, un nombre infini de lectures.
La dimension fondamentale de ce roman – l’ambiguïté propre au thème du double – l’ouvre sur ce qu’a de fuyant la frontière des identités. C’est bien ce que suggèrent déjà les trois épigraphes qui, signée chacune d’un nom différent, émanent pourtant du même auteur, du même Fernando Pessoa, dont le nom, dérivé du persona latin, signifie, comme le rappelle Octavio Paz, masque. Pessoa (1888-1935), aujourd’hui tenu pour le plus grand poète portugais depuis Camões (1524?-1580), et qui déclarait « vouloir être à lui seul toute une littérature », avait conçu – comme on le sait – une pléiade d’écrivains, de penseurs et de poètes, pourvus d’une personnalité, d’une biographie et d’une œuvre propres, sous la signature desquels il publiait la plupart de ses textes et auxquels il avait donné le nom, aujourd’hui célèbre, d’hétéronymes. Grâce aux traductions d’Armand Guibert et de Pierre Hourcade, deux d’entre eux, Alberto Caeiro, « le maître », et Alvaro de Campos, « l’ingénieur futuriste », sont désormais connus du grand public français qui vient tout récemment de découvrir Bernardo Soares, un autre hétéronyme, modeste employé de bureau de Lisbonne, auteur de "Livro do desassossego", traduit en français sous le titre le Livre de l’intranquillité.
Ricardo Reis, le troisième « grand » hétéronyme, et protagoniste du présent roman, est, dans l’œuvre de Pessoa, le poète de la fuite du temps, épicurien à la « sérénité crispée » qui joue à vivre et à aimer. Sa « biographie » nous révèle que, né en 1887, il est petit, sec et brun, qu’il est médecin et s’est exilé au Brésil en 1919.
Nous retrouvons ainsi les trois signataires des épigraphes, Pessoa, Soares et Reis, qui, par un savant jeu de reflets, vont mettre en abyme la constellation des hétéronymes, manifestation de l’identité problématique, thème central de ce roman.
Là où s’achève la trajectoire de Ricardo Reis en tant qu’hétéronyme de Pessoa commence celle du personnage de José Saramago. Comme en écho à la phrase de Pessoa, « Je suis le personnage d’un roman qui reste à écrire », Saramago, une fois les paramètres historiques, topographiques et politiques de son récit mis en place, fabule la rencontre de ces deux non-existences, celle du poète mort et celle de son hétéronyme, doublement fictif.
Ce jeu du dédoublement permanent est pris dans un entrelacs d’imaginaire et de réel : le second évoqué à travers des documents d’époque et des journaux : la guerre d’Espagne, l’avènement de Salazar et la création de l’État nouveau, la guerre d’Abyssinie, etc. ; le premier inscrit dans des citations ponctuant le récit – extraits de poèmes d’Alvaro de Campos, de Caeiro, de Pessoa lui-même et des références fréquentes à Camões, dont la figure domine non seulement l’aire topographique où se déroule l’action, mais aussi, sur un plan symbolique, les composantes de la « lusitanité » –, mythes du sébastianisme et du Quint Empire, tous intégrés à l’œuvre d’une manière ou d’une autre.
Si l’on ne peut saisir la portée de l’œuvre de Fernando Pessoa qu’en considérant chacun des textes de chacun des hétéronymes comme un drame, et leur ensemble comme un autre drame, « drame en personnes et non en actes » selon les termes mêmes de leur créateur, il convient de considérer à son tour le roman de José Saramago comme le produit de la relation entre la littérature et le mythe, ce dernier subissant ici un traitement ironique et démystificateur.
Pour conclure cette brève introduction, nous laisserons la parole à l’auteur, qui, dans un article paru en novembre 1985, dans la Folha de São Paulo (Brésil), présentait ainsi son avant-dernier roman :
« L’Année de la mort de Ricardo Reis […] nous fait accepter comme plausible l’idée d’une autre vie, qui est mensonge, et par voie de conséquence, une autre vérité, un autre masque. Il y a du vertige dans ce jeu. »
Un dernier mot sur un trait de forme qui pourrait surprendre le lecteur, et qui découle de la volonté, chez Saramago, d’effacer pluralité des identités et coupure dans les discours ; il s’agit de la ponctuation : nous avons essayé, dans la mesure du possible, et même lorsque cela ne correspondait pas aux normes de la prosodie française, de respecter le choix très particulier de l’auteur, soit en particulier : l’absence de tirets et de paragraphes dans les dialogues, la substitution de virgules à un grand nombre de points finals, et la suppression systématique de tous les points d’exclamation et d’interrogation.
Qu’il nous soit enfin permis ici d’adresser nos plus vifs remerciements à l’auteur, à Gabriel Iaculli et à Félicité dos Santos pour l’aide très précieuse que chacun d’eux a bien voulu nous apporter." (Éditions du Seuil, octobre 1988, pour la traduction Française)
"L'année de la mort de Ricardo Reis" (1984)
Dans une Lisbonne étouffante, à la veille de la guerre mondiale, le personnage de Ricardo Reis — l’un des hétéronymes de Fernando Pessoa — erre, passif, tandis que la dictature s’installe. Saramago interroge ici la responsabilité de l’intellectuel face au mal politique. Le style, mélancolique et ironique, traduit une méditation sur le refus d’agir, la fuite intérieure, et l’inéluctabilité de la mort dans une société en décomposition...
"Ici la mer s’achève et la terre commence. Il pleut sur la ville blafarde, le fleuve charrie des eaux limoneuses, les rives sont inondées. Un bateau noir remonte le courant sombre, c’est le Highland Brigade qui vient accoster au quai d’Alcantara. Vapeur anglais de la Malle royale, il fait la navette entre Londres et Buenos Aires et traverse l’Atlantique d’un bord à l’autre, relâchant toujours dans les mêmes ports, La Plata, Montevideo, Santos, Rio de Janeiro, Pernambuco, Las Palmas, dans cet ordre ou dans l’autre et, s’il ne coule pas pendant la traversée, il touchera encore Vigo et Boulogne-sur-Mer, avant de s’engager enfin sur la Tamise comme il s’engage maintenant sur le Tage, à chaque fleuve sa ville. Ce n’est pas un bâtiment important, quatorze mille tonnes seulement, mais il tient bien la mer, il vient encore de le prouver au cours de ce voyage. Malgré un continuel mauvais temps, seuls les apprentis voyageurs ont été malades, et quelques autres aussi, mieux aguerris, mais qui souffrent d’une incurable faiblesse d’estomac, et on s’y sent tellement bien, il est si confortable, qu’on lui a donné, comme au Highland Monarch, son frère jumeau, l’affectueux surnom de vapeur des familles. Tous deux sont dotés de dunettes spacieuses pour le sport et les bains de soleil, on peut par exemple, preuve qu’il n’est rien d’impossible à l’empire britannique, y jouer au cricket, jeu de terrain qui devient ainsi praticable en mer, comme l’ont souhaité ceux qui là-bas gouvernent. Quand le temps est doux, le Highland Brigade est un jardin d’enfants, un paradis pour les vieillards, mais pas aujourd’hui car il pleut et l’après-midi touche à sa fin. Derrière les vitres ternies par le sel, les enfants épient la ville grise au ras des collines, toute en maisons basses, c’est du moins l’impression qu’elle donne, avec de loin en loin un dôme, un fronton qui se détache, une forme qui ressemble aux ruines d’un château, mais tout cela n’est peut-être qu’illusion, chimère, un mirage créé par le rideau mouvant de la pluie qui tombe du ciel bouché. Les enfants étrangers, auxquels la nature a donné plus de curiosité qu’aux autres, veulent connaître le nom de la ville, et leurs parents les en instruisent, ou bien leurs nourrices, leurs nurses, leurs bonnes, leurs fraüleins, un marin qui passait par là pour se rendre à la manœuvre, Lisboa, Lisbon, Lisbonne, Lissabon, quatre formulations différentes, sans compter les intermédiaires et les imprécises, et les enfants savent maintenant ce qu’auparavant ils ignoraient et qu’ils savaient pourtant, rien, à peine un nom qui trouble leurs jeunes intelligences, prononcé de manière approximative avec l’accent propre aux Argentins, aux Uruguayens, aux Brésiliens ou aux Espagnols, qui, lorsqu’ils écrivent Lisboa dans leur castillan ou leur portugais, expriment chacun une chose différente, qui n’a rien à voir avec ce qu’on a l’habitude d’entendre ou d’écrire. Demain très tôt, quand le Highland Brigade quittera le port, il faudrait qu’il y ait au moins un peu de soleil, que le ciel se découvre, que ce sombre brouillard n’obscurcisse pas définitivement, tant que la terre sera en vue, le souvenir déjà évanescent des voyageurs qui ont passé ici pour la première fois, de ces enfants qui répètent Lisbonne et en font un nom à leur usage, de ces adultes qui froncent les sourcils et frissonnent dans l’humidité qui suinte du bois et du fer comme si le Highland Brigade surgi du fond de la mer était venu s’égoutter en surface, navire deux fois fantôme. Ni par volonté ni par goût, nul ne doit avoir envie de rester dans ce port.
Peu de gens vont descendre. Le vapeur a accosté, on a déjà placé l’échelle de coupée, en bas sur le quai, les porteurs et les dockers font lentement leur apparition, les gardes fiscaux quittent leurs guérites et les hangars où ils avaient trouvé refuge, les douaniers se hâtent. La pluie s’est calmée, à peine quelques gouttes. Les voyageurs se groupent en haut de la passerelle, hésitants, comme s’ils doutaient qu’on les ait autorisés à débarquer, il y a peut-être quarantaine ou bien ils craignent les marches glissantes, mais non, c’est la ville silencieuse qui les effraie, on dirait que tout le monde est mort et que la pluie s’obstine à tomber pour finir de noyer ce qui tenait encore debout. Au long du quai, à travers les hublots ternis, les faibles lueurs des bateaux amarrés, les branches coupées, noires, des mâts de charge, les grues silencieuses. C’est dimanche. Au-delà des hangars, la ville commence, morne, recluse derrière ses façades et ses murs, un moment encore protégée de la pluie, et lorsque par hasard un rideau triste, brodé, bouge, elle regarde au-dehors avec des yeux vides, et écoute gargouiller l’eau des toits qui descend le long des gouttières jusqu’au basalte des caniveaux, sur le calcaire luisant des trottoirs, dans les rigoles trop pleines où l’eau a monté.
Les premiers passagers descendent. Dos courbé sous la pluie monotone, ils portent des paquets et des bagages à main avec l’air égaré de qui a traversé un rêve d’images fluides, entre ciel et mer, le métronome de la proue qui monte et qui descend, le balancement des vagues, l’horizon hypnotique. Quelqu’un porte un enfant, portugais probablement puisqu’il est silencieux, il a oublié de demander où il était ou peut-être le lui a-t-on dit comme il s’endormait dans la cabine étouffante, en lui promettant une belle ville, une vie heureuse, encore un conte de fées, car à ceux-là l’émigration n’a pas réussi. Une vieille femme tenant sous le bras un coffre vert s’obstine à ouvrir un parapluie, le petit coffre tombe, se répand sur les pierres du quai, le couvercle saute, le fond a cédé, aucun objet de valeur, des choses à elle simplement, quelques frusques bariolées, des lettres, des portraits qui se sont envolés, les perles de verre d’un collier, des pelotes de fil blanc, maintenant souillées, l’une d’elles a disparu entre le bord du quai et le bateau, c’est une passagère de troisième classe.
L’un après l’autre ils mettent pied à terre, courent s’abriter, les étrangers pestent contre l’orage comme si nous étions coupables de ce mauvais temps, ils semblent oublier que dans leurs frances et leurs angleterres c’est souvent bien pire, enfin, pour ces gens-là, tout est prétexte à dénigrer les pays pauvres, même la pluie, et pourtant nous aurions bien d’autres raisons de nous plaindre, nous autres, et nous gardons le silence, maudit soit cet hiver, toute cette terre qui fout le camp, arrachée aux champs fertiles, alors qu’on en a tant besoin, le Portugal est si petit. On a commencé à décharger les bagages, les marins, sous leurs capotes luisantes, ressemblent à des fétiches encapuchonnés, en bas, sur le quai, les dockers portugais s’agitent, équipés légèrement d’une casquette à visière, d’un ciré court, tellement indifférents au déluge qu’ils étonnent tout le monde, ce mépris du bien-être apitoie sans doute les poches des voyageurs, leurs porte-monnaie comme on dit maintenant, le pourboire croît avec la pitié, peuple arriéré qui vit la main tendue, chacun vend le peu qui lui reste, sa résignation, son humilité, sa patience, on trouve toujours des gens pour faire commerce de ces marchandises-là. Les voyageurs sont passés à la douane, peu de monde, on s’y attendait, pourtant il faudra du temps avant qu’ils ne sortent, avec toutes les formalités à remplir et les douaniers de service aujourd’hui, des maniaques de la calligraphie, les plus rapides se reposent le dimanche sans doute. L’après-midi s’obscurcit et il n’est que quatre heures, encore un peu et il fera nuit noire, d’ailleurs ici, à l’intérieur, c’est tout comme, de pauvres lampes brûlent toute la journée, certaines ont grillé, en voilà une qui n’éclaire plus depuis une semaine et on ne l’a pas encore remplacée. Une lueur glauque filtre des fenêtres sales. L’air empeste les vêtements mouillés, l’odeur aigre des bagages, la toile à sac, et la mélancolie gagne les voyageurs soudain muets, il n’y a pas le moindre signe de joie dans ce retour. La douane est une antichambre, des limbes, qu’en sera-t-il une fois dehors.
Un homme grisonnant, maigre, signe les derniers papiers, prend les doubles, il peut maintenant s’en aller, sortir, poursuivre sa route en terre ferme...."
Ricardo Reis est né en 1887 à Porto. Élevé dans un collège de jésuites, il devient médecin. Monarchiste convaincu, il quitte en 1919 la République portugaise et s'installe au Brésil. Mais il est surtout poète. Ses odes célèbrent les muses, la campagne et les dieux. C'est ainsi que le poète portugais Fernando Pessoa présente l'un de ses principaux hétéronymes.
L'Année de la mort de Ricardo Reis met en scène cet hétéronyme revenant à Lisbonne quelques jours après la mort du poète le 30 novembre 1935. José Saramago, avec son goût du baroque, du trompe-l'œil, du jeu avec l'identité, fait entrer dans la fiction un personnage déjà fictif, le faisant ainsi survivre, le temps d'un roman, à son créateur.
Encore indécis quant à la durée de son séjour, Reis s'installe à Lisbonne, dans un hôtel bourgeois où il peut jouir d'une tranquille routine. Il y fera la connaissance, entre autres personnages, de deux jeunes femmes, Lidia et Marcenda. Les aimera-t-il ? Ricardo Reis semble peu enclin à l'émotion; il est difficile de percevoir ses sentiments - et il semble que son personnage ait peine à prendre vie. Ses promenades à travers Lisbonne le conduisent de place en place, le faisant passer et repasser par les mêmes endroits et ne le mènent finalement nulle part (elles nous valent cependant de merveilleuses descriptions de la ville).
Ainsi le titre du livre, "The God of the Labyrinth", qu'il lit chaque soir, fait-il écho à cette errance dans le dédale des rues. "Où va-t-on?", lui avait demandé le chauffeur de taxi à sa descente de bateau, et Reis avait souhaité en son for intérieur qu'il ne lui fût plus posé pareille question. Où peut-il en effet aller, cet homme qui se sait "partie" d'un autre, quelle issue peut-il trouver afin de rester en vie après la mort de cet autre? Une réponse se formera lentement avec les visites régulières de Fernando Pessoa, à qui il a été donné de rester en contact avec les mortels neuf mois après sa mort. Neuf mois au cours desquels leur conversation, tour à tour amicale, ironique ou agacée, permettra à Reis de choisir, le moment venu, soit de rester parmi les vivants (de la fiction), soit de s'incliner devant sa condition d'hétéronyme.
Le monde des vivants est symbolisé par Lidia. De condition modeste, elle questionne et elle répond "des choses étranges et vraies". Elle est l'héroïne par excellence de José Saramago. Il donne à travers elle la parole aux opprimés, tout comme il la leur donnait dans "Le Dieu manchot". Si Lidia porte le même nom que l'une des muses des Odes de Ricardo Reis, c'est que Saramago a voulu jouer avec ce dernier : sa muse préférée sera femme de chambre. Ricardo Reis, en dépit de ses réflexes bourgeois, succombe bel et bien au charme plébéien de la douce Lidia. Peut-être pourrait-il aussi succomber à sa tendresse, mais là encore, le personnage échoue, ne parvient pas à accéder à une pleine humanité. Vivante aussi, Marcenda, qui trouble Ricardo Reis par sa fragilité : il essaiera de l'aimer; ce sera ,là encore la faillite. (Trad. Le Seuil, 1988)
"Le Radeau de pierre" (1986, A jangada de pedra, The Stone Raft)
Dans cette allégorie géopolitique, la péninsule ibérique se détache littéralement de l’Europe et dérive sur l’océan. Saramago interroge l’absurdité des frontières nationales et imagine une communauté solidaire et errante face à la déliquescence des institutions. Le roman appelle à réinventer l’identité collective, en dehors des intérêts économiques et politiques dictés par le centre de l’Europe ...
La péninsule ibérique s’est détachée de l’Europe et dérive sur l’océan Atlantique, moment fondateur, où le territoire se sépare physiquement du continent, rupture politique et culturelle, mais l’Europe, après un moment de stupeur, décidera que le mieux serait de faire comme si rien ne s’était passé : nous sommes tous des naufragés sur ce radeau de pierre ...
"... Au cours de l’une de ces journées, avant ou peut-être après que Joana Carda eut griffé le sol de sa branche d’orme, un homme se promenait sur la plage au coucher du soleil, à l’instant où la rumeur des vagues se fait à peine perceptible, brève et contenue comme un soupir sans cause. L’homme, qui plus tard déclarera s’appeler Joaquim Sassa, suivait la ligne de partage entre sable humide et sable sec, se baissant de temps à autre pour ramasser un coquillage, une pince de crabe, le filament vert d’une algue. Promeneur solitaire, c’est bien souvent ainsi que nous passons nous-mêmes le temps. Comme il n’avait ni poche ni sac où mettre ses trouvailles, les mains une fois pleines il jetait les restes morts, à la mer ce qui revient à la mer, à la terre ce qui appartient à la terre. Mais toute règle a ses exceptions, ainsi, Joaquim Sassa vit, hors d’atteinte des vagues, une pierre lourde, large comme un disque, irrégulière, qu’il souleva. Si elle avait été semblable aux autres, à ces pierres maniables et lisses qui tiennent à l’aise entre le pouce et l’index, Joaquim Sassa l’aurait lancée au ras de l’eau pour la voir faire des ricochets, heureux de son adresse comme un enfant, puis, l’élan épuisé, il l’aurait regardée s’abîmer dans la mer, pierre au destin tout tracé, desséchée par le soleil, mouillée par les pluies, pierre qui disparaît dans les profondeurs obscures pour y attendre un million d’années que la mer s’évapore ou recule, la restituant à la terre pour un autre million d’années, donnant ainsi au temps le temps qu’un autre Joaquim Sassa descende à son tour sur la plage pour y réitérer sans le savoir le même geste, le même mouvement, nul ne doit dire, Je ne le ferai pas, aucune pierre n’est fiable ni ferme.
C’était l’heure douce où, sur les plages du Sud, certains prennent un dernier bain, nagent, jouent au ballon, plongent entre les vagues, dérivent lentement sur un matelas pneumatique ou, sentant sur leur peau la première brise du crépuscule, offrent leur corps à la dernière caresse du soleil qui va se poser là, sur la mer, une seconde, la plus longue de toutes, celle qu’on peut voir et qui se laisse contempler. Mais sur cette plage du Nord où Joaquim Sassa soulève une pierre, si lourde qu’il en a mal aux mains, le vent est froid, le soleil s’enfonce à demi, pas une mouette ne vole au-dessus de l’eau. Joaquim Sassa lança la pierre, il s’attendait à ce qu’elle retombât un peu plus loin, juste un peu au-delà de ses pieds, chacun se doit de connaître ses limites, et il n’y avait pas de témoin pour railler le discobole dépité, il s’apprêtait à se moquer de lui-même quand les choses tournèrent tout autrement, lourde et sombre, la pierre s’éleva dans les airs, retomba en frappant l’eau d’un coup sec, rebondit sous le choc, un grand vol, un grand saut, et tomba à nouveau pour remonter encore et s’abîmer enfin au large, à moins que la blancheur qu’on distingue au loin ne soit la frange d’écume née de la vague qui s’est brisée. Comment chose pareille a-t-elle pu se produire, songeait perplexe Joaquim Sassa, comment ai-je pu, moi qui ne suis guère costaud, lancer si loin une pierre aussi lourde, alors que la mer s’obscurcit déjà et qu’il n’y a personne pour me dire, Bravo, Joaquim Sassa, un exploit pareil ne doit pas rester ignoré, je témoignerai pour toi dans le Livre Guinness des records, je n’ai pas de chance, si je raconte moi-même ce qui vient de se passer, on me traitera de menteur. Une vague énorme, écumante, déferlait, la pierre avait bien touché l’eau, depuis les rivières de l’enfance, pour ceux du moins qui dans leur enfance ont eu des rivières, on connaît cet effet, l’onde concentrique que produit la pierre lancée. Joaquim Sassa courut vers le haut de la plage, la vague se mourait, abandonnant sur le sable des coquillages, des pinces de crabe, des algues vertes, mais aussi des sargasses, des diatomées, des laminaires. Et une pierre minuscule, de celles qui tiennent entre le pouce et l’index, une pierre qui n’avait pas vu le soleil depuis des années.
Écrire est terriblement difficile, c’est une énorme responsabilité, il suffit de songer au travail exténuant qui consiste à ranger les événements selon l’ordre temporel, celui-ci d’abord, puis celui-là ou, si cela convient mieux à l’effet recherché, l’aventure d’aujourd’hui avant l’épisode d’hier et bien d’autres acrobaties non moins périlleuses, le passé comme s’il venait tout juste d’avoir lieu, le présent comme un continu sans début ni fin, de quelque manière qu’ils s’y prennent les auteurs ne réussiront jamais à mettre par écrit, en même temps, deux événements qui en même temps se sont produits. Certains croient la difficulté résolue lorsqu’ils ont divisé la page en deux colonnes égales, stratagème ingénu, car il a bien fallu remplir l’une d’abord et l’autre ensuite, sans oublier que le lecteur devra bien lire l’une d’abord et l’autre ensuite ou vice versa, seuls les chanteurs d’opéra ont la chance de tenir chacun leur partie concertante, à trois quatre cinq six, entre ténors, basses, sopranos et barytons, chacun son texte, celui du cynique moqueur, de l’ingénue suppliante ou encore du jeune premier qui tarde à accourir, quant au spectateur, ce qui l’intéresse c’est la musique, mais le lecteur, ce n’est pas la même chose, il faut tout lui expliquer, syllabe après syllabe, comme on vient de le constater. Voilà pourquoi, après avoir parlé de Joaquim Sassa, on va maintenant se tourner vers Pedro Orce, entre le moment où Joaquim Sassa a lancé sa pierre à la mer et celui où Pedro Orce s’est levé de sa chaise, il ne s’est écoulé qu’un instant, et si les horloges marquent une heure de différence, c’est que l’un vit en Espagne et l’autre au Portugal.
À chaque effet sa cause, tout le monde connaît cette vérité universelle. Il est néanmoins impossible d’éviter certaines erreurs de jugement ou d’identification, ainsi, un effet donné semble être le résultat d’une cause précise, quand en vérité c’est une cause toute différente qui l’a engendré, laquelle dépasse notre entendement et les connaissances que nous croyons avoir. On pensait avoir démontré que les chiens de Cerbère s’étaient mis à aboyer à l’instant précis où Joana Carda avait griffé le sol de sa branche d’orme, or seul un enfant particulièrement crédule, mais en trouve-t-on encore maintenant que le temps béni de la crédulité est passé, ou innocent, s’il est permis d’invoquer en vain le saint nom d’innocence, un enfant capable d’imaginer qu’en fermant le poing il peut capturer la lumière du soleil, accepterait de croire que des chiens qui jusque-là n’avaient jamais aboyé, pour des raisons d’ordre à la fois historique et physiologique, se soient soudain mis à le faire. Dans ces dizaines de milliers de hameaux, villages, bourgs et cités, les gens ne manquent pas qui jurent avoir été la cause de l’aboiement des chiens et du reste, parce qu’ils ont allumé une cigarette, arraché un fruit, écarté un rideau, parce qu’ils se sont cassé un ongle, cognés contre une porte, parce qu’ils sont morts ou, mais ce ne sont évidemment pas les mêmes, parce qu’ils viennent de naître, ces deux dernières hypothèses sont toutefois plus difficiles à admettre, dans la mesure où c’est à nous qu’il revient de les formuler, quand on sort du ventre de sa mère, on ne parle pas, quand on meurt et qu’on entre dans le ventre de la terre non plus. Inutile d’ajouter que chacun d’entre nous a de bonnes raisons de se croire la cause des effets cités et de beaucoup d’autres qui représentent notre contribution au fonctionnement du monde, j’aimerais bien savoir ce qu’il adviendra de ce dernier lorsque les hommes et les effets qu’eux seuls sont capables d’engendrer auront disparu, un vide pareil, ça donne le vertige. De toute façon, il survivra bien quelque chose, des petites bêtes, des insectes, l’univers de la fourmi continuera d’exister, celui de la cigale aussi, elles ne feront pas bouger les rideaux, ne se regarderont pas dans les miroirs, peu importe, la seule grande vérité en fin de compte c’est que le monde continue de tourner.
Pedro Orce dirait, s’il l’osait, que la terre s’est mise à trembler à l’instant précis où, se levant de sa chaise, il a posé les pieds sur le sol, présomption stupéfiante, mais quoi, si chacun d’entre nous laisse sa marque dans l’univers, il est permis d’imaginer que Pedro Orce ait choisi d’y laisser celle-là, voilà pourquoi il déclare, J’ai posé les pieds sur le sol et la terre a tremblé. Nul n’a ressenti l’extraordinaire secousse, et moins encore maintenant que deux minutes se sont écoulées, que la vague a eu le temps de se retirer et que Joaquim Sassa s’est dit, Si je raconte ça, on va me traiter de menteur. La terre vibre comme la corde qu’on a cessé d’entendre, Pedro Orce la sent sous la plante de ses pieds, sortant de sa pharmacie, il la sent encore dans la rue où personne ne se rend compte de rien, c’est comme fixer une étoile en s’exclamant, Quelle merveilleuse lumière, quel astre superbe, ignorant qu’elle s’est éteinte au milieu de la phrase, les enfants et les petits-enfants répéteront les mêmes mots, pauvres petits, ils parlent de ce qui est mort comme si c’était encore vivant, et de semblables erreurs ne se produisent pas uniquement en astronomie. Ici c’est tout le contraire, jureraient-ils tous que la terre est ferme, seul Pedro Orce continuerait d’affirmer qu’elle tremble, encore heureux qu’il n’ait rien dit ou que, saisi d’épouvante, il ne se soit pas mis à courir, car en fin de compte les murs n’oscillent pas, les lanternes pendent comme des fils à plomb, les oiseaux en cage, les premiers d’ordinaire à donner l’alarme, dorment tranquilles sur leurs perchoirs, la tête sous l’aile, l’aiguille du sismographe a tracé et trace toujours une ligne droite, horizontale, sur le papier millimétré.
Le lendemain matin, cheminant le long des sentiers, un homme traversait la plaine aride, broussailles et mauvaises herbes, entre des arbres aussi grands que le nom qu’ils portaient, frênes et peupliers, buissons de tamaris aux senteurs africaines, il n’aurait pu choisir solitude plus vaste, ciel plus clair, avec une nuée d’étourneaux volant au-dessus de lui en un tumulte inaudible et en si grand nombre qu’ils formaient comme un nuage de tempête énorme et sombre..."
"L'Histoire du siège de Lisbonne" (1989, História do Cerco de Lisboa, The History of the Siege of Lisbon)
Que se passe-t-il lorsqu'un correcteur décide d'introduire une erreur volontaire dans un livre d’Histoire ? À travers ce geste minuscule mais subversif, Saramago démontre le pouvoir créatif de la parole contre la version officielle des événements. Il s'interroge sur la capacité de l’imaginaire à remodeler la réalité et sur l'amour comme acte de réinvention intime et sociale.
"Le correcteur dit, Oui, ce signe s’appelle un deleatur, nous l’employons quand nous devons supprimer et effacer, le terme s’explique de lui-même et s’applique autant à des lettres isolées qu’à des mots entiers, Il me fait penser à un serpent qui au moment de se mordre la queue se serait ravisé, Bien observé, monsieur, vraiment, quel que soit l’attachement que nous nourrissions pour la vie, il n’est jusqu’au serpent qui n’hésiterait à s’y accrocher pour l’éternité, Dessinez-moi cela, mais lentement, Rien de plus facile, il suffit d’attraper le tour de main, un spectateur distrait aura l’impression que la main va tracer le cercle fatal, mais non, vous remarquerez que je n’ai pas achevé le mouvement là où je l’avais commencé, je suis passé à côté, vers l’intérieur, et maintenant je vais continuer vers le bas jusqu’à couper la partie inférieure de la courbe, finalement cela ressemble à un Q majuscule, ce n’est pas plus sorcier que cela, Dommage, un dessin qui promettait tellement, Contentons-nous de l'illusion de la ressemblance, encore qu’en vérité, je vous le dis, monsieur, s’il m’est permis de m’exprimer en style prophétique, l'intérêt de la vie a toujours résidé dans les différences, Quel rapport ceci a-t-il avec la correction typographique, Vous autres auteurs vous vivez sur les cimes, vous ne gaspillez pas votre précieux savoir à des broutilles et des futilités telles que lettres mal formées, interverties, retournées, puisque c'était ainsi que nous classions leurs défauts à l’époque de la composition à la main, différence et défaut ne faisaient qu’un en ce temps-là, J'avoue que mes deleatur sont moins rigoureux, un gribouillis me sert pour tout, je m’en remets à la sagacité des typographes, cette tribu collatérale de l’œdipique et glorieuse famille des pharmaciens, capables de déchiffrer même ce qui n’a pas été écrit, Et ensuite les correcteurs n’ont plus qu’à
se dépêtrer des problèmes, Vous êtes nos anges gardiens, nous vous faisons confiance, vous, par exemple, vous me rappelez ma perfectionniste de mère qui faisait et refaisait ma raie jusqu’à ce qu’elle ait l’air d’avoir été tracée au tire-ligne, Merci pour la comparaison, mais si madame votre mère n’est plus de ce monde il vaudrait la peine que vous cultiviez la perfection pour votre propre compte car arrive fatalement un jour où il faut se corriger plus en profondeur, Pour ce qui est de corriger, je corrige, maïs je résous les difficultés les plus graves de manière expéditive, en écrivant un mot par-dessus un autre, Je l’ai remarqué, Ne dites
pas cela sur ce ton, je fais de mon mieux, dans toute la mesure du possible, et qui réussit à faire de son mieux, Ne sera pas tenu de faire plus, Mais oui, monsieur, surtout lorsque, comme c’est votre cas, manquent le goût de la modification, le plaisir du changement, le sens de l’amendement, Les auteurs amendent sans cesse, nous sommes d’éternels insatisfaits, Ils n’ont pas le choix, dès lors que la perfection réside exclusivement dans le royaume des cieux, mais leur façon d’amender est autre, problématique, très différente de la nôtre, Voulez-vous dire par là que la secte des correcteurs aime ce qu’elle fait, Je ne m’aventurerai pas aussi loin, c’est
une question de vocation, et un correcteur par vocation est un phénomène inconnu, toutefois ce qui semble prouvé c’est que dans le tréfonds le plus secret de notre âme secrète, nous autres correcteurs sommes des voluptueux, ...."
Le geste subversif du relecteur (Raimundo Silva), - Non, les croisés n’ont pas aidé les Portugais, écrit-il en marge du manuscrit -, un simple correcteur ose réécrire l’Histoire, symbolisant le pouvoir de la fiction, un seul mot (« Non ») va changer la narration officielle. Saramago suggère ainsi que les récits historiques sont des constructions humaines, pas des vérités absolues.
Les mots sont comme des pierres, on peut bâtir un pont ou un mur avec eux, c'est toute l’ambiguïté du langage (thème central chez Saramago), Raimundo et Maria Sara vont réinventer ensemble l’Histoire et réécrire la bataille de Lisbonne ; sans les croisés, les Portugais auraient-ils pris la ville ? Peut-être que oui, peut-être que non. L’Histoire ne se répète pas, mais elle se réécrit sans cesse. Qui décide de ce qui est « vrai » ?
"L'Evangile selon Jésus-Christ" (1991, O Evangelho segundo Jesus Cristo, The Gospel According to Jesus Christ)
Avec quelque peu de provocation, Saramago revisite l'Évangile en en faisant le récit d’un Jésus profondément humain, tiraillé entre amour, doute et désespoir. Ce roman, une fable philosophique, dénonce la cruauté du Dieu de l’Ancien Testament et la manipulation du message spirituel par les institutions religieuses. C’est une méditation provocante sur la responsabilité morale de l’homme face à l’arbitraire divin...
"Le soleil apparaît dans un des coins supérieurs du rectangle, le coin gauche pour le spectateur, l’astre-roi représente une tête d’homme d’où jaillissent des rayons de lumière aiguë et de sinueuses flammes, telle une rose des vents incertaine de la direction des lieux qu’elle souhaite indiquer, et cette tête pleure, crispée par une douleur sans rémission, la bouche ouverte lance un cri que nous ne pouvons pas entendre car rien de cela n’est réel, nous n’avons sous les yeux que du papier et de l’encre, rien de plus. Sous le soleil, nous voyons un homme nu attaché à un tronc d’arbre, les reins ceints d’un linge couvrant les parties que nous appelons pudenda ou honteuses, ses pieds reposent sur ce qui subsiste d’une branche latérale coupée, mais pour renforcer la fermeté de ce support naturel, pour empêcher les pieds de glisser, ceux-ci sont maintenus par deux clous enfoncés profondément. D’après l’expression du visage, de souffrance inspirée, et la direction du regard, levé vers le ciel, il doit s’agir du Bon Larron. La chevelure entièrement bouclée est un autre indice qui ne trompe pas, on sait qu’anges et archanges se coiffent ainsi, et le criminel repenti semble sur le point de prendre son essor vers le monde des créatures célestes. Il ne sera pas possible de vérifier si ce tronc est encore un arbre, devenu simple instrument de supplice par mutation sélective mais continuant à tirer sa nourriture de la terre par les racines, car toute sa partie inférieure est cachée par un homme à la longue barbe, vêtu de riches vêtements amples et abondants, et qui, bien que sa tête soit levée, ne regarde pas le ciel. Cette attitude solennelle, cet air triste ne peuvent appartenir qu’à Joseph d’Arimathée car Simon de Cyrène, autre hypothèse possible, après avoir été obligé d’aider le condamné à transporter son gibet, conformément aux protocoles de ce genre d’exécution, s’en était allé vaquer à son négoce, bien plus préoccupé par les conséquences de ce retard pour une affaire qu’il avait différée que par les angoisses mortelles du malheureux sur le point d’être crucifié. Or ce Joseph d’Arimathée est un homme bon et aisé qui a offert l’utilisation d’un tombeau lui appartenant pour qu’on y déposât le corps du crucifié principal, mais sa générosité ne lui servira guère à l’heure des canonisations, ou même des béatifications, car sa tête est entourée du seul turban avec lequel il sort dans la rue tous les jours, contrairement à la femme que nous voyons au deuxième plan, cheveux épars sur son dos incurvé et ployé, mais coiffée de la gloire suprême d’une auréole, découpée dans son cas comme une broderie domestique. La femme agenouillée s’appelle sûrement Marie, car nous savions d’avance que toutes les femmes assemblées ici portent ce prénom, une seule se distingue onomastiquement des autres car elle se nomme aussi Madeleine, et tout observateur un peu au fait des choses élémentaires de la vie jurera au premier coup d’œil que cette femme est bien ladite Madeleine, car seule une femme au passé dissolu comme elle aurait osé se présenter en cette heure tragique avec un décolleté aussi échancré et un corselet si ajusté qu’il exhausse et rehausse la rondeur de son sein, attirant inévitablement et retenant le regard avide des hommes qui passent, au grand péril de leur âme, entraînée ainsi vers la perdition par le corps infâme. Pourtant l’expression de son visage est empreinte d’une tristesse poignante et l’abandon de son corps n’exprime rien d’autre que la douleur de son âme, cachée, il est vrai, par une chair tentatrice, mais que nous avons le devoir de prendre en considération, nous parlons de l’âme, bien entendu, car cette femme fût-elle entièrement nue, si l’on avait choisi de la représenter dans ce simple appareil, nous devrions lui témoigner respect et vénération. Marie-Madeleine, si c’est bien elle, tient et semble sur le point de baiser en un geste de compassion impossible à traduire en mots la main d’une autre femme qui, elle, est effondrée à terre, comme privée de forces ou mortellement blessée. Son nom est aussi Marie, et elle est la deuxième dans l’ordre des présentations mais sans aucun doute la première par l’importance, si le lieu central qu’elle occupe dans le plan inférieur de la composition a une signification quelconque. Hormis le visage en pleurs et les mains affaissées, on ne voit rien de son corps, couvert par les multiples plis du manteau et de la tunique attachée à la taille par un cordon dont on devine la rudesse. Elle est plus âgée que l’autre Marie et c’est probablement une bonne raison, mais pas l’unique, pour que son auréole soit d’un dessin plus complexe, tel est du moins ce que penserait à juste titre une personne obligée de formuler une opinion sans disposer d’informations précises sur les préséances, grades et hiérarchies en vigueur dans ce monde. Toutefois, vu la diffusion de cette iconographie par les arts majeurs et mineurs, seul un habitant d’une autre planète, à supposer que ce drame ne s’y soit pas répété ou même qu’il n’y ait pas été étrenné, seul cet être vraiment inimaginable ignorerait que la femme plongée dans l’affliction est la veuve d’un charpentier nommé Joseph et la mère de nombreux fils et filles, même si en raison des impératifs du destin ou de celui qui le gouverne, seul l’un d’eux est devenu prospère, assez peu de son vivant, mais considérablement après sa mort. Inclinée vers la gauche, Marie, mère de Jésus, celui-là même dont nous venons de parler, appuie l’avant-bras sur la cuisse d’une autre femme, elle aussi agenouillée, elle aussi nommée Marie, et bien que l’on ne puisse voir ni imaginer son décolleté, c’est peut-être elle, finalement, la vraie Madeleine. Comme la première de cette trinité de femmes, ses longs cheveux épars retombent dans son dos mais ils ont l’air d’être blonds, à moins que la différence du trait ne soit pur hasard, il est ici plus léger et laisse des intervalles vides dans le sens des mèches, ce qui semble avoir permis au graveur d’éclaircir la nuance générale de la chevelure représentée. Nous ne prétendons pas affirmer par là que Marie-Madeleine ait été effectivement blonde, nous nous rallions juste au courant d’opinion majoritaire qui persiste à voir dans les blondes, qu’elles soient l’œuvre de la nature ou de la teinture, les instruments les plus efficaces du péché et de la perdition...."
Ainsi ici Jésus découvre que son père, Joseph, n’a pas averti les autres parents de Bethléem de la menace d’Hérode, entraînant la mort d’enfants innocents. Ce secret marque Jésus d’une culpabilité existentielle. Crucifié par les Romains (anachronisme volontaire), Joseph devient un symbole de la souffrance infligée par le pouvoir, préfigurant le destin de Jésus. Puis Saramago humanise Jésus en lui donnant une relation passionnée avec Marie-Madeleine, loin de la chasteté biblique. Leur union symbolise la réconciliation entre spiritualité et corporalité : Dieu est un homme, et il a peur des femmes. Dans une scène marquante, Dieu apparaîtra comme un vieillard autoritaire exigeant un sacrifice pour asseoir son pouvoir : il révèlera que le martyre de Jésus servira à fonder une Église oppressive. Le Diable (Pastor) est ici une figure complexe et lucide, qui dénonce l’hypocrisie divine : Ton Dieu n’est pas seulement amour, il est aussi vengeance. Les miracles (comme la marche sur l’eau) sont décrits avec ironie : Jésus s’enfonce dans la boue, et les disciples rationalisent l’événement pour en faire un récit édifiants. Saramago souligne ainsi la construction mythologique de la foi. Et lorsque Jésus meurt sur la croix en criant "Hommes, pardonnez-lui [à Dieu], car il ne sait pas ce qu’il a fait", l'auteur inverse la formule biblique. Le roman semble interroger la notion de libre arbitre dans un monde où Dieu manipule les hommes pour sa gloire, tout comme il dépeint une Église future instrument de pouvoir et de violence. Jésus souffre, doute, aime, et refuse d’être un instrument passif de Dieu : pouvait-il échapper à son destin ou était-il le jouet d’une divine machinerie...
"L'Aveuglement" (1995, Ensaio sobre a Cegueira, Blindness)
"Si tu peux regarder, vois. Si tu peux voir, observe." - Une allégorie puissante sur la fragilité de la civilisation et la nature humaine face au chaos. Une mystérieuse épidémie de cécité plonge la société dans le chaos absolu. Les gens perdent subitement la vue, voyant seulement une « mer de lait » blanc. La maladie se propage comme une épidémie, plongeant la société dans le chaos. Aucune explication scientifique, la cause n’est jamais révélée, faisant de la cécité une métaphore de l’aveuglement moral et social. Saramago y décrit la fragilité de la civilisation, l’érosion rapide de l’éthique et le surgissement d’une brutalité animale quand les structures sociales s’effondrent. Les infectés sont parqués dans des conditions inhumaines, sans aide médicale ni nourriture suffisante. Un groupe de voyous aveugles prend le contrôle des réserves de nourriture et impose un régime de terreur (viols, extorsions). La femme du médecin, seule voyante, feint d’être aveugle pour rester avec son mari et devient la seule à pouvoir observer l’horreur.
"Le disque jaune s’illumina. Deux voitures devant accélérèrent avant que le feu rouge ne s’éclaire. La silhouette de l’homme vert apparut au passage clouté. Les passants qui attendaient commencèrent à traverser la rue en marchant sur les bandes blanches peintes sur la couche noire d’asphalte, il n’y a rien qui ressemble moins à un zèbre, pourtant on l’appelle passage zébré. Les automobilistes, impatients, le pied sur la pédale d’embrayage, maintenaient leur véhicule en état de tension, avançant, reculant, tels des chevaux nerveux qui sentent la cravache venir dans l’air. Les piétons étaient passés, mais le feu annonçant la voie libre pour les voitures se fera encore attendre pendant quelques secondes et d’aucuns affirment que ce retard, en apparence insignifiant, si on le multiplie par les milliers de feux de circulation qui existent dans la ville et, pour chacun, par les changements successifs des trois couleurs, est une des causes majeures d’engorgement de la circulation automobile ou, pour utiliser le terme courant, d’embouteillage.
Le feu vert s’alluma enfin, les voitures s’élancèrent brusquement, mais il devint vite apparent que toutes ne s’étaient pas élancées également. La première voiture de la file du milieu est arrêtée, elle doit avoir un problème mécanique quelconque, l’accélérateur qui a lâché, le levier de changement de vitesse qui s’est coincé, ou bien une défaillance du système hydraulique, un blocage des freins, une interruption du circuit électrique, à moins qu’il ne s’agisse simplement d’une panne d’essence, ce ne serait pas la première fois que cela arriverait. Les nouveaux piétons en train de s’assembler sur les trottoirs voient le conducteur de l’auto immobilisée gesticuler derrière le pare-brise pendant que les voitures derrière klaxonnent frénétiquement. Plusieurs conducteurs sont déjà sortis de leur véhicule, prêts à pousser la voiture en panne là où elle ne gênera pas la circulation, ils frappent furieusement contre les vitres fermées, l’homme à l’intérieur tourne la tête vers eux, d’un côté, puis de l’autre, on le voit crier quelque chose et aux mouvements de sa bouche on comprend qu’il répète un mot, non, pas un mot mais trois, c’est bien cela, comme on l’apprendra quand quelqu’un aura enfin réussi à ouvrir une portière, Je suis aveugle.
On ne le dirait pas. À première vue, à un simple coup d’œil, seule possibilité pour l’instant, les yeux de l’homme paraissent sains, l’iris a un aspect net, lumineux, la sclérotique est blanche, compacte comme de la porcelaine. Les paupières largement ouvertes, la peau crispée du visage, les sourcils soudain froncés, tout cela, chacun peut l’observer, est l’effet destructeur de l’angoisse. Ce qui était visible disparut dans un mouvement rapide derrière les poings fermés de l’homme, comme s’il voulait retenir à l’intérieur de son cerveau la dernière image captée, celle de la lumière rouge et ronde d’un feu de circulation. Je suis aveugle, je suis aveugle, répétait-il avec désespoir pendant qu’on l’aidait à sortir de la voiture, et les larmes qui jaillissaient rendirent plus brillants les yeux qu’il prétendait morts. Ça passera, vous verrez que ça passera, c’est parfois une question de nerfs, dit une femme. Le feu avait changé de couleur, des passants curieux s’approchaient du groupe et les conducteurs des voitures derrière, qui ne savaient pas ce qui se passait, protestaient contre ce qu’ils croyaient être un vulgaire accident de la circulation, phare cassé, garde-boue cabossé, rien qui justifiât pareille pagaille, Appelez la police, criaient-ils, ôtez de là ce tacot. L’aveugle implorait, De grâce, que quelqu’un me ramène chez moi. La femme qui avait parlé de nerfs fut d’avis qu’il fallait appeler une ambulance, transporter le malheureux à l’hôpital, mais l’aveugle refusa, il n’en demandait pas tant, il souhaitait seulement qu’on le conduisît jusqu’à la porte de l’immeuble où il habitait, C’est tout près d’ici, vous me rendriez un fier service. Et la voiture, demanda une voix. Une autre voix répondit, La clef est dessus, on va la garer sur le trottoir. Ce n’est pas nécessaire, intervint une troisième voix, je m’occuperai de la voiture et je ramènerai ce monsieur chez lui. L’on entendit des murmures d’approbation. L’aveugle sentit qu’on le prenait par le bras, Venez, venez avec moi, disait la même voix. On l’aida à s’asseoir sur le siège à côté du conducteur, on lui attacha la ceinture de sécurité, Je ne vois pas, je ne vois pas, murmurait-il en pleurant, Dites-moi où vous habitez, demanda l’autre. Des visages voraces, gourmands de nouveauté, étaient collés aux vitres de la voiture. L’aveugle éleva les mains devant ses yeux, les déplaça, Rien, c’est comme si j’étais en plein brouillard, comme si j’étais tombé dans une mer de lait, Mais la cécité n’est pas comme ça, dit l’autre, on dit que la cécité est noire, Eh bien moi je vois tout blanc, Si ça se trouve la femme avait raison, c’est peut-être bien une question de nerfs et les nerfs sont une chose diabolique, C’est un malheur, je le sais, un malheur, Dites-moi où vous habitez, s’il vous plaît, et au même moment on entendit le moteur se mettre en marche. Balbutiant, comme si l’absence de vue lui avait affaibli la mémoire, l’aveugle donna une adresse, puis dit, Je ne sais comment vous remercier, et l’autre répondit, Allons, il n’y a pas de quoi, aujourd’hui c’est mon tour ; demain ce sera le vôtre, nul ne sait de quoi demain sera fait, Vous avez raison, qui m’aurait dit ce matin, quand je suis sorti de chez moi, que pareille calamité m’arriverait. Il s’étonna que le véhicule fût toujours immobilisé, Pourquoi n’avançons-nous pas, demanda-t-il, Le feu est au rouge, répondit l’autre, Ah, fit l’aveugle, et il recommença à pleurer. Désormais, il ne saurait plus quand le feu était au rouge.
Comme l’avait dit l’aveugle, son immeuble était tout près. Mais les trottoirs étaient tous encombrés de voitures. Ils ne trouvèrent pas où garer l’automobile et durent donc aller chercher une place dans une des rues transversales. Là, la portière du siège à côté du conducteur allait se trouver à peine à une vingtaine de centimètres du mur à cause de l’étroitesse du trottoir et pour ne pas devoir se transporter péniblement d’un siège à l’autre, avec le levier de changement de vitesse et le volant en travers de son chemin, l’aveugle dut sortir en premier. Désemparé, au milieu de la rue, sentant le sol se dérober sous ses pieds, il essaya de lutter contre l’angoisse qui lui nouait la gorge. Il agitait nerveusement les mains devant son visage, comme s’il nageait dans ce qu’il avait appelé une mer de lait, mais déjà sa bouche s’ouvrait pour lancer un appel au secours et au dernier moment la main de l’autre lui toucha légèrement le bras ..." (traduction Seuil)
Les règles de civilité s’effondrent, les gens deviennent égoïstes, violents, bestiaux. Mais au cœur de cette nuit blanche, une lueur : la solidarité et la compassion, les seules armes contre la barbarie. La femme du médecin va guider un petit groupe de survivants, préservant leur humanité par la solidarité. La cécité disparaîtra aussi soudainement qu’elle est apparue, mais le roman se termine par une question : Pourquoi sommes-nous devenus aveugles, alors que nous voyions ?
"Tous les Noms ( 1997, Todos os Nomes, All the Names)
Senhor José, un employé anonyme, archiviste dans le Conservatoire général de l’État civil, qui passe sa vie à recopier des noms sans importance, un quotidien absurde jusqu’à ce qu’il trouve par hasard, en classant des fiches, une femme dont le nom le fascine. Il va alors se lance dans une enquête absurde pour la retrouver, lui qui n’existait que par les noms des autres, va franchir des portes interdites, interroger des voisins, suivre de vaines pistes. Saramago illustre ici le besoin fondamental de reconnaissance et de lien dans un monde déshumanisé. Ce roman est une élégie sur la solitude métaphysique de l’individu moderne. Le récit suit le flux de pensée de Senhor José, sans dialogues clairement délimités. Un roman moins connu que "L’Aveuglement" ou "Le Dieu manchot", mais tout aussi profond ..
(Éditions du Seuil, mars 1999, pour la traduction française)
"Au-dessus de la moulure de la porte il y a une plaque métallique, longue et étroite, revêtue d’émail. Des lettres noires sur un fond blanc annoncent Conservatoire général de l’État civil. Par endroits, l’émail est fendu et ébréché. La porte est ancienne, la dernière couche de peinture brune pèle, les veines du bois, très visibles, font penser à une peau striée de vergetures. La façade est percée de cinq fenêtres. Dès qu’on franchit le seuil, on sent une odeur de vieux papier. Car pas un jour ne passe sans que de nouveaux papiers entrent au Conservatoire, concernant les individus de sexe masculin et féminin qui naissent au-dehors, mais l’odeur, elle, ne change jamais, tout d’abord parce que le destin du papier neuf est de commencer à vieillir dès sa sortie de l’usine, et ensuite parce que, la plupart du temps sur du vieux papier mais très souvent aussi sur du papier neuf, pas un jour ne passe sans qu’on y inscrive les causes des décès, les dates et les lieux respectifs, chaque papier apportant sa propre odeur, qui n’est pas toujours offensante pour les muqueuses olfactives, comme le prouvent certains effluves aromatiques qui traversent de temps en temps, subtilement, l’atmosphère du Conservatoire général, et qui pour les nez les plus fins est un parfum composé pour moitié de rose et pour moitié de chrysanthème.
Immédiatement après la porte se dresse un haut coupe-vent vitré à deux battants par où l’on accède à l’immense salle rectangulaire où travaillent les employés, séparés du public par un long comptoir qui va d’un mur latéral à l’autre, sauf à l’une des extrémités où un abattant permet d’entrer. L’aménagement de la salle respecte naturellement l’ordre des préséances hiérarchiques, et il est donc harmonieux de ce point de vue, tout comme il l’est sur le plan de la géométrie, ce qui prouve bien qu’il n’y a pas de contradiction insurmontable entre l’esthétique et l’autorité. La première rangée de tables, parallèle au comptoir, est occupée par huit préposés aux écritures chargés d’accueillir le public. Derrière, également bien centrée par rapport à l’axe médian qui part de la porte pour aller se perdre au fond dans les confins obscurs de l’édifice, se profile une rangée de quatre tables. Celles-ci appartiennent aux officiers d’administration. Après, on aperçoit les sous-chefs, au nombre de deux. Enfin, isolé, seul, comme il sied à son rang, le conservateur, appelé chef dans les rapports quotidiens.
La répartition des tâches entre les différents employés satisfait à une règle simple, les éléments de chaque catégorie ont le devoir d’abattre autant de besogne qu’ils le peuvent, afin de n’en transmettre qu’une part infime à la catégorie suivante. Cela signifie que les préposés aux écritures doivent trimer sans répit du matin jusqu’au soir, tandis que les officiers d’administration travaillent de temps en temps, les sous-chefs de loin en loin seulement, et le conservateur presque jamais.
L’agitation perpétuelle des huit préposés à l’avant, qui ne cessent de s’asseoir et de se lever, de courir de leur table au comptoir, du comptoir aux fichiers, des fichiers aux archives, répétant sans relâche ces opérations dans cet ordre et aussi dans d’autres, devant l’indifférence de leurs supérieurs immédiats aussi bien qu’éloignés, permet de comprendre comment il fut possible, et tristement facile, de commettre les abus, les irrégularités et les falsifications qui constituent la matière centrale de ce récit.
Pour ne pas perdre le fil dans une affaire aussi complexe, il faut commencer par préciser où sont installés les archives et les fichiers, et comment ils fonctionnent. Ils sont divisés en deux grands domaines, structurellement et fondamentalement, ou, pour employer des mots simples, en respectant la loi de la nature, il y a donc les archives et les fichiers des morts, et les archives et les fichiers des vivants. Les papiers de ceux qui ont quitté ce bas monde se trouvent rangés plus ou moins bien dans la partie arrière de l’édifice dont le mur du fond doit être périodiquement abattu et reconstruit quelques mètres plus loin en raison de l’augmentation inexorable du nombre des défunts. Comme on le conclura aisément, les difficultés de logement des vivants, bien que préoccupantes si l’on songe que des gens naissent constamment, sont beaucoup moins pressantes et elles ont été résolues jusqu’à présent de façon assez satisfaisante en recourant à une compression mécanique horizontale des dossiers individuels entreposés sur les étagères dans le cas des archives, ou en utilisant du bristol fin et ultra-fin dans le cas des fichiers. Malgré le problème fâcheux du mur du fond dont il a déjà été fait mention, il convient de louer hautement l’esprit de prévision des architectes qui conçurent le Conservatoire général de l’État civil et qui proposèrent et défendirent, contre l’avis rétrograde de certains esprits mesquins tournés vers le passé, l’installation des cinq gigantesques armatures de rayonnages qui se dressent jusqu’au plafond derrière les employés. L’extrémité de l’étagère au centre, qui touche presque le fauteuil du conservateur, est légèrement en retrait, le haut des rayonnages latéraux se rapproche du comptoir, et les deux autres restent pour ainsi dire à mi-chemin. Jugées cyclopéennes et surhumaines par tous les observateurs, ces constructions s’étendent vers l’intérieur du bâtiment au-delà de ce que l’œil parvient à distinguer ; de plus à partir d’une certaine hauteur l’obscurité commence à régner, car les lampes ne sont allumées que lorsqu’il faut consulter un dossier. Ces armatures de rayonnages supportent le poids des vivants. Les morts, ou plutôt leurs documents, sont rangés plus loin, et en moins bon ordre que ne l’exigerait le respect. Voilà pourquoi ils requièrent tout ce travail de recherche quand un parent, un notaire ou un représentant de la justice vient au Conservatoire général demander des certificats ou des copies de documents datant d’autres époques. La désorganisation de cette partie des archives est causée et aggravée par le fait que ce sont précisément les défunts les plus anciens qui se trouvent le plus près de la zone dite active, tout de suite après les vivants, constituant ainsi selon la définition intelligente du chef du Conservatoire général un poids doublement mort puisqu’il est rarissime que quiconque se soucie d’eux et que ce n’est que de loin en loin que se présente un chercheur excentrique, friand de menus détails historiques sans grand intérêt. Sauf si l’on décidait un beau jour de séparer les morts des vivants et si l’on construisait ailleurs un nouveau conservatoire pour y accueillir exclusivement les défunts, la situation est sans remède, comme on le constata quand un des sous-chefs eut l’idée de proposer, à un moment malencontreux, que le rangement des archives des morts se fasse désormais à l’envers, les morts les plus anciens plus loin, ceux de fraîche date plus près, de façon à faciliter, comme il le dit dans son langage bureaucratique, l’accès aux défunts contemporains qui, on le sait, sont des auteurs de testaments, des pourvoyeurs d’héritages et par conséquent des objets faciles de disputes et de contestations alors que le corps est encore tiède. Sarcastique, le conservateur approuva l’idée, à condition que ce fût son auteur lui-même qui soit chargé de pousser vers le fond, jour après jour, la masse énorme des dossiers individuels des morts du temps jadis, afin que les défunts récents puissent occuper peu à peu l’espace ainsi récupéré. Dans le désir de faire oublier sa suggestion désastreuse et irréalisable et aussi pour détourner son esprit de cette humiliation, le sous-chef ne trouva rien de mieux que de demander aux préposés aux écritures de lui confier un peu de travail, attentant de la sorte, en amont comme en aval, à la paix historique de la hiérarchie. À cause de cet incident, la négligence s’accrut, le laisser-aller prospéra, l’incertitude grandit, si bien qu’un chercheur qui s’était présenté un jour au Conservatoire général plusieurs mois après cette proposition absurde pour y effectuer les recherches héraldiques qui lui avaient été commandées se perdit dans les catacombes labyrinthiques des archives des morts. Il fut découvert presque par miracle une semaine plus tard, affamé, assoiffé, épuisé, délirant, ayant survécu uniquement parce que en désespoir de cause il avait recouru à l’ingestion d’énormes quantités de vieux papiers qu’il n’était pas nécessaire de mastiquer car ils se défaisaient dans la bouche, mais qui ne duraient pas dans l’estomac et ne nourrissaient pas. Le chef du Conservatoire général, qui avait déjà fait apporter sur son bureau la fiche et le dossier de l’historien imprudent pour y inscrire sa mort, décida de fermer les yeux sur les ravages, qui furent officiellement attribués aux souris, mais il rédigea ensuite une note de service prescrivant, sous peine d’amende, l’utilisation obligatoire du fil d’Ariane pour tous ceux qui devaient se rendre dans les archives des morts.
De toute manière, il serait injuste d’oublier les difficultés des vivants ..."
"La Lucidité" (2004, Ensaio sobre a Lucidez, Seeing)
Que se passe-t-il quand les gens ouvrent les yeux… et refusent de jouer le jeu ? Bien que non directement lié, "La Lucidité" se déroule dans la même ville anonyme que "L’Aveuglement", quatre ans après l’épidémie de cécité blanche. Mais si "L’Aveuglement" parlait d’une société qui sombre dans le chaos, "La Lucidité" nous parle d'une société qui se réveille… mais refuse le système. Lors d’élections municipales, plus de 80% des votes sont blancs, un acte de révolte silencieuse et inexplicable. Le gouvernement, paniqué, déclare l’état d’urgence, affirmant qu’un « complot anarchiste » menace la démocratie. Comme dans "L’Aveuglement", les autorités isolent la ville, coupant communications et approvisionnements. La police secrète arrête des citoyens au hasard pour trouver les « meneurs » de cette rébellion passive. C'est alors le retour d’un personnage clé, la femme du médecin (la seule voyante dans L’Aveuglement) qui réapparaît, devenue symbole de résistance. Elle explique que le vote blanc n’est pas un complot, mais un acte de lucidité collective – les gens ont simplement cessé de croire au système. Les militaires vont ouvrir le feu sur une foule pacifique, mais les citoyens continuent à voter blanc… même sous les balles. Et maintenant, que vont-ils faire de nous, maintenant qu’ils savent que nous savons ? Saramago dénonce la violence inhérente aux structures de pouvoir, l’hypocrisie des gouvernements et la peur viscérale qu’inspire une citoyenneté véritablement consciente.... (Éditions du Seuil, octobre 2006, pour la traduction française)
"Quel temps de chien pour aller voter, se lamenta le président du bureau de vote numéro quatorze après avoir refermé avec violence son parapluie ruisselant et ôté une gabardine qui ne lui avait pas servi à grand-chose pendant la course hors d’haleine de quarante mètres depuis l’endroit où il avait laissé sa voiture jusqu’à la porte par laquelle il venait d’entrer, le cœur battant à se rompre. J’espère ne pas être le dernier, dit-il au secrétaire qui l’attendait, légèrement en retrait, à l’abri des bourrasques de pluie soufflées par le vent qui inondaient le sol. Il manque encore votre suppléant, mais nous sommes dans les temps, le rassura le secrétaire, Avec ce déluge, ça sera une vraie prouesse si toute l’équipe est présente, déclara le président en pénétrant dans le bureau de vote. Il salua d’abord ses collègues de table qui feraient office de scrutateurs, puis les représentants des partis et leurs suppléants respectifs. Il prit soin d’employer les mêmes mots pour tous, ne laissant transparaître ni sur son visage ni dans le ton de sa voix le moindre indice susceptible de révéler ses propres inclinations politiques et idéologiques. Un président, même d’une assemblée électorale aussi commune que celle-ci, doit se laisser guider dans toutes les circonstances par l’impartialité la plus stricte ou, en d’autres termes, sauver les apparences.
En plus de l’humidité qui rendait plus épaisse l’atmosphère déjà très pesante car la salle n’avait que deux fenêtres étroites donnant sur une cour sombre même par une journée ensoleillée, l’intranquillité, pour user d’une expression vernaculaire, était à couper au couteau. Il aurait mieux valu ajourner les élections, dit le représentant du parti du centre, p.d.c., il pleut sans arrêt depuis hier et il y a des éboulements et des inondations partout, cette fois les abstentions vont grimper en flèche. Le représentant du parti de droite, p.d.d., fit un geste d’assentiment avec la tête, mais il estima que sa contribution à la conversation devait revêtir la forme d’un commentaire prudent, Je ne minimise pas ce risque, bien évidemment, toutefois je pense que le remarquable esprit civique manifesté par nos concitoyens dans tant d’autres occasions nous laisse augurer qu’il en sera de même cette fois encore, car ils ont conscience, oh oui, une conscience absolue, de l’importance transcendantale de ces élections municipales pour l’avenir de la capitale. Après quoi, l’un et l’autre, le représentant du p.d.c. et celui du p.d.d., l’air mi-sceptique mi-ironique, se tournèrent vers le représentant du parti de gauche, p.d.g., curieux de savoir quelle sorte d’opinion il allait bien pouvoir manifester. À cet instant précis, éparpillant des gouttes d’eau autour de lui, le suppléant du président fit irruption dans la salle et, comme l’on pouvait s’y attendre puisque ainsi les effectifs de la table du bureau de vote étaient au grand complet, l’accueil qu’il reçut fut chaleureux plutôt que simplement cordial. Nous ne réussîmes donc pas à prendre connaissance de l’opinion du représentant du p.d.g., cependant, à en juger d’après certains antécédents de notoriété publique, il est à supposer qu’il n’aurait pas manqué de s’exprimer dans le sens d’un optimisme historique sans ambages, par une phrase du genre, Les électeurs de mon parti ne s’effraient pas pour si peu, ils ne sont pas gens à rester chez eux à cause de quatre misérables gouttes d’eau tombant des nuages. En réalité il ne s’agissait pas de quatre misérables gouttes, mais de seaux d’eau, de trombes, de nil, d’iguaçu et de yang-tsê kiang, mais la foi, bénie soit-elle à tout jamais, outre qu’elle éloigne les montagnes du chemin de ceux qui recourent à son pouvoir, est capable de se précipiter sous les averses les plus torrentielles et d’en ressortir complètement sèche.
Le bureau fut constitué, chacun occupa la place qui lui revenait, le président signa le document idoine et ordonna au secrétaire d’aller l’apposer sur la porte de l’édifice, comme prévu par la loi, mais l’homme ainsi dépêché, manifestant ainsi un bon sens élémentaire, fit remarquer que le papier ne resterait même pas fixé au mur une minute, en deux secondes l’encre s’effacerait et à la troisième le vent l’emporterait. Alors placez-le à l’intérieur, à un endroit hors d’atteinte de la pluie, la loi est muette sur ce sujet, l’important c’est que le document soit exposé à la vue de tous. Il demanda aux membres du bureau s’ils étaient d’accord, tous répondirent oui, mais le représentant du p.d.d. insista pour que la décision soit consignée au procès-verbal afin de prévenir toute contestation. Quand le secrétaire revint de sa mission humide, le président lui demanda comment était le temps à l’extérieur, Pareil, juste bon pour les grenouilles, Y a-t-il des électeurs là-bas dehors, Pas l’ombre d’un seul. Le président se leva et invita les membres du bureau et les représentants des partis à l’accompagner pour l’inspection de l’isoloir qui s’avéra exempt de tout élément susceptible d’entacher la pureté des choix politiques qui allaient se décider là-dedans tout au long de la journée. Cette formalité accomplie, ils revinrent à leur place pour examiner les listes électorales qu’ils découvrirent être dépourvues elles aussi de toute irrégularité, lacune ou autre caractéristique suspecte. Le moment solennel où le président ouvre l’urne et l’exhibe devant les électeurs était venu afin que ceux-ci puissent s’assurer qu’elle était bien vide et que le lendemain, en cas de besoin, ils soient en mesure d’attester qu’aucun acte délictueux commis en pleine nuit n’avait abouti à l’introduction là-dedans de faux bulletins attentant à la libre et souveraine volonté politique des citoyens et que ne se répéterait pas ici une fois de plus la fraude historique à laquelle l’on donne le nom pittoresque de bourrage d’urne qui, ne l’oublions pas, peut être perpétré aussi bien avant que pendant ou après l’acte électoral, selon l’occasion et l’efficacité de ses auteurs et de leurs complices. L’urne était vide, pure, immaculée, mais il n’y avait pas un seul électeur dans la salle, pas le moindre votant susceptible de servir d’échantillon et devant qui exhiber le réceptacle. Peut-être que l’un d’eux, désemparé, errait à l’extérieur, luttant contre le déluge, affrontant les rafales de vent, serrant contre son cœur le document qui l’accréditait comme citoyen ayant le droit de voter, mais vu l’état du ciel il lui faudra un temps fou pour arriver jusqu’au bureau de vote, s’il ne finit pas par s’en retourner chez lui et laisser les destinées de la ville entre les mains de ceux qu’une automobile noire dépose devant la porte et revient chercher à cette même porte, une fois accompli le devoir civique de celui qui est assis sur la banquette arrière...."
Aucun pouvoir ne tolère la dissidence, même pacifique. Contrairement aux révolutions violentes, ici, c’est le refus de participer qui déstabilise le système. Une société lucide est plus dangereuse pour les tyrans qu’une société aveugle ...
"Les Intermittences de la mort" (2005, As Intermitências da Morte, Death with Interruptions)
José Saramago imagine ici une situation absurde : dans un pays sans nom, la mort cesse brusquement de faire son œuvre. Les gens continuent à vieillir, à s'affaiblir, mais plus personne ne meurt. Ce phénomène provoque très vite un chaos social, religieux et économique : hôpitaux saturés, compagnies d'assurances ruinées, Église paniquée devant la disparition de la promesse de l'au-delà. À travers cette parabole provocatrice, Saramago interroge le rôle existentiel de la mort dans l'organisation du monde. La mort, ici personnifiée en une femme solitaire et maladroite, n’est pas une figure cruelle, mais une force naturelle, indispensable à l'équilibre. Lorsqu'elle tombe amoureuse d’un simple violoncelliste, incapable de mourir même par sa main, la mort elle-même devient humaine, vulnérable, hésitante...
(Éditions du Seuil, janvier 2008, pour la traduction française)
"Le lendemain, personne ne mourut. Ce fait, totalement contraire aux règles de la vie, causa dans les esprits un trouble considérable, à tous égards justifié, il suffira de rappeler que dans les quarante volumes de l’histoire universelle il n’est fait mention nulle part d’un pareil phénomène, pas même d’un cas unique à titre d’échantillon, qu’un jour entier se passe, avec chacune de ses généreuses vingt-quatre heures, diurnes et nocturnes, matutinales et vespérales, sans que ne se produise un décès dû à une maladie, à une chute mortelle, à un suicide mené à bonne fin, rien de rien, ce qui s’appelle rien. Pas même un de ces accidents d’automobile si fréquents les jours de fête, lorsqu’une irresponsabilité joyeuse et un excès d’alcool se défient mutuellement sur les routes pour décider qui réussira à arriver à la mort le premier. Le passage à une année nouvelle n’avait pas laissé dans son sillage l’habituelle traînée calamiteuse de trépas, comme si la vieille atropos à la denture dénudée avait décidé de rengainer ses ciseaux pendant une journée. Il y eut toutefois du sang, et pas qu’un peu. Effarés, perplexes, affolés, dominant à grand-peine leurs nausées, les pompiers dégagèrent de l’amalgame des débris de misérables corps humains qui, d’après la logique mathématique des collisions, auraient dû être morts et bien morts, mais qui, en dépit de la gravité des blessures et des traumatismes subis, étaient toujours vivants et donc transportés vers les hôpitaux au son déchirant des sirènes des ambulances. Aucun de ces blessés ne mourrait en chemin et tous démentiraient les pronostics médicaux les plus pessimistes, Ce pauvre diable est irrécupérable, l’opérer serait une perte de temps, disait le chirurgien à l’infirmière pendant que celle-ci lui ajustait un masque sur le visage. En réalité, peut-être le malheureux n’aurait-il pas pu être sauvé la veille, mais il était clair que la victime se refusait à trépasser aujourd’hui. Et ce qui se passait ici se passait dans l’ensemble du pays. Jusqu’à minuit très exactement du dernier jour de l’année, des gens acceptèrent encore de mourir dans le plus fidèle respect des règles, tant celles se rapportant au fond de la question, c’est-à-dire à la fin de la vie, que celles concernant les multiples modalités que revêt habituellement le fameux fond de la question avec plus ou moins de pompe et de solennité quand survient le moment fatal. Un cas intéressant par-dessus tous les autres, évidemment en raison de la personne en cause, fut celui de la très vieille et très vénérable reine mère. À vingt-trois heures cinquante-neuf minutes de ce trente et un décembre, personne n’aurait eu la naïveté de parier une allumette usée sur la vie de la royale dame. Ayant abandonné tout espoir, les médecins s’étant rendus à l’évidence inexorable, la famille royale, disposée hiérarchiquement autour du lit, attendait avec résignation le dernier soupir de la matriarche, quelques mots brefs peut-être, une ultime sentence édifiante destinée à la formation morale des princes, ses petits-enfants bien-aimés, une jolie phrase bien tournée peut-être, à l’intention de la mémoire immanquablement ingrate de ses futurs sujets. Puis, comme si le temps s’était arrêté, il ne se passa rien. L’état de la reine mère ne s’améliora ni n’empira, il resta comme en suspens, le corps frêle oscillant à l’orée de la vie, menaçant à chaque instant de tomber de l’autre côté, mais rattaché à celui-ci par un fil ténu que la mort, car ce ne pouvait être qu’elle, continuait à retenir, par un étrange caprice. L’on était déjà passé à la journée suivante et ce jour-là, comme cela fut annoncé dès le commencement de ce récit, personne ne mourrait.
L’après-midi était déjà fort avancée quand commença à courir le bruit que depuis le début de l’an neuf, plus précisément depuis zéro heure de ce mois de janvier où nous nous trouvons, pas un seul décès n’avait été enregistré dans l’ensemble du pays. L’on pourrait penser, par exemple, que ce bruit tirait son origine de la réticence surprenante de la reine mère à renoncer au peu de vie qui lui restait encore, mais la vérité est que l’habituel bulletin médical distribué aux médias par le service de presse du palais non seulement certifiait que l’état général de la royale malade s’était visiblement amélioré pendant la nuit, mais encore suggérait, mais encore donnait à entendre, dans des mots soigneusement choisis, qu’un rétablissement complet de cette très auguste santé n’était pas impossible. Dans sa première manifestation, la rumeur aurait très bien pu émaner le plus naturellement du monde d’un établissement de pompes funèbres, Visiblement, personne ne semble disposé à mourir le premier jour de l’an, ou d’un hôpital, Le type dans le lit vingt-sept fait du surplace, ou du porte-parole de la police de la route, C’est un vrai mystère qu’avec tous ces accidents de la route il n’y ait pas au moins un mort pour servir d’exemple. La rumeur, dont la source première ne fut jamais découverte, sans que cela ait d’ailleurs une importance majeure à la lumière des incidents ultérieurs, ne tarda pas à parvenir à la presse, à la radio, à la télévision, et elle fit aussitôt dresser l’oreille des directeurs, de leurs adjoints et de leurs rédacteurs en chef, tous non seulement entraînés à flairer de loin les grands événements de l’histoire du monde, mais aussi à les enfler chaque fois que cela leur convenait. En quelques minutes, des dizaines de reporters d’investigation étaient dans la rue, questionnant le premier venu, pendant que dans les rédactions en ébullition les téléphones s’agitaient et vibraient d’une même frénésie investigatrice. Ils appelèrent les hôpitaux, la croix-rouge, la morgue, les pompes funèbres, les polices, toutes autant qu’elles étaient, à l’exclusion compréhensible de la police secrète, mais les réponses étaient données dans les mêmes mots laconiques, Il n’y a pas de morts. Une jeune reporter de la télévision aurait plus de chance. Un passant, regardant tour à tour la journaliste et la caméra, lui raconta un cas vécu personnellement et qui était la réplique exacte de l’histoire de la reine mère déjà racontée, Minuit était justement en train de sonner, dit-il, quand mon grand-père qui semblait vraiment sur le point de décéder, ouvrit soudain les yeux avant que le dernier coup ne sonne à l’horloge de la tour, comme s’il s’était repenti du pas qu’il allait franchir, et il ne mourut pas ..."
La mort en grève (Première partie) - Arrêt des décès : à minuit, le 1er janvier, plus un seul être vivant ne meurt. Les malades en phase terminale, les vieillards, même les blessés graves survivent dans une agonie interminable. La population célèbre "l’immortalité", mais les pompes funèbres, les assurances-vie, les hôpitaux s’effondrent (crise économique) et que faire des personnes en souffrance perpétuelle ? (Problème éthique). Sans la mort, la société s'effondre. Ironie tragique de scènes où des familles supplient la Mort de reprendre du service et des politiciens tentent de "négocier" avec elle. Les hommes ne supportent pas l’idée de mourir, mais ils supportent encore moins l’idée que les autres arrêtent de mourir ..
Puis la mort revient… mais change les règles (Deuxième partie) - Elle est personnifiée et apparaît sous les traits d’une femme énigmatique qui annonce qu’elle reprend son travail… mais en envoyant désormais des lettres violettes prévenant les gens 7 jours avant leur mort.
L’Église perd son pouvoir (plus de "salut éternel" à promettre) et la mafia profite des lettres pour organiser un marché noir des "derniers jours"...
C'est enfin l’exception qui dérange (Troisième partie) : un violoniste qui ne meurt pas, un homme qui ne reçoit pas sa lettre violette : la Mort, intriguée, va le rencontrer et s’attacher à lui. Entre fascination et tendresse, la Mort découvre l’humanité… mais doit-elle pour autant renoncer à son rôle ?
"... J’ai un grand service à te demander, dit la mort. Comme toujours, la faux ne répondit pas, le seul signe qu’elle avait entendu fut un tressaillement à peine perceptible, une expression générale de malaise physique, car jamais semblables mots n’étaient sortis de cette bouche, demander un service, et qui plus est, un grand service. Il va falloir que je m’absente pendant une semaine, continua la mort, et j’ai besoin que pendant ce temps-là tu me remplaces pour l’expédition des lettres, bien entendu, je ne te demande pas de les écrire, juste de les envoyer, tu devras seulement émettre une espèce d’ordre mental et faire vibrer un tout petit peu ta lame à l’intérieur, à la façon d’un sentiment, d’une émotion, de quelque chose qui montre que tu es vivante, cela suffira pour que les lettres s’acheminent vers leur destination. La faux garda le silence, mais ce silence équivalait à une question. C’est parce que je ne peux pas passer mon temps à entrer et à sortir sans cesse pour m’occuper du courrier, dit la mort, je dois me concentrer totalement sur le règlement du problème posé par le violoncelliste, découvrir comment lui remettre la maudite lettre. La faux attendait. La mort poursuivit, Voici mon idée, je vais écrire d’un coup toutes les lettres pour la semaine pendant laquelle je serai absente, procédé que je m’autorise moi-même à employer en raison du caractère exceptionnel de la situation et, comme je te l’ai déjà dit, tu n’auras plus qu’à les expédier, tu n’auras même pas besoin de quitter l’endroit où tu te trouves appuyée au mur, tu remarqueras que je suis gentille, je te demande un service d’amie, alors que j’aurais très bien pu me contenter de te donner un ordre sans faire de façons, le fait que ces derniers temps j’ai cessé d’avoir recours à toi ne veut pas dire que tu n’es plus à mon service. Le silence résigné de la faux confirmait qu’il en était bien ainsi. Alors, nous sommes d’accord, conclut la mort, je passerai la journée d’aujourd’hui à rédiger les lettres, d’après mes calculs il y en aura deux mille cinq cents, tu imagines un peu, j’aurai sûrement le poignet en miettes à la fin, je te les laisserai sur la table, rangées en piles séparées, de gauche à droite, ne te trompe pas, de gauche à droite, fais bien attention, d’ici à là, tu me flanquerais dans un sacré merdier si les destinataires recevaient leur notification à une date erronée, que ce soit trop tôt ou trop tard. On prétend que qui ne dit mot consent. La faux se taisait, donc elle consentait. Enveloppée dans son drap, capuchon rejeté en arrière afin de bien voir, la mort s’assit et se mit au travail. Elle écrivit, écrivit, les heures passaient et elle écrivait toujours, les lettres s’empilaient, il fallait inscrire les adresses sur les enveloppes, plier les lettres, fermer les enveloppes, l’on se demandera comment elle s’y prenait puisqu’elle n’a pas de langue et donc pas de salive, cela, chers amis, cela c’était dans les temps heureux de l’artisanat, quand nous vivions encore dans les cavernes d’une modernité qui commençait tout juste à poindre, aujourd’hui les enveloppes sont auto-adhésives, on en retire un petit ruban de papier et ça colle tout seul, on peut dire que, parmi les multiples usages de la langue, celui-ci est passé à l’histoire. Si la mort n’eut pas le poignet en miettes à la fin d’un aussi grand effort c’est parce qu’il en est ainsi depuis toujours. Ce sont là des façons de parler qui collent au langage, on continue à les employer même quand elles ont perdu depuis longtemps leur sens originel et on ne se rend pas compte que, par exemple, dans le cas de cette mort qui se promène ici sous la forme d’un squelette, son poignet est en miettes de naissance, il suffit de regarder une radiographie. Le geste d’adieu fit disparaître dans l’hyperespace les deux cent quatre-vingts et quelques enveloppes du jour, car ce sera seulement à partir du lendemain que la faux commencera à exercer les fonctions d’expéditrice postale qui venaient de lui être confiées. Sans prononcer un seul mot, ni adieu, ni à bientôt, la mort se leva, se dirigea vers l’unique porte existant dans la pièce, cette petite porte étroite dont nous avons parlé si souvent sans savoir à quoi elle pouvait bien servir, elle l’ouvrit, la franchit et la referma derrière elle. L’émotion provoqua chez la faux une très forte vibration qui se propagea le long de sa lame jusqu’à l’extrémité de la pointe. Jamais, de mémoire de faux, cette porte n’avait été utilisée.
Les heures passèrent, toutes celles qui furent nécessaires pour que le soleil renaisse, là-bas dehors, pas ici, dans cette pièce blanche et froide, où les ampoules blafardes, toujours allumées, semblaient avoir été installées là pour dissiper les ombres à l’intention d’un mort qui aurait peur de l’obscurité. Il est encore trop tôt pour que la faux émette l’ordre mental qui fera disparaître de la pièce la deuxième pile de lettres, elle pourra donc dormir encore un peu. C’est ce que disent habituellement les insomniaques qui n’ont pas fermé l’œil de la nuit, mais qui, les pauvres, se croient capables de leurrer le sommeil en lui demandant simplement un peu plus, juste un tout petit peu plus, eux à qui pas un seul instant de repos n’avait été accordé. Seule pendant toutes ces heures, la faux chercha une explication à la sortie insolite de la mort par une porte aveugle qui semblait condamnée jusqu’à la fin des temps depuis qu’elle avait été installée là. Elle décida enfin de cesser de se creuser la cervelle, tôt ou tard elle finirait bien par apprendre ce qui se passait là derrière, car il est pratiquement impossible qu’il y ait des secrets entre la mort et la faux, tout comme il n’en existe pas non plus entre la faux et la main qui l’empoigne. Elle n’eut pas à attendre longtemps. Une demi-heure d’horloge devait s’être écoulée lorsque la porte s’ouvrit et une femme apparut sur le seuil. La faux avait entendu dire que la mort pouvait se transformer en être humain, de préférence en femme, à cause de cette question de genre, mais elle pensait qu’il s’agissait d’une blague, d’un mythe, d’une légende comme il y en a tant, par exemple, le phénix renaissant de ses propres cendres, l’homme sur la lune portant un fagot de bois sur le dos pour avoir travaillé un jour saint, le baron de münchhausen qui se sauva d’une mort par noyade dans un marécage ainsi que le cheval qu’il montait en se tirant lui-même par les cheveux, le dracula de la transylvanie qui ne meurt pas quand on le tue, sauf si on lui plante un épieu dans le cœur et encore il y a des gens pour en douter, la fameuse pierre dans l’ancienne irlande qui criait quand le vrai roi la touchait, la fontaine d’épire qui éteignait les torches enflammées et allumait les torches éteintes, les femmes qui laissaient couler le sang de leurs menstrues dans les champs cultivés pour augmenter la fertilité des semailles, les fourmis grandes comme des chiens, les chiens petits comme des fourmis, la résurrection le troisième jour parce qu’elle n’avait pu avoir lieu le deuxième. Tu es très belle, dit la faux, et c’était vrai, la mort était très belle et elle était jeune, elle devait avoir trente-six ou trente-sept ans, comme l’avaient calculé les anthropologues, Tu as enfin parlé, s’exclama la mort, Il m’a semblé que j’avais une bonne raison, ce n’est pas tous les jours qu’on voit la mort transformée en un exemplaire de l’espèce dont elle est l’ennemie, Tu veux dire que ce n’est pas parce que tu m’as trouvée belle, Si, ça également, mais j’aurais aussi parlé si tu m’étais apparue sous la forme d’une grosse dame vêtue de noir comme à monsieur marcel Proust, Je ne suis pas grosse et je ne suis pas vêtue de noir, et tu n’as aucune idée de qui est marcel Proust, Pour des raisons évidentes, les faux, tant moi-même qui fauche les gens que les autres, les vulgaires, qui fauchent l’herbe, n’ont jamais pu apprendre à lire, mais nous avons toutes été dotées d’une bonne mémoire, les autres de la sève, moi du sang, j’ai parfois entendu mentionner le nom de Proust et j’ai réuni les faits, il fut un grand écrivain, un des plus grands qui aient jamais existé, et sa fiche doit figurer dans les anciennes archives, Oui, mais pas dans les miennes, je ne suis pas la mort qui l’a tué, Le monsieur marcel Proust en question n’était-il donc pas de ce pays, Non, il était d’un autre pays, appelé France, répondit la mort, et on sentait une certaine tristesse dans ses paroles, Que la beauté que je vois en toi te console du chagrin de ne pas l’avoir tué toi-même, que dieu te bénisse, dit aimablement la faux, Je t’ai toujours tenue pour une amie, mais mon chagrin ne vient pas de ce que ce n’est pas moi qui l’ai tué, Alors, Je ne saurais expliquer. La faux regarda la mort avec étonnement et préféra changer de sujet, Où as-tu déniché les vêtements que tu portes, demanda-t-elle,..."
La mort n’est pas un mal absolu, mais une nécessité fondamentale pour donner sens à la vie. La société moderne est incapable de penser l'immortalité autrement que comme une catastrophe : elle est attachée au contrôle, aux dogmes, aux rituels, non à la compréhension réelle de la vie et de la finitude. L'amour, la compassion, l'individualité peuvent troubler jusqu'à l'ordre cosmique : même la mort peut aimer, hésiter, et changer de rôle...