John Updike (1932-2009), "Rabbit, Run" (1960), "Pigeon Feathers" (1962), "The Centaur " (1963), "Couples" (1968), "Rabbit Is Rich" (1981), "The Witches of Eastwick" (1984), "Roger's Version" (1986), "Villages" (2004) - Raymond Carver (1938-1988), "Will you please be quiet, please?" (1963-1976) - Robert Coover (1932), "Gerald 's Party" (1985) - John Irving (1942),  "The 158-Pound Marriage" (1974), "The World According to Garp" (1976), ...-  - Sidney Goodman (1936) - Richard Estes (1932) - ....

Last Update : 09/09/2017


Dans "Americana", Don De Lillo écrit : "La télévision est venue en Amérique à bord du Mayflower", la culture américaine, pour une part importante, préfère laisser en arrière le "moi" le plus ancien, par trop chaotique s'il n'est pas suffisamment contraint par une bonne et édifiante chronologie, au prit d'un "moi" rêvé : les médias ont cette immense faculté de nous permettre de rattraper cette image de soi qui fait signe, un peu plus loin .. Et nombre d'écrivains américains mènent ainsi une intrigue autobiographique qui se veut à la fois privée et nationale : se raconter est aussi raconter l'Amérique, l'un est l'autre sont irrémédiablement liés, l'Amérique au travers de son histoire comme de son actualité est en prise directe sur le vécu de l'individu et son évolution. La petite ville américaine (the town) est cet espace intermédiaire, premier entre tous, à mi-chemin de la corruption du monde urbain et de la sauvagerie de la campagne. Et si le sentiment d'enlisement devient une propriété constante de l'existence, s'ouvre à tout moment cet espace sans monde à qui décide de prendre une route sans fin, gagner la côte ouest ou le paysage désertique du Texas, à moins que plus modestement le registre érotique offre ses dérives au plus loin des abruptes falaises du vide. Mais dans tous les cas, deux horloges semblent rythmer le cours du temps, le tempo des émois, intellectuels ou sensuels, de chacun des protagonistes, personnages ou auteurs, et celui d'une société entièrement soumise aux évolutions technologiques et aux aléas des moeurs...

<andrew wyeth>


John Updike (1932)

My heroes “oscillate in their moods between an enjoyment of the comforts of domesticity and the familial life, and a sense that their essential identity is a solitary one — to be found in flight and loneliness and even adversity. This seems to be my feeling of what being a male human being involves.” Et comme beaucoup d'écrivains américains, Updike écrit une autobiographie qui est à la fois privée et nationale...

Né à Shillington, près de Reading (Pennsylvanie), luthérien allemand par sa mère, qui écrivait, calviniste presbytérien par son père, qui enseignait les mathématiques, il s'installe avec sa famille à Plowville, en 1945, en pleine campagne, enfant roi  dont le monde familier implose. En 1950, il obtient une bourse pour Havard, devient rédacteur en chef du Harvard Lampoon, périodique humoristique fondé par des étudiants de l'université Harvard, épouse Mary Pennington, fille de pasteur unitarien, et en 1954 vend sa première nouvelle au New Yorker. C'est le démarrage de sa carrière. Il s'impose par ses nouvelles, "The Same Door" (1959), "Pigeon Feathers" (1962), "The Music School" (1966) et sa fameuse chronologie de Harry Angstrom, dit "Rabbit" : “Rabbit, Run,” 1960; “Rabbit Redux,” 1971; “Rabbit Is Rich,” 1981; and “Rabbit at Rest,” 1990, "Rabbit Remembered" (2001). Son personnage, "an high school basketball star who turned car salesman, householder and errant husband" tente tant bien que mal de surmonter les divers séismes qui frappent en quatre décennies le "everyday mysteries of love and faith and domesticity " de toute une génération de mâles de la fameuse "American middle class" peuplant les villes moyennes de cette deuxième moitité du 20e siècle, jusque dans leur attititudes et sentiments les plus profonds : "a suburban adultery unable to resist the 60’s promise of sex without consequences", "big cars and wide lawns", "radios and hi-fi sets", "feminism", "counterculture", "antiwar protests"  des 70’s et 80’s, en fond d'une Amérique qui se cherche, avec son narcissisme aveugle et ses doutes refoulés tant bien que mal. Le personnage de Henry Bech constitue un deuxième cycle, hanté par la figure de l'écrivain Vladimir Nabokov, au travers de "Bech, a Book" (1970), "Bech Is Back " (1982), "Bech at Bay" (1998) : Bech est ici un écrivain solitaire et vaniteux, un “recherché but amiable Jewish novelist afflicted with acute writer’s block", mais plus profondément l'alter ego du jeune Updike qui, derrière cette chronique amère de la vie quotienne américaine, s'est très tôt ressenti “a fleck of dust condemned to know it is a fleck of dust.." John Updike est aussi l'auteur d'une très abondante production d'essais critiques (de Proust à Alain Robbe-Grillet, en passant par Joyce, Drieu la Rochelle, Albert Camus, Queneau, Nabokov, mais aussi des contemporains comme Saul Bellow et Norman Mailer) ou humoristiques.

 

"Rabbit Run" (1960, Coeur de lièvre)

Installé à Ipswich (Massachusetts), John Updike publie en 1960 le premier volet de la série Rabbit Angstrom, "Rabbit, Run" (Cœur de lièvre), et c'est en 1963, avec "The Centaur" (Le Centaure) que sa carrière d'écrivain est définitivement lancée.  Suit en 1968, le scandaleux "Couples", dont le thème est l'adultère, et qui lui vaudra  la couverture de Time (Apr. 26, 1968, "The adulterous society"). Rabbit a vingt-six ans, nous sommes en 1959, et l'ancien champion de basket-ball, devenu démonstrateur d'articles ménagers, se sent enlisé dans sa vie conjugale. Mme McGregor apparaît, le temps d'une petite fugue.

 

"Pigeon Feathers" (1962, Les Plumes du Pigeon)

Recueil de 17 nouvelles, dont "Walter Briggs", "The Persistence of Desire", "Still Life", "A Sense of Shelter", "Dear Alexandros", "Wife-Wooing", "Pigeon Feathers", "Home", "Archangel", "You'll Never Know, Dear, How Much I Love You", "The Astronomer", "A&P", "The Doctor's Wife", "Lifeguard", "The Crow in the Woods", "The Blessed Man of Boston, My Grandmother's Thimble, and Fanning Island", "Blocked dirt, creeperslaying, My sword's Hilt, and Nether Island", "Packed Dirt, Churchgoing, A Dying Cat, A Traded Car"..

"..Dansant à une soirée avec une femme qui n'était pas la mienne, il me parut opportun de prendre sa main dans la mienne et de poser un baiser au creux de sa paume. Depuis quelque- temps ses cuisses frôlaient les miennes et, entre les danses. elle avait pris un tic bizarre: perchée sur la pointe des pieds, elle vacillait contre moi en frottant ses seins contre mon avant-bras replié sur ma poitrine pendant que je tenais une cigarette. Ma première pensée fut que je risquais de la brûler; ma seconde, que la Nature, avec son amour maternel bourru, m'avait offert une occasion, comme ma mère, lorsque j'étais enfant, décidait soudain d'organiser un goûter pour mon anniversaire ou pour la Toussaint. Docilement je baissai la tête et baisai la paume moite de mon amie. En se retirant, ses doigts au passage caressèrent mon menton de ce geste distrait de quelqu'un qui tâte le museau d'un chien importun. Cet échange de bons procédés nous fit passer à un niveau supérieur; c'était« à peine si j'entendais ma propre voix, notre danse perdit tout contact avec la musique, et ma main se mit à explorer son épine dorsale. Son dos semblait mystérieusement dur et tendu; le corps d'une femme qu'on ne connaît pas conserve davantage de son contenu minéral, que la familiarité n'a pas encore transmué en pure émotion. Nous nous arrêtâmes de danser pour bavarder dans un coin de la pièce et ce dont je me souviens distinctement, c'est de la façon dont ses mains, sous le regard approbateur de ses yeux, cherchaient les miennes à l'aveuglette, s'en emparaient et se cramponnaient doucement, avec un instinct infantile, à mes pouces. Elle ne me tenait que les pouces et, tandis que nous parlions, elle les tournait dans une direction ou dans l'autre. et c'était comme si elle me gouvernait. Quand je fermais les yeux, les ténèbres rouges derrière mes paupières tremblaient, et quand j'allai rejoindre ma femme pour la faire danser, elle me demanda: « Pourquoi es-tu essouflé ? ». Nous rentrâmes å la maison, passâmes l'inspection des quatre enfants, lûmes au lit quelques pages que la patine des Martinis rendait intolérablement brillantes, puis éteignîmes l'électricité et elle me surprit en'ne me tournant pas le dos. L'alcool détend plus profondément les femmes que les hommes ; ou peut-être comme une paire de fourchettes qu'on met en contact, avais-je déclenché chez elle des vibrations. lrrités par Dieu sait quelles stimulations illicites, chacun de nous s'en prit å l'autre. A mon regret, je dépassai la béatitude naturelle de la satiété - où chaque muscle est comme un pétale douillettement recourbé dans une corolle de bénédiction -- et je me trouvai projeté sur le territoire sec et sans vie de l'insomnie. Cette étreinte douce et angoissée qui me serrait les pouces me tourmentait dans vingt postures différentes. J'avais l'estomac retourné par l'amour de cette femme; j'avais peur d'être physiquement malade et j'étais là, inconfortablement allongé sur le dos en essayant de me calmer avec la caresse des phares qui, de stries brillantes sur le mur, s'épanouissaient en vastes éventails sur le plafond avant de disparaître; ce phénomène, avec ce qu'il sous-entendait d'une existence au-delà de moi, m'avait réconforté dans ma petite enfance les nuits où je ne dormais pas. A l'Ecole du dimanche, j'avais été frappé par le passage où Jésus dit que désirer une femme en pensée est aussi grave que commettre l'adultère. Je me trouvais maintenant désespérément cramponné å la conviction que ce sont les âmes et non pas les faits que l'on juge. Eprouver un péché, c'était le commettre; toucher le bord, c'était être au fond du gouffre. L'univers qui me permettait si facilement de commettre l'adultère devenait, par étapes logiques dont chacune descendait de façon plus abrupte que celle d'au-dessus, un univers qui me permettrait facilement de mourir. Les immensités de l'espace cosmique, l'affolante distension du temps, les massacres oubliés de l'histoire, l'enfant étouffé dans la glacière mise en rebut, la récente cassure de la spirale moléculaire, la preuve de la racine physiologique de la pensée, la présence parmi nous d'idiots, d'Eichmanns, d'animaux et de bactéries, toutes ces preuves s'amassaient et il me semblait déjà être oublié pour l'éternité. L'obscurité vibrante de ma chambre me paraissait la poussière de ma tombe ; la poussière se soulevait, se soulevait, je priais, je priais, je priais qu'on m'envoie un signe, une lueur, une faille microscopique, une lacune dans la chaîne des preuves, et je n'en voyais aucune..."

 

"The Centaur" (1963, Le Centaure)

On retrouve l'influence d'un Joyce, si décisive pour nombre d'écrivains. Récit couvrant trois jours de la vie du jeune Peter Caldwell, en janvier 1947 : il a treize ans et demi, taraudé par la puberté, habite une ferme en Pennsylvanie, et se demande si son père va mourir. Ce jour-là, alors que comme chaque matin, ils prennent la vieille voiture pour gagner l'école secondaire où son père enseigne les sciences, ils sont bloqués par la neige et ne rentreront que deux jours plus tard. 

 

"..Le garage Hummel n'était séparé des terrains du lycée d'Olinger que par un petit ruban d'asphalte qui serpentait entre les deux propriétés, irrégulier comme une rivière. Ses liens avec l'établissement scolaire ne se limitaient pas à cet aspect purement territorial. Pendant de longues années, Hummel, bien qu'il n'en fit plus partie maintenant, avait-siégé au conseil d'administration du lycée, et sa jeune femme, une rousse du nom de Vera, y était encore monitrice d'éducation physique pour les filles. Un commerce actif existait entre le garage et l'établissement scolaire. La garçons venaient y faire réparer leurs vieux tacots, et les plus jeunes d'eutre eux regonflaient leurs ballons de basket gatuitement à la pompe. Sur le devant de la bâtisse, dans une grande pièce où Hummel gardait ses comptes et sa collection noircie, déchiquetée, de catalogues de pièces de rechange, à côté de deux bureaux qui supportaient, empilés comme les strates d'un dépôt géologique, des papiers écornés, des blocs et des paquets de reçus roses pelucheux, il y avait une vitrine poussiéreuse, dont le verre fêlé, comme par un éclair, avait été réparé avec des rustnes. Des bonbons y attendaient, dans leurs emballages bruissants, la menue monnaie des enfants. Quelquefois, et de plus en plus fréquemment depuis quelque temps, on y trouvait à l'heure du déjeuner les professeurs qui, installés sur une petite rangée de chaises pliantes graisseuses dominant une fosse de ciment de deux mètres de profondeur environ, dont le fond était de plain-pied avec l'allée, venaient là détendre leurs nerfs martyrisés, leurs pieds étroitement lacés dans des chaussures bien cirées posés sur la balustrade, en fumant, ou en mangeant des Fifth Avenues, des Peanut Butter Cups de Reese, ou des pastilles pectorales d'Essick, cependant qu'en bas, dans la fosse triangulaire, les assistants basanés de Hummel nettoyaient une voiture, comme on laverait et langerait un énorme bébé de métal.

On accédait à la partie principale, la plus vaste, du garage, par une rampe d'asphalte, aussi raboteuse, érodée, bosselée et boursouflée qu'une coulée de lave durcie. Dans la grande porte verte que I'on ouvrait pour laisser passer les véhicules à moteur, était pratiquée une porte plus petite, à taille d'homme, sur laquelle on avait peint au badigeon bleu. juste sous le loquet, "Prière de refermer". Caldwell souleva le loquet et entra. Sa cheville blessée lui fit maudire l'obligation de le retourner pour fermer la porte. L'obscurité chaude était traversée d'étincelles. Les coulées d'huile avaient noirci le sol de cette sorte de grotte. A l'autre bout d'un long établi, deux hommes informes, protégés par de grosses lunettes, maniaient avec des gestes caressants un grand jet de flamme dirigé vers le sol, où l'éventail de feu, en se desséchant, se brisait en gouttelettes. Un autre homme, fixant le plafond avec des yeux cernés de blanc dans un visage tout noir, roula, couché sur le dos , sous la carrosserie d'une voiture. Au fur et à mesure que ses yeux s'habituaient aux ténèbres, Caldwell distinguait, entassés autour de lui, des fragments d'automobiles, sens dessus dessous, fragiles et fantomatiques, des pare-chocs semblables à des cadavres de tortues, des moteurs dont la carcasse hérissée faisait penser à un cœur mis à nu. L'air poisseux vibrait de sifflements et de cognements rageurs. Près de Caldwell, un vieux poêle à charbon irradiait un rose éclatant à travers les fentes de sa panse bombée. Caldwell hésita à sortir du cercle de rayonnement de cette chaleur, bien qu'il eût l'impression de sentir fondre le projectile fiché dans sa cheville, et que son estomac recommençât à frémir d'inquiétude. 

Hummel apparut au seuil de l'atelier. Tandis qu'ils avançaient l'un vers l'autre, Caldwell eut l'impression irritante de se diriger vers son reflet narquois dans un miroir, car Hummel, lui aussi, boitait. Une de ses jambes était plus courte que l'autre..."

 

"Couples" (1968, Couples)

«– Quel mal faisons-nous? demanda Frank...

– Il leur cria à tous : – Faisons ça tous dans la même pièce! Couvrez ma brebis blanche, je veux la voir hennir!

Harold poussa du nez un soupir délicat.

– Tu vois, dit-il à Janet. Tu as rendu ton mari fou avec ta frigidité. Je commence à avoir la migraine.

– Humanisons-nous les uns les autres, supplia Frank.» 

C'est le livre sensation de l'année, le portrait de cette "Société adultère" dont l'intrigue se déroule à l'automne 1963 au moment de l'assassinat de John Kennedy. Le monde traverse une énorme crise spirituelle, et si le désespoir existentiel n'a pas disparu de la nature humaine, c'est désormais la description la plus explicite de l'acte sexuel qui fait évoluer les moeurs et donc la société. Deux personnages, le dentiste Freddy Thorne, qui organise les rencontres et les avortements, et Piet Hanema, l'entrepreneur de construction qui ne résout sa crise d'angoisse en s'abandonnant à Foxy, au détriment de sa femme Angela par trop peu compréhensive. (Gallimard, traduction anglaise Anne-Marie Soulac).

 

"- Comment as-tu trouvé les nouveaux? 

Les Hanema : Piet et Angela, étaient en train de se déshabiller. Leur chambre était une pièce de style colonial au plafond bas, aux boiseries peintes en blanc, le blanc crème connu en décoration sous l'appellation de "coquille d'œuf". Une nuit de printemps se pressait aux fenêtres froides.

-- Oh! répondit distraitement Angela, ils m'ont paru jeunes. 

Angela était une belle brune douce, de trente-quatre ans, dont la taille et les hanches s'alourdissaient mais qui avait gardé les chevilles fines et nettes d'une jeune fille et aussi cette démarche inquiète, indécise, qui semble se frayer un chemin au milieu d'un entassement de draperies gênantes. L'âge ne se trahissait qu'à l'amollissement du dessin de la mâchoire, aux tendons apparents sur le dos des mains, et aux doigts aux bouts rougis.

- Quel âge exactement?

-- Oh! je ne sais pas. Il a trente ans et voudrait en paraître quarante. Elle, est plus jeune : vingt-huit? Vingt-neuf? Tu as l'intention de faire un recensement?

Piet se mit à rire un peu à contrecœur. Il avait, les cheveux roux et un corps compact; il n'était pas plus grand qu'Angela, mais plus dense. Les traits hollandais, un peu écrasés, qu'il tenait de ses ancêtres étaient relevés par on ne savait quoi d'américain acquis : une avidité coupable et non sans humour, une question inexprimée. Ce que sa femme avait de fantasque et d'alangui à la fois, cette fraîcheur sans assurance née d'une réserve aristocratique le fascinaient encore. Il se trouvait grossier et la voyait fine, si belle et si fine que chacun de ses gestes paraissait animé de manière transparente par une grâce et une honnêteté qui le dépassaient. Quand il avait rencontré Angela Hamilton, c'était une jeune femme déjà épanouie, à l'éclat devenu paresseux qui avait une façon touchante de détourner lentement la tête, dévoilant son cou dénudé, une beauté inexplicablement intacte, qui jouait à la maîtresse d'école et vivait chez ses parents à Nun's Bay; lui travaillait pour le père d'Angela, avec son partenaire, un ami de l'armée, à un de leurs premiers chantiers, une pergola qu'ils construisaient avec vue sur l'océan et le grand rocher chocolat qui sous un angle un peu différent évoquait un profil de femme et les plis d'un voile. Il y avait une falaise, une vaste pelouse verte, et des buissons taillés, plats comme des tables. Dans la maison s'étalait une profusion de pendules : grandes horloges anciennes et horloges de marine, pendules en or moulu ou en laque noire, délicates pendules dans leurs boîtes d'argent, où quatre boules jouaient le rôle de balancier. La cour qu'il fit ne lui laissa pas plus de souvenirs qu'un enchantement ou une erreur. Le temps se dérégla. Toutes les pendules pressèrent leur mouvement, laissant derrière elles les doutes, les angles aigus et les boules de noyer des rampes d'escalier. Le père d'Angela, avec son costume gris et son sourire sage, ne marqua pas de désapprobation. Elle avait été une de ces filles si chéries qu'il était à craindre qu'aucun homme n'osât l'approcher. Fertilité à tout prix. Il procura des affaires à son gendre. Le premier enfant des Hanema, une fille, naquit neuf mois après la nuit des noces. Neuf ans plus tard Piet pressentait toujours en Angela une puissance supérieure cherchant à se servir de lui à travers elle. Il parla comme pour se défendre:

- Je me demandais à quel stade ils en étaient. Il m'a paru plutôt fragile et détaché.

- Tu espères qu'ils en sont à notre stade à nous?

Le ton froid et grêle qu'elle prenait au moment où, dans cette pièce bien éclairée encerclée par les ténèbres d'avril, il avait cru qu'il y avait une puissance d'émotion suffisante dans leur intimité pour les porter au-delà de leurs inhibition, le mit en colère. Il eut l'impression d'être un imbécile. .

- C'est ça, dit-il. Le septième cercle de la béatitude.

- Est-ce là que nous en sommes?

Elle avait l'air vaguement prête à le croire. Ils se tenaient chacun devant une porte de penderie, de part et d'autre d'une cheminée condamnée encadrée de lambris de pin et de moulures peintes en bleu ciel. La maison était une élégante construction du XVIIIe siècle, une ferme de huit pièces. La propriété comprenait aussi une grande cour carrée et une haute haie de lilas. Les précédents propriétaires qui avaient des fils adolescents avaient fixé un panier de basket-ball à l'un des murs de la grange et fait goudronner un petit emplacement. Dans un autre coin de l'hectare de terrain un arc de bois était tangent à un verger voisin. Au-delà se trouvait une vacherie. Dix kilomètres plus loin sur la route, présence invisible, c'était la ville de Nun's Bay. Et à trente kilomètres de là, vers le nord, Boston. Piet, dont la profession était de construire, était épris de contours nets, d'angles droits; et il en était venu à aimer cette maison avec ses pièces basses rectangulaires, ses plinthes et ses antébois façonnés et appliqués à la main, les meneaux élancés des fenêtres dont les vitres anciennes teintées de bleu lavande étaient parsemées de longues bulles, les âtres aux briques usées et bien balayées ressemblant à des accès à quelque noyau céleste du temps, noir de suie, le grenier qu'il avait revêtu de papier isolant argenté si bien qu'il avait pris l'apparence d'un coffret à bijoux voûté ou d'une caverne d'Aladin, au fond le sous-sol de béton, frais coulé, qui n'était qu'une cave au fond de terre battue quand ils avaient emménagé cinq ans plus tôt. Il aimait la manière dont cette maison accueillait en elle, en toute saison, des losanges mouchetés de soleil, d'un jaune acide, dont la course lente l'entraînait en une révolution qui faisait d'elle la cabine d'un bateau effectuant une course circulaire. Toutes les maisons, tous les espaces clos, plaisaient à Piet, mais la modestie hollandaise, qui imposait des limites à ce qu'il aurait pu s'approprier du monde, se contentait exactement de ce terrain plat, à cent mètres en retrait de la route, à quinze cents mètres du centre de la ville et à six kilomètres de la mer.."

 

"Rabbit Redux" (1971, Rabbit rattrapé)

Considéré comme le meilleur de la série, Updike retrace quatre mois de la vie de Rabbit, alors à 36 ans ouvrier typographe linotypiste, de mai 1969, date de la bataille d'Hamburger Hill, symbole de l'inanité de la guerre du Vietnam, à octobre 1969, date de la manifestation contre le Pentagone. Au passage, un mois de juillet qui voit l'envol vers la Lune. Dix ans ont passé depuis le temps où "Rabbit" Angstrom, le héros chimérique de Cœur de Lièvre, tentait désespérément de fuir le monde irrespirable et quotidien des responsabilités adultes. L'athlète ailé a pris du ventre, a acquis un métier, trouvé un équilibre précaire dans la résignation. Il en est venu à admirer cette force qui l'a brisé : l'Amérique. Mais le monde change autour de lui. Sa petite ville de stuc et de béton se dégrade en même temps que se défont les règles auxquelles il avait tant bien que mal plié sa vie. Son métier est périmé, sa femme le trompe, ses certitudes n'étaient que masques. Alors pourquoi ne pas se mettre à l'unisson du dérèglement universel, de l'érotisme et de la drogue? Rabbit se laisse glisser jusqu'à ce que la cruauté du monde vienne le rappeler à l'ordre... (Gallimard, traduction anglaise de Georges Magnane). 

"...Elle est là, en train de bousculer la vaisselle; elle prépare leur dîner. Il lui demande :  - Si nous allions dîner dehors, pour changer? Je connais un fameux petit restaurant grec du côté de Plum Street.  - C'est une simple coïncidence qu'il soit venu. Je reconnais que c'est Charlie qui me l'avait recommandé, quel mal y a-t-il à cela ? Et tu as été vraiment grossier avec lui. C'était inconcevable.  - Je n'aí pas été grossier, nous avons eu une discussion politique. Charlie ne me déplaît pas du tout. Il est très bien, pour un métèque mielleux et gauchisant.  - Tu es vraiment bizarre depuis quelque temps, Harry. Tu dois être obsédé par la maladie de ta mère.  - Au restaurant, il m'a semblé que le menu t'était bien familier. Tu es sûre qu'il ne t'emmène pas là-bas à l'heure du déjeuner ? Ou bien le soir quand tu travailles si tard ? Tu as beaucoup travaillé le soir, et il ne semble pas qu'il y ait grand-chose de fait.  - Tu ne sais absolument pas ce qu'il y a à faire.  - Je sais que ton père et Mildred Kroust le faisaient eux-mêmes sans heures supplémentaires.  - Être concessionnaire de Toyota donne à l'affaire une dimension nouvelle. Nous sommes submergés par les connaissements, les taxes d'importation et les feuilles de douane. 

Toutes sortes d'arguments défensifs se présentent à l'esprit de Janice; cela lui rappelle les digues de neige qu'elle construisait dans le ruisseau, étant enfant.  - De toute façon, Charlie a des tas de filles, il n'est pas en peine de trouver des filles, n'importe quand, et qui sont célibataires et plus jeunes que moi. Toutes les filles couchent, maintenant, sans même qu'on le leur demande, elles prennent la pilule et elles trouvent ça tout naturel. 

Une phrase de trop.

- Comment le sais-tu ?  - Il me l'a dit.  - En somme, vous êtes copain-copain.  - Pas tellement. Seulement de temps à autre, quand il est déprimé, qu'il a besoin d'être un peu dorloté ou autre chose.  - Oui, mais peut-être qu'il a peur de tous ces nichons trop ardents, peut-être qu'il préfère les femmes plus âgées, le genre mamma mia et tout ça. Ces Méditerranéens onctueux sont toujours en reste d'affection maternelle. 

C'est fascinant pour elle de le voir se rapprocher en spirale; elle doit lutter contre le réflexe de l'épouse qui est de collaborer, contre l'envie de l'aider à découvrir la vérité qui, pour elle, s'étale si énorme qu'elle a du mal à trouver les mots qui lui permettent de la contourner.

- Et puis, poursuit Harry, ces gamines ne sont pas la fille du patron.

Oui, c'était bien le genre de choses qu'Harry pouvait supposer, c'était ce qu'elle avait pensé les premières fois: ces premières petites tapes d'encouragement alors qu'elle était perdue dans des chiffres auxquels elle ne comprenait rien, ces premiers déjeuners de sandwiches qu'ils organisaient quand papa n'était pas là, ces premiers whiskys sours de cinq heures à l'Atlas Bar, en bas de la rue, ces premiers baisers dans la voiture, jamais la même, une voiture qu'ils empruntaient au stand d'exposition et qui avait toujours une odeur de neuf, l'odeur du vernis transparent où chacun de leurs gestes faisait une déchirure. C'était ce qu'elle pensait jusqu'à ce qu'il l'ait convaincue que c'était elle, elle, cette drôle de petite bonne femme gauche et pas jeune, elle, Janice Angstrom née Springer, redevenue Springer, redevenue jeune fille, qu'il voulait. C'était sa chair qu'il léchait comme une crème glacée, son temps qu'il volait en des moments qui avaient la densité du diamant, ses nerfs à elle, Janice, qui se trouvaient pris dans un mécanisme de plaisir fin comme les ressorts d'une montre, qui oscillait entre eux puis se resserrait en cercles rapides jusqu'au moment où ils plongeaient tous deux dans une sorte de sommeil ravi, d'hypnose si intense que plus tard chez elle, dans son lit, elle ne pouvait s'endormir, comme si elle avait fait la sieste l'après-midi. L'appartement de Charlie, ils l'avaient découvert, n était qu à douze minutes du bureau en passant par les petites rues, par le vieux marché aux légumes qui n'était plus aujourd'hui qu'un ensemble de toitures métalliques désaffectées.

- A quoi ça pourrait bien lui être utile, que je sois la fille du patron ?  - Ça lui donnerait l'impression de s'élever socialement. Tous ces gens, ces Polonais et ces je-ne-sais-quoi, ça guette les occasions.   - Je ne m'étais jamais rendu compte, Harry, que tu avais autant de préjugés racistes.   - Toi et Stavros, c'est oui ou non?   - Non. 

Mais, tandis qu'elle ment, elle sent, comme un enfant regardant fondre la digue de neige, que la vérité va faire irruption, elle est trop énorme, trop insistante. Bien qu'elle soit terrifiée et sur le point de hurler, Janice attend quelque chose, il lui faut sa confession, comme à un bébé. Au fond, elle est si fière. 

- Stupide garce, dit-il. 

Il la frappe, non au visage mais à l'épaule, comme un homme qui essaie d'ouvrir d'une poussée une porte coincée. Elle le frappe à son tour, maladroitement, sur le côté du cou, aussi haut qu'elle peut l'atteindre. Harry ressent un éclair de plaisir : un rayon de soleil dans un tunnel. Il la frappe trois, quatre, cinq fois, incapable de s'arrêter, se frayant un chemin vers cette lumière; il ne tape pas aussi fort qu'il le pourrait mais cependant assez pour qu'elle pleurniche; elle se plie en deux et les derniers coups d'Harry l'atteignent comme des coups de marteau, de haut en bas, sur le cou et le dos ; il ne la voit pas souvent sous cet angle : l'espace blanc entre ses omoplates, sa nuque d'une blancheur de cire, l'élastique de son soutien-gorge apparent sous le tissu de sa blouse. Les sanglots de Janice montent, étouffés et, saisi par la beauté de cette attitude humiliée, par le rayonnement d'un visage qu'il imagine car elle est réduite dans cette posture accablée à n'avoir pas de visage, il s'arrête. Janice devine qu'il ne va plus la frapper. Elle cesse de se tasser sur elle-même, se laisse aller sur le côté, donne libre cours à ses larmes - des gémissements aigus, saccadés, coincés entre des phases de grands halètements. Son visage est rouge, plissé, un visage de nouveau-né; Harry, par curiosité, tombe à genoux pour l'observer. Elle s'en aperçoit et ses yeux lancent des éclairs, elle lui crache à la figure mais elle vise mal : sa salive lui retombe sur le visage. Lui ne reçoit que la caresse d'un infime embrun. Barbouillée de sa propre salive, Janice crie :

- Oui, oui, je couche avec Charlie!

- Ah, merde, dit doucement Rabbit, bien sûr que tu couches avec lui.

Et il baisse la tête contre la poitrine de Janice pour l'empêcher de le griffer, et tantôt il la cogne sur les flancs, et tantôt il essaie de la prendre dans ses bras et de la soulever.

- Je l'aime. Va te faire foutre, Harry. Nous faisons l'amour tout le temps.

- Tant mieux, gémit-il, regrettant de sentir s'éloigner cette lumière, cette volupté de la battre, de la forcer à s'ouvrir.

Maintenant, elle va devenir une estropiée de plus, dont il faudra prendre soin.

- Tant mieux pour toi.

- Ça dure depuis des mois, précise-t-elle en se tortillant. 

Elle essaie de se libérer pour lui cracher encore au visage; elle est furieuse de sa réaction. Il lui immobilise les bras pour l'empêcher de griffer en les lui plaquant contre les flancs, et il serre. Elle le dévisage. Elle a une expression égarée, immobile, figée. Elle cherche ce qui pourrait lui faire le plus de mal : 

- Je lui fais des choses, dit-elle, que je ne t'ai jamais faites à toi. 

- Bien sûr, murmure-t-il en s'efforçant de libérer l'un de ses bras pour pouvoir lui caresser le front, essayer de la reprendre en main. Il voit les reflets sur son front et les reflets sur le linoléum de la cuisine. Les cheveux de Janice s'éparpillent en tous sens et se mêlent aux tortillons du linoléum marbré usé devant l'évier. Une légère odeur douceâtre monte jusqu'à eux de la vidange encrassée. Elle s'abandonne aux larmes, toute molle, soulagée, il n'a aucune difficulté à la soulever et à l'emporter sur le canapé de la salle de séjour. Il a une force surnaturelle : un frisson parcourt le devant de ses tibias, la douleur de ses paumes, due aux poignées des cisailles, est un croissant de bronze. Elle s'enfonce telle qu'il l'a posée, en travers du divan. Harry insiste : 

- Il fait l'amour mieux que moi? 

pour l'inciter à poursuivre sa confession, comme un médecin humidifie un furoncle. Elle se mord la langue, essayant de réfléchir, observant le désastre avec l'idée de le réparer. Des désirs entremêlés - sauver sa peau, être gentille, ne pas  exagérer - corrompent sa peur et sa colère primitives. 

- Il est différent, dit-elle. Je l'excite davantage. Je suis sûre que c'est surtout parce que nous ne sommes pas mariés.

- Où faites-vous ça ?

Des mondes tourbillonnent et obscurcissent les yeux de Janice : des banquettes de voitures, des tapis, des arbres vus par en dessous à travers des pare-brise de voitures, la carpette gris beige dans l'espace étroit compris entre les trois bureaux métalliques verts et le coffre-fort avec la silhouette en carton de la Toyota, des chambres de motels avec leurs fausses boiseries et leurs dessus-de-lits râpeux, le sombre appartement de célibataire encombré d'un lourd mobilier et de photos de famille en couleurs dans des cadres d'argent.

- Dans toutes sortes d'endroits.

- Tu as l'intention de l'épouser ?

- Non. Non.

Pourquoi dit-elle cela? Cette suggestion ouvre un abîme. Elle ne l'aurait pas cru. Une porte qu'elle avait toujours cru donner sur un jardin ouvre sur le vide. Elle fait un geste pour se rapprocher d'Harry, pour l'attirer vers elle; elle est allongée sur le divan, elle a perdu un soulier, ses meurtrissures commencent à cuire; lui est resté à genoux sur le tapis depuis qu'il l'a déposée là. Il demeure inerte quand elle le tire, il est mort, elle l'a tué. Il demande :

- Ai-je donc été si dégueulasse avec toi?

- Oh, chéri, non. Tu as été gentil. Tu es revenu. Tu travailles dans cet atelier crasseux. Je ne sais pas ce qui m'a prise, Harry, honnêtement, je ne sais pas.

- Quoi que ce soit, ça ne doit pas t'avoir déjà passé.

Il ressemble à Nelson en disant cela, il a cet air de mécontentement méditatif, comme s'il se demandait s'il doit ouvrir quelque chose pour voir ce qu'il y a dedans. Elle comprend qu'il va falloir faire l'amour avec lui. Une marée de sentiments contradictoires s'agite en elle, désir pour cet étranger à la peau blanche et sans poils, horreur de ce désir, fascination devant les différentes profondeurs de trahison possibles..."

 

"Problems and other stories" (1972-1979, La concubine de saint Augustin et autres nouvelles)

Comment aimer des parents et des enfants qui vous déchirent le cœur chaque fois qu'ils affirment leur identité? Comment aimer Dieu sans être sûr que Dieu vous aime? Comment aspirer sincèrement à la santé si la lèpre est notre meilleure source d”inspiration? Comment guérir de la nostalgie de l'enfance, de nos passés fabuleux, de nos bonheurs gâchés, du passage inexorable du temps? Comment louvoyer entre tant de publicités, de visions fugitives, d'épouses revendicatrices? Comment aimer une femme et une autre en même temps? Comment aimer l'Amérique et la quitter en même temps? Tels sont les problèmes qu'aborde John Updike dans ce recueil de nouvelles où se retrouve le grand talent de l'écrivain, à la fois tendre et amer, ironique et - surtout quand il parle du couple - d'un humour savoureux. (Gallimard)

 

"... Quand il revint, joues luisantes, les reins en émoi, elle remarqua son excitation et, d'un geste rapide et furtif, sortit de quelque part (d'une de ses bottes?) un préservatif dont elle coiffa promptement sa demi-érection ; puis elle s`étendit sur le dos, jambes écartées. Bien qu'il fût encore assez raide pour la pénétrer et pût se dire un instant "Je suis en train de baiser cette femme", le pincement du caoutchouc, un certain manque d'élasticité dans la fille, quelque chose chez lui d'irrésolu et de rancunier - sa pensée suivante fut : "elle est complètement indifférente" -, tout cela se combina pour le ratatiner. Ses quelques mornes coups de reins furent comme des explosions à blanc à la lumière desquelles se révéla toute l'étendue de leur commune humiliation. D'un air d'excuse, il se retira, tirailla sur la capote anglaise pour l`enlever et, ne sachant sur quelle surface plane de la chambre il pouvait la déposer sans enfreindre les rigides règles d°hygiène de sa compagne, garda à la main la flasque petite seconde peau pendante lorsqu'il s'allongea tristement à côté de la forme féminine inefficace. Que faire ? Ann gardait le silence, mais l'idée vint à Ed d'une fissure à la surface de sa déconvenue, d'une saillie à laquelle il pourrait peut-être s'accrocher. De sa main libre (l'autre bras était replié derrière sa tête, de sorte que le préservatif pendait proprement par-dessus le bord du lit), il caressa la longue courbe froide de la hanche d'Ann qu'éclairait la fenêtre. Il dit : "Tu es superbe." Comme si c'était un équivalent, elle demanda: "Tu es marié ? - Bien sûr." Sans doute avait-elle pensé que là enfin était la porte de la confiante intimité dont, elle devait maintenant s'en rendre compte, il avait besoin. Mais cette porte ouvrait sur un cul-de-sac : la sorte de mariage qui les avait amenés dans cette chambre ; ils étaient là, enfermés dans la spécificité sexuelle de l'épouse comme dans un donjon capitonné et verrouillé. Ed aurait pu tenter de faire partager à Ann cette façon de voir les choses, mais essaya, plus simplement, de répondre a la bienveillance qu'elle semblait disposée à lui accorder - peut-être seulement par crainte de ne pouvoir se débarrasser de lui. Il demanda : "Quel âge as-tu ? - Vingt-deux ans." Un ton nouveau, amer. Songeait-elle, sa vie si tôt ruinée ? Son profil crochu, incolore, se souleva au-dessus de lui, dans l'espace rectangulaire de lumière que projetait la fenêtre. "Et toi ? - La quarantaine. - La fleur de l'âge. - Ça dépend." Il frotta ses lèvres contre les bouts de seins d'Ann, puis ses joues, et demanda : "C'est assez lisse ? - C'est mieux. - Ça te plaît ? Je veux dire, en temps ordinaire, ça ne te fait rien, ça te refroidit, ou quoi ?"  Elle ne répondit pas ; il venait d'enfreindre, il s'en rendit compte, une autre des clauses secrètes de leur contrat: son plaisir à elle n'était pas en jeu. Incapable de rien faire de bien, et donc de mal, il fit glisser son visage des seins au ventre d`Ann et, comme elle était couchée sur le dos, de son ventre à ses cuisses. Il appuya là sa tête. Il déposa le préservatif sur le drap, près de la taille d`Ann, et, des deux mains lui écarta les cuisses ; elle se laissa faire, sans plus. Le bord d'une des bottes lui racla l'oreille lorsqu'il recula la tête comme on fait pour mieux voir quand on consulte l'annuaire du téléphone. Entre ses jambes, il faisait noir. Il caressa son mont de Vénus et, de chaque côté, les creux tendineux et velus ; il promena son pouce sur toute la longueur des petites lèvres, les écarta, enfonça son pouce dans la fente où, contrairement à toutes les règles de la bienséance et de la raison, suintait une légère humidité. Il retira son pouce et inséra à la place son majeur, cependant que son pouce s'insinuait dans l'anus. La lumière diffuse lui arrivait maintenant dans les yeux et il voyait la surface argentée de l'intérieur de la cuisse face à la fenêtre, et la même lumière glissait sur son propre avant-bras mince et sur son poignet en mouvement, éclairait les deux demi-cercles brillants des fesses, la pâle prairie du ventre nu en raccourci, les deux petites collines des seins et le lointain dessous du menton. D'après l'angle que formait ce menton, elle regardait par la fenêtre l'étrange ciel nocturne de N... qui ne ressemblait au ciel d`aucune autre ville, brun et or, sans étoiles, saturé par l'électricité statique du grisou. A travers les gauchissements et les brouillages de l'alcool, la configuration interne du sexe d'Ann, ses parois granuleuses et bourgeonnantes, au centre une dureté aux contours incertains et glissants, commençaient à former une image dans l'esprit d'Ed, à lui donner la satisfaction intense et précise de contempler un joyau. Elle parla. Sa voix parvint à Ed, rauque, par-dessus le paysage argenté de ce corps frais, de ce corps de vingt-deux ans. Elle dit quelque chose de très surprenant : "T`es-tu jamais, demanda-t-elle, hésitant à finir sa phrase, servi de ta langue ? - Bien sûr." En penchant son visage vers la vulve d`Ann, il sentit souffler dans son crâne la respiration de tous ceux qui avaient emprunté ce chemin avant lui. Pourtant, bien que sans doute cet endroit eût été maintes fois inondé de sperme et que ni les vomissures ni la merde n'eussent été épargnées à ce corps par des inconnus qui se démenaient pour se sentir en vie, le con d'Ann ne gardait aucun relent de tout cela ; il était plus ferme que celui d'une mère de famille et exempt de toute odeur, même de parfum ; ses contours poilus au contact de brosse douce avaient l`innocence hérissée de cheveux d'enfant fraîchement coupés ou d'une fourrure de jeune animal nocturne comme le raton laveur. Il regretta que, par suite de la position qu`il avait prise, sa bouche ne fût pas placée en sens inverse mais, assez malaisément, de face ; son corps traînait entre les jambes d'Ann et bien au-delà, comme une lourde et inutilisable queue de cerf-volant, et son cou plié en arrière lui faisait mal. L'effort de sa langue qui cherchait à pénétrer lui raidissait toute la colonne vertébrale. Ouvrant les yeux, il vit une profusion confuse de filaments frappés par la lumière, qui auraient pu être une végétation de la planète Mars ou du mildiou vu au microscope. Miracle: il lui sembla qu'elle bougeait. En réponse. Elle bougeait..."

 

 "A Month of Sundays" (1975, Un mois de dimanches)

Après des années d'un ministère édifiant, le Révérend Thomas Marshfield se retrouve, à quarante ans, en proie au démon de midi. Pêcheur d'âmes devenu simple pécheur, il accumule les «folles négligences» entre les bras de ses paroissiennes. Le scandale arrache Thomas à son Paradis trop terrestre. Pour échapper aux sanctions dont le menace son évêque, il se résigne à passer un mois dans une maison de repos pour ecclésiastiques en rupture de banc, loin des tentations de la chair. La durée de la cure - 31 jours, un mois de dimanches - et la forme de la thérapie - écrire ad libitum tous les matins - conditionnent la structure de cette œuvre : 31 chapitres dont le fil conducteur est la confession des «errements» du pasteur déchu, le récit des expériences qui lui ont révélé, en même temps que sa vraie nature, les joies et les limites de sa virilité longtemps ignorée.

Ce livre-journal est aussi, comme Bech voyage, un livre-miroir. Dans la glace de sa chambre, dans les yeux de ses femmes, Thomas Marshfield se contemple et se juge sans complaisance. Il déplore la faiblesse qui fait de lui un être égoïste et casanier, tiraillé entre les pulsions de sa libido et les exigences d'un univers aseptique et figé. Il juge les autres également - sa mère disparue, son père sénile, son épouse, ses maîtresses, son vicaire -, comme lui prisonniers de leurs habitudes et des conventions. (Editions Gallimard, traduction de l'anglais par Maurice Rambaud)

 

"Marry Me" (1977, Épouse-moi)

Après des années de vie conjugale conventionnelle, deux couples au seuil de la trentaine, les Conant et les Mathias, vont frôler le drame et connaître leur moment de vérité. Jerry Conant et Sally Mathias passent quelques nuits ensemble et y prennent un tel plaisir qu'insoucieux de ce qui les sépare ils veulent s'épouser. Leur flamme brûlera le temps d'un été, pour bientôt vaciller puis s'éteindre piteusement à l'automne. En contre-point se déroule en secret l'aventure très raisonnable de Richard et de Ruth, quelque temps rapprochés par l'ennui et l'indifférence de leurs conjoints. Quatre personnages en quête d'eux-mêmes et d'amour, qui cherchent à tâtons leur voie dans le «crépuscule de la vieille morale» à son déclin. (Editions Gallimard, traduction de l'anglais de Maurice Rambaud)

 

"Too Far to Go" (1979, Trop loin : Les Maple)

Ensemble de nouvelles centrées sur une même famille, celle de Joan and Richard Maple, décrivant de façon impitoyable, sur deux décennies, la difficile complicité du mariage moderne, et l'empreinte laissée sur le temps et l'âge de relations qui se créent et se dissolvent (Gallimard, traduction par Georges Magnane et Suzanne V.Mayoux). 

"Rabbit Is Rich" (1981, Rabbit est riche)

Nous sommes en 1979, Carter est président, Rabbit a quarante-six ans et prend la succession de son beau-père comme concessionnaire Toyota : il sent alors que la mort est en train de prendre ses mesures. "Rabbit est riche, troisième volet du triptyque de « Rabbit », ou les heurs, et malheurs de Harry Angstrom et du rêve américain. Comme dans Cœur de lièvre (1960) et dans Rabbit rattrapé (1971), Harry, malgré ses quarante-six ans, s'obstine à courir, non plus après la gloire ni les certitudes précaires de l'amour et du plaisir, mais après les fantômes de sa jeunesse enfuie et de ses espoirs déçus. Repu et nanti, enlisé dans ses problèmes domestiques, le confort et la respectabilité, il a perdu tout esprit de révolte et se borne à lutter, avec un relatif succès, contre l'ennui, la peur de la vieillesse et de la mort. En même temps que ses rêves, s'effrite le rêve d'une Amérique forte, fidèle aux mythes de son passé et de ses valeurs traditionnelles. Ce troisième épisode de la saga de Harry Angstrom complète le portrait d'un héros cher à la littérature américaine. Rabbit quadragénaire s'inscrit dans la lignée du Babbitt de Sinclair Lewis, dont il partage le conditionnement psychologique, les goûts, les travers, les vertus et les vices. Aussi, comme toujours chez Updike, ce roman d'analyse est-il également un roman de mœurs, centré sur un contexte social précis, une petite ville à la Sherwood Anderson, microcosme idéal pour l'observation des êtres, avec, en toile de fond, l'Amérique des années soixante-dix, la crise de l'énergie, l'enlisement américain en Iran, les aberrations de la société d'abondance. Updike, qui se définit lui-même comme un libéral démocrate, allergique à tout engagement, poursuit son examen lucide et sans concession d'un pays «dur et cruel, mais aussi pieux et plein d'espoir» et sa satire des mentalités et des comportements. D'où les divers courants qui irriguent ce roman de la maturité: un calvinisme discret en perpétuel conflit avec les appétits de la chair exacerbés par l'âge, une spiritualité sans cesse menacée par les tentations d'une époque décadente et d'un matérialisme source de dérèglements et de perversité. Au service de cette entreprise de démystification, la verve d'un auteur dont le comique, la truculence à la limite de la « pornographie douce» et le penchant pour le libertinage affleurent sous la gangue puritaine." (Editions Gallimard)

 

".. Il freine sur le gin et les repas. Il nage, écoute Ma Springer égrener ses souvenirs à l'heure du café matinal, et tous les jours descend avec Janice faire les courses au village. Le soir, ils disputent à trois une partie de pinochle à la lumière crue des lampes de bridge, une lumière qui lui paraît dure car lors de ses premiers séjours, on se servait des lampes à pétrole, avec sous les verres, de fragiles petits cônes de cendres rougeoyantes, et on se mettait au lit sitôt la nuit tombée, tandis que palpitait le chœur des grillons. Il n'aime pas la pêche, pas plus qu'il n'aime beaucoup jouer au tennis avec Janice contre les autres couples qui ont accès au court que se partage la petite communauté du lac, un rectangle d'argile serti au milieu des pins, à la lisière capitonnée d'aiguilles sombres et à la clôture de grillage affaissée comme du linge trempé. Janice, elle, joue tous les jours au Flying Eagle et à côté de sa grâce efficace, il se sent lourdaud et hors du coup. La balle bondit vers lui avec une fureur, que sa raquette est impuissante à contrer. Sur le maillot noir de Janice, une inscription fanée en trois dimensions proclame "Phillies"; ce maillot, il l'a offert à Nelson à l'occasion d'une de leurs virées au Veteran Stadium; le gosse n'a pas jugé bon de l'emporter quand il est parti pour Kent, Janice l'a déniché dans l'entrain de sa maturité, et l'a adopté. Typique de la façon dont les choses ont tourné, la croissance de leur fils a été pour lui une menace et une tragédie, et pour elle un prétexte pour faucher un maillot.

Non qu'il serait encore à la taille de Nelson. Il lui va bien, à elle; avec sa silhouette bronzée et épaissie par les années, ses cheveux courts et sa frange folle, il la sent, là près de lui, la devine plus agile et plus libre. Alors que sa raquette renvoie la balle en arcs réguliers, lui cogne trop fort, ou encore quand suivant ses conseils il essaie de la « caresser », il l'expédie piteusement dans le filet. 

- Harry, n'essaie pas de la guider,dit-elle. Garde les genoux pliés. Hanche perpendiculaire au filet.

Elle a pris des tas de leçons. Les dix années qui viennent de s'écouler lui ont appris davantage de choses qu'à lui. Qu'a-t-il accompli, se demande-t-il, tendu pour contrer la balle de service, alors que sa vie est plus qu'à moitié écoulée ? Il a toujours été un bon petit garçon, avec sa mère, avec ses copains du basket, un bon petit garçon avec Tothero son vieil entraîneur qui pensait que Rabbit avait des dons. Et Ruth elle aussi lui avait trouvé quelque chose de spécial, quelque chose qu'elle avait vu vaciller et s'éteindre. Un certain temps, Harry avait gigoté pour ne pas mourir, puis il avait renoncé et s'était attelé au travail. Maintenant les morts sont si nombreux qu'il voue aux vivants qui l'entourent la camaraderie que se vouent les rescapés. Ces gens qui sont là avec lui, enfermés entre les lignes du terrain de tennis, il les aime. Ed et Loretta ; Ed dirige une entreprise d'électricité à Easton et se spécialise dans l'installation des ordinateurs. Harry aime la cime des arbres au-dessus de leurs têtes, et plus haut encore, le bleu du mois d'août.. Que sait-il ? Jamais il ne lit un livre, rien d'autre que le journal pour avoir quelque chose à dire et encore, surtout les nouvelles qui offrent un intérêt humain, par exemple les spéculations sur la prochaine étape du Shah et l'évolution de sa maladie, ou cette histoire du médecin de Baltimore. Il aime la Nature, mais il ignore le nom de presque tout ce qu'elle contient. Ces arbres ? Des pins, des épicéas ou des sapins ? Il aime l'argent, bien qu'il ne comprenne pas pourquoi il en gagne tellement ni pourquoi il lui file si vite entre les doigts. Il aime les hommes qui ne se plaignent pas de leurs bedaines ni des rides de leurs nuques rougeaudes, et qui se sentent gênés pour trouver un sujet de conversation une fois le jeu fini, quel qu'il soit. A quelle chose miteuse ne réduisons-nous pas la vie ! Pourtant, quelle chose merveilleuse que l'esprit, impossible de fabriquer une machine à son image, même si certains de ces ordinateurs dont parlait Ed remplissent des pièces entières; et le corps, le corps est capable de faire des milliers de choses dont pas une usine au monde ne peut reproduire le mouvement. Il adorait baiser autrefois, bien que de plus en plus il se contente d'y penser et de laisser les jeunes batifoler à ce jeu, dans leurs bars ou leurs voitures, stupéfait de constater combien ils sont nombreux, au point que quand il se promène dans la rue ou fait la queue à la porte d'un cinéma, il a souvent l'impression d'être le plus vieux. La nuit, quand il est avec Janice, Janice qui a toujours besoin d'un petit coup de bitte pour l'aider à s'endormir, il essaie de s'imaginer ce qui pourrait le faire bander, et constate que sa collection d'images s'épuise; la dernière qui marche encore, c'est celle d'une femme à quatre pattes qui taille une pipe à un type, pendant qu'un second la prend en levrette. Et il n'est pas très clair dans l'image si c'est Harry qui baise ou s'il se fait sucer, il les contemple tous les trois de l'extérieur, comme projetés sur l'écran d'un de ces cinémas tout en haut de Weiser, avec à l'affiche des titres comme "Les Filles du harem" et "Jusqu'au bout", et les sensations de la femme lui paraissent plus familières que celles de l'homme, la bitte qu'il suce pareille à une petite courgette ramollie, sans oublier l'autre, ailleurs, qui entre et ressort, entre et ressort, une sorte de pénitence au tréfonds de son être. Parfois la nuit, il dit un bout de prière, mais il semble qu'une sorte de trêve pesante se soit instaurée entre lui et Dieu. 

Il se met à courir. Dans les bois, le long des vieilles routes forestières et pistes cavalières, il se hâte lourdement, d'abord en chaussures de tennis, orange de poussière d'argile, puis en Nikes bleu et or achetées tout exprès dans un magasin de sports de Stroudsburg, des chaussures de course aux semelles renforcées au talon et aux orteils, des semelles dont les petits cercles souples pareils à des crampons aplatis le propulsent sans effort tandis que, de plus en plus léger, raide et calme, il court. Tout d'abord son poids, pareil à un fardeau meurtrier, lui emmaillote le cœur et les poumons, et le matin, les muscles de ses cuisses lui font tellement mal qu'il titube au sortir du lit et s'esclaffe de surprise. Mais, tandis qu'au fil des jours, à force de courir après dîner dans la fraîcheur du jour déclinant alors que toute la lumière n'a pas encore reflué de la forêt, il habitue son corps à cette exigence nouvelle, ses jambes s'endurcissent, son poids lui paraît s'alléger, sa poitrine accueille davantage d'air, comme elles-mêmes dotées d'ailes, les brindilles frôlent ses oreilles et il augmente la distance pour finir par couvrir en un demi-sablier le mille et demi qui le sépare de l'endroit où le portail d'une vieille propriété barre le chemin. Carbon Castle, comme les gens du coin appellent le domaine, bâti par un roi du charbon de Scranton et rarement utilisé maintenant par ses rares descendants, la piscine vidée, des terrains de tennis envahis de mauvaises herbes, l'électricité coupée. Dans le pavillon de chasse, les .yeux de verre des cerfs empaillés luisent sous les toiles d'araignées; la maison principale aux toits d'ardoise en pente raide et aux fenêtres à losanges est condamnée par des planches, bien que, il y aura bientôt dix ans, un des petits-fils ait tenté de la transformer en une commune, de hippies à en croire les habitants du village. Les jeunes gens ont saccagé les lieux, dit la légende, et vendu tout ce qu'ils ont pu déménager, y compris les deux brontosaures de bronze qui gardaient l'entrée principale, emblèmes de l'Age du Charbon. Le lourd portail de fer de Carbon Castle est barricadé par une double chaîne pourvue d'un cadenas; Rabbit effleure de la main le métal rébarbatif, reprend haleine le temps d'une paisible seconde, tandis que le monde semble encore se précipiter, se déverser dans le tremblement de ses jambes, puis fait demi-tour et rebrousse chemin au petit trot projetant au loin son esprit, jusqu'à perdre conscience de son corps pantelant..."

 

"Bech Is Back" (1982, Bech est de retour)

Bech est de retour. Comme Bech voyage, à la fois livre-miroir et livre-masque, cette chronique fantasque complète et précise le portrait du romancier juif américain, désormais menacé par l'âge et la stérilité. Après une série de trois «illuminations», l'auteur sillonne le Tiers-Monde en ambassadeur de la culture américaine, savoure sa notoriété au Canada et en Australie, se marie, visite en compagnie de son épouse protestante Israël et l'Écosse, écrit enfin son livre - et divorce. La lucidité de ces sketchs incisifs, mais tendres, donne une dimension nouvelle au personnage narcissique, velléitaire de Bech. Derrière le masque se devine le sérieux d'une méditation sur les thèmes favoris d'Updike, l'illusion et la réalité, la fidélité à soi-même et à autrui, assortie d'une réflexion désabusée sur le métier et le rôle de l'écrivain dans un monde mercantile et décadent. En filigrane, la remise en cause de la culture dominante et des valeurs qu'elle véhicule, le contraste entre l'inflation idéologique de l'après-Vietnam et la déconfiture blasée des années soixante-dix, ainsi que les doutes esthétiques et les intuitions existentielles de l'auteur riches d'enseignements sur le calvaire de l'intellectuel et sur notre époque. (Editions Gallimard, traduction de l'anglais par Maurice Rambaud)

 

"The Witches of Eastwick" (1984, Les sorcières d'Eastwick)

L'Amérique des années soixante-dix, époque d'aspirations confuses, mal affranchie des tabous religieux, de la morale et du sexe. A Eastwick, une petite ville de province, trois femmes divorcées, adeptes des pratiques occultes, trois sorcières, exercent sur les hommes et leurs concurrentes le pouvoir que leur confèrent et leur charme, et leur liberté, et leur perversité. L'arrivée de Van Horne, incarnation du Malin, déclenchera une tragédie. Par goût du pouvoir absolu, Jane, Alexandra et Sukie en appelleront en effet aux forces maléfiques pour se débarrasser de Jenny, leur disciple devenue leur rivale et, donc, leur victime de prédilection. "Les sorcières d'Eastwick" se démarque très nettement des écrits de John Updike et l'écrivain plaide ici, à sa façon, pour l'émancipation de la femme. L'ensemble "Eastwick books" comporte "The Witches of Eastwick" et  "The Widows of Eastwick" (2008) qui, trente ans après, nous restitue Alexandra, Jane et Sukie, désormais veuves de leurs seconds maris et privées de leur jeunesse de femmes émancipées et de leurs pouvoirs, aussi bien de sorcières que de séduction. Elles tenteront de racheter leurs péchés passés tout en étant confrontées à la sorcellerie vengeresse d’une ancienne connaissance.

 

"Un homme vient d'acheter la propriété Lenox, ni femme, ni enfant ..."Comme dans une boule de cristal, elle voyait qu'elle était destinée à faire la rencontre et à tomber amoureuse de cet homme, et qu'en fait, il n'en résulterait rien de bon. "Il n'avait pas de nom, cet homme? demanda Alexandra. - Justement si, c'est ça le plus stupide, dit Jane Smart. Marge l'a dit à Sukie, et Sukie me l'a dit, mais aussitôt il m'est sorti de l'esprit, comme littéralement pris de panique. Un de ces noms assortis d'un « van », ou « von », ou « de ». 

- Mais, c'est très chic, s'extasia Alexandra, qui déjà se dilatait, s'épanouissait pour se laisser envahir. Un Européen grand et ténébreux, dépossédé du vénérable et noble patrimoine de ses ancêtres, courant le monde en proie à une malédiction...

« Et quand est-il censé s'installer?

- Selon Sukie, bientôt, à ce qu'il dit. Qui sait s'il n'est pas déjà arrivé!

La voix de Jane paraissait inquiète. Alexandra se représenta l'autre femme, ses sourcils plutôt trop fournis pour le reste de son visage aigu, et arqués en demi-cercles au-dessus de ses yeux sombres et rancuniers, dont le brun était toujours d'un ton plus pâle que dans le souvenir qu'on en gardait. Si Alexandra était une sorcière du genre substantiel et instable, encline par nature à se gaspiller pour s'offrir aux influences et se fondre dans le paysage, et au tréfonds de son cœur plutôt paresseuse et d'un détachement quelque peu entropique, Jane était bouillante, trapue, concentrée comme une pointe de crayon, et Sukie Rougemont, qui à longueur de journée se dépensait en ville à recueillir cancans et nouvelles et dispenser sourires et salutations, avait une essence oscillante. Ainsi réfléchissait Alexandra, en raccrochant. Les choses s'organisent par trois. Et tout autour de nous opère la magie à mesure que la nature cherche et trouve les formes inévitables, les choses, cristallines et organiques, s'agençant selon des angles de soixante degrés, la structure mère étant le triangle isocèle. Elle se remit à remplir de sauce à spaghetti ses bocaux, plus de sauce et pour plus de spaghetti qu'elle-même et ses enfants ne pourraient en consommer même si, un siècle durant, ils se trouvaient piégés par magie dans un conte de fées italien, des bocaux qu'un à un elle extirpait fumants du stérilisateur bleu à mouchetures blanches pour les déposer sur l'égouttoir rond qui frémissait et chantait. C'était là, elle en avait vaguement conscience, une forme de grotesque hommage à son amant du moment, un entrepreneur de plomberie, de souche italienne. Sa recette ne nécessitait pas d'oignons, mais deux gousses d'ail hachées menu et revenues pendant trois minutes (ni plus, ni moins; la touche de magie) dans de l'huile chaude, amplement additionnée de sucre pour neutraliser l'acidité, d'une seule et unique carotte râpée, de davantage de poivre que de sel; sans oublier la cuillerée de basilic pilé, gage de virilité, et le soupçon de belladone pour provoquer le déclic faute duquel la virilité n'est qu'une barbare turgescence. Ingrédients qui tous devaient s'ajouter à ses propres tomates, cueillies et emmagasinées sur les rebords de ses fenêtres depuis des semaines, et maintenant coupées en tranches et passées au mixeur: depuis que, deux étés déjà auparavant, Joe Marino avait commencé à se glisser dans son lit, une fécondité absurde s'était emparée des plants, accrochés à leurs tuteurs là-bas dans le jardin qui flanquait la maison et où, à longueur d'après-midi, le soleil du sud-ouest filtrait oblique à travers l'écran des saules. Les petites branches tordues des tomates, pulpeuses et pâles, comme faites de mauvais papier vert, se brisaient sous le poids de ces fruits innombrables; elle avait, cette fertilité, quelque chose de frénétique, d'avide, l'avidité des enfants emportés par la frénésie de plaire. De toutes les plantes, les tomates semblaient les plus humaines, impatientes, fragiles et vulnérables à la pourriture. Quand elle cueillait leurs globes rouge-orange saturés d'eau, Alexandra avait la sensation de nicher dans le creux de sa main les testicules d'un amant géant. Tout en s'activant dans sa cuisine, elle s'avouait que l'opération avait quelque chose de tristement menstruel, cette sauce rouge sang destinée à être répandue à la louche sur les spaghetti blancs. Les petits filaments blancs et gras alimenteraient la graisse blanche de son propre corps. Cette lutte, typiquement féminine, pour vaincre son poids: à trente-huit ans, elle lui paraissait de plus en plus contre nature. Devait-elle, sous prétexte d'attirer l'amour, frustrer son propre corps, comme un de ces saints névrosés d'antan? La nature, tel est l'index et le contexte de la santé, et si la nature nous a dotés d'un appétit, c'est pour nous inviter à le satisfaire, satisfaisant du même coup l'ordre cosmique. Pourtant il lui arrivait de se mépriser, se reprochant d'avoir par paresse pris un amant d'une race célèbre pour sa coupable indulgence à l'égard de l'embonpoint. 

Au cours de la poignée d'années écoulées depuis son divorce, Alexandra avait eu tendance à prendre pour amants une collection disparate de maris négligés par les femmes dont ils étaient la propriété. Son ex-mari à elle, Oswald Spofford, reposait dans la cuisine, sur un des rayons du haut, enfermé dans un bocal au couvercle solidement vissé, réduit à une poussière multicolore., Elle avait opéré cette réduction à mesure que se révélaient peu à peu ses pouvoirs magiques, après leur départ de Norwich, Connecticut, pour Eastwick. Génial spécialiste en chrome, Ozzie avait plaqué une usine d'accessoires implantée dans cette cité aux rues abruptes et surabondamment pourvue d'églises blanches aux murs lépreux, pour une entreprise rivale, une usine de parpaings longue de huit cents mètres située au sud de Providence, au milieu de l'étrange immensité industrielle de ce petit État. Leur installation remontait à sept ans. Ici à Rhode Island, les pouvoirs d'Alexandra s'étaient dilatés comme un gaz dans le vide, et tandis que le cher Ozzie continuait sa navette quotidienne pour se rendre à son travail et rentrer le soir à la maison-, par la Nationale 4, elle l'avait tout d'abord réduit à la taille d'un homme ordinaire, son armure de patriarche protecteur s'effritant sous l'effet de la beauté maternelle d'Eastwick et de la corrosion de l'air marin, puis à la taille d'un enfant, à mesure que ses besoins chroniques et son acceptation tout aussi chronique des solutions qu'elle prônait pour les satisfaire le faisaient paraître pitoyable, facile à manipuler..."

Si l'adaptation faite en 1970 de "Rabbit, Run" fut un échec, "The Witches of Eastwick" remporta un certain succès au cinéma en 1987, réalisé par George Miller, avec Jack Nicholson (Daryl Van Horne), Cher (Alexandra Medford), Susan Sarandon (Jane Spofford), et Michelle Pfeiffer (Sukie Ridgemont) ....

"Roger's Version" (1986, Ce que pensait Roger)

Dans le décor anonyme d'une petite ville universitaire de la Nouvelle-Angleterre, Roger Lambert, ex-ministre du culte et professeur de théologie, vit tiraillé entre le scepticisme et le démon de midi. Autour de ce pêcheur d'âmes devenu, comme le révérend Marshfield d'Un mois -de dimanches, simple pêcheur, gravitent Edna, sa seconde épouse, Verne, son équivoque demi-nièce, et Dale Kohler, un jeune chercheur féru d'informatique et de religion. Quatre personnages en quête d'une identité qu'en marge des sentiers battus ils cherchent dans l'assouvissement de leurs fantasmes et les plaisirs de la chair. En filigrane le tableau très impressionniste de l'Amérique nonchalante et blasée au crépuscule de l'ère Reagan, dont l'auteur observe et souligne avec réalisme et sans concession, mais aussi avec détachement, les conflits et les paradoxes, l'envers du rêve américain.

Ce douzième roman illustre avec éclat la mission que John Updike assigne à l'écrivain contemporain: «penser grand ››, dépoussiérer le roman en renouvelant ses sources d'inspiration. Sur la trame de la tragi-comédie bourgeoise se greffe une interrogation d'ordre essentiel et existentiel sur la naissance de l'univers, les origines de la vie et le devenir de l'homme. Aux antipodes du roman académique ou expérimental des années 60 et 70, en marge des niches et chapelles littéraires, ni livre-miroir ni livre-masque, Ce que pensait Roger est un roman à tiroirs et à facettes multiples dont la double optique à la fois macro- et microcosmique offre, selon l'ambition de son auteur, "une fenêtre ouverte sur l'univers et la vie". John Updike réussit brillamment la synthèse entre le profane et le sacré, le sexe et la religion, «les deux formes suprêmes de résistance à la peur de la mort ». (Gallimard, traduit de l'anglais par Maurice Rambaud).

 

"..D'une voix retentissante Esther expliquait à Dale : - "Bien sûr, si l'on a le moindre bout de jardin, il est absolument impossible de s'absenter plus de quelques jours d'affilée, quel que soit le moment, du moins avant la fin août; ridicule, je sais, d'être à ce point esclave de ces fichues fleurs, mais je crois sincèrement, oui, je sais vous allez me juger absurde, que les plantes ont besoin qu'on leur parle. Elles ont besoin d'être aimées." - De sa main qui ne tenait pas la fourchette à dessert, elle ne cessait de repousser d'un geste machinal quelques mèches rebelles. Ce faisant, sa main frêle visiblement tremblait. Je voyais, sans pour autant oublier Verna là, près de moi, par yeux de Dale : une impression de couleur brusquement vivante, de réglage de son sur le canal UHF. Elle débordait de charme et d'éclat, son velours vert chatoyant dans la lumière au déclin de ce jour de fête, ses cheveux cuivrés scintillant en une multitude de petits points brillants, son front bombé et intelligent luisant, ses yeux globuleux passant de l'ironie à la coquetterie avec une rapidité électronique, ses lèvres blasées, débordantes aujourd'hui de rouge sur un bon millimètre comme pour donner à son petit visage espiègle, presque une frimousse, une touche barbouillée cocassement chiffonnée. L'auréole d'ennui avait été estompée.

Verna mangeait, pensive, mâchant à peine.

- J 'ai idée que c'est plutôt ringard, dit-elle.Peut-être ça n'en vaut-il pas le coup.

- Bien sûr ça en vaut le coup, m'obstinai-je. Ça élimine le problème des études secondaires, et tu peux te mettre à faire des plans pour t'inscrire à l'université. Ou dans une école de secrétariat. Ou de mannequins, bref un truc qui te plairait. Tu n'as que dix-neuf ans, tu as une foule de possibilités. 

L'éternel conseiller en moi, galvanisé, ne se sentait plus. 

- En sciences humaines, je suis foutrement nulle, dit-elle.

- L'équilibre des pouvoirs et la Constitution, tout de même, tu sais ce que c'est, et puis tous les trucs dont parlent les journaux.

- Non, justement pas. D'ailleurs je lis pas les journaux.

- Tu écoutes la radio. On donne des nouvelles à la radio.

- Pas les stations que j'écoute, dit-elle. Y a rien que de la musique.

- ...  elles me sont un tel réconfort, disait Esther à l'autre bout de la table, les fleurs, sur quoi elle tourna la tête.

Je la vis en gros plan, par les yeux de Dale, la traînée de rouge et les filaments diaphanes du duvet sur sa lèvre supérieure, les petits frémissements paisibles des muscles de cette même lèvre pensive, et je sentis entre mes cuisses une bouffée de désir, un soupçon de roideur provoqué par la certitude instinctive en lui, tout pieux et saturé de savoir qu'il fût, que cette femme, au lit, du moment où elle aurait pris la décision de s'y fourrer, serait capable de tout. Cette désinvolture en elle, la fragilité souple et provocante de la charpente d'Esther, le vert avide de ses yeux à la protubérance discrètement hyper-thyroïdienne, tout le lui disait.

Tout.

- Je sais rien de rien, Tonton, geignit Verna.

-- Tu sais beaucoup plus de choses que tu ne le crois, fis-je non sans impatience.

J'avais l'impression d'être devenu une voix inopportune sur les ondes d'une chaîne musicale.

Esther intervint :

- Qu'est-ce qu'il cherche à te faire, Verna? C'est quoi cette histoire de test ?

- J'ai pas envie d'en parler, fit la jeune femme, d'une voix misérable. J'ai trop honte.

- Le test de niveau d'études secondaires, fit Dale, ça fait un an que je la tarabuste avec ça. Alors tu vas le passer, mais c'est formidable.

- Pas du tout. On discutait, sans plus.

- Je parie que c'est facile, intervint Richie, émergeant de sa maussaderie. Bien plus facile que d'aller en classe tous les jours.

- Le professeur Lambert pourrait t'aider en littérature et en grammaire, dit Dale, moi, je peux te remettre dans le coup en maths et en sciences.

- Oh mais non, protesta Esther, en posant une longue main fuselée sur celle de Dale, sa grosse main noueuse aux phalanges rougeaudes. Vous, vous êtes déjà embauché pour donner des leçons à Richie.

- Te dégonfle pas, Verna! s'écria Richie, en cherchant le ton juste.

- Allez vous faire foutre, implora Verna. Pourquoi vous mêlez-vous tous de mon problème?

Suivit un silence, que Paula mit à profit pour lâcher un rot et essayer de téter son autre main, qui elle n'était pas souillée de citrouille écrasée.

- Mais, ma chérie, annonça enfin Esther, parce que nous vous aimons beaucoup.

Dans la cuisine, tandis qu'ensemble nous vidions les assiettes et préparions le café pour le prendre au coin du feu (le feu qui, grâce aux bons soins de Richie, avait fini par s'éteindre), ma femme me dit, d'un ton cassant :

- Ma parole, nous voici tous les deux dans l'enseignement.

- Moi j'y suis en permanence, répliquai-je exaspéré de voir qu'elle semblait insister (comme ces vieillards en toge, poussière verbeuse, qui étaient mon gagne-pain) pour que soient rigoureusement explicitées des choses dont il valait mieux préserver l'ambiguïté.

- Comme tout le monde, sans doute, concéda Esther avec un soupir, en portant une main distraite à ses cheveux à demi défaits, tandis qu'un nuage mélancolique passait sur ses lèvres gonflées, lui donnant un petit quelque chose d'un peu fou et de tout à fait ravissant...."

 

“S.” (1988) 

Régulièrement, John Updike s'est laissé aller à quelques charges, souvent très crues, à l'encontre du féminisme dans sa "Scarlet Letter Trilogy" : "A Month of Sundays" (1975, Un mois de dimanche), qui conte les penchants charnels d'un prêtre, "Roger's Version" (1986) et "S" (1988). "S", treizième roman de John Updike – du nom de l'héroïne Sara, ou Sare, mais aussi S comme Serpent, sexe, sensualité, comme sagesse (orientale) et science (occulte), et enfin comme sanscrit –, se déroule sur fond de yoga dans un ashram transplanté d'Inde en Arizona et régenté par un pseudo-gourou, l'Arhat. Loin de l'habituel microcosme d'une petite ville de Nouvelle-Angleterre et malgré leurs masques, les personnages sont dénués d'exotisme et marqués par les valeurs et travers d'une époque et d'une société qui, comme toujours, suscitent l'ironie et la causticité de l'auteur. «À quoi bon vivre, demande un des personnages, si l'on ne peut faire peau neuve?» Changer de rôle, de vie, de milieu, telle est l'aspiration de Sara P. Worth, moderne Hester Prynne dont la généalogie est un discret hommage à Nathaniel Hawthorne. En rupture de ban conjugal et social, fascinée par l'aura médiatique de l'Arhat, Sara se fait «sannyasin» pour, rebaptisée Kundalini et sous la férule spirituelle et charnelle du Maître, dompter son ego et parvenir à «moksha», le salut par le rejet de toutes illusions. Accablée d'humiliations, Sara/Kundalini secoue son joug et quitte l'ashram pour vivre son nirvana au soleil des Caraïbes, en marge de ses amours mortes et de ses illusions évanouies. Ce roman, composé de lettres et de bandes pour la plupart dues à Sara, se double d'une comédie d'illusions et de désillusions, acide et doucement amère, contée par la bouche d'une femme à la fois trahie et traîtresse, dans la lignée des héroïnes de Couples, Épouse-moi et Les sorcières d'Eastwick. Une fois encore, Updike se montre tiraillé entre l'ange et la bête, la religiosité et la chair. En quête de sa vérité, Sara/Kundalini, comme ses aînées, cherche à tâtons sa voie au «crépuscule de la vieille morale», parmi les méandres de la philosophie orientale et de l' érotisme. (Editions Gallimard, traduction de l'anglais par Maurice Rambaud)

 

"Rabbit at Rest" (1991, Rabbit en paix)

Harry Angstrom a pris sa retraite en Floride. Rabbit en paix, ou «Requiem pour Rabbit», 39e livre de John Updike, clôt la tétralogie de Harry «Rabbit» Angstrom dont, depuis trois décennies, les heurs et malheurs jalonnent l'œuvre de l'auteur. Si dans "Cœur de lièvre", "Rabbit rattrapé" et "Rabbit est riche" Harry Angstrom s'obstine à courir après la gloire, l'argent, et les illusions de l'amour, il se borne, dans cet ultime épisode, à lutter contre l'oisiveté, l'ennui, les fantômes de sa jeunesse et de ses espoirs déçus, et la peur de la mort. À cinquante-cinq ans, repu et nanti, empêtré dans les liens du sang et du mariage, affligé d'«un cœur américain typique», il voit sa vie comme «une chose absurde qu'il sera soulagé de rejeter un jour». "Rabbit en paix" est avant tout un roman fresque qui englobe, au fil de l'errance du héros, de multiples fragments du kaléidoscope ethnique et culturel de l'Amérique ; une Amérique dont Updike souligne les paradoxes, les aberrations et la vitalité, au gré de ses mutations de style, de mode et de langage.Ce roman témoigne d'une invention, d'une verve et d'un humour qu'illustrent une langue encyclopédique et un style débridé. (Editions Gallimard, traduction anglaise de Maurice Rambaud).

 

"Memories of the Ford Administration" (1992, La Parfaite épouse)

Ce sont ses «impressions et souvenirs» des années Ford (1974-1977) que nous livre ici Alfred Clayton, modeste professeur d'histoire dans un collège du New Hampshire. L'Amérique connaissait alors l'apogée de la libération sexuelle. Clayton, tout à la rédaction de sa biographie de James Buchanan, président des États-Unis de 1856 à 1861, dont les compromis débouchèrent sur la guerre de Sécession, rêvait d'échapper à la pesante réalité de son mariage à la «Reine du Désordre» en découvrant la «Parfaite Épouse». Lorsqu'il rencontra Genevieve, brune érudite mariée à un ami du couple et mère de famille, il crut au coup de foudre... S'efforçant dans ses travaux de magnifier le réalisme rassis du président, Clayton s'abandonne sans frein dans sa vie à ses propres chimères. Une double chronique, sarcastique et joyeuse, de ces périodes d'innocence heureuse d'avant la crise. (Editions Gallimard, traduction Rémy Lambrechts).

 

"In the Beauty of the Lilies" (1996, Dans la splendeur des lis)

Saga familiale qui s'étend sur quatre générations et quatre-vingts ans, de 1910 à 1990, au travers de laquelle Updike interroge nos aspirations tant religieuses qu'existentielles, et montre comment les rêves, les habitudes et les prédilections peuvent être transmise de génération en génération.Le fondateur de la lignée, Clarence Wilmot, pasteur presbytérien du New Jersey, perd la foi le jour où D. W. Griffith tourne, non loin de chez lui, sans argent ni espoir, il s’abrutira des outrances burlesques du cinéma du cinéma muet. Marqué par ce drame, son fils ne jure que par la modestie et la stabilité de son travail de facteur dans le Delaware. Sa petite-fille mettra toute son énergie à quitter cet univers provincial pour entrer dans le monde scintillant du cinéma, qui deviendra son unique réalité.Et son arrière petit-fils, le fils de la star, perdu dans un Hollywood suffoquant sous la pléthore de ses images, s’accrochera au premier qui lui proposera quelque chose ressemblant, de très loin, à la foi. La boucle n’est pas bouclée. Elle tourbillonne en une spirale qui avale les aspirations les plus contradictoires des États-Unis. Updike enserre tout – des grèves des ouvriers du textile au succès de la Columbia, de la rigueur intellectuelle d’un pasteur aux folies sanguinaires d’un gourou de l’influence de Darwin à celle des séries télévisées. (Editions du Seuil)

 

"Villages" (2004, Villages)

Owen Mackenzie est un Américain ordinaire - informaticien à la retraite, marié deux fois, père de quatre enfants. Pourtant sa vie est loin d'être paisible: son passé l'aide à combler le vide absurde creusé par la vieillesse, mais lui pèse aussi. Que reste-t-il? Les villages dans lesquels il a vécu, les femmes qu'il a rencontrées, épouses et maîtresses, ces amours crus et tendres dont il s'est nourri. (Editions du Seuil, traduit par Michèle Hechter).

 

"Longtemps, sa femme s'est réveillée tôt, à cinq heures, cinq heures et demie du matin. Le rythme biologique de Julia, parfois en désaccord avec celui d'Owen, la laisse, quand elle rouvre les yeux, pleine d'affection pour celui qui l'accompagne dans l'immobile voyage du lit où se traverse une nuit au sommeil imparfait. Elle l'étreint et, malgré ses protestations - il dort encore -, elle l'assure d'une voix douce mais implacable qu'elle l'aime tant, qu'elle est si contente de leur couple. "Je suis si heureuse avec toi."  Et cela après vingt-cinq ans de vie commune. Il a soixante-dix ans, elle, soixante-cinq ; il trouve un peu insultant qu'elle estime nécessaire de lui faire cette déclaration: comment pourrait-il en être autrement?

Après toute la peine qu'ils ont faite aux autres, toutes ces épreuves qu'ils ont traversées, ils se retrouvent maintenant de l'autre côté. Elle le tiraille, lui tourne la tête pour l'embrasser sur la bouche. Mais ses lèvres sont gonflées, engourdies de sommeil, ses nerfs désalignés, anesthésiés, et il a l'impression qu'elle veut l'étouffer. Ça le prend à rebrousse-poil, comme on disait autrefois. Après quelques minutes de lutte amoureuse pendant lesquelles il s'obstine à ne pas réagir, se laissant la possibilité de revenir à son précieux rêve, Julia finit par céder et se lever, alors Owen reconnaissant s'étale sur le côté vide, et se rendort une heure ou deux.

Un matin, lors de cette dernière heure volée, il rêve que, dans une maison qu'il ne connaît pas (elle a l'aspect miteux d'un quelconque établissement public, pension de famille ou hôpital), des fonctionnaires sans visage le guident vers une pièce où, sur un grand lit comme le leur - deux lits d'une personne accolés -, un homme assez jeune, au vu de son corps blond et lisse aux fesses rebondies, est étendu sur sa femme comme s'il voulait la ranimer ou (ce qui est très différent) la dissimuler. Quand, obéissant à l'ordre muet des fonctionnaires, l'inconnu se relève, le corps allongé de la femme d'Owen apparaît nu : le ventre blanc, détendu, les seins aplatis par la gravité, son cher sexe familier, enfoui dans son duvet de fourrure floconneuse. Elle est morte, suicidée. Elle a fui ses tourments. Owen pense : si je n'étais pas entre dans sa vie, elle serait encore là. Il brûle de la prendre dans ses bras, de la ranimer et de sucer le poison que son existence a répandu dans la sienne.

Puis, lentement, à contrecœur, comme on abandonne un puzzle non résolu, il se réveille. Bien sûr, elle n'est pas morte, elle est en bas, avec l'odeur du café et le bourdonnement des premières nouvelles du matin : des voix malicieuses, masculines et féminines. La circulation, la météo, Julia adore ça, ces chroniques des aléas du quotidien, jamais elle ne s'en désintéresse bien qu'elle ait cessé depuis trois ans de faire l'aller-retour pour Boston. Il entend claquer dans la cuisine ses tongs en gomme bleue qu'elle persiste à porter comme si, éternellement jeune, elle s'était habillée pour la plage, du réfrigérateur au plan de travail, de la table à l`évier, du vide-ordures à la machine à laver la vaisselle, puis dans la salle à manger où elle va arroser les plantes. Son amour des plantes procède peut-être du même siège de l'émotion que son amour de la météo. Le bruit de ses tongs, dangereuses quand elle se déplace (elle glisse tout le temps dans l'escalier), l'irrite mais il aime voir ses orteils un peu écartés, comme ceux des Asiatiques dures à la tâche, agrippés à la semelle, leurs fines articulations toutes blanches, à force de crispation. Julia est une petite brune compacte dont la peau prend au soleil, contrairement à sa première femme, un joli hâle uniforme.

Parfois, à demi réveillé, il arrive à se rendormir en évoquant le souvenir d'une des femmes (Alissa ou Vanessa ou Karen ou Faye) qui vivaient comme lui à Middle Falls, une ville du Connecticut, dans les années soixante et soixante-dix. Serrant dans sa main sa queue assoupie, il se remémore le corps féminin sous lui, à côté, au-dessus, rejetant ses cheveux en arrière ou baissant la tête vers son nœud gonflé dont tous les nerfs réclament le contact humide, connu. Mais ce jour n'est pas de ceux-là. Le revigorant soleil de printemps brille, blanc et brutal, sous le store de la fenêtre. Le monde réel, un tigre que son rêve n'a pas blessé, attend. Il est temps de se lever, de porter cet aujourd'hui, tout semblable à hier, une journée que son optimisme animal pose comme la première d'une séquence étirée dans le futur à l'infini mais que son cerveau (hypertrophié chez l'espèce Homo sapiens) sait puisée - une de plus - dans une réserve finie qui va en diminuant. 

Le village (appelons-le ainsi) de Haskells Crossing se réveille autour de leur colline privée; le tournoiement régulier et monotone de la circulation encercle les murs en plâtre et en bois de pin de la maison et la forêt protectrice alentour. Les journaux (le Boston Globe pour lui, le New York Times pour elle) sont déjà arrivés. Les oiseaux s'affairent depuis longtemps, les rouges-gorges ramassent les vers, les corneilles trouent la pelouse en quête de punaises des céréales, les hirondelles happent les moustiques dans l'air, l'espèce appelle l'espèce, suivant les joyeux codes de ses cervelles en petits pois.

" - Bonjour Julia", crie-t-il sur le palier, en allant vers la salle de bains. 

Son cri lui répond : "Owen ! Tu es levé !  - Bien sûr chérie que je suis levé ! Bon Dieu, il est sept heures."

Plus ils vieillissent, plus ils parlent comme des enfants. Sa voix monte, un peu querelleuse, à demi-taquine.

" - Tu dors toujours jusqu'à huit heures depuis que tu n'as plus de train à attraper.

" - Chérie, quelle menteuse tu fais ! Je ne dors jamais après sept heures. Mais j'aimerais bien, poursuit-il en se demandant si elle s'est éloignée du bas de l'escalier, si elle l'entend encore. Se réveiller avec les oiseaux, c'est un des trucs de la vieillesse. Attends qu'elle t'atteigne, toi !"

Niaiserie conjugale :  papotage de cervelles en petits pois. Si le jour était un ordinateur, pense-t-il, c'est ainsi qu'il se rallumerait, en rechargeant sa mémoire dure. En fait Julia dort moins que lui (comme sa première femme, Phyllis), mais qu'elle ait cinq ans de moins que lui a toujours été une source de fierté et un stimulus sexuel, comme la vue de ses orteils sur les semelles bleues de ses tongs. Il aime aussi regarder, sous son peignoir, ses talons roses qui s'éloignent, les lignes verticales de ses tendons d'Achille se dessinant alternativement quand elle marche à pas fermes et rapides, les pieds tournés en dehors, comme souvent les femmes. 

La conversation a eu lieu pendant qu'il se tenait, la vessie douloureuse, devant la porte de sa salle de bains, à côté de l'escalier descendant à la cuisine. L'image de sa Julia bien-aimée, gisant, morte et nue, dans son rêve, ainsi que le sentiment de culpabilité qui transformait son suicide en un assassinat commis par lui demeurent plus vifs que les faits de l'éveil - le papier mural avec ses roses sépia et son sourd éclat métallique, le nouveau tapis du couloir, en laine beige toute propre, sur l'épaisse moquette moelleuse, la perspective de la journée, de ses heures à grimper comme les barreaux fendillés d'une vieille et dangereuse échelle. Quand Owen se rase devant le miroir accroché à côté de la fenêtre où son vieux visage bouffi, abîmé par le soleil, cruellement grossi, reçoit frontalement l'impitoyable lumière, il entend l'oiseau moqueur, juché sur sa branche favorite au faîte du plus haut cèdre, se lancer dans une longue et saisissante criaillerie à propos de ceci ou cela - quelque petit problème chronique de procédure. Tous ces développements régionaux de la Vie (les oiseaux, les insectes, les fleurs, la faune furtive des tamias au pelage rayé et de mannottes, se jetant dans ou hors de leurs trous comme si un imminent coup de fusil allait les faire exploser) ont leurs propres problèmes, leurs propres réseaux de communication ; pour eux, le monde humain n'est qu'agitation marginale, insondable immuabilité, interférence occasionnelle et rarement mortelle, sans rapport perceptible avec la prodigalité organique (les ordures, les jardins) que l'espèce humaine met sur la table de la Nature. Ils nous dédaignent, pense Owen. Nous devrions être des dieux pour eux..."

 

"Seek my face" (2002, Tu chercheras mon visage)

Vingtième roman de John Updike dont le titre est inspiré du Psaume 27, "You speak in my heart, and say 'Seek my face'. Your face, Lord, will I seek." et qui s'entend comme la tentative d'interrogation des motivations spirituelles les plus intimes de l'expressionnisme abstrait américain : "every painting was a wrestle with God. Self - self and beauty, beauty and self." Mais c'est bien l'ambition humaine qui au fond se donne dans la création artistique, et interroger l'art sur l'art s'épuise rapidement dans notre quotidien surchargé de tâches quotidiennes et charnelles. L'intrigue est centrée sur un dialogue-à-clef  qui se noue entre une femme peintre, Hope Chafetz, à la fin de sa vie (78 ans), et une jeune journaliste new-yorkaise, Kathryn D'Angelo, venue l'interviewer dans sa maison du Vermont. Au cours d'une journée passée en huis clos, Hope, alter-ego de l'écrivain, rassemble les fils épars de toute une vie, une vie de femme peintre et femme de trois hommes de peinture qui ont marqué l'art moderne américain dans les années quarante-soixante : Zack McCoy, alias Jackson Pollock, le génial enfant terrible de l'expressionnisme abstrait, Guy Holloway, star du pop art, hybride de Andy Warhol, Roy Lichtenstein, Jasper Johns, Robert Rauschenberg , enfin Jerry Chafetz, homme d'affaires et collectionneur d'art. Hope Chafetz est elle-même une synthèse de Lee Krasner, femme de Pollock, et des peintres Helen Frankenthaler  (1928-2011) et Grace Hartigan (1922-2008). En retraçant avec une tendresse nostalgique cette grande époque révolue et les décennies qui suivirent, John Updike s'illustre à la fois comme critique d'art provocateur et comme critique éblouissant de la condition humaine. (Editions du Seuil, traduction par Claude Démanuelli).

 


Richard Estes (1932)

Natif de Kewanee (Illinois), Richard Estes est un représentant de l'hyperréalisme s'adonnant exclusivement des scènes urbaines avec une exactitude minutieuse, souvent rapproché de ces artistes qui émergent dans les années 1960-1970 comme Chuck Close et Duane Hanson, qui travaillent eux-aussi à partir de photographies.  Edgar Degas, Edward Hopper, Thomas Eakins constituent pour lui autant de références. En fait, l'exactitude de la repésentation n'est pas le terme qui convient, Estes donne en effet à voir plus de détails picturaux que l'œil n'est capable de saisir : "Cabinas telefónicas" (1967, Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid), "The Candy Store" (1969, Whitney Museum of American Art, New York), "Drugstore" (1970, Art Institute of Chicago), "Supreme Hardware" (1974), "Central Savings" (1975, Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas City), "Baby Doll Lounge" (1978, Currier Museum of Art), "The Plaza” (1991)...


Robert Coover (1932) 

Né à Charles City dans l'Iowa, professeur de littérature à l'Université Brown, Robert Coover peut être apparenté à cette génération d'écrivains - Thomas Pynchon (1937), William Gass (1924), Donald Barthelme (1931), John Barth (1930) .. - qui ne peut écrire une fiction sans faire ressentir à son lecteur que c'est bien dans une fiction que celui-ci s'engage. Fiction et réalité semblent indémêlables, et l'introspection de l'écrivain ne peut être séparée d'une attitude ironique de part en part et sur soi-même et sur des personnages qui se savent sans existence réelle. Nous ne sommes plus dans la parodie, la satire, l’absurde, le grotesque, mais dans une mise en scène sans distanciation possible, si ce n'est à prendre en l'état sans le moindre point d'ancrage possible dans une réalité ou un sens de la fiction qui nous seraient familiers.

Après un passage dans la marine pendant la guerre de Corée, Coover débute sa carrière littéraire au début des années 1960 en écrivant dans cette fameuse Evergreen Review, fondée par Barney Rosset et éditée par Grove Press, qui publia tant des auteurs européens (Jean-Paul Sartre, Samuel Beckett) que ces nouveaux talents de la nouvelle expérimentation littéraire qu'étaient William Burroughs, Henry Miller, Hubert Selby Jr ou Donald Barthelme. En 1966, Coover publie son premier roman, "The Origin of the Brunists", - qui traite de la montée d'un culte religieux porté par le survivant d'une catastrophe minière et qui entend illustrer notre besoin à construire de la fiction pour survivre dans notre réalité. Son second ouvrage, "The Universal Baseball Association, Inc., J. Henry Waugh, Prop." (1968), montre comment un jeu de baseball construit par fiction peut s'imposer comme une réalité non contestable. Mais c'est avec un premier recueil de nouvelles, "Pricksongs & Descants" (La Flûte de Pan) en 1969 qu'il acquiert une notoriété, confirmée par son oeuvre la plus connue, "The Public Burning" (1977). Suivent "Spanking the Maid" (1982), "Gerald's Party" (1986), "Briar Rose" (1996)...

 

The Public Burning (1977, Le bûcher de Times Square)

Fidèle à une conception du roman qui entremêle réalité et fiction, pornographie, cinéma, réflexion esthétique et philosophique, Robert Coover se joue de l'Histoire en mettant en scène des personnages tels que Nixon, les Rosenberg, Eisenhower et tant d’autres qui, campés dans leur propre rôle se retrouvent dans une Récit entièrement fabriqué, ou peut-être pas. L'Oncle Sam lutte contre un imaginaire Spectre, allégorie du communisme international, et fabrique de multiples histoires dans lesquelles Richard Nixon tentent de reconstituer un peu de réalité. La grande démocratie américaine a son versant obscur, dont les heures les plus sombres furent les délires et les persécutions du Maccarthysme avec, en point d'orgue, l'exécution des époux Rosenberg. C'est ce point noir de la conscience américaine que Robert Coover revisite avec une audace débridée : par la puissance de l'imagination et de l'intuition, il se fait rouvrir les dossiers secrets du FBI, dévoile les magouilles sous-jacentes à la guerre froide, et plonge le lecteur dans un monde pourri en quête d'une fausse pureté. Tout comme il faut parfois prêcher le faux pour obtenir le vrai, il peut arriver que certaines vérités profondes de l'histoire d'un pays n'apparaissent jamais aussi clairement que dans les déformations, exagérations et divagations de la fiction. (Editions du Seuil)

 

"Briar Rose" (1996, Rose)

« Elle sent l’aneth, la citronnelle, la lavande et la menthe, auxquels s’ajoutent la poussière et des odeurs moins plaisantes, et elle reconnaît l’odeur de l’enfance : les ajoncs mêlés d’herbes aromatiques qui jonchaient le sol du grand hall, où elle était souvent restée à jouer sous les tables à tréteaux pendant que les adultes mangeaient. Qu’elle entend à présent au-dessus d’elle, riant à gorge déployée. Elle ouvre les yeux et voit le singe debout sur sa poitrine, entre ses seins, il lui fait une grimace de sous la couronne miniature retenue sous le menton par un lien. Il pince un mamelon rose avec ses doigts minces et osseux, le soulève et le secoue comme une cloche, tandis que ses lèvres s’écartent en une grimace sardonique, et elle en ressent les ondes jusqu’au plus profond de son ventre, où réside une douleur sourde et lancinante. Sa mère et son père et tous leurs amis et leurs chevaliers et les domestiques du château sont rassemblés autour d’elle, ils dominent le spectacle, le plaisir se lit sur leurs visages graisseux, ils s’esclaffent et rient et se tapent les cuisses. » Sur le thème éternel de la princesse endormie, la Belle au Bois dormant, Robert Coover brode de subtiles variations langagières, selon un principe qui présidait déjà à l’élaboration de La Bonne et son maître (1984) : tout manquement au rituel (ou à la rhapsodie) appelle une punition répétée, le désir est un champ d’aubépines, les caresses de l’élue impliquent toiles d’araignée et ossements cliquetants – et le rêve, peuplé de singes, de sorcières et de pères incestueux, est peut-être un viol. (Editions du Seuil, traduit de I'américain par Bernard Hoepffner)

 

"Whatever Happened to Gloomy Gus of the Chicago Bears" (1986, Une Éducation en Illinois) 

Montre un autre Nixon, un amateur de football et de sexe, qui y fait preuve du même acharnement que dans la réalité pour asseoir son succès politique. C’est vers la fin des années trente, à Chicago, que Robert Coover situe l’action de son nouveau livre. Dans une Amérique minée par les luttes sociales, le chômage endémique, les manifestations violemment réprimées, le feu anticommuniste qu’on ne cesse d’attiser. Le héros est un pauvre type, un certain Gus, dit Gloomy, c’est-à-dire « le Lugubre », qui vient de se faire descendre à l’issue d’une grève plus dure que les autres. Ses copains évoquent la carrière de super-champion de Gloomy Gus, qui, l’espace d’une saison, a porté aux sommets son équipe des Chicago Bears, grâce à une tactique stupéfiante qui faisait de Gus le joueur à la fois le plus rapide et le plus rusé, le plus imprévisible à coup sûr. La mise en condition de notre héros reposait en fait sur une recette simple : à tel signal (un mot, un chiffre),Gloomy Gus savait qu’il devait effectuer telle feinte, tel bond en avant, partir en flèche, etc. Et comme il se doit, l’Amérique exigeant de ses « boys » qu’ils soient aussi fameux au lit qu’ils sont des dieux sur les stades, il avait été mis sur pied (si l’on peut dire) une recette similaire qui prévoyait tous les cas de figures amoureuses où sa gloire de joueur projetait le pauvre Gloomy Gus.On imagine alors ce qui pouvait se passer quand notre héros se mit un jour à mélanger les deux séries de tactiques, c’est-à-dire quand, par exemple, amoureusement enlacé, il se croyait victime d’une contre-attaque de l’équipe d’en face. Ça devait forcément mal finir. (Editions du Seuil, traduit de l’américain par Robert Pépin).

 

"Gerald 's Party" (1985, Gerald reçoit)

Gerald reçoit. Gerald et sa femme reçoivent leurs amis. Le roman tout entier est le récit de cette soirée (beuverie et rigolade, sexe et chahut) qui paraît une illustration en bonne et due forme des règles de la tragédie antique: unité de lieu, c'est un huis-clos, personne ne sortira avant la fin de l'action, avant la fin de la nuit ; unité de temps, le temps de la réception; unité d'action, mais c'est ici que cela se complique et que l`art de l'auteur s'épanouit, au rythme d'une nuit follement mouvementée, qui commence par la découverte du cadavre de la jolie Ros (sorte d'idole érotique, figure de déesse-mère).  Le récit s’ouvre donc alors que la soirée donnée par Gerald et son épouse bat son plein, et lorsqu’est découvert le corps sans vie et mutilé de Ros au milieu des invités. Le texte semble nous acheminer lentement vers la résolution d’une enquête au cours de laquelle tous les événements de la soirée vont être littéralement "rejoués". "all these violent displacements, this strange light, these shocked and bloodied faces—it was as though we’d all been dislodged somehow, pushed out of the frame, dropped into some kind of empty dimensionless gap like that between film cuts, between acts…" Les buveurs s'affolent, on appelle la police, l'inspecteur Pardew enquête. On prend des photos, on tourne des vidéos, on parle de théâtre. Le remue-ménage s`accélère: les conversations se croisent vertigineusement, l'érotisme emballe hommes et femmes, amants ou couples défaits, enfants et jeunes filles vierges. D'autres cadavres sont découverts, le sang est projeté partout et, comme dans une bacchanale, on est tribade ou fou, diable, clown ou squelette, satyre en érection, masque. On pense à I'Ange exterminateur de Buñuel. Dans cet effarant huis-clos tout est spectacle et sono, et les rituels les plus archaïques (sous couvert de constantes références au théâtre et à ses succédanés: mime, mascarades, cirque, porno, etc.) refont surface : veillée funèbre, rites orgiaques, contes pour enfants, histoires de corps de garde, alternent en une sorte de ronde burlesque qui trouvera son apogée avec l'entrée en scène d'une troupe d'acteurs, les anciens partenaires de Ros, qui vont transformer la soirée en carnaval funéraire. Peut-on imaginer Euripide au milieu d'un tel chahut de paroles et de sperme ? Un charivari, sorti tout droit d'un rituel préhistorique, mettant à mal une soirée chic, genre Rotary Club, dans une ville de province ? Des flics, des cadavres, des scènes de copulation frénétique, tandis qu'un plombier flegmatique s'en vient déboucher tranquillement les cabinets engorgés? (Editions du Seuil, traduit de l'américain par Brice Matthieussent).

 

"Pour commencer, aucun de nous ne remarqua le corps. Pas avant que Roger n'arrivât afin de demander si nous avions vu Ros. Nous tenions encore presque tous à la verticale - sauf Knud qui, parti regarder les derniers résultats sportifs à la télé, s'était écroulé sur le divan -, mais notre attention n'était plus ce qu'elle avait été. J 'étais dans le salon, à resservir à boire, une bouteille de vermouth blanc destiné à Alison dans une main (Vic m'avait délesté du bourbon), un pichet d'old-fashioned dans l'autre, et sans raison particulière je pensais à une fille que j'avais autrefois connue dans une station balnéaire italienne. Le vermouth peut-être, ou la lumière douce qui baignait la pièce, ma relative ébriété. Le babil des conversations. Ou encore un sentiment d'imminence. Ma femme circulait dans la pièce voisine avec un plateau de canapés; elle faisait se rencontrer les gens, présentait les nouveaux arrivants, éliminait serviettes et cure-dents usagés, m'adressait parfois un signe de loin quand elle remarquait un verre vide dans une main. Bizarre, pensai-je. Ce soir-là en   Italie, ma seule idée fixe avait été de manœuvrer cette fille pour me retrouver au lit avec elle, toute mon attention tendue vers l'aboutissement d'un orgasme parfaitement partagé (à l'époque j'étais encore en plein dans ma phase technique expérimentale); j'avais sans doute atteint mon but, mais ce lit et cet orgasme inoubliables avaient été totalement oubliés - je ne me rappelais même pas son visage! - et tout ce que j'avais retenu de cette nuit était l'image de la lueur concentrée d'une bougie à travers une tulipe jaune sur notre table de restaurant (une tulipe ? était-ce possible ?), les éclats suraigus d'une inextricable querelle de famille dans une venelle où les couleurs de multiples lessives ondoyaient comme autant de pavois, le goût de cette fille pour les anchois et l'ouzo, enfin mon sentiment exaltant de l'infinie nouveauté du monde. Pas grand-chose sans doute, mais je savais que sans l'amour cela aussi eût été perdu. Et maintenant je circulais parmi les invités avec ma bouteille et mon pichet, partageant révélations et commentaires familiers, demandes pressantes et passions antagonistes, laissant mon esprit régresser vers cette époque plus verte et plus légère où un orgasme techniquement bien exécuté me paraissait amplement suffire; me sentant agréablement habité - non pas tant par le souvenir que par les harmoniques du souvenir -, je me frayais un chemin à travers la foule compacte ("Elle était formidable dans la Maison de la pucelle", fit remarquer quelqu'un, et un autre rétorqua en riant : "Ah ouais ! L'histoire de la veuve et du pic?" Non, me dis-je, ça c'était Jours enfuis...) en direction d'une jeune femme nommée Alison : non seulement, fait rare, elle aimait le vermouth - d'où la bouteille que j'avais à la main -, mais elle était pour ainsi dire l'unique cause et raison d'être de cette fête. Alison. Son prénom, encore nouveau pour moi, agaçait plaisamment le bout de ma langue tandis que je servais des old-fashioneds aux autres (pas un pic d'ailleurs, mais -) :

- Encore un peu?

- Merci, Gerry! Tu sais que tu es le seul homme que je connaisse qui se rappelle encore la recette de ce cocktail!

- Ah, rien de tel que les vieilles recettes, ma chérie.

- Tu parles, du poison, oui. Suivez mon conseil, tenez-vous-en à la bière.

- Il y en a encore dans le frigo, Dolph, sers-toi. Naomi -?

- Quoi? Ah oui, merci - qu'est-ce que c'est ?

Comme je remplissais les verres, mon regard traversa la pièce surpeuplée en direction d'Alison dont la silhouette se détachait maintenant du flot de lumière diffusé derrière elle par les suspensions - tel un halo, une aura - et je sus que, création de l'amour, cette lueur m'accompagnerait toujours, même si je devais perdre tout le reste, cette soirée, ces amis, voire Alison elle-même, son profil délicat, ses doux cheveux auburn ("Aïe, Dolph! Arrête!"), les beaux anneaux d'or qui pendaient à ses petites oreilles -

- Hé, ho! Ça suffit!

- Hou, désolé, Naomi... !

- Bougez pas! s'écria Charley Trainer, qui arrivait ventre à terre pour lécher la main mouillée de Naomi. Miam! 

- Cest quoi, un nouveau jeu de société ?

- Ha ha! J'suis deuze, Ger!

J'entendis retentir la sonnette, puis les paroles de bienvenue de ma femme dans l'entrée. Sans doute Fats et Brenda, mais le va-et-vient des gens sur le seuil m'empêchait de voir : Kitty, la femme de Knud, embrassa Dickie (il en profita pour lui glisser les mains entre les jambes en riant), Yvonne qui semblait songeuse, son mari Woody serrant la main d'un vieillard qui disait :

- A Babylone, voyez, on noyait les gus qui vendaient pas la bière assez cher - on les a visitées, les fosses où qu'on les plongeait!

- J 'adore cette cravate bouffante, Gerry! Très chicl ! Cyril et Peg sont arrivés ?

- Oui, je crois. Peut-être dans la salle à manger. C'est de l'old-fashioned, toi?

- Non, moi je suis plutôt le genre planteur. .

- Oh hé, tu veux rire ? intervint quelqu'un, qui arrivait derrière moi.

- Je peux vous montrer des photos.

- Essaie voir!

Des éclats de rire s'élevèrent, légers, au-dessus du brouhaha de la musique et des conversations, puis refluèrent, telle la palpitation régulière d'un battement de cœur, tandis que les groupes se formaient, se séparaient, se retrouvaient encore avec des mouvements fluides, presque hypnotiques, comme sous l'effet (pensai-je sous l'effet de l'alcool et le charme du moment) d'une compulsion atavique et rêveuse. Cédant moi-même à la fascination, je contournai un groupe de sérieux amateurs de whisky qui entreprenaient une rousse fardée, avec des nattes de gamine (Ginger : une copine de Dickie), fis comme si je ne voyais pas leurs regards déçus rivés à la bouteille de vermouth que j'avais à la main, et me frayai un chemin vers Alison (Kitty, heureuse et allumée, me croisa sur la gauche au moment où Patrick, en vert immaculé, passait sur ma droite; quelqu'un chantait "Rien de plus normal" sur la chaîne hi-fi), sentant l'excitation monter en moi à mesure que j'approchais d'elle.

La lumière, le profil étaient maintenant différents, mais comme surimposés par l'image d'elle que j'avais découverte un peu plus tôt. Et aussi par ce premier tête-à-tête dans le théâtre où la lumière déclinait. Nous nous étions rencontrés quelques semaines plus tôt au bar pendant l'entracte. Des amis d'amis. Echangeant quelques propos à bâtons rompus sur la pièce, Alison et moi nous étions découverts si intimement accordés l'un à l'autre que nous avions soudain cessé de parler, cligné des yeux, puis très vite, comme gênés, avions changé de sujet. Son mari m'avait donné sa carte de visite, ma femme avait vaguement suggéré d'organiser une soirée, j'avais dit que je leur téléphonerais. Alors que nous regagnions nos places et descendions des travées parallèles, Alison et moi avions échangé des regards furtifs qui m'avaient troublé au point que la pièce était déjà achevée quand je remarquai que je n'avais ni vu ni entendu le dernier acte : c'était seulement en demandant à ma femme ce qu'elle en pensait que j'en avais appris le dénouement. Le regard d'Alison, alors qu'enfin à ses côtés je remplissais maintenant son verre de vermouth, était tout sauf furtif, malgré la présence autour de nous de plusieurs personnes qui nous observaient, attendant que je les servisse : elle me souriait franchement, ses yeux (telle fut l'impression qu'ils me firent alors) pareils à de profondes flaques marron de pur désir...

- Curieux, dis-je d'une voix pensive, soutenant son regard, cherchant le fil susceptible de nous relier à ce moment privilégié au théâtre, j'ai l'impression que tout cela est déjà arrivé...

- C'est une illusion, Gerald", répondit-elle; sa voix était douce, ronde, presque une étreinte, mon nom dans sa bouche comme une cerise. Elle plongea la main dans le pichet d'old-fashioned à la recherche d'un cube de glace, sans me quitter de ses yeux marron. Sa posture révélait un équilibre particulier, étudié, qui me fit songer aux filles des publicités sur le pont de yachts lancés à pleine vitesse, nues jusqu'à la ceinture, les embruns scintillant sur leurs seins bronzés, les cheveux dénoués, les jambes largement écartées, raidies dans leur jean blanc moulant comme des ressorts tendus - même si ce soir elle portait en fait une robe en soie "charmeuse" vert et or d'une douceur presque incroyable. La particularité de l'amour, pensai-je en plongeant mon regard dans les deux grands yeux liquides d'Alison qui, reflétant les miens, leur faisaient pourtant signe, ce regard réfléchi étant lui-même un reflet de ce premier échange splendide et paralysant (ce soir-là au théâtre elle portait un costume Renaissance en velours de panne cannelle avec un corsage blanc bouffant, les ruches froncées de ses poignets pareilles à un feuillage d'où jaillissait la floraison expressive de ses mains, ses cheveux auburn, maintenant dénoués, alors réunis sur sa nuque par une barrette ambrée), c'est qu'on est submergé par un vague désir avant de savoir ce que l'on désire - voilà pourquoi l'acte lui-même, bien que semblable à n'importe quel autre, paraît toujours étrange et nouveau, comme une découverte, une exploration, pourquoi l'on doit s'en approcher en silence, sans raison ni paroles, à tâtons... "Vous savez, je parie que vous êtes le genre d'homme", dit-elle comme si elle venait de prendre une sorte de décision, sa voix gantée d'intimité et, oui, d'une sorte de terreur (sentant cela, je m'approchai encore), "qui a cru, autrefois, que tous les cons du monde étaient miraculeusement différents les uns des autres.

- Oui - euh, oui, en effet!

Mes yeux s'élevèrent, quittant son regard : nous étions seuls. Nos cuisses se touchaient. "La chaude quoi?" beugla quelqu'un derrière moi, et je me dis que tout compte fait la situation n'allait peut-être pas évoluer comme je l'avais imaginé. Dans la pièce voisine, ma femme, la main brandie très haut, me montrait le verre vide de Tania. Celle-ci, qui m'adressait un large sourire par-dessus les visages qui nous séparaient, le tenait comme une pancarte.

- Oui, c'est ça... Chacun est une... aventure unique."  Alison léchait le cube de glace avant de le laisser tomber dans son verre de vermouth, et à la regarder je crus me rappeler les camions de glace qui s'arrêtaient jadis devant la maison de ma grand-mère, les lourds blocs cristallisés qu'il fallait casser (souvenir apaisant), les éclats de glace sur la plate-forme du camion, la petite voisine... " Mais j'étais jeune à l'époque..

- Ah, mais c'est vrai, Gerald, vous savez!" Elle sourit en suçotant timidement son glaçon. Il scintillait, telle une grosse pierre précieuse, entre ses lèvres. Elle le laissa glisser doucement comme une lente naissance, puis tomber - plouf! - dans son vermouth.

- "Chacun est unique, vous savez...

A ce moment précis, Roger arriva et interrompit tout le monde en demandant si nous avions vu Ros. Je comprenais l'angoisse de Roger, je l'avais maintes fois constatée. Il aimait désespérément Ros - l'aimait sans doute davantage qu'aucun de nous n'aimait quoi que ce fût, si le terme d'amour convient - et à son grand désespoir il était follement jaloux d'elle.

Comme dans un conte de fées, il l'avait découverte dans la troupe d'un cabaret, jolie blonde nantie d'une belle paire de jambes et de seins splendides, au comportement insouciant et naturel, le sourire avenant (et plus que cela cependant : nous avions tous été attirés par elle, sans doute par son innocence presque succulente et une sorte de majesté sans prétention qui vous plongeait dans une folle terreur, même dans l'intimité - pendant les moments que j'avais passés avec elle, je m'étais surpris à l'appeler Princesse), et il avait béni sa bonne étoile quand elle lui avait permis de coucher avec elle le soir même de leur rencontre. Qu'il ne fût pas le seul à bénéficier de l'aubaine, il avait peine à y croire; il faisait en fait des pieds et des mains pour ne pas en croire un mot, et ces efforts marquèrent le début de ses souffrances. Il la poursuivit alors avec la passion implacable de qui se sent investi d'une mission, se débrouillant tant bien que mal pour occuper toutes ses soirées afin d'en chasser ses rivaux, la suppliant de l'épouser, et parce qu'on pouvait finalement la convaincre de faire quasiment n'importe quoi, elle céda. Et continua de vivre comme elle l'avait toujours fait, remarquant à peine qu'elle avait changé d'adresse. Pauvre Roger. Elle l'aimait, bien sûr : elle aimait tous les hommes..."

 

"Ghost Town" (1998, Ville fantôme)

Un homme sans nom marche dans le désert américain. Il va successivement croiser un pianiste chauve dans un saloon où claquent les coups de revolver, une tribu indienne se livrant à des sacrifices humaines, ou encore la fascinante reine des bandits, toute vêtue de noir, qui l’entraînera dans une course folle en diligence. Quant à l’amour, il faudra choisir entre la chanteuse de bar aux cheveux orange, aux seins outrageusement exhibés, et l’institutrice austère au chignon serré. Parfois tout se brouille et ces figures disparaissent, tout comme cette ville fantôme qui ne cesse d’apparaître, de le rattraper puis et de se diluer dans le morne horizon. Série de mirages, hallucinations ? Peut-être que l’objet de la quête n’est pas là où on l’attend. Robert Coover revisite le genre du western pour en repousser très loin les limites, dans une langue débordante d’inventions et avec l’humour qu’on lui connaît. (Editions du Seuil, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner)

 

"A Night at the Movies or, You Must Remember This" (1987, Demandez le programme)

Le recueil contient la nouvelle "You Must Remember This», à propos de Casablanca et qui décrit de manière explicite ce que Rick et Ilsa font quand la caméra n'est pas sur eux. Demandez le programme! «Notre aimable clientèle peut en toute confiance fréquenter cette salle où ne sont jamais projetés de films susceptibles de la choquer.» La promesse est incluse dans le prix du billet. Et pourtant, cinéphiles, méfiez-vous! Chaque soir, «le visiteur de minuit» revient brouiller dans votre tête son jeu d'images. Du haut-de-forme d'un danseur au melon d'un certain Charlie, des jupons d'une ingénue au fourreau de Gilda, d'un duo de Casablanca à un duel dans l'Ouest américain, tout «ça doit vous rappeler quelque chose». L'« effondrement des frontières» entre les genres a certes «quelque chose de corrompu, peut-être de dangereux, mais c'est également une libération qui accroît de façon exponentielle "notre" cinémathèque». Dans la salle désertée où le projectionniste superpose les rubans de celluloïd, la rébellion gronde «entre les cadres». Accompagnant les ébats érotiques de l'« espace masculin» et du «temps féminin», notre mémoire-musée rejoue avec ces bouts de pellicule et les pyrotechnies d'une fiction savante la grande scène triangulaire des boulevards. «Le fantôme du cinéma» vous convie à des projections privées dont nul magnétoscope ne permet de rêver. Palais du cinéma, palais des glaces, palais des horreurs... Demandez le programme! (Editions du Seuil, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner)

 

"Noir" (2010, Noir)

Phil M. Noir, détective privé, est le rejeton le plus désaxé de New London. Trench-coat défraîchi, menton mal rasé et clope au bec, il écume les ruelles les plus glauques de la ville pour élucider les affaires troubles de ses clients, telle celle de cette veuve en voilette noire et toute en jambes dont le mari s’est fait tuer dans un règlement de comptes. De bar en bar et d’informateur en informateur, il glane des tuyaux pour coincer le meurtrier. Lorsque la veuve se fait refroidir et que le corps est dérobé à la morgue, Noir refuse de lâcher l’affaire, malgré les exhortations de sa très efficace assistante, Blanche, et tous les passages à tabac que truands et policiers lui font subir. Coover utilise tous les poncifs du genre pour mieux les renverser. Car le polar à sa façon n’a rien d’une ligne droite conduisant à l’identité de l’assassin. C’est un récit qui tangue, qui titube comme Noir à la sortie du Loui’s, une boîte interlope… Un roman subtilement décalé, ébouriffant et souvent très drôle, à l’atmosphère enivrante. (Editions du Seuil, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner)

 

"The Adventures of Lucky Pierre" (2002, Les Aventures de Lucky Pierre)

Lucky Pierre, star du porno à Cinécity, est l'objet de toutes les convoitises et sa vie semble n'être faite que de sexe. Mais derrière cet apparent triomphe se cache une âme fragile et sensible, qui n'a de cesse de vouloir fuir la véritable dictature imposée par la responsable de la ville, grande maîtresse du sado-masochisme, secondée par d'efficaces et implacables milices. Cette tyrannie, bien sûr, suscite ses dissidents, pour lesquels Lucky Pierre éprouve des sentiments ambivalents. Mais la prison sous forme d'écran n'a pas de limite ni de fin, et lorsqu'on retrouve Lucky Pierre courant nu et en érection dans la ville hivernale, se croyant enfin sauvé, c'est pour réaliser que tout ceci est illusion, sa fugue faisant partie du scénario. Roman cinématographique, Les Aventures de Lucky Pierre sont aussi une réflexion ironique sur les débordements de la fiction. Recourant aux techniques du burlesque, de la satire, de l'humour, de la répétition et de la variation, Robert Coover nous invite dans un univers où le réel semble supplanté par sa représentation, dans un jeu vertigineux qui est aussi un terrible miroir de nos propres fantasmes et de nos névroses. (Editions du Seuil, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner)

 


Raymond Carver (1938-1988) 

Né à Clatskanie (Oregon), dans un milieu pauvre, celui des bûcherons et des pêcheurs de la côte nord du Pacifique, Carver occupe divers emplois (pompiste, veilleur de nuit, chauffeur de poids lourds, concierge dans un hôpital). Ayant déménagé en Californie, Raymond Carver prend des cours de création littéraire avec le romancier John Gardner, spécialiste britannique du monde d'espionnage réaliste, au Chico State College (California State University, Chico) en 1958. et se tourne désormais irrémédiablement vers l'écriture. Mais il lui faudra attendre 1968 et le bon vouloir de Gordon Lish, - l'éditeur de Barry Hannah, Amy Hempel, Rick Bass, et Richard Ford -, pour qu'une de ses nouvelles soit publié dans le magazine Esquire, puis un premier recueil. Jusque-là, le futur écrivain qui sera classé par la critique littéraire dans les catégories de "minimalism” ou de “dirty realism", vit et boit au crochet de la belle, très jeune et possessive Maryann Burk qu'il a épousé en 1957 : elle était enceinte, avait à peine dix-sept ans, lui dix-neuf ans. Ray et Maryann restèrent marriés 25 années, années durant lesquelles il produisit la plus grande part de son oeuvre. C'est à partir de 1976, l'année de "Will you please be quiet, please?", que sa notoriété ne cessera de croître et qu'il rencontre, l'année suivante la poétesseTess Gallagher (1943), qui devient sa deuxième compagne. Carver meurt finalement en 1988 d’un cancer du poumon à l’âge de 50 ans...

 

Raymond Carver est considéré comme l'auteur de fiction le plus influent des années 1970 : avec un style réaliste, dépouillé et plat, mais précis et suggestif, inspiré lui-même d'Hemingway et de Samuel Beckett, - ses personnages autodestructeurs, les "cols bleus" (blue-collar ) le plus souvent, incarnent inexorablement les perdants de la vie -, ont influencé nombre d'écrivains des années 1980 comme  Richard Ford (Rock Springs, 1987), Russell Banks (Continental Drift,1984; Affliction, 1989), Tobias Wolff (The Barracks Thief, 1984; This Boy's Life, 1989), Richard Russo s'est penché sur ces "cols bleus", archétype des "perdants" qui vivent dans les villes en déclin du Nord-Est dans "The Risk Pool" (1988), "Nobody's Fool" (1993) et "Empire Falls" (2001)...

 

"Will you please be quiet, please?" (1963-1976, Tais-toi, je t'en prie)

Recueil de vingt-deux nouvelles écrites de 1960 à 1974, "The Father", "The Ducks", "What Do You Do in San Francisco?", "Will You Please Be Quiet, Please?", "The Student's Wife", "Sixty Acres", "How About This?", "Signals", "Jerry and Molly and Sam", "Neighbors", "Fat", "Night School", "The Idea", "Why, Honey?", "Nobody Said Anything", "Are You a Doctor?", "What Is It?" ("Are These Actual Miles?"), "What's In Alaska?", "Bicycles, Muscles, Cigarettes", "They're Not Your Husband", "Put Yourself in My Shoes", "Collectors". 

"EARL OBER, représentant de son métier, était momentanément sans emploi mais Doreen, sa femme, avait trouvé une place de serveuse dans l'équípe du soir d'une cafétéria des faubourgs où l'on pratiquait les trois-huit. Un soir qu'il buvait, Earl décida de passer à la cafétéria pour manger un morceau. Il voulait voir l'endroit où Doreen travaillait, voir aussi s'il pourrait s'envoyer quelque chose aux frais de la princesse. Il s'installa au comptoir et étudia la carte.

- Tiens, qu'est-ce que tu fais là? dit Doreen en l'apercevant.

Elle fit passer une commande au cuistot.

- Qu'est-ce que tu vas prendre, Earl? dit-elle. Comment vont les enfants?

- Ils vont bien, dit Earl. Donne-moi un café et un de ces sandwichs "numéro deux".

Doreen nota cela sur son carnet.

- Il n'y a pas moyen de... tu vois? fit Earl en lui adressant un clin d'œil.

- Non, dit-elle. Me parle pas maintenant, j'ai à faire.

Earl but son café en attendant le sandwich. Deux types en complet-veston, le col ouvert et la cravate desserrée, s'assirent à côté de lui et demandèrent du café. Au moment où Doreen s'éloignait, la cafetière à la main, l'un des deux types s'exclama :

- Vise-moi un peu cette paire de miches! C'est pas croyable!

L'autre se mit à rire.

- J'ai vu mieux, fit-il.

- C'est ce que je voulais dire, dit le premier. Mais t'as des gars, ils aiment leurs chagattes bien grasses.

- Pas moi, dit l'autre.

- Moi non plus, dit le premier. C'est ce que je te disais.

Doreen servit son sandwich à Earl. Il était entouré d'une garniture de frites, de coleslaw et de concombres aigres-doux.

- Tu veux autre chose? dit-elle. Un verre de lait?

Il ne dit rien et, comme elle restait là, il secoua négativement la tête.

- Je vais te chercher du café, dit Doreen.

Elle revint avec la cafetière et, après avoir rempli la tasse d'Earl et celles de ses deux voisins, elle s'arma d'une coupelle et leur tourna le dos pour puiser de la glace. Elle plongea un bras dans le bac du congélateur et racla le fond avec le presse-boules. Sa jupe de nylon blanc remonta sur ses hanches, découvrant le bas d'une gaine rose, des cuisses grises, fripées, un peu velues et des veines qui formaient un entrelacs dément. Les deux types assis à côté d'Earl échangèrent des regards. L'un d'eux haussa les sourcils. L'autre, la bouche fendue par un sourire, continua à lorgner Doreen par-dessus sa tasse de café tandis qu'elle nappait la glace de sirop de chocolat. Lorsqu'elle se mit à secouer la bombe de chantilly, Earl se leva et se dirigea vers la porte en abandonnant son assiette intacte. Il l'entendit crier son nom, mais il ne s'arrêta pas. 

Après avoir jeté un œil sur les enfants, il gagna l'autre chambre et se déshabilla. Il se tira les couvertures jusqu'au menton, ferma les yeux et s'abandonna à ses pensées. La sensation naquit dans son visage et irradia peu à peu vers le ventre et les membres inférieurs. Il rouvrit les yeux et fit aller sa tête d'un côté à l'autre sur l'oreiller. Ensuite il se retourna sur le flanc et s'endormit.

Au matin, après qu'elle eut expédié les enfants à l'école, Doreen entra dans la chambre et releva le store. Earl était déjà réveillé. 

- Regarde-toi dans la glace, lui dit-il.

- Hein? fit Doreen. Qu'est-ce que tu racontes?

- Regarde-toi dans la glace, c'est tout.

- Qu'est-ce que je suis censée y voir?

Mais elle se campa devant le miroir de la coiffeuse et repoussa les cheveux qui lui tombaient sur les épaules. 

- Alors? dit Earl.

- Quoi, alors?

- Ça m'embête de te dire ça, mais je trouve que tu devrais songer à te mettre au régime. Sérieusement. Je ne plaisante pas. Je trouve que tu devrais perdre quelques kilos. Ne te fâche pas.

- Qu'est-ce que tu veux dire?

- Rien d'autre que ce que je viens de dire. Je trouve que tu devrais perdre quelques kilos. Maigrir un peu.

- Tu ne m'as jamais fait aucune remarque, dit-elle. Elle releva sa chemise de nuit au-dessus de ses hanches et se mit de profil pour regarder son ventre dans la glace.

- Ça ne m'avait jamais gêné jusqu'à présent, dit Earl en pesant soigneusement ses mots.

Sa chemise de nuit toujours retroussée à la taille, Doreen tourna le dos à la glace et regarda pardessus son épaule. Elle s'empoigna une fesse, la souleva, la laissa retomber.

Earl ferma les yeux.

- Peut-être que je me goure, dit-il.

- Non, c'est vrai que je pourrais perdre un peu de poids. Mais ça n'irait pas sans mal.

- Ça va être dur, d'accord. Mais je t'aiderai.

- Tu dois avoir raison, dit-elle.

Elle laissa retomber la chemise de nuit, regarda Earl puis se la fit passer par-dessus la tête. Ils discutèrent de différents régimes - régime hautes protéines, régime végétarien, régime au jus de pamplemousse. Mais ils conclurent qu'ils n'avaient pas de quoi payer les steaks nécessaires au régime hautes protéines, et Doreen déclara qu'elle ne raffolait pas des légumes au point de ne manger que ça. Et comme elle n'était guère portée non plus sur le jus de pamplemousse, elle se voyait mal en avalant des litres.

- Bon, n'en parlons plus, dit Earl.

- Non, tu as raison. Il faut que je fasse quelque chose.

- Et si tu faisais de la gymnastique?

- La gymnastique, j'en fais bien assez au boulot.

- Eh bien, tu n'as qu'à jeûner. Rester quelques jours sans manger.

- Bon. Je vais essayer. Au moins pendant quelques jours. Tu m'as convaincue.

- J'ai toujours su arracher une vente, dit Earl.

Après avoir calculé ce qui leur restait en banque, il se rendit dans un magasin à prix cassés et fit l'acquisition d'un pèse-personne. Quand la vendeuse encaissa son achat, il suivit ses gestes d'un œil appréciateur. Dès son retour, il fit ôter tous ses vêtements à Doreen et la fit monter sur la balance..."

 

"Cathedral" (1983, Les Vitamines du bonheur )

Douze histoires qui, chacune à leur manière, révèlent la présence latente ou l'intrusion de terreurs dans des existences ordinaires. Avec une économie de moyens remarquable, Carver trace les lignes de force de la tragi-comédie qui habite chaque vie humaine, fût-elle la plus banale. Ouvriers, employés de bureau, chômeurs ou couples à la dérive, ses personnages accèdent malgré eux à une dimension héroïque. Carver met à nu la grandeur et la misère de ces destins, en préservant la part de mystère qui leur appartient en propre. (Livre de poche)

 

"What We Talk About When We Talk About Love" (1981, Parlez-moi d'amour)

En apparence, rien ne se passe dans les histoires que raconte Carver, ou presque rien. Mais sous ce rien, sous l'incompréhension, le désœuvrement, la pauvreté, la maladie, sous l'acuité du regard de l'écrivain, se cache un simple sentiment : le malheur. Et le malheur s'hypertrophie chez lui en un univers romanesque. Ici un photographe sans mains ou un couple qui se déchire, là un homme qui perturbe la fête de Noël, un père qui n'arrive pas à parler à son fils, des limaces qui prolifèrent... Dans l'univers déchiqueté de l'Amérique moderne, Carver prélève les échantillons d'une humanité à la dérive. Il condense, il précipite chaque situation. Dès lors, il persiste juste dans ses nouvelles un petit décalage discret, comme un temps de retard pris sur la vie, un léger dérapage dans les rouages de l'existence. (Livre de poche)

 

"Where I'm calling from, new and selected stories" (1986-1988, Les Trois Roses jaunes)

Dans ses nouvelles, dont certaines inspirèrent Robert Altman pour son film "Short Cuts" (1993), Carver révèle comment l'homme, au détour de fables laconiques, tente de se mesurer à ce qui le dépasse, l'incapacité d'aimer, la force de survivre, l'approche de la mort. (Editions Rivage, traduit de l'anglais par François Lasquin) : Boxes (Cartons), Whoever was using this bed (Débranchés), Blackbird Pie (Le bout des doigts), Errand (Les trois roses jaunes), nouvelles parues dans The New Yorker.

"Je n'arrive pas à trouver le sommeil, mais dès que je suis sûr que Vicky, ma femme, s'est endormie, je me lève, je vais à la fenêtre et je regarde la maison d'Oliver et d'Amanda, de l'autre côté de la rue. Oliver est parti depuis trois jours mais Amanda, sa femme, est encore debout. Elle ne trouve pas le sommeil, elle non plus. Il est quatre heures du matin et il n'y a pas un bruit dehors. Pas de vent, pas de voitures, pas même de lune. Il n'y a que la maison d'Oliver et d'Amanda, avec ses lumières allumées et les feuilles mortes accumulées sous ses fenêtres. Avant-hier, comme je ne tenais pas en place, j'ai ratissé le jardin. Notre jardin, à Vicky et à moi. J'ai rassemblé toutes les feuilles mortes dans des sacs, j'ai ficelé les sacs et je suis allé les déposer au bord du trottoir. Javais une envie folle de traverser la rue pour ratisser chez eux aussi, mais je me suis retenu. C'est ma faute si les choses en sont là dans la maison d'en face.

Depuis qu'Oliver est parti, je ne dors pour ainsi dire plus. En me voyant errer comme une âme en peine à travers la maison, l'air angoissé, Vicky a compris qu'il y avait anguille sous roche. Maintenant, elle est à l'extrême bord du lit, tassée sur une infime portion de matelas. En se couchant, elle s'est placée de façon à ne pas risquer de rentrer accidentellement en contact avec moi durant la nuit. Elle s'est mise au lit, elle a pleuré, puis elle a sombré dans le sommeil et depuis elle n'a plus bougé. Elle est épuisée. Moi aussi, je suis épuisé. J'ai avalé une bonne partie des comprimés de Vicky, mais je n'ai toujours pas sommeil. Je suis trop survolté. Si je reste en faction à la fenêtre, je finirai peut-être par apercevoir Amanda allant et venant dans la maison. Ou alors je la surprendrai à soulever un coin de rideau pour essayer de voir ce qui se passe de mon côté. Et si je l'aperçois ? A quoi ça m'avancera, hein? Vicky dit que je suis cinglé. Hier soir, elle m'a dit des choses encore bien pires. Mais on ne peut pas lui jeter la pierre. Je lui ai tout dit. Je ne pouvais pas faire autrement. Toutefois, je ne lui ai pas dit qu'il s'agissait d'Amanda. Quand son nom a été mis sur le tapis, j'ai nié avec énergie. Vicky a des soupçons, mais j'ai refusé de lui donner un nom. Je n'ai pas voulu lui dire qui c'était, bien qu'elle se soit acharnée à vouloir me tirer les vers du nez, en allant jusqu'à me frapper plusieurs fois au visage.

- Tu n'as pas besoin de savoir qui c'est, lui ai-je dit. De toute façon, tu ne la connais pas, ai-je menti. Son nom ne te dirait rien.

C'est là qu'elle s'est mise à me taper dessus. Je me sens raide. C”est le mot qu'employait mon ami artiste, Alfredo, quand quelqu'un de sa connaissance avait abusé de certaines substances. Oui, raide. Je suis raide. C'est de la démence, tout ça. Je le sais, et pourtant c'est plus fort que moi, je n'arrête pas de penser à Amanda. Par moments même - c'est dire à quel point les choses vont mal - je me surprends à penser à Molly. Molly, ma première femme. Molly, que je croyais aimer plus que ma vie. L'image d'Amanda me poursuit sans trêve. Je me la figure vêtue de cette chemise de nuit rose que j'aime tant lui voir porter, avec des mules roses aux pieds. Je suis sûr qu'en ce moment même elle est assise dans le gros fauteuil de cuir, sous le lampadaire en laiton. Elle fume cigarette sur cigarette. Elle a deux cendriers à portée de la main, et ils sont pleins l'un et l'autre. A gauche de son fauteuil, au pied du lampadaire, il y a une table basse sur laquelle est posée une pile de magazines. Des magazines comme on en lit d'ordinaire chez les gens comme il faut. Car nous sommes des gens comme il faut. Du moins jusqu'à un certain point. J'imagine qu'en cet instant précis, Amanda est en train de feuilleter un magazine..."

 

"Short Cuts: Selected Stories" (1993, Neuf histoires et un poème)

"Neighbors", "They’re Not Your Husband", "Vitamins", "Will You Please Be Quiet, Please?", "So Much Water So Close to Home", "A Small, Good Thing", "Jerry and Molly and Sam", "Collectors", "Tell the Women We’re Going", "Lemonade" (poem), "les récits de Raymond Carver sont d'une simplicité déconcertante. Ils ont pour unique objet l'intimité, la banalité. La vie, en se repliant sur elle-même, est devenue ordinaire, insignifiante. C'est cela, l'époque moderne : la médiocrité qui vous persécute, l'être écrasé sous le poids du quotidien. Mais il arrive que, de l'intérieur même de cette banalité, jaillisse comme un signe, un avertissement, une injonction à s'éveiller et à accomplir son destin, quel qu'il soit. Il arrive aussi que le message soit brouillé ou lu de travers. Ces histoires sont tantôt des tragédies, tantôt des comédies, ou les deux à la fois. Mais leurs héros n'appartiennent pas plus à la caste des rois, des reines et des dieux qu'à celle des valets ou des confidents. Ce sont des gens : une serveuse de restaurant, un chômeur, un père anxieux, une femme divorcée et son ex-mari, trois pêcheurs, des voisins trop curieux, un enfant malade" (Editions de l'Olivier, traduit de l'anglais par Jean-Pierre Carasso, Simone Hilling, François Pasquin et Gabrielle Rolin).

Robert Altman en réalise une adaptation très libre, du même titre, "Short Cuts", la même année, entremêlant les destins de ses protagonistes , avec Matthew Modine, Andie MacDowell...


John Irving (1942) 

Né à Exeter (New Hampshire), John Irving a étudié dans les universités de New Hampshire, Iowa (le prestigieux programme d'écriture créative de MFA  qui produisit un écrivain comme Kurt Vonnegut) et Pittsburgh, séjourné à Londres, à Vienne et en Grèce, puis enseigné la littérature anglaise aux États-Unis. Il avait déjà publié trois romans (dont "Un mariage poids moyen" et "l'Épopée du buveur d'eau") lorsque le public et la critique acclamèrent unanimement "le Monde selon Garp", après avoir entre-temps changé d'éditeur (Random House). Depuis lors, John Irving accumule les succès, des millions de vente et des traductions en plus de 30 langues, sans perdre pour autant l'estime de la critique. Si le roman suivant, "L'hôtel New Hampshire", n'enthousiasma pas la critique, l'année 1981 est pour Irving une année cruciale, il divorce, obtient de sa mère des révélations sur son père biologique, pilote pendant la Seconde guerre mondiale, mais renonce à le rencontrer. En 1987, Irving épouse son agent littéraire, Janet Turnbell. Il vit à Long Island. Ses romans déroulent des intrigues complexes à mi-chemin du littéraire et de la fiction populaire, les éléments biographiques ne sont jamais bien loin, une enfance difficile à déchiffrer, un père biologique qu'il ne connut que tardivement et dont le souvenir ne cessa de le hanter, une dyslexie qu'il parvient à surmonter, une éducation religieuse, l'aveu d'une agression sexuelle alors enfant par une femme plus âgée qu'il livre dans "Until I Find You" publié en 2005.. "Being a writer is a strenuous marriage between careful observation and just as carefully imagining the truths you haven't had the opportunity to see. The rest is the necessary, strict toiling with the language; for me this means writing and rewriting the sentences until they sound as spontaneous as good conversation." (New York Times). 

 

 "The 158-Pound Marriage" (Un mariage poids moyen, 1974)

Le mariage semble, pour John Irving, une tentative de poids moyen pour résoudre des problèmes de poids lourd, une structure des plus fragiles pour contrôler l'incontrôlable, une stratégie pour calmer son moi dans le quotidien, les habitudes et la sécurité et oublier ainsi sa faim faustienne. Mais l'équilibre de cette institution se révèle précaire, "épouse" et "mari" sont des choix rationnels, et  l'immobilisation peut céder à l'attrait de la nouveauté:  c'est ainsi que les enfants peuvent endosser ce désir aventureux et exploratoire inhérent à nos existences maritales, que quelque soit la compatibilité visible des deux membres du couple, l'esprit n'est jamais en repos. Severin Winter et sa femme, Edith se lancent dans l'échangisme avec le narrateur et sa femme, Utch, et les conséquences s'avèrent très rapidement désastreuses... 

"Séverin Winter était trop fat pour être jaloux. Je l'ai toujours jugé comme un homme typiquement mâle : agressif et égocentrique, il vous acceptait à ses conditions. Mais ni Utch ni Edith ne l'ont jamais vraiment admis. Utch prétendait qu'il était le seul homme de sa connaissance qui traitait les femmes comme si elles étaient les égales des hommes ; j'admets qu'il était aussi agressif et égocentrique avec les deux sexes. Edith disait que l'égalité à la manière de Séverin pouvait être offensante pour une femme. Il semblait ne faire aucune distinction entre les hommes et les femmes - traitant les uns et les autres avec une sorte de virilité qui donnait aux femmes l'impression d'être un des gars de la bande. Même au nom de l”égalité, peu de femmes ont vraiment envie de voir les hommes aller aussi loin. Malgré son habitude tactile - ses mains qui grouillaient sur vous quand il vous parlait -, les femmes se sentaient immédiatement détendues à son contact, mais aussi un peu contrariées; On ne pouvait prendre sa façon de vous toucher comme un palpage douteux. Son toucher était tellement dénué de toute sexualité que les femmes avaient l'impression qu'il ne les remarquait pas du tout en tant que femmes. 

Séverin était resté marié près de huit ans sans se donner le temps (ou une raison) d'envisager qu'il existe des réveils plus agréables, des lits plus animés où se coucher, d”autres vies à explorer. L'idée même le troublait. Vous voyez à quel point il demeurait naïf ! Et la première fois qu'il eut le courage d'évoquer sa nouvelle façon de penser à sa femme, il fut plus que troublé d'apprendre que ce genre de fantasmes dangereux hantait déjà Edith depuis un certain temps.

- Tu veux dire qu'il y a eu d'autres hommes ?

- Oh, non. Pas encore.

- Pas encore? Mais tu veux dire que tu as pensé à d'autres hommes ?

- Euh... Bien entendu. A d'autres situations, oui.

- Ah... 

-Mais je n'y ai pas pensé beaucoup, Sévi.

- Ah...

Ce n”était pas la première fois qu'il trouvait l'égalité effective difficile à supporter. Découvrir sa propre innocence provoquait toujours en lui une impression de gêne. Je crois qu”un sentiment de supériorité lui venait tout naturellement. Malgré leur bavardage sur l'égalité, Edith et Utch sont passées à côté d`un point important concernant Séverin : il se considérait comme un protecteur d'Edith face aux sentiments compliqués qu'il éprouvait. Ce fut pour lui un choc d'apprendre qu'elle était compliquée elle aussi. Mais s'il n'était pas jaloux de nature, il se montrait exigeant à d`autres égards. Il avait besoin de demeurer la source des sentiments qui comptaient dans la vie d'Edith. Il n'éprouvait nul besoin qu'elle lui appartienne plus qu'elle ne lui appartenait déjà, mais son œuvre devait lui appartenir aussi - et je sais que cela dérangeait Edith. Il se plaisait à dire qu'il s'agissait seulement de sexe, quand les choses allaient mal- ou d'ailleurs quand elles allaient bien -, mais je suis certain qu'une grande partie de son malaise concernant les relations d'Edith avec moi tenait à l'intimité que nous partagions à travers ce que nous écrivions. Il n`était pas écrivain, bien qu'Edith prétendît ne pas avoir meilleur lecteur. J'en doute ; ses classifications - sa notion de catégorie de poids - étaient agaçantes. Je n'ai jamais su distinguer dans quelle mesure il était perturbé par nos relations sexuelles ou bien par l'impression qu'il avait d'être évincé en tant que source des idées d'Edith. J'ai toujours jugé cette distinction importante, mais je me demande s'il percevait en fait la différence..."

 

"The Water-Method Man" (L'Épopée du buveur d'eau, 1972)

"Fred « Bogus » Trumper, fumiste farfelu, a un problème : son canal urinaire est trop étroit. Pour cesser de souffrir pendant l’amour, un seul remède : boire des litres d’eau. Sa femme veut le plaquer, sa maîtresse souhaite un bébé, et surtout, le réalisateur d’un documentaire sur l'échec tient absolument à s’inspirer de sa vie… Vaille que vaille, Bogus s'obstine à croire qu'il pourrait bien, un jour, réussir quelque chose." (traduction Michel Lebrun, édition du Seuil)

"Traversant le parking dans lequel Harry Petz avait raté son atterrissage, je découvris la jeune Lydia Kindle qui m'attend auprès d'une immense Edsel vert d'eau. Elle arbore un élégant ensemble couleur poire, de coupe adulte, à jupe courte.
- Salut! Tu as vu ma voiture?
Moi, je pense: C'est trop, beaucoup trop.
Mais son élégance un peu formelle me rassure, et je connais déjà ses genoux, donc ils ne me font plus peur. C'est un vrai plaisir de voir sa jambe monter et descendre sous mes yeux, en manoeuvrant l'accélérateur et le frein.
- Où allons-nous? questionné-je en tournant mon regard vers sa poitrine menue.
- Tu verras.
Je panoramique sur ses petits seins, remonte jusqu'au visage; elle se mordille joliment la lèvre inférieure. Dans l'échancrure de la veste, on découvre un chemisier rouille, dont le reflet colore son menton. Un vrai pastel. Ca me rappelle Biggie et moi dans la prairie du monastère de Katzeldorf, étendus dans les renoncules avec une bouteille de liqueur des moines. D'une poignée de fleurs, j'avais caressé ses seins, les couvrant de pollen orangé, ce qui l'avait fait rougir. Puis elle avait frotté une renoncule sur mon homoncule, qui avait viré au jaune.
- A vrai dire, cette Edsel n'est pas à moi, dit Lydia Kindle. Elle appartient à mon frère qui fait son service.
Où que j'aille surgissent de nouveaux périls. Le frangin vindicatif de Lydia Kindle, un herculéen Béret-Vert, m'administrant une volée de directs à la clavicule, sous prétexte que j'aurais souillé sa soeur et sa voiture...
- Où allons-nous? répété-je.
Ses cuisses dures tremblent par saccades; la route doit être défoncée. Par les vitres, je vois des nuages de poussi-re; un ciel plat qu'aucun arbre ne délimite, sans lignes de fuite.
- Tu verras.
Ses mains lâchent le volant pour me caresser les joues - ce parfum discret si ouvertement innocent sur ses poignets! Nous franchissons une ornière; nous avons fini par quitter la route poussiéreuse; la voiture flotte légèrement sur une surface instable; des petits chocs irréguliers; sur une route de l'Iowa, ils ne peuvent être provoqués que par des épis de maïs ou des os de cochons. Voici des dérapages, comme si nous roulions sur de l'herbe ou du goudron frais. J'ai peur que nous restions collés, à des kilomètres de nulle part, que l'Edsel et ses occupants ne s'enlisent à tout jamais dans un marécage insondable.
- Seuls les canards nous pleureront, dis-je.
Lydia me lance un regard alarmé.
- Un copain m'a amenée ici une fois. De temps en temps, on rencontre un chasseur, personne d'autre. De toute façon, on repère leur voiture de loin.
Un copain? Je me demande si elle n'a pas déjà été souillée, mais elle devine mes pensées et s'empresse d'ajouter:
- Je n'aimais pas ce type-là. Je lui ai demandé de me ramener. Mais je n'ai pas oublié le chemin.
Et d'un rapide coup de langue elle s'humecte les lèvres. Puis l'ombre, et un plan incliné; le sol devient plus ferme et plus cahoteux; j'entends des froissements de branches autour de la carrosserie, et sens une odeur de résine. Des sapins, en Iowa, faut le faire! Une branche égratigne la voiture, ce qui me fait sursauter et me cogner le nez sur le volant. Quand la voiture s'arrête, nous nous trouvons au milieu d'une plantation dense de jeunes pins, de vieux arbres morts, de fougères arborescentes, et de gros amas de mousse à demi gelée. On devine des champignons. Lydia ouvre sa porte et passe les jambes au-dehors. Trouvant qu'il fait froid et humide, elle reste assise, me tournant le dos, agitant les pieds au-dessus du sol.
Nous sommes sur une colline, dans un boqueteau sauvage. Derrière nous, des champs de maïs et de soja moissonnés. Sous nos yeux, la ruine de ce qui a dû être le réservoir de Coralville, l'eau gelée tout autour, noire et boueuse en son centre. Si j'étais chasseur, je me mettrais en affût sur cette colline, bien planqué dans les fougères pour attendre que des canards paresseux utilisent ce raccourci d'un point de ravitaillement à un autre. Ici, ils voleraient en rase-mottes, surtout les gros traînards, leur ventre éclairé par les reflets du soleil sur le lac.
Au lieu de quoi, appuyé sur l'accoudoir de l'Edsel, j'étends un pied jusqu'au popotin miniature de Lydia Kindle, avec l'envie fugitive de la propulser hors de la voiture. Je me contente de lui effleurer la croupe; se retournant vers moi, elle rentre les jambes et claque la portière. Il y a une couverture dans le coffre, et aussi de la bière que lui a apportée une amie plus âgée, me dit-elle. il y a aussi du bon frommage, des pommes, et de grosses tranches de pumpernickel. Escaladant le siège avant, elle dispose ce festin sur la banquette arrière, et, pour avoir plus chaud, nous jetons la couverture sur nos épaules, comme une tente. Une miette de fromage s'est collée sur la veine du poignet de Lydia. D'un bout de langue expert, elle la capture, et me regarde la regarder; elle a croisé les jambes sous elle, si bien que ses genous me font face.
- Ton coude est sur le pain, murmure Lidia, ce qui me fait pouffer d'un rire bête.
Elle se tortille et secoue les miettes; je les regarde tomber sur le tapis de sol; sa jupe a remonté sur ses cuisses; elle m'attire contre elle. Son jupon bleu layette est brodé de petites fleurs rose layette, ce qui me rappelle la couverture du berceau de Colm. Elle dit:
- Je crois que je suis amoureuse de toi.
Mais je devine que chaque mot a été calculé, délibérément, et je sens qu'elle s'est entraînée à prononcer cette phrase. Comme si elle s'en apercevait aussi, elle y apporte un amendement:
- Je crois savoir que je suis amoureuse de toi.
Pressant sa jolie jambe mince contre ma hanche, elle attire doucement ma tête contre sa cuisse. Mon coeur s'appuie contre son genou. Elle a les mêmes foutues fleurs sur sa petite culotte. Un vrai bébé dans ses langes; le dernier cri de la mode fillettes. Se tortillant de nouveau, consciente que j'ai découvert ses fleurettes, elle me tire un peu par les oreilles et me dit :
- Tu n'as pas besoin d'être amoureux de moi.
Je retrouve là un dialogue appris par coeur.  Je sais que, quelque part dans la chambre de Lydia à sa pension, il y a un bout de papier où ce texte est écrit comme un scénario, griffonné, raturé, corrigé, avec peut-être des notes en bas de page. J'aimerais connaître les répliques qu'elle a écrites à mon intention.
- Monsieur Trumper?
En l'embrassant sous le dais, je sens vibrer un petit muscle. Elle écrase ma tête contre sa poitrine d'oiseau, la veste de son tailleur ouverte, son chemisier froissé sur sa chair fraîche. En de telles circonstances, le nordique primitif inférieur s'impose:
- Vroognaven abthur, Gunnel mik.
Poussant le plus léger des soupirs, elle s'assoit tout contre moi, mais, pour vaste que soit l'Edsel, c'est au prix de grandes difficultés qu'elle retire sa veste. Ma veste de chasse voltige jusqu'à la lunette arrière; assis derrière elle comme dans un bobsleigh, je réussis à délacer mes bottes, tandis que ses doigts déchiffrent en braille mes boutons de chemise. Elle s'est déboutonnée elle-même, et garde les bras croisés sur son soutien-gorge. Elle frissonne comme avant de plonger dans une rivière glaciale. Elle se coule contre moi avec soulagement, comme si elle aimait se montrer à demi dévêtue, la jupe dégrafée mais encore à mi-hauteur. Ses mains moites explorent mes côtes, et pincent le disgracieux bourrelet qui souligne ma taille.
- C'est la première fois, tu sais.. Je n'ai encore jamais ...
J'appuie le menton contre son épaule tendre et dure, et lui caresser l'oreille avec ma moustache. Je lui demande:
- Que fait ton père?
Elle est surprise et soulagée de cette diversion. Ses doigts découvrent mes reins.
- Il est dans l'emballage...." (traduction Michel Lebrun, Seuil).

"The World According to Garp" (1976, Le monde selon Garp)

Alors qu'en 1943, face à une contraception défaillante, le souci de bien des femmes reste d`avoir un homme sans avoir d`enfant, la préoccupation de l'excentrique Jenny, infirmière dans un hôpital bostonien, est au contraire d'avoir un enfant bien à elle, mais surtout pas de fil à la patte. C'est pourquoi elle jette son dévolu sur le sergent technicien Garp, "opérationnellement"  intact en dépit de son cerveau endommagé. De cette éphémère union naîtra S.T. Garp. Impossible d'emprisonner en quelques phrases ce roman qui ne ressemble à aucun autre - une œuvre débordante d'humour et d`énergie, qui par ses personnages colorés, exubérants, loufoques, son foisonnement de péripéties et d'incidents rocambolesques, nous impose la vision d'un monde grotesque, chaotique, pétri de violence. Une parodie de notre monde, où, comme le remarque un personnage, "l'assassinat est un sport amateur de plus en plus répandu". Le Monde selon Garp, c'est d'abord le récit des rapports orageux et tendres entre une mère célèbre (devenue féministe malgré elle) et son fils écrivain, tous deux dotés d'un individualisme forcené. Leur œuvre demeurera incomprise et sera déformée, exploitée par autrui. Le Monde selon Garp, c'est aussi l`histoire irrésistible, émouvante, tragique. d'un homme généreux et angoissé, aux prises avec ses rôles de fils, d'amant, d'époux, de père. Le Monde selon Garp, c'est enfin un merveilleux commentaire sur l'art et l'imaginaire, la preuve éclatante que l`outrance et le baroque peuvent "éclairer" avec une incomparable justesse notre monde. (Editions du Seuil, traduction de l'américain par Maurice Rambaud)

"La mère de Garp, Jenny Fields, fut arrêtée en 1942 à Boston, pour avoir blessé un homme dans un cinéma. Cela se pesait peu de temps après le bombardement de Pearl Harbor par les japonais, et les gens manifestaient une grande tolérance envers les militaires, parce que, brusquement, tout le monde était militaire, mais Jenny Fields, pour sa part, restait inébranlable dans l'intolérance que lui inspirait la conduite des hommes en général et des militaires en particulier. Dans le cinéma, elle avait dû changer trois fois de place, mais, le soldat s'étant chaque fois rapproché un peu plus, elle avait fini par se retrouver le dos contre le mur moisi, avec, entre elle et l'écran, un stupide pilier qui lui bouchait pratiquement la vue; aussi avait-elle pris la décision de ne plus bouger. Le soldat, quant à lui, se déplaça une nouvelle fois et vint s'asseoir près d'elle. Jenny avait vingt-deux ans. Elle avait plaqué l'université peu après avoir commencé ses études, puis était entrée dans une école d'infirmières, où elle avait terminé à la tête de sa classe. Elle était heureuse d'être infirmière. C'était une jeune femme à l'allure athlétique et aux joues perpétuellement enluminées; elle avait des cheveux noirs et lustrés, et ce que sa mère appelait une démarche virile (elle balançait les bras en marchant); sa croupe et ses hanches étaient si fermes et si sveltes que, de dos, elle ressemblait à un jeune garçon. Jenny estimait, pour sa part, qu'elle avait les seins trop gros; son buste provocant lui donnait, selon elle, l'air d'une fille "facile et vulgaire".

Elle n'était rien de semblable. En fait, elle avait plaqué l'université le jour où elle s'était rendu compte que ses parents, en l'envoyant à Wellesley, avaient eu pour objectif essentiel de la pousser à dénicher, puis à épouser un monsieur bien. C'étaient ses frères aînés qui avaient insisté pour qu'elle entre à Wellesley, en assurant à leurs parents que les jeunes femmes sorties de Wellesley jouissaient d'une réputation flatteuse et passaient pour d'excellents partis. Jenny avait l'impression que ses études n'étaient rien d'autre qu'une façon polie de gagner du temps, comme si elle avait été une vache mise en condition pour recevoir la canule de l'ínsémination artificielle. 

Elle avait choisi de se spécialiser en littérature anglaise, mais, lorsqu'il lui apparut que ses condisciples se préoccupaient avant tout d'acquérir la sophistication et l'aplomb indispensables pour manier les hommes, elle n'eut aucun scrupule à abandonner la littérature au profit des études d'infirmière. A ses yeux, les études d'infirmière avaient le mérite de déboucher sur une pratique immédiate, et c'était bien là le seul et unique motif qui l'avait poussée dans cette voie. (Plus tard, dans sa célèbre autobiographie, elle écrivit que trop d'infirmières ne font que parader pour accrocher les médecins; mais, bien sûr, elle n'était plus infirmière.) Elle aimait l'uniforme simple et dépourvu de fantaisie; le corsage minimisait ses seins; les chaussures étaient confortables et convenaient à sa démarche énergique. Lorsqu'elle était de service de nuit à l'accueil, elle avait du temps pour poursuivre ses lectures. Elle ne regrettait pas la compagnie des étudiants, qui se montraient maussades et déçus lorsqu'une femme refusait leurs avances, ou bien méprisants et hautains lorsqu'elle les acceptait. A l'hôpital, elle voyait davantage de soldats et d'ouvriers que d'étudiants, et leurs visées avaient le mérite d'être plus franches et moins prétentieuses; si on leur cédait un peu, du moins manifestaient-ils quelque reconnaissance à la perspective de vous revoir. Puis, un beau jour, il n'y eut plus que des soldats - tous aussi vaniteux que des étudiants -, et Jenny Fields cessa de s'intéresser aux hommes.

"Ma mère, écrivit plus tard Garp, était une louve solitaire." 

La famille Fields avait fait fortune dans la chaussure, bien que Mrs. Fields, une Weeks de Boston, eût été, de son côté, pourvue d'une dot appréciable. Les Fields avaient fait d'assez bonnes affaires dans la chaussure pour avoir pu depuis des années émigrer loin de leurs usines. Ils vivaient dans une grande maison de bardeaux sur la côte du New Hampshire, à Dog's Head Harbor. Jenny rentrait passer chez elle ses journées et ses nuits de liberté - histoire, surtout, de faire plaisir à sa mère et de convaincre cette grande dame que, même si Jenny "s'encanaillait et gâchait sa vie à faire l'infirmière", ni sa conduite ni ses propos n'étaient entachés du moindre laisser-aller.

Jenny retrouvait souvent ses frères à la gare de North Station, où ils prenaient tous le même train pour rentrer. Comme tous les membres de la famille Fields en avaient la consigne, ils s'installaient toujours du côté droit dans le train de la Boston & Maine au départ de Boston, et du côté gauche pour le trajet retour. Cela conformément aux désirs de l'aîné des Fields, qui, s'il admettait que le paysage était parfaitement hideux de ce côté de la voie, estimait néanmoins qu'il convenait de contraindre tous les Fields à regarder en face la lugubre source de leur indépendance et de leur haute destinée. Sur la droite du train, au départ de Boston, et sur la gauche au retour, le convoi longeait l'usine principale de l'entreprise Fields de Haverhill, signalée par l'immense panneau publicitaire orné d'un énorme brodequin qui semblait s'avancer d'un pas ferme vers vous...."

 

 

"The World According To Garp", adaptation cinématographique à succès de George Roy Hill en 1982, avec Robin Williams, dont la critique apprécia la performance, Mary Beth Hurt, Glenn Close, John Lithgow. Irving lui-même y joue le rôle d'un arbitre de lutte...

"The Cider House Rules" (1985, L'œuvre de Dieu, la part du Diable)

Irving explore ici les questions de l'avortement, de la drogue, du racisme et l'exclusion. Le sixième roman de John Irving a pour cadre l'orphelinat de Saint Cloud's au fin fond du Maine, et nous relate l'existence de ses pensionnaires pendant plus d'un demi-siècle. A commencer par Wilbur Larch, directeur de Saint Cloud's, gynécologue excentrique, qui a un faible pour l'éther. Aux yeux de nombre de femmes, un saint qui se sent investi d'une double mission : mettre au monde des enfants non désirés, et futurs orphelins - "l'œuvre de Dieu" -, interrompre dans l'illégalité des grossesses - "l'œuvre du Diable". Peu à peu, entre le médecin et Homer Wells, un orphelin réfractaire à quatre tentatives d'adoption, vont se développer des relations et des sentiments qui ressemblent fort à ceux d'un père et d'un fils. Une fois de plus, l'auteur réussit à recréer un monde bien à lui, avec une histoire forte et des personnages désarmants, qui n'en finiront pas de nous hanter. (Editions du Seuil, traduit de l'américain par Françoise et Guy Casaril).

 

"A l'infirmerie de l'orphelinat de Saint Cloud's, dans l'État du Maine - section Garçons -, deux infirmières étaient chargées de donner des noms aux nouveau-nés et de vérifier que leur petit pénis cicatrisait bien après la circoncision de rigueur. A l'époque (192...), tous les garçons mis au monde à Saint Cloud's étaient circoncis, parce que, au cours de la Première Guerre mondiale, le médecin de l'orphelinat avait rencontré certaines difficultés en traitant des soldats qui ne l'étaient pas. Ce docteur, qui remplissait également les fonctions de directeur de la section Garçons, n'était nullement religieux; pour lui, la circoncision n'était pas un rite mais un acte strictement médical, exécuté pour raison d`hygiène. Il se nommait Wilbur Larch, ce qui, abstraction faite de l'odeur d'éther qui l'escortait en tout temps, rappelait à l'une des deux infirmières le bois dur et durable du conifère qui porte en anglais le même nom, "larch" : le mélèze. Elle détestait en revanche le prénom ridicule de Wilbur, et l'association stupide d'un mot comme Wilbur à quelque chose d'aussi majestueux qu'un arbre ne laissait pas de l'offenser.

L'autre infirmière se croyait amoureuse du Dr Larch, et quand c'était à son tour de choisir un nom, elle nommait fréquemment le bébé John Larch, John Wilbur (son propre père se nommait John), ou Wilbur Walsh (Walsh étant le nom de jeune fille de sa mère). Quel que fût son amour pour le Dr Larch, elle ne pouvait concevoir Larch autrement que comme un nom de famille et lorsqu'elle pensait à lui, ce n'était pas du tout un arbre qu'elle pouvait se représenter. Elle adorait le nom de Wilbur, assez neutre pour servir de prénom ou de nom de famille - et quand elle se fatiguait de John, ou que sa collègue lui reprochait de l'utiliser trop souvent, elle parvenait rarement à proposer quelque chose de plus original que Robert Larch ou Jack Wilbur (elle semblait ignorer que Jack est souvent pris comme diminutif de John)...

S'il avait reçu son nom de cette infirmière terne et abêtie par l'amour, il aurait sans doute été un de ces Larch ou de ces Wilbur; avec pour prénom John, Jack ou Robert - pour rendre les choses plus ternes encore. Mais c'était au tour de l'autre infirmière, et il s'appela Homer Wells. Le père de l'autre infirmière creusait des puits (wells en anglais), un métier dur, éprouvant, honnête et précis - et elle jugeait son père doté de ces qualités, ce qui prêtait au mot wells une certaine aura de profondeur et un côté "près de la terre". Quant à Homer, c'était le nom qu'avait porté l'un des chats dans sa famille.

Cette autre infirmière - Nurse Angela pour presque tout le monde - donnait rarement le même nom deux fois, alors que la pauvre Nurse Edna avait eu parmi "ses" bébés trois John Wilbur Junior et deux John Larch III. Nurse Angela connaissait un nombre inépuisable de noms communs solides et sérieux, qu'elle utilisait efficacement comme noms de famille - Maple (Erable), Fields (Champs), Stone (Pierre), Hill (Colline), Knot (Nœud), Day (Jour), Waters Blux), pour citer quelques exemples - et une liste à peine moins impressionnante de prénoms empruntés à l'histoire d'une famille comptant de nombreux chiens et chats défunts mais chéris (Felix, Fuzzy, Smoky, Sam, Snowy, Joe, Curly, Ed et le reste).

Bien entendu, pour la plupart des orphelins ces noms n'étaient que temporaires. La section Garçons parvenait plus facilement que la section Filles à placer ses orphelins dans des foyers au cours de leurs premières semaines, bien trop tôt pour qu'ils puissent connaître le nom choisi par leur brave infirmière; la plupart ne se souviendraient même pas de Nurse Angela ou de Nurse Edna, les premières femmes au monde qui leur aient fait des câlins. Selon les principes stricts du Dr Larch, les familles adoptives des orphelins ne devaient pas connaître les noms dispensés par les infirmières avec tant de zèle. A Saint Cloud's, on estimait qu'en quittant l'orphelinat l'enfant devait vivre les émotions d'un nouveau départ - mais (surtout pour les garçons difficiles à placer, qui restaient à Saint Cloud's plus longtemps) Nurse Angela, Nurse Edna et même le Dr Larch avaient du mal à croire que leurs John Wilbur et leurs John Larch (leurs Felix Hill, Curly Maple, Joe Knot et Smoky Waters) ne possédaient pas leurs "noms d'infirmière" pour toujours.

Si Homer Wells conserva son nom, c'est qu'il revint à Saint Cloud"s si souvent, après tant d'échecs dans des familles adoptives, que l'orphelinat fut contraint de tenir compte de ses intentions : il voulait faire de Saint Cloud's son foyer. Personne n'accepta facilement la chose, mais Nurse Angela et Nurse Edna - puis finalement le Dr Wilbur Larch - furent contraintes d'admettre qu'Homer Wells se sentait chez lui à Saint Cloud's. On cessa d`offrir à l'adoption cet enfant obstiné. Nurse Angela, amoureuse des chats et des orphelins, fit observer un jour qu'Homer Wells devait adorer le nom qu'elle lui avait donné puisqu'il s'acharnait à ce point à ne pas le perdre.

Saint Cloud's (Maine) - l'agglomération - avait été un campement de bûcherons pendant la majeure partie du dix-neuvième siècle. Le campement et, peu à peu, la bourgade s'installèrent dans la vallée de la rivière, où le sol plat permettait de construire plus facilement les routes et de transporter sans trop de peine le matériel lourd. Le premier bâtiment fut une scierie. Les premiers habitants, des Canadiens français - trappeurs, bûcherons, scieurs de long; puis vinrent les rouliers et les mariniers de la rivière, ensuite les prostituées, les vagabonds et les vauriens. Pour finir, on construisit une église. Le premier campement de bûcherons avait été baptisé tout simplement Clouds, Nuages - parce que, dans le creux de la vallée, les nuages avaient du mal à se dissiper. La brume s'attardait au-dessus du torrent furieux jusqu'au milieu de la matinée et les rapides, qui rugissaient sur cinq kilomètres en amont du site du premier campement, produisaient de l'embrun en tout temps. Quand les premiers coupeurs de bois se mirent à l'oeuvre dans la vallée, seuls les taons noirs et les moustiques s'opposèrent à leur viol de la forêt.."

"The Cider House Rules", adaptation cinématographique en 1999 de Lasse Hallström, avec Tobey Maguire, Charlize Theron, Michael Caine, Delroy Lindo ...

 

 

"The Hotel New Hampshire" (L'hôtel New Hampshire, 1981)

"Une fois encore, avec son nouveau livre, L'Hôtel New Hampshire, chacun se laisse envelopper et séduire par un univers tout aussi étrange et désarmant : celui de l'excentrique famille Berry.Car, comme l'explique John - narrateur et troisième rejeton de cette famille qui comprenait cinq enfants, un ours et un chien nommé Sorrow : "Notre histoire favorite concernait l'idylle entre mon père et ma mère : comment notre père avait fait l'acquisition de l'ours ; comment notre père et notre mère s'étaient retrouvés amoureux et, coup sur coup, avaient engendré Frank, Franny et moi-même ("Pan, Pan, Pan !" disait Franny) - puis, après un bref intermède, Lily et Egg ("Paff et Pschitt !" disait Franny). C'est ainsi que la voix de John Berry, tour à tour nostalgique et passionnée, nous relate son enfance et celle de ses frères et soeurs dans trois hôtels et sur deux continents différents. "La première des illusions de mon père était que les ours peuvent survivre à la vie que mènent les humains, et la seconde que les humains peuvent survivre à la vie que l'on mène dans les hôtels." Ce qu'il advint des rêves de Win Berry et comment ces rêves influèrent sur la destinée de ses enfants, tel est le sujet de ce roman grave et hilarant dû à "l'humoriste américain le plus important de ces dix dernières années", selon les termes de Kurt Vonnegut." (Edition du Seuil)

 

"The Hotel New Hampshire", adaptation cinématographique de Tony Richardson en 1984, avec Rob Lowe, Jodie Foster, Paul McCrane, Beau Bridges...

 "Other People's Dreams" (1982-1993, Les rêves des autres, et autres nouvelles)

"Au commencement de chaque histoire, la vie s’écoule, tranquille, dans une petite ville aux pelouses irréprochables qu’ombragent ormes et noyers. Le héros à l’image de cette régularité, est un être discipliné, discret, accommodant. Quoique, si l’on pouvait se glisser dans les rêves des autres. Cette faculté que John Irving prête à l’un de ses personnages, insomniaque depuis son divorce, nul doute que ce soit au premier chef celle du romancier, celle qui définit le mieux sa vocation. Mais attention ! Derrière les gestes d’un quotidien rangé, la crise couve ; ces honorables citoyens vont faire du scandale. Elles sont sept, ces nouvelles réunies pour la première fois en un volume, vingt-cinq ans de contrepoint à une œuvre romanesque foisonnante. Pour sa plus grande joie, le lecteur y retrouvera ce qu’il connaît : la satire du conformisme, l’imagination débridée, le goût du burlesque, les tabous joyeusement pourfendus – cette vitalité hors du commun qui permet à l’auteur de passer indemne par-dessus les gouffres de ses obsessions. Mais certains y découvriront aussi, parfois, le récit à mi-voix, la description en demi-teinte, la profondeur et l’humanité du propos qui font ici d’Irving un nouvelliste à l’égal de Katherine Mansfield ou Joyce des Dublinois." (Edition du Seuil, traduction par Josée Kamoun). Le recueil comporte "Les Rêves des autres" (Other People's Dreams, 1968),  "Un énergumène passe à table" (Brennbar's Rant, 1974), "L'Espace intérieur" (Interior Space, 1980), "Dans un état proche de l'Iowa ou l'itinéraire qui mène à l'état de grâce" (Almost in Iowa, 1973), "Un royaume de lassitude" (Weary Kingdom, 1968), "Faut-il sauver Piggy Sneed ?" (Trying to Save Piggy Sneed, 1982),  "Mon dîner à la Maison-Blanche" (My Dinner at the White House, 1993).

 

Un homme insomniaque qui découvre qu'il sait revivre les rêves que d'autres ont fait dans le lit ou sur le canapé où il s'endort...

"Fred n'avait pas souvenir d'avoir jamais rêvé la nuit, avant que sa femme le quitte. Et puis il se rappela quelques vagues cauchemars d'enfant, ainsi que certains rêves voluptueux bien spécifiques qu'il avait faits pendant la période, à ses yeux ridiculement courte, allant de la puberté à son mariage avec Gail (il s'était marié jeune). La blessure de ces dix années conjugales sans rêves était encore trop fraîche pour qu'il la sonde profondément, mais il savait en tout cas que de son côté Gail avait rêvé comme une forcenée, toute une série d'aventures, et qu'il s'était réveillé chaque matin intrigué par ce visage mobile et nerveux où il traquait avec un sentiment d'échec la trace de ses secrets nocturnes. Elle ne lui racontait jamais ses rêves ; elle se contentait de lui dire qu'elle en faisait, et qu'elle trouvait bien curieux qu'il n'en fasse pas. "Écoute, Fred, lui disait-elle, soit tu rêves quand même, et tes rêves sont tellement malsains que tu préfères les oublier, soit tu es vraiment mort. Les gens qui ne rêvent jamais sont tout à fait morts." Les toutes dernières années de son mariage, ces deux théories ne lui paraissaient pas plus saugrenues l'une que l'autre. Après que Gail l'avait quitté, il s'était senti « tout à fait mort ». Même sa petite amie, celle qui avait été pour sa femme la goutte d'eau qui fait déborder le vase, ne parvenait pas à le ressusciter. Il considérait que tout ce qui avait mal tourné dans son couple était sa faute à lui : Gail semblait fidèle et heureuse, et puis il avait fallu qu'il fasse des bêtises, et qu'il l'oblige à lui rendre la monnaie de sa pièce, comme on dit. A la fin, il avait récidivé trop souvent, et elle avait renoncé à lui pardonner. Elle le traitait de « cœur d'artichaut ». Apparemment, il tombait amoureux à peu près tous les ans. « Encore, disait-elle, si tu baisais une nana comme ça en passant, je pourrais peut-être m'y faire, mais pourquoi est-ce qu'il faut toujours que tu t'attaches à elles comme un crétin ? » Il n'en savait rien. Après le départ de sa femme, sa maîtresse lui avait semblé si bécasse, si asexuée, si repoussante, qu'il se demandait comment il avait pu s'engager dans cette dernière liaison catastrophique. Et Gail l'avait tellement traîné dans la boue sur ce chapitre que son départ l'avait bel et bien soulagé; mais l'enfant lui manquait. En dix ans de mariage ils avaient eu un fils unique, qu'ils avaient appelé Nigel. Ils trouvaient tous deux leurs prénoms si banals qu'ils avaient affublé le pauvre gamin de celui-ci. Nigel, donc, occupait désormais une place considérable dans le cœur hypertrophié de son père, tel un cancer qui n'évolue pas. Ne pas voir l'enfant, Fred pouvait s'en accommoder; d'ailleurs ils ne s'entendaient plus très bien depuis que celui-ci avait passé l'âge de cinq ans; mais ce qu'il ne supportait pas, c'était l'idée que le petit le déteste - or il était sûr qu'il le détestait, ou qu'il apprendrait à le détester avec le temps : Gail avait bien appris, elle. 

Il lui arrivait de penser que, si seulement il avait réussi à faire ses rêves à lui, il n'aurait pas eu besoin de passer à l'acte et de se lancer dans ces lamentables liaisons presque tous les ans. Les semaines qui suivirent leur séparation, il ne parvint pas à dormir dans le lit qu'ils avaient partagé dix ans. Cette séparation s'était réglée matériellement comme suit : il versait de l'argent à Gail, qui prenait Nigel, et lui gardait la maison. Il se mit à dormir sur le canapé du séjour, où il connut le désagrément de nuits cotonneuses et agitées, bien trop hachées pour faire des rêves. Il se retournait comme une carpe et ses gémissements dérangeaient le chien (qui lui était échu en partage). Une nuit, il se figura qu'il était en train de vomir dans une voiture ; il avait pour passagère Mrs. Beal, qui lui donnait des coups de sac à main tandis qu'il rendait tripes et boyaux sur le volant : "Ramène-nous à la maison! Veux-tu nous ramener à la maison tout de suite! ", lui criait-elle. Évidemment, ce que Fred ne savait pas sur le moment, c'est qu'il était en train de faire le rêve de Mr. Beal. Ce dernier avait souvent tourné de l'œil sur leur canapé; sans aucun doute, c'était là qu'il avait fait ce rêve effroyable, qu'il avait laissé en héritage pour le prochain dormeur au sommeil agité.

Fred abandonna purement et simplement le canapé, au profit du matelas mince et dur de la chambre de Nigel. Il s'agissait d'un lit-bateau pour enfant, d'un vrai lit de capitaine de vaisseau, avec des tiroirs dessous pour y ranger les sous-vêtements et les pistolets à six coups. Fred avait beau souffrir du, dos après son séjour sur le canape, il n'était pas prêt à recommencer à dormir dans le lit qu'il avait partagé avec Gail. La première nuit qu'il passa dans le lit de son fils, il comprit l'étrange faculté qu'il possédait soudain, ou qui, peut-être, le possédait soudain. Il fit un rêve de gamin de neuf ans, le rêve de Nigel. A lui, l'adulte, ce rêve ne faisait pas peur, mais il avait dû terroriser l'enfant. Fred-Nigel était dans un champ, à la merci d'un gros serpent. Fred l'adulte trouva tout de suite grotesque cette bestiole qui avait des ailerons comme un serpent de mer et crachait du feu. Elle s'élançait à coups répétés contre la poitrine de Fred-Nigel; paralysé d'angoisse, il ne parvenait même pas à crier. A l'autre bout du champ, Fred se voyait comme son fils le voyait: "Papa", appelait tout bas Fred-Nigel. Mais le père était debout au-dessus d'un feu qui couvait; ils venaient de faire un barbecue, manifestement. Fred pissait sur les cendres, une épaisse vapeur d'urine s'élevait autour de lui, et il n'entendait pas crier son fils. Au matin, Fred décida que les rêves d'un gosse de neuf ans étaient trop explicites, et trop triviaux. S'il retournait dans son propre lit ce soir-là, il n'aurait rien à craindre, puisque, tant qu'il y avait dormi avec Gail, il n'en avait jamais fait. Et Gail, qui en faisait régulièrement pour sa part, ne les lui avait jamais transmis. Mais dormir avec quelqu'un est une chose, et dormir seul en est une autre. Il se glissa entre les draps froids, dans la chambre veuve des rideaux qu'elle avait faits elle-même. Et, comme de juste, il fit un de ses rêves. Il se regardait dans un miroir en pied, mais c'est Gail qu'il voyait. Elle était nue, et l'espace d'un instant il crut qu'il était en train de rêver à son compte - des images où s'exprimeraient le manque d'elle, un souvenir érotique, le désir torturant qu'elle revienne. Mais la Gail du miroir, il ne l'avait jamais vue..."

 

"A Prayer for Owen Meany" (Une prière pour Owen, 1989)

 Considéré comme le plus autobiographique de John Irving, nous sommes en 1987, à Toronto, John Wheelwright, quelque peu perturbé, se remémore sa jeunesse et le temps passé en compagnie de son ami Owen Meany, un étrange nain à la voix brisée qui tua accidentellement sa mère, et qui incarne dans toute sa tragique étrangeté, avec une volonté de fer dans un corps si frêle, la condition spirituelle de l'humanité dans un monde où il n'y a véritablement aucune preuve concrète de l'existence de Dieu : "Si je suis condamné à me souvenir d'un garçon à la voix déglinguée, ce n'est ni à cause de sa voix, ni parce qu'il fut l'être le plus petit que j'aie jamais connu, ni même parce qu'il fut l'instrument de la mort de ma mère. C'est à lui que je dois de croire en Dieu ; si je suis chrétien, c'est grâce à Owen Meany.."

 

"A Widow for One Year" (Une veuve de papier, 1998)

"A deux heures de New York, il est une vieille demeure au bord de la mer grise. L'été 1958, Eddie, joli garçon de seize ans, y découvre l'amour dans les bras de la plus belle femme du monde, qui est aussi la plus triste, tandis qu'autour d'eux planent d'innombrables photos, gracieux fantômes de ses fils perdus. Ruth, sa petite fille, s'éveille au milieu de la nuit, et Ted, son mari, rusé joueur de squash et Don Juan balnéaire, écrit des contes pour enfants, des contes qui font peur... Mais l'été finit au premier vol d'oies sauvages, et la blonde Marion prend sa Mercedes rouge pour abandonner le mari qu'elle n'aime plus, le jeune amant qu'elle n'ose pas aimer, et la fillette à laquelle elle craint trop de s'attacher. Après cette aube nostalgique, nous retrouvons Ruth en 1990, romancière célèbre et redoutable joueuse de squash, mais célibataire anxieuse, qui appréhende le mariage et la maternité. Lors d'une tournée de promotion à Amsterdam, une virée dans le quartier chaud et la rencontre d'une accorte prostituée rousse la confrontent à une aventure tout droit sortie de ses terreurs enfantines.Une veuve de papier a la verve burlesque et parfois polissonne des meilleurs romans de John Irving ; c'est aussi un livre nocturne, sur la part d'ombre dans l'être, le deuil et la mélancolie ; mais c'est surtout un conte merveilleux, où, si le chagrin a la vie longue, l'amour se trouve et se retrouve." (édition du Seuil)

 

"Une nuit, alors qu'elle avait quatre ans et dormait sur la couchette inférieure de son lit gigogne, Ruth Cole fut réveillée par le bruit d'un couple en train de faire l'amour, bruit qui provenait de la chambre de ses parents et qui lui parut tout à fait insolite. Elle relevait d'une grippe intestinale ; à entendre sa mère faire l'amour, elle crut tout d'abord qu' elle était en train de vomir. Ses parents ne se contentaient pas de faire chambre à part. Cet été-là, ils faisaient maison à part - même si elle n'avait jamais vu leur autre maison. Chacun passait une nuit sur deux avec elle, dans la demeure familiale, et ils avaient pris une location dans les parages, où ils habitaient chacun à son tour lorsqu'ils n'étaient pas avec leur fille. C'était un de ces arrangements absurdes que les couples trouvent quand ils sont en instance de divorce et qu'ils se figurent pouvoir partager leurs enfants et leurs biens avec magnanimité, sans tiraillements.

Lorsque Ruth s'éveilla à ce bruit inconnu, elle se demanda si c'était son père ou sa mère qui vomissait ; puis, malgré l'étrangeté de ces manifestations, elle reconnut la dose de mélancolie et d'hystérie contenue qui passait souvent dans la voix de sa mère. Elle se souvint d'ailleurs que c'était le tour de sa mère de rester auprès d'elle. Une grande salle de bains séparait Ruth de la chambre de ses parents. En trottinant pieds nus pour la traverser, l'enfant prit une serviette au passage: pendant sa grippe intestinale, son père l`avait encouragée à vomir dans une serviette. Pauvre maman, pensa Ruth, en lui en apportant une.

À la faible clarté de la lune, et à celle plus faible encore et incertaine de la veilleuse que son père avait installée dans la salle de bains, Ruth vit les visages pâlis de ses frères morts sur les photographies au mur. Des photos de ses frères morts, il y en avait plein la maison, sur tous les murs. Les deux garçons s'étaient tués dans l'adolescence, longtemps avant la naissance de Ruth, longtemps même avant sa conception, et pourtant elle avait l'impression de connaître ces jeunes disparus bien mieux que son père et sa mère. Le grand brun aux traits anguleux, c'était Thomas; à l'âge de quatre ans, il possédait déjà la beauté des chefs, ce mélange d'équilibre et de brutalité, qui, dans l'adolescence, lui donnerait un air de confiance en soi très au-dessus de son âge. (C'était lui qui était au volant de la voiture fatale.) Le cadet à l'expression anxieuse, c'était Timothy ; adolescent, il avait encore une figure de bébé; on aurait dit que quelque chose venait de le faire sursauter. Sur de nombreuses photos, il semblait avoir été surpris dans un instant d'indécision, comme s'il répugnait en permanence à imiter une acrobatie d'une difficulté inouïe, que Thomas aurait maîtrisée avec tous les dehors de la désinvolture. (Au bout du compte, ce fut la conduite automobile, opération pourtant élémentaire, qui révéla les limites de sa maîtrise.) 

Lorsque Ruth Cole entra dans la chambre de ses parents, elle vit le jeune homme nu qui était en train de saillir sa mère par-derrière ; ses seins dans les mains, il la prenait en levrette ; mais ce ne fut ni la violence ni l'aspect dégoûtant de l'acte qui firent pousser un hurlement à Ruth. Elle n'avait que quatre ans, et elle ne savait pas qu'elle assistait à un acte sexuel - aussi bien, cette activité à laquelle le jeune homme et sa mère se livraient ne lui parut pas tout à fait déplaisante. En fait, Ruth fut soulagée de voir que, contrairement à ce qu`elle croyait, sa mère n'était pas en train de vomir. Ce ne fut pas non plus la nudité du jeune homme qui la fit hurler; elle avait vu nus son père et sa mère, la nudité ne se cachait pas chez les Cole. Ce fut le jeune homme lui-même qui la fit hurler, parce qu`elle était sûre qu'il était l'un de ses frères morts ; il ressemblait tellement à Thomas, celui qui avait de l'assurance, que Ruth crut voir un fantôme. Un enfant de quatre ans pousse des cris perçants. Ruth fut stupéfaite de la vitesse à laquelle le jeune amant de sa mère mit pied à terre ; à vrai dire, il se dégagea de la femme et du lit avec un mélange de panique et de zèle si intense qu'on l'aurait cru propulsé - délogé par un boulet de canon. Il dégringola sur la table de nuit, et, soucieux de dissimuler sa nudité, prit l'abat-jour de la lampe de chevet qu'il avait cassée. Dans cette situation, le fantôme parut à Ruth moins menaçant qu'elle ne l'avait jugé tout d'abord ; en outre, en le regardant de plus près, elle le reconnut. C'était le garçon qui occupait la chambre d'amis à l'autre bout de la maison ; celui qui conduisait la voiture de son père - celui qui travaillait pour papa, avait dit maman. Une ou deux fois, il les avait conduites à la plage, elle et sa baby-sitter. Cet été-là, Ruth avait eu trois nounous ; chacune s'était étonnée de la pâleur du jeune homme, mais sa mère lui avait dit qu'il y a des gens qui n'aiment pas le soleil, et voilà tout. L'enfant n'avait jamais vu le garçon sans ses vêtements, bien sûr; et pourtant, elle fut certaine qu'il s'agissait d'Eddie, et non pas d'un fantôme. Ce qui ne l'empêcha pas de crier. une deuxième fois.

Sa mère, encore à quatre pattes sur le lit, manifesta une absence de surprise caractéristique; elle se contenta de considérer sa fille avec une expression de découragement qui frisait le désespoir. Sans lui laisser le temps de crier une troisième fois, elle lui dit: "Ne hurle pas, ma chérie. C'est Eddie et maman, c'est tout. Retourne te coucher. " Ruth Cole fit ce qu' on lui disait, et repassa donc devant les photos, qui lui semblèrent désormais plus fantomatiques que l'amant-fantôme de sa mère, chu et déchu. Tandis qu'il essayait de se cacher derrière l'abat-jour, Eddie avait oublié que l'objet, évidé à ses deux extrémités, offrait à Ruth une vue imprenable sur son sexe en décrue..."

 

 

Adaptation cinématographique sous le titre "The Door in the Floor", de Tod Williams en 2004, avec Jeff Bridges, Kim Basinger, Jon Foster, Elle Fanning...


Sidney Goodman (1936)

"In "Figures in a Landscape", a man and a woman sit on either side of a child who straddles a large red Hippity-Hop ball. We recognize the artist here and correctly assume that this is his own family, although clearly not a happy one. Each figure exists in his or her own world, remote from us and each other. The emotions that the three impassive figures so resolutely conceal are nonetheless visible, as if displaced onto the surrounding environment. The slant of late daylight and the short, stop-and-go brushstrokes that organize the entire image give the landscape an unsettled, almost distressed quality. The dark sky and clouds that collide over the bowed head of the child create a brooding tone that further escalates the emotional intensity..." ( John B. Ravenal) - Natif de Philadelphie, Sidney Goodman part du réalisme et de l'observation pour construire à partir d'un ensemble de perceptions et de formes une allégorie proche des thématiques mythologiques ou bibliques...

"Self-Portrait with Arm Raised" (1993, Private collection), Floating Woman with Men, "Free Fall" (1988-1991, Private collection), "Crowd Scene" (1977-79, Virginia Museum of Fine Arts, Richmond), "The Artist's Parents in the Store" (1973-75, The Butler Institute of American Art, Youngstown, Ohio), "Figures in a Landscape" (1972-73, Philadelphia Museum of Art), ...