"Revolução dos Cravos" - Antonio Lobo Antunes (1942), "Os Cus de Judas" (1979),  "Fado Alexandrino"(1983), "Jusqu'à ce que les pierres deviennent plus légères que l'eau" (2013) - Lídia Jorge (1946), "Le rivage des murmures" (A Costa dos Murmúrios, 1988), "La Couverture du soldat" (O Vale da Paixão, 1998), "Les Mémorables" (Os Memoráveis, 2014) - José Cardoso Pires (1925–1998), "Balada da Praia dos Cães" (1982) - Isabela Figueiredo, "Caderno de Memórias Coloniais" (2009) ...

Last update : 2023/11/11


Le Portugal vivait sous une dictature autoritaire fondée par Salazar en 1933, puis prolongée par Marcello Caetano (censure, police politique (PIDE), nationalisme catholique, colonialisme autoritaire jusqu'aux guerres d’indépendance dans les colonies africaines (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau) dès 1961), lorsque s'imposa un coup d'État militaire pacifique mené par le Mouvement des Forces Armées (MFA), le 25 avril 1974 ...

Ce fut la fin de la dictature, le début de la transition démocratique, le retour des exilés, l'ouverture aux libertés d’expression, l'explosion éditoriale, et une période marquée par un fort engagement politique à gauche (maoïste, socialiste ou communiste). Les années 1970 seront marquées par le retour massif des "retornados" (colons portugais revenus d’Afrique), l'instabilité gouvernementale, des conflits idéologiques (1974–1976), puis une Constitution démocratique adoptée en 1976. L’intelligentsia se retrouve alors confrontée à la mémoire de la dictature, à la guerre coloniale,  à une société rurale figée, à une histoire construite pour être oubliée ... 

Le Portugal entre dans la CEE en 1986, initiant le début d’un processus de modernisation rapide, économique et culturel. On peut alors observer dans les années 1980 un retrait progressif du politique dans la littérature (plus d’analyse psychologique et sociale) la montée d'un désenchantement post-idéologique chez de nombreux écrivains, et la place prépondérante d'un traumatisme des guerres coloniales (Lobo Antunes, Isabela Figueiredo, Jorge, etc.). Les années 1990 vont reflèter une internalisation croissante, une littérature plus cosmopolite, traduite et lue à l’étranger. Preuve en est, José Saramago obtient le Prix Nobel de Littérature en 1998. Pointe la mise en cause des mythes nationaux (Empire, catholicisme) ...

 

La "génération post-Révolution des Œillets" (Revolução dos Cravos, 1974)...

Lídia Jorge (née en 1946) et António Lobo Antunes (né en 1942) appartiennent à la même génération littéraire, celle du post-révolutionnaire portugais. Tous deux ont été marqués par la guerre d'Afrique (Angola, Mozambique) que le Portugal menait contre ses colonies (1961-1974). Lobo Antunes y a servi comme médecin militaire en Angola (1971-1973) et Lídia Jorge a vécu comme enseignante au Mozambique et en Angola pendant la guerre. La réprobation vis-à-vis de l'Empire portugais est au cœur de leurs œuvres (Os Cus de Judas / The Land at the End of the World, de Lobo Antunes, A Costa dos Murmúrios, de Jorge). Et tous les deux s'interrogent sur l'impact de la dictature de Salazar et de la Révolution de 1974 sur la société, la mémoire collective et les structures familiales ... et les difficultés à guérir les blessures du passé. Ils incarnent, avec des styles et des psychologies très différents deux voix complémentaires, l'une plus masculine, intérieure et torturée (Lobo Antunes), l'autre plus collective, féminine et poétique (Lídia Jorge).

(João Abel Manta (1928-2023), "Turistas"(1972), l'Europe riche visite le Portugal arriéré et photographie sa pauvreté et sa misère ...)


João Abel Manta, "Muito prazer em conhecer vocelências”). M.F.A. Campanha de dinamização cultural, 1974.  (« Très heureux de vous rencontrer »). Une délégation étrangère amicale est accueillie par une humble famille représentant le Portugal. Parmi les amis qui viennent au Portugal figurent Picasso, Einstein, Socrate, Beethoven, Spinoza, Shakespeare, Charlie Chaplin, Louis Armstrong, Karl Marx et Sigmund Freud, entre autres. D'autre part, les puissants de ce monde offrent la possibilité de visiter le nouveau Portugal, un Portugal révolutionnaire ouvert à la pensée, à l'art, à la philosophie... interdits pendant la période sombre de la dictature...


"The Portuguese Revolution: State and Class in the Transition to Democracy",  Ronald H. Chilcote, University of California Riverside (2010)

Peu d'études en anglais combinent analyse de classe et histoire détaillée des événements et son cadre théorique éclaire les inégalités persistantes au Portugal post-révolutionnaire. Chilcote, spécialiste des mouvements révolutionnaires et des transitions démocratiques, applique une grille de lecture marxiste à la révolution portugaise. Il insiste sur le rôle des classes sociales (ouvriers, paysans, bourgeoisie nationale vs élites salazaristes), l'impact du contexte international (guerre froide, décolonisation, crise du capitalisme européen) et les limites d'une révolution menée par l'armée plutôt que par un mouvement populaire organisé.

Contrairement aux récits qui célèbrent la révolution comme une transition pacifique, Chilcote souligne les conflits internes au MFA (aile radicale vs modérée), la répression des mouvements ouvriers autonomes après 1975 (notamment pendant le "PREC") et le rôle ambigu du Parti Socialiste (Soares) et du PCP, accusés d'avoir "canalisé" la révolution vers un libéralisme modéré.

L'ouvrage met en parallèle le cas portugais avec les révolutions anti-coloniales en Afrique (Angola, Mozambique), les transitions espagnole et grecque, les mouvements révolutionnaires en Amérique latine.

 

Pour nuancer ou contrebalancer Chilcote, on cite généralement, "The Carnation Revolution – The Day Portugal's Dictatorship Fell", un livre de Alex Fernandes qui adopte un style journalistique vivant, centré sur le récit des événements du 25 avril 1974 et leurs acteurs clés (comme Salgueiro Maia ou Otelo Saraiva de Carvalho). Le livre s'adresse à un public international, expliquant le contexte de la dictature de l'Estado Novo et la singularité de cette révolution (presque sans violence, symbolisée par les œillets dans les fusils). L'auteur reconstitue heure par heure le coup d'État militaire, en s'appuyant sur des témoignages et des archives, et met en lumière le rôle méconnu de figures comme Vasco Lourenço ou José Afonso (auteur de Grândola, Vila Morena, l'hymne de la révolution).

 

"The Making of Portuguese Democracy" (1995, Cambridge University Press)

Kenneth Maxwell, historien américain spécialiste du Portugal, analyse la transition démocratique portugaise, en reliant la chute de la dictature (1968-1974) aux conséquences de la Révolution des Œillets. Ses points clés : le rôle de la guerre coloniale (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau) dans l'affaiblissement du régime, les divisions au sein de l'armée et l'émergence du MFA (Mouvement des Forces Armées), et l'influence internationale (États-Unis, Europe) pendant et après la révolution : Maxwell insiste sur le contexte géopolitique (Guerre froide) souvent négligé dans les récits portugais.

 


José Cardoso Pires (1925–1998), opposant au régime de Salazar, fut arrêté par la PIDE (police politique) et a vécu en exil à Londres dans les années 1960. Il est né à São João do Peso , mais a grandi à Lisbonne, et pousuivi des études en mathématiques et physique à l’Université de Lisbonne, avant de se consacrer à l’écriture...

 

"O Delfim" (1968), un de ses chefs-d’œuvre, une intrigue policière métaphorique sur le pouvoir et la corruption dans un village portugais. L’histoire se déroule dans un village de pêcheurs portugais, Gafeira, où un crime a eu lieu : Tomás Manuel Palma Bravo, le "delfim" (héritier d’une famille aristocratique locale), est retrouvé mort avec sa femme, Maria das Mercês. Un enquêteur (dont l’identité reste floue) arrive pour élucider l’affaire, mais il se heurte au silence des villageois et aux manipulations des notables. Peu à peu, l’enquête révèle moins un meurtre qu’un système de pouvoir corrompu, où la vérité est étouffée. Le roman joue avec les points de vue (témoignages, lettres, rapports officiels), créant une impression de puzzle. Les témoins mentent, se contredisent ou se taisent.  L’enquête tourne en rond, les preuves disparaissent, et les autorités semblent plus soucieuses d’étouffer l’affaire que de la résoudre. Une allégorie du Portugal sous Salazar : le roman dénonce un système où la vérité est sacrifiée pour maintenir le contrôle. Comme dans "Balada da Praia dos Cães", Pires utilise le genre policier pour critiquer le régime...

À sa sortie (1968), le livre a été censuré par le régime salazariste. Aujourd’hui, il est étudié comme un classique de la littérature portugaise engagée. Il a été adapté au cinéma en 2002 par Fernando Lopes.

 

"Balada da Praia dos Cães" (1982), un roman inspiré d’un fait divers réel (un meurtre politique sous Salazar), adapté au cinéma en 1987 par José Fonseca e Costa, avec Ruy de Carvalho. Il est considéré comme l’un des meilleurs romans portugais du XXe siècle. 

Le livre s’inspire de l’affaire Camarate (1960), où le capitaine Jaime Soares, un opposant au régime, est retrouvé mort sur une plage près de Lisbonne, la Praia dos Cães ("Plage aux Chiens"), officiellement déclaré "suicidé" par la police politique (PIDE). Pires transpose l’histoire dans un récit où la vérité est délibérément brouillée par les autorités. Un procureur (nommé Lucas) est chargé de l’affaire, mais il se heurte à une version officielle truquée (suicide) et à l’omerta des témoins et, plus il creuse, plus il découvre un complot politique, mais la machine répressive étouffe la vérité. (Editions Gallimard, 1986, pour la traduction française)

 

"... Ainsi donc, et en prolongement des faits qui se sont déroulés dans le courant de l’année mil neuf cent soixante, le trois avril, un peu plus de soixante-dix heures après la découverte du cadavre d’un inconnu sur la plage de Mastro, a cinquante kilomètres de Lisbonne, le susnommé Elias Chef, alias Fosses, médite assis sur son lit devant le journal de la veille ouvert a la page du crime. 

Il est vêtu d’un pyjama de satin. Sept heures du matin viennent de sonner a son domicile de la rue de la Cathédrale, troisième étage avec vue sur le Tage. La chambre est un compartiment intérieur avec une petite fenêtre donnant sur l'escalier. Commode ventrue, matriarcale. Table de nuit en acajou, tablette de marbre, crachoir en porcelaine colorée. Draps brodés avec le monogramme des initiales MT entrelacées. Elias semble hésiter entre le journal et le sommeil. Mais non : en fait il médite, tourné vers un autel de photographies dressé sur la commode. Sur l’une d’elles, on voit le juge, en toge, flanqué de son épouse ; sur une autre, ceux-ci avec une fillette en robe a volants, sur les genoux de sa mère ; sur une troisième, les mêmes plus un petit garçon monté sur un cheval en carton-pâte (jardin et jets d’eau en toile de fond, plus de robe a volants chez la fillette qu’on voit debout, tenant une bicyclette par le guidon); enfin, dans un cadre en argent, le visage d’une femme jeune, regard doux, pureté et mélancolie (le grain de beauté au coin de la lèvre est celui de l’adolescente à la bicyclette, mais plus marqué, plus personnel, et maintenant le front est surmonté d’une boucle de cheveux). 

Elias est sans lunettes, ses paupières sont fripées et rugueuses comme celles des dindons. Il mache à vide, les yeux toujours fixés (a travers les paupières? par quelle invisible fente?) sur ces sépias fatiguées, photos d’ancêtres. Puis il se lève, traverse le couloir, il y a ici une odeur qui ne trompe pas : des souris ? 

En pantoufles, le journal à la main, il se dirige vers la Cuisine et au passage visite deux pièces couvertes de linceuls (le tour du propriétaire, comme disait à Elvas son défunt père lorsqu’il faisait sa promenade dans le jardin avant de se rendre au tribunal). Il va à l’une, à l’autre, épiant les formes recouvertes de draps, l’argenterie amoncelée sur la table, les canapés, les fauteuils damassés; et le miroir solennel, le buffet en noyer et la statuette du pécheur qui plonge sa ligne dans le verre vide de l’aquarium au fond duquel est déposé un bouton de porte; le coffret a bijoux, le service a liqueurs ; et d’autres suaires, d’autres étendues de blancheur; une morgue domestique d’objets travaillés. Dans chaque pièce il y a des souricières — mais intactes, bafouées — parce que les souris de logis n’avalent pas les miracles, dit Elias, et celles d’ici sont si futées qu’elles échapperaient même au radar s'il le fallait. 

Il entre dans la cuisine. Cuisine, évier de pierre et fenêtre donnant sur l’arrière, face à des balcons peuplés de pigeonniers, du linge qui sèche sur des étendoirs, des pots de fleurs et des jardinières aux fenêtres; sur les toits, des herbes folles ou se promènent les souris, des antennes de télévision..."

 

"A Republica dos Corvo" (1988)

José Cardoso Pires, en 1969, soit cinq ans avant  la Révolution des Œillets, éreintait le régime de Salazar dans une longue  nouvelle à clefs : "Son Excellence le Dinosaure". Vingt ans plus tard, il  insérait ce texte dans" La République des corbeaux', parmi six autres fables  en prose (A REPÚBLICA DOS CORVO,1988, traduction Gallimard, 1992). "A la fabulation du pouvoir, l’écrivain oppose le pouvoir de la fable. Mais un esprit critique de la trempe de José Cardoso Pires ne pouvait  manquer de s’en prendre aussi à certains membres de sa caste, les écrivains et les « intellectuels » – cette étiquette fourre-tout –, bref, la tribu des oiseaux rares et qui n’ont pas toujours les vertus de ce charmant volatile  dans les Fables de Jean Anouilh ou dans la légende de l’oiseau solitaire  chez Juan Goytisolo. C’est le thème de L’oiseau polyglotte, la fable qui clôt  le recueil..."

 

"De nos jours, on peut tout voler à un homme, y compris sa mort déclara le conteur à sa fille Ritinha.

 Et le conteur en conta davantage : il évoqua certain royaume où vivait, au temps jadis, un empereur plein d’astuce, diabolique et voleur – un empereur qui, à force de massacrer les mots du langage commun, finit son opulente vie dans la paralysie du mensonge, à telle enseigne qu’on ne savait plus si c’était un homme, une statue ou juste une description. Le saura qui voudra, il suffit d’essayer (affirma ledit conteur), car en aiguisant son regard on le verra à l’horizon comme un monceau de ruines, un récif ou une cicatrice, orné d’ossements et de fleurs de rhétorique.

 Paix à son âme – si elle est encore en vie. Car voilà quelqu’un à qui on vola sa propre mort, en châtiment du mensonge par lequel il s’inventa lui-même.

 On suppose – c’est vaguement consigné – que le susdit empereur naquit tout simplement du néant. Qu’il vit le jour dans une chaumière, chez des gens de rien – ou de peu, des paysans impécunieux. Certains disent qu’il fut abandonné par des princes. D’autres soutiennent qu’il était juste un enfant de Dieu, comme chacun d’entre nous quand il vient sur la terre. Mais à qui  donner raison ? Qui pourra le prouver ? On croit savoir qu’il étudia de bonne heure, dans un abécédaire de village – oui, ce point semble acquis.

 Qu’il sût aussi le catéchisme, tout porte à la croire. Ensuite, il doit avoir fait partie des étudiants appliqués, toujours plongés dans les cours d’eau bénite, mais, ce qui ne fait aucun doute, c’est que, tout jeune encore, il montra l’étendue de sa science au milieu des docteurs – ça, c’est prouvé, l’Histoire en témoigne.

 Au début – les dates sont incertaines –, l’enfant pouvait s’appeler Auguste comme Adolphe, Maximilien ou Nicolas, cela n’expliquera jamais sa naissance à une époque inopportune. Les noms sont des pierres précieuses qui valent ce que vaut l’eau du baptême, il suffit de plonger et de choisir, mais que ce fût Adolphe ou Gustave-Adolphe, Joseph ou François Joseph, Francisco-le-Béni ou Benito-Oui-Oui, même s’il suffit parfois d’un nom pour faire un destin, dans l’immédiat ce n’était guère évident. Du reste, il serait bon de noter que ce petit chrétien était de ceux qui naissent au gré de la Providence et, comme tel, son nom, à supposer qu’il en eût un, il le

 laissa dans les fonts baptismaux car, lorsque le monde s’intéressa à sa personne, il avait le corps et l’âge de la mort et ne répondait qu’au titre d’ EMPEREUR ...."


Antonio Lobo Antunes (1942), "Fado Alexandrino"(1983)

En portugais, "fado" évoque à la fois un style musical et le destin de chaque individu. Composé de trois parties, de douze chapitres chacune, "Fado Alexandrino" joue sur les deux significations du mot pour évoquer le destin de l'Angola avant, pendant et après la révolution du 25 avril 1974. Lobo Antunes, ancien psychiatre, est envoyé au front en Angola en 1971. Pendant les deux années passées là-bas en tant que lieutenant et médecin de l'armée, il appréhende la réalité de la guerre et, plus particulièrement, la façon dont ses compagnons la perçoivent. Une expérience qui a profondément marqué son écriture, notamment dans "Os Cus de Judas" (1979) ...

Auteur prolifique, Antonio Lobo Antunes a publié son premier roman, "Memória de Elefante", en 1979 (Christian Bougois, 2001). Parmi ses œuvres majeures : "Les Oranges de l'aveugle" ou "Le Retour des caravelles", deux titres français pour "As Naus" (Les Vaisseaux, 1988), "O Manual dos Inquisidores" (1995,  "Manuel de torture par psy"), et "Je suis rentré chez moi et j’ai trouvé tout encombré d’étrangers" (Não Entres Tão Depressa Nessa Noite Escura, 2000). Plusieurs fois cité comme favori pour le prix Nobel de littérature, il a reçu de nombreux prix, dont le prix Camões en 2007 (la plus haute distinction des lettres lusophones)...

 

Antonio Lobo Antunes poursuit sa réflexion sur la culpabilité portugaise (guerre coloniale, dictature salazariste), une nation incapable de faire face à son histoire coloniale (la révolution des Œillets (1974) n’a pas apporté de rédemption, seulement un nouvel oubli), ...

avec une trilogie informelle (2014-2018),

- en 2014, "Caminho Como uma Casa em Chamas" (Je marche comme une maison en flammes - un homme, atteint d’un cancer, revit ses souvenirs d’enfance sous la dictature de Salazar et son expérience de la guerre en Angola),

- en 2016, "Para Aquela Que Está Sentada no Escuro à Minha Espera" (Pour celle qui est assise dans le noir à m'attendre, - un fils dialogue avec sa mère mourante, tandis que ressurgissent des secrets familiaux liés à la guerre coloniale.)

- et en 2018, "Até Que as Pedras Se Tornem Mais Leves Que a Água" (Jusqu'à ce que les pierres deviennent plus légères que l'eau)  ...

Trois générations d’une famille, portugaise marquée par la guerre coloniale en Angola (vécue par le grand-père, ancien soldat hanté par ses crimes), la violence domestique (le père, personnage tyrannique, incarnation de la brutalité patriarcale), la désintégration contemporaine (le petit-fils, artiste, tente de survivre à cet héritage). La pierre (du titre) symbolise l’insensibilité des bourreaux, et l’eau, l’espoir improbable d’une purification. Une trilogie qui représente l’aboutissement stylistique de Lobo Antunes (une prose plus dépouillée que ses premiers livres, mais tout aussi puissante) et une véritable radiographie de l’âme portugaise  (culpabilité coloniale, silence des vaincus, échec des utopies). (traduction française Christian Bourgois éditeur)

 

"Et cette nuit, comme tant de fois depuis quarante-trois ans, j’ai encore rêvé de l’Afrique, pas des attaques qui commençaient toujours avec la mitrailleuse que les soldats appelaient la petite couturière et qui se mettait à chanter au bord de la piste, c’est-à-dire les cent mètres de terre battue sur laquelle l’avionnette rebondissait, ni des embuscades ni des mines, juste de moi devant les barbelés en train de penser à Lisbonne, voyant le fleuve, les bateaux, les maisons

(des toits et des toits)

depuis la fenêtre du salon chez mes parents, les pigeons tournoyant autour de l’église, ma mère dans la cuisine

— Mon grand

pour que je vienne lui ouvrir le pot de compote

— Tu veux bien m’aider je n’y arrive pas

et le bac à laver le linge dans la véranda, la bassine remplie de chemises laissées à tremper, une de ses robes, deux, sur l’étendoir, l’atelier de M. Abílio, des mouettes tout là-bas et c’est alors, en Angola rien qu’un milan immobile dans les airs, et c’est alors que je me suis réveillé

— Où est-ce que je suis ?

j’ai mis un moment à comprendre qu’ici et que la guerre est finie, la guerre est finie, ma femme tâtonnant sur la table de chevet jusqu’à ce que le réveil

— Si tard déjà ?

surgisse dans sa main, pas la fille à qui pendant vingt-sept mois j’ai adressé des lettres énamourées mais celle avec qui je me suis marié et qui n’était pas tout à fait la même, avec des restes de maquillage implorant

— Ne me laisse pas

sur ses joues privées de la protection de ses lunettes, tristes, dans un rien de temps je vais retrouver du coton avec des traces de fard oublié sur le lavabo à côté du tube de dentifrice tout aplati

(je n’ai pas souvenir d’un tube de dentifrice à inaugurer, dont on transperce l’opercule avec une petite pointe, dans le verre avec les brosses à dents, la tienne, la mienne et une autre, à moitié chauve, qui a certainement dû être à toi vu que les miennes je les balance à la poubelle, j’adore appuyer sur la pédale chromée et voir ce truc s’ouvrir avec une énergie soudaine)

et en voie de momification, ma femme par ses sourcils relevés, pas par sa bouche, toujours à regarder l’heure

— Si tard déjà

tandis qu’un peloton pénétrait dans notre chambre de retour de brousse, sans me prêter la moindre attention, les hommes pas rasés, à bout de force, certains laissant traîner la crosse de leur arme même si moi, remettant les franges comme il faut

— Attention au tapis

puis disparaissant dans le baraquement de bois et de tôle de la chambre tandis que le sous-lieutenant conversait à voix basse avec le capitaine en désignant quelque chose par-delà les cases du village au-dessus duquel planaient des condors, cinq, six, et l’ordonnance affecté au mess, tué il y a peu dans une attaque, ma mère

(l’ordonnance Bichezas, Bichezas)

agitait des gamelles en alu toutes cabossées dans le réduit auquel on donnait le nom de cuisine, ma femme, plus intelligente derrière ses lunettes

— Tu vas te doucher en premier ou j’y vais ?

et donc chaque cil une patte sans que pour autant ses yeux ne courent sur son visage, se fuyant l’un l’autre en ayant peur de moi, ils me fixaient avec une sorte d’appréhension

— Je déteste quand tu me dévisages comme ça

peut-être dans son esprit d’une manière trop brutale parce que

— Excuse-moi

sa bouche un léger tremblement et quelle horreur ce léger tremblement de sa bouche, si au moins j’arrivais à avoir pitié, à te sourire, te prendre le menton je ne sais pas, t’embrasser sur le front par exemple mais j’en suis incapable, j’ignore pourquoi mais j’en suis incapable, le sous-lieutenant tout juste revenu de brousse allongé sur son lit fixant le plafond sans penser à Lisbonne, ni au fleuve, ni aux bateaux, ni aux maisons, ni aux toits, quand ils faisaient le tour de l’église, en bande, les pigeons changeaient de couleur, au loin noirs, en s’approchant blancs, lorsqu’ils marchaient au milieu des terrasses, les mains dans le dos, c’était le levier de leur cou qui les faisait avancer, demain j’emmène mes enfants au village pour la tue-cochon, depuis tout gamin je me souviens d’hommes couverts des cris pleins de larmes de l’animal et couverts de sang, je me souviens de vouloir m’échapper et de mon père me forçant à rester en me retenant par les épaules, affligé pendant que je vomissais

— Je voulais un brave et je me retrouve avec un Fernandinho

Fernandinho vêtu en femme le soir quand les gitans installaient leur campement dans la pinède, rôdant autour de leurs roulottes, un jour on l’a retrouvé le crâne fracassé par une pierre et ça n’a été la faute de personne, le caporal de la gendarmerie l’a repoussé de la pointe de son soulier

— Ça arrive

sa mère et le curé derrière le cercueil, c’était en août et il pleuvait, je me souviens du petit parapluie de la mère et de l’autre, plus grand, avec lequel le sacristain protégeait l’abbé, c’est eux qui ont dû se charger de remettre la terre vu que M. Herculano dont le travail consistait à s’occuper des morts n’était pas venu, par chance il y avait toujours deux sépultures ouvertes en attente de clients de sorte que les gens s’observant du coin de l’œil

— Ce sera qui, le locataire, toi ?

ou s’inspectant le tréfonds, pas rassurés

— Ou bien moi ?

les défunts qui à l’aube viennent boire l’eau du puits, une fois alors que j’allais pisser dans le jardin je suis tombé sur un petit vieux la figure pleine de boue en train de me sourire, j’ai vérifié par le fenestron avant de me recoucher et personne, aujourd’hui encore le premier cochon continue de hurler en moi, mon père comme ils entamaient la découpe

— Tu peux t’en aller mauviette

ma mère croyant me consoler en me faisant chauffer un bol de lait

— T’en fais pas va c’est la vie

combien de fois en Angola après les embuscades sa voix en moi

— C’est la vie

et c’était la vie en effet, c’était la vie, Espinheira avec ses tripes à l’air c’était la vie, la baraque où patientaient les cercueils vides c’était la vie, ..."

 

"Fado Alexandrino" s'inscrit dans le Portugal post-révolutionnaire, où quatre anciens soldats de la guerre d'Angola (un capitaine, un sergent et deux soldats) se retrouvent dans un bar de Lisbonne pour une nuit d'ivresse et de souvenirs. Le récit plonge dans leurs mémoires traumatisées, mêlant passé colonial, répression salazariste et l'échec des espoirs révolutionnaires. Le livre est divisé en quatre parties, correspondant aux quatre voix principales, avec des récits entrelacés, Le Capitaine (homme déchu, nostalgique de l'Empire), Le Sergent (brutal, cynique, incarnation de la violence militaire), Le Soldat Milhais (petit-bourgeois désenchanté), Le Soldat Silva (ouvrier révolutionnaire désillusionné). 

En surface, le roman retrace le dîner de cinq anciens militants qui évoquent leur vie professionnelle, sociale et personnelle entre 1972 et 1982. Mais en entremêlant espace et temps, Lobo Antunes élabore toutefois une structure complexe, souvent à l'intérieur même du dialogue, qui aborde des questions telles que la race, la classe et l'argent, et surtout dénigre l'effort de guerre par le biais des histoires individuelles : la guerre coloniale est un véritable enfer (scènes de massacres, tortures, absurdité de la guerre) et les personnages hantés par leurs crimes ou leur impuissance. Oui, la révolution des Œillets trahie, les espoirs socialistes se heurtent à la corruption et aux compromis, le Portugal post-1974 est dépeint comme un pays en ruine morale. Et si les personnages tentent de fuir leur passé, celui-ci ressurgit (comme dans un fado, chant de la saudade et du destin tragique). Quant à la violence masculine, on le sait, misogynie, brutalité, sexualité dégradée, les rapports humains sont marqués par la domination et l'humiliation... 

 

"Os Cus de Judas" (1979)

C'est l'un des romans les plus célèbres d'António Lobo Antunes, et il a été traduit sous des titres radicalement différents selon les langues, reflétant chaque fois un aspect distinct de l'œuvre. Le titre original fait référence à une expression populaire portugaise désignant un "lieu maudit, inaccessible et désolé" (comme l’enfer), une métaphore de la trahison (Judas) et de l’abandon (la guerre coloniale comme "cul-de-sac" historique), typique du style provocateur de Lobo Antunes. En Français, ce sera "Le Cul de Judas" (1983, trad. Michelle Giudicelli), en Anglais, "South of Nowhere" (1983, trad. Elizabeth Lowe), "Au sud de nulle part", on perd la référence à Judas (pourtant centrale pour le contexte catholique portugais) et on met l’accent sur l’isolement géographique (l’Angola). En espagnol, ce sera "El Infierno de los Vivos" (2005, trad. Mario Merlino), on restitue l’idée de désespoir absolu (la guerre comme enfer terrestre). Il existe une autre traduction espagnole, "En el culo del mundo". En Allemand, "Judas Höllen" ("Les Enfers de Judas"), on conserve le symbole religieux. Et en Italien, "Il ritorno dell’angelo" ("Le Retour de l’ange"), un choix incompréhensible ..

Peu après son retour de la guerre en Angola, António Lobo Antunes a donc écrit "Os cus de Judas" , qui relate son expérience dans ce pays, le premier grand livre sur le conflit et l'indépendance de l'Angola et une référence historique incontournable. Dans un récit non linéaire et fragmenté, Lobo Antunes révèle les préoccupations existentielles d'un être humain, dans l'expérience indélébile d'une guerre, qui se mêle aux souvenirs de son enfance et de sa jeunesse dans la Lisbonne salazariste... 

 

"À Lisbonne, une nuit, dans un bar un homme parle à une femme. Ils boivent et l'homme raconte un cauchemar horrible et destructeur : son séjour comme médecin en Angola, au fond de ce « cul de judas », trou pourri, cerné par une guerre sale et oubliée du monde. Un humour terrible sous-tend cet immense monologue qui parle aussi d'un autre front : les relations de cet homme avec les femmes. Peu à peu, le style et la mémoire se déploient en une émotion amère et brutale où se mêlent souvenirs d'enfance, d'adolescence et de guerre, passé et présent enchevêtrés dans l'alcool et la drague....

Ce qui me plaisait le plus au Jardin Zoologique c'était la patinoire sous les arbres et le professeur de gymnastique noir, très droit, glissant en arrière, sur le ciment, en ellipses lentes sans bouger un seul muscle, entouré de jeunes filles en jupe courte et bottes blanches qui, s'il leur arrivait de parler, posséderaient sûrement des voix aussi enveloppées de gaze que celles qui dans les aéroports annoncent le départ des avions : des syllabes de coton qui se dissolvent dans les oreilles à la manière des fins de bonbons dans la coquille de la langue. Je ne sais pas si ce que je vais vous dire vous paraîtra idiot, mais, le dimanche matin, quand nous y allions, avec mon père, les bêtes étaient encore plus bêtes, la solitude de spaghetti de la girafe ressemblait à celle d'un Gulliver triste et des stalles du cimetière des chiens montaient, de temps en temps, des glapissements affligés de caniche. Cela sentait comme les couloirs du Colisée en plein air remplis de bizarres oiseaux inventés, dans des volières de filet, des autruches identiques à des vieilles filles, professeurs de gymnastique, des pingouins trébuchant comme des portiers affligés de cors aux pieds, des cacatoès la tête penchée de côté comme des amateurs de tableaux ; dans le bassin des hippopotames gonflaient la lente tranquillité des gras, les serpents s'enroulaient en molles spirales d'étron, et les crocodiles s'accommodaient sans peine de leur destin tertiaire de lézards patibulaires. Les platanes, entre les cages, grisonnaient comme nos cheveux, et il me semblait que d'une certaine façon nous vieillirions ensemble : l'employé au râteau qui poussait les feuilles vers un seau avait sans doute le même air que le chirurgien qui balayerait les pierres de ma vésicule vers un flacon couvert d'une étiquette adhésive ..." (Traduction française, éditions Métailié, Paris, 1983)

 

Pendant la majeure partie du roman, l'auteur utilise le flux de conscience et l'association d'idées pour construire l'histoire et le profil de son narrateur-protagoniste, un personnage qui, après « un douloureux apprentissage de l'agonie » (uma dolorosa aprendizagem da agonia), voit sa vie et ses valeurs brisées par une sorte de "mélancolie". Il ne lui reste que des fragments de mémoire : l'enfant qui visitait le zoo avec ses parents le dimanche, le jeune homme qui assiste impassible à la construction de son avenir par l'autorité sans faille d'une famille salazariste, l'adulte apathique et frustré face à la violence qui lui enlève la maîtrise et le sens de la vie. Le lecteur sera confronté au « pourrissement, à la putréfaction, à la pestilence et à la mort ». Ajoutez-y la crapulerie, la violence et la folie" ...

 

"... Il n'arrive pas, le matin, il ne va jamais arriver, c'est inutile d'attendre que les toits pâlissent, qu'une lividité glacée éclaire timidement les stores, que de petites grappes de gens transis, brutalement arrachés à l'utérus du sommeil se groupent sous les arrêts d'autobus vers un travail sans plaisir : nous nous trouvons condamnés, vous et moi, à une nuit sans fin, épaisse, dense, désespérante, dépourvue de refuges et d'issues, un labyrinthe d'angoisse que le whisky éclaire de biais de sa lumière trouble, et nous tenons nos verres vides dans nos mains comme les pèlerins de Fatima tiennent leurs bougies éteintes, assis côte à côte sur le canapé, vidés de phrases, de sentiments, de vie, souriant l'un à l'autre avec des grimaces de chiens de faïence sur une étagère de salon, les yeux épuisés par des semaines et des semaines de veilles terrorisées. Avez-vous déjà remarqué comme le silence de quatre heures distille en nous la même espèce d'inquiétude qui habite les arbres avant la venue du vent, un frémissement de feuilles de cheveux, un tremblement de troncs d'intestins, l'agitation des racines des pieds qui se croisent et se décroisent sans raison ? 

Donc, nous attendons, au fond, ce qui n'arrivera pas, l'anxiété qui accélère nos veines pédale en nous, en vain, à la façon des bicyclettes immobiles des gymnases parce que cette nuit, vous comprenez, est une cale à la dérive, une énorme armoire dont on a perdu la clé, un aquarium sans poissons naufragé dans une absence de pierres et parcouru seulement par les ombres dans l'eau d'une inquiétude informe ; nous resterons ici à écouter le moteur du frigo, seule compagnie vivante dans ces ténèbres, dont la lampe blanche allume sur les carreaux de faïence du mur des phosphorescences d'igloo, jusqu'à ce que l'on construise d'autres immeubles sur cet immeuble, d'autres rues sur cette rue, que des visages indifférents se superposent à la brève amabilité des voisins, que le concierge acquière la barbe majestueuse et hagarde d'un fou de village, et que les archéologues du futur trouvent nos corps figés dans des attitudes d'attente, identiques à ces figures de glaise des tombes étrusques, attendant, le whisky au poing, la clarté d'une aurore atomique.

Entre-temps et si vous êtes d'accord, peut-être pourrions-nous essayer de faire l'amour, ou plutôt cette sorte de gymnastique païenne qui nous laisse dans le corps, une fois l'exercice terminé, un goût de sueur et de tristesse au milieu du désastre des draps : le lit ne grince pas, il est improbable que la chasse d'eau de l'étage au-dessus vomisse à cette heure-ci le contenu limoneux de son estomac, troublant les caresses sans tendresse qui sont comme le moteur de démarrage du désir, aucun de nous n'éprouve pour l'autre autre chose qu'une complicité de tuberculeux dans un sanatorium, faite de la tristesse mélancolique d'un destin commun ; nous avons déjà trop vécu pour courir le risque idiot de tomber amoureux, de vibrer dans notre âme et nos tripes en exaltations d'aventure, de rester des après-midi entiers devant une porte fermée, un bouquet de fleurs au poing, ridicules et touchants, à avaler anxieusement notre salive. Le temps nous a apporté la sagesse de l'incrédulité et du cynisme, nous avons perdu la simplicité franche de la jeunesse à notre seconde tentative de suicide, pour laquelle nous nous sommes retrouvés aux urgences d'un hôpital sous le regard céleste d'un Saint-Pierre à stéthoscope et nous nous méfions autant de l'humanité que de nous-mêmes, car nous connaissons l'amer égoïsme de notre caractère occulte sous les fallacieuses apparences d'un vernis généreux. 

Ce n'est pas en vous que je ne crois pas, c'est en moi, en ma répugnance à me donner, en ma peur panique que quelqu'un veuille de moi, en mon inexplicable besoin de détruire les brefs instants agréables du quotidien en les triturant avec de l'acide et de l'ironie jusqu'à les transformer en bouillie d'amertume assommante et coutumière. Qu'est-ce qui adviendrait de nous n'est-ce pas, si nous étions, effectivement heureux ? Vous imaginez comme cela nous laisserait perplexes, désarmés, cherchant anxieusement des yeux autour de nous un malheur réconfortant, comme les enfants cherchent les sourires de la famille lors de la fête du Collège ? Avez-vous remarqué par hasard comme nous avons peur quand quelqu'un simplement, sans arrière-pensée, s'offre à nous, comme nous ne supportons pas une affection sincère, inconditionnelle, qui n'exige rien en retour ? Ceux-là, les Camilo Torres, les Guevara, les Allende, nous nous dépêchons de les tuer parce que leur amour combatif nous gêne, nous les recherchons, un bazooka sur l'épaule, rageurs, au milieu des forêts de Bolivie, nous bombardons leurs palais, nous mettons à leur place des individus cruels et visqueux qui nous ressemblent davantage, dont les moustaches ne nous font pas grimper dans l'œsophage des reflux verts de remords. 

Ainsi, les rapports sexuels constituent-ils, entre nous, vous comprenez, une violation molle, une exhibition hâtive de haine sans jubilation, la déroute mouillée de deux corps épuisés sur le matelas qui attendent de retrouver le souffle qui les fuit pour vérifier l'heure à la montre posée sur la table de nuit, de s'habiller sans un mot, examiner sommairement dans la glace de la salle de bains le maquillage et la coiffure et de partir, sous le couvert de la nuit, encore humide de l'autre, vers la solitude de chacun chez soi. 

Ceux qui habitent à deux, d'ailleurs, et qui partagent de mauvaise volonté l'édredon et le dentifrice, souffrent d'un isolement semblable, du reste : ah ! les repas face à face, en silence, pleins d'une rancœur que l'on peut sentir dans l'air comme l'eau de Cologne des veuves ! Les soirées devant la télévision à caresser des projets vengeurs d'assassinats conjugaux, le couteau à poisson, le vase de Chine, une poussée opportune par-dessus la fenêtre ! Les rêves minutieusement détaillés concernant l'infarctus du myocarde du mari ou la thrombose de la femme, la douleur à la poitrine, la bouche de travers, les mots infantiles bavés péniblement sur l'oreiller de la clinique ! Nous avons, au moins l'avantage de dormir seuls, vous savez ce que c'est, sans avoir une jambe étrangère qui explore les zones fraîches du drap qui nous reviennent par droit géographique, mais simultanément, il nous manque quelqu'un à qui pouvoir reprocher notre profond mécontentement de nous-mêmes, une cible facile pour nos insultes, une victime en somme, de notre médiocrité dépitée. 

Vous et moi, grâce à Dieu, nous ne courons pas ce risque, nous sommes comme deux judokas qui se craignent suffisamment pour ne pas se blesser, et qui inventent tout au plus des coups feints, inoffensifs, qui s'arrêtent au milieu de leur élan à la façon de tentacules subitement inertes, et qui renoncent : si je vous disais que je vous aime, vous me répondriez, du ton le plus sérieux du monde, que depuis l'âge de dix-huit ans vous n'avez pas senti pour un homme un enthousiasme pareil, que quelque chose de différent et d'étrange vous trouble et que vous avez envie, avec la force d'un jeune taureau, de ne jamais plus vous séparer de moi et nous finirions par rire, dans nos verres respectifs, de l'inoffensive innocence de nos mensonges. 

Mais imaginez donc, que, pour quelques instants, nous ayons enlevé le gilet pare-balles d'une méchanceté savante que nous soyons, par exemple, sincères ? Qu'en vous caressant la main, par-delà vos doigts de maintenant qui commencent à vieillir sous les bagues, je touche l'étroit poignet d'une jeune fille vulnérable et fragile, en train de mâcher des chewing-gums à l'ombre de la dédaigneuse photo tragique de James Dean, archange blond dont la brève trajectoire de comète s'est terminée abruptement dans un cône fumant de ferraille ? Que vos seins durcissent de vrai désir, qu'un frisson bizarre vous sépare les cuisses, que le ventre se creuse d'une faim de moi, inexplicable et véhémente ? Quelle barbe, hein ? Les jalousies, les besoins d'exclusivité, le tourment dangereux du regret ! Tranquillisez-vous, il est trop tard, il sera toujours trop tard pour nous, l'excès de lucidité nous empêche d'avoir les pulsions stupides et chaleureuses de la passion, mes cheveux clairsemés et vos pattes-d'oie impossibles à dissimuler sous la délicatesse du sourire, nous défendent de l'enthousiasme d'être vivants, du rêve sans malice, du pur contentement sans tache de croire aux autres.

Nous nous trouvons donc dans les conditions de faire dans le lit, là, au fond, un amour aussi fade que le merlan surgelé du restaurant dont l'unique orbite nous fixe dans une agonie vitrifiée d'octogénaire parmi les verts pâles des laitues. Votre bouche a le goût sans saveur des biscuits anciens enveloppés du sucre du rouge à lèvres, ma langue est un morceau d'éponge enroulée dans les dents, gonflée par l'écume huileuse de la salive. Nous nous unirons, vous voyez, comme deux monstres tertiaires hérissés de cartilages et d'os, beuglant des aboiements onomathopéïques de lézards immenses, pendant que dehors, les pistes du Nord détruites par les pluies remplacent la bande de verre noir de la rivière, bouillonnante de lumières et que moi je saute et je me balance à côté du conducteur de l'unimog protégé par une escorte qui tinte derrière sur son banc de bois, en chemin vers Dala-Samba, la boîte de vaccins anticholérique tremblant entre mes genoux.

De temps en temps, quand je me sentais trop pourrir dans l'inertie des barbelés face aux chauves-souris des manguiers et au loto de l'administrateur, à observer la nuit, les orbites minérales des petits lézards au plafond qui avalaient des papillons en communions instantanées, écrasé par la monotonie et l'impatience ; quand le whist des officiers me paraissait un rituel absurde qui prenait peu à peu les caractéristiques ténébreuses d'une cérémonie sanglante (« huit plis ou je te baise la gueule ») quand après m'être masturbé je demeurais éveillé, sans sommeil, à regarder par la fenêtre les orages sur le Cambo et à penser à tes cuisses à Lisbonne, au léger bruissement des bas lorsque tu croises les jambes, au duvet caressé à rebrousse-poil, au triangle qui avait le goût des huîtres caché dans la dentelle du slip, quand les chiens glapissaient du côté de la cuisine avec des gémissements presque humains d'enfants affamés, quand ma fille commençait à marcher de chaise en chaise à pas hésitants et appliqués comme un moteur mécanique, quand le temps s'immobilisait dans le puits du calendrier avec des entêtements de pierres enracinées et que les après-midi étaient longs comme des mois et des mois de siestes énervées, je partais pour Dala-Samba, le long de la Baixa de Cassanje, pour visiter les cimetières des rois Gingas en haut des collines nues, entourés de touffes de palmiers que le vent de la nuit courbait. 

Et il y avait la tombe de Zé do Telhado à Dala, près des deux ou trois commerces poussiéreux de l'agglomération abandonnée, de vieux colons presque misérables que le paludisme verdissait, des chèvres avec des barbiches de sculpteur autour du silence des cases, l'infirmier de l'hôpital de Caombo dans sa blouse immaculée qui s'exprimait dans un portugais précieux de comtesse. Nous dormions dans les lits en fer-blanc des accouchées, parmi les armoires d'instruments chirurgicaux et les tables gynécologiques, lorsque nous nous réveillions la tempête de la veille avait lavé le matin, astiquant ses lumières et ses couleurs, et en sortant vers la voiture j'avais l'impression de pénétrer dans le premier jour de la Création, avant le partage des eaux, et c'était comme si je voguais, les bottes de l'armée pendantes, dans la clarté irréelle des photographies anciennes dans lesquelles l'iode dilue les expressions et les contours dans une tache solaire qui nous noie...."

 

"A Ordem Natural das Coisas" (1992)

L'action se déroule entre les années 1930 et les années 1980, couvrant la dictature salazariste, la guerre coloniale en Angola et la Révolution des Œillets, une demeure bourgeoise à Lisbonne sert de cadre central. Elle est habitée par différentes générations d’une famille marquée par les secrets, la violence et la décadence. Le récit alterne entre plusieurs personnages (un ancien colonial, sa femme, leurs enfants, des domestiques), chacun livrant sa version des événements. Comme dans Le Manuel des Inquisiteurs, Antunes montre comment le pouvoir corrompt tout, même l’intime, les traumatismes des soldats et des colons sont décrits sans glorification et la famille décrite comme une prison dans laquelle les personnages sont piégés dans des rôles imposés (le tyran, la victime, le rebelle) :la maison était comme un cadavre qui ne voulait pas pourrir, nous vivions parmi les meubles anciens et les portraits de gens morts depuis longtemps, et personne n’osait ouvrir les fenêtres de peur que l’air ne disperse nos secrets ...

 

LIVRE PREMIER : DOUCES ODEURS, DOUCEURS MORTES

1 - Jusqu’à mes six ans, Iolanda, je n’avais jamais connu la famille de ma mère, ni l’odeur des châtaigniers que le vent de septembre apportait de la Buraca, avec les moutons et les chèvres qui grimpaient la Calçada en direction du cimetière abandonné, poussés par un vieillard en béret et par les voix des morts. Encore aujourd’hui, mon amour, allongé dans mon lit en attendant que le Valium fasse effet, il m’arrive comme dans ces soirées d’été où je m’étendais, cherchant la fraîcheur, sur un terrain vague creusé de trous : je sens un ornement de tombe me meurtrir la jambe, j’entends l’herbe des dalles dans les draps, je vois les séraphins et les Christs en plâtre qui me menacent de leurs mains brisées ; une femme en chapeau plantait des choux et des navets entre les racines des cyprès ; les clochettes des chevreaux tintaient dans la chapelle sans images, réduite à trois murs calcinés et à un bout d’autel recouvert d’un tapis affaissé sous les plantes grimpantes ; et je regardais la nuit avancer, pierre tombale après pierre tombale, figer les bénédictions des saints en taches d’obscurité.

Mais hier, par exemple, blotti contre ton corps tandis que j’attendais que l’indulgence des médicaments me libère des sursauts de la mémoire, il m’est revenu un crépuscule d’autrefois, en cinquante ou cinquante-et-un, les plates-bandes du jardin ruisselantes de fraîcheur, le Seigneur Fernando, en marcel, faisant de la gymnastique dans la véranda, et un vacarme de chats dans la cour de la cuisine, et j’entendis les chevaux des monarchistes vaincus qui descendaient la sierra (comme me l’avait raconté Doña Anita, qui n’était alors qu’une enfant) en route pour les cellules de la Prison d’État.

Je ne comprends pas pourquoi, chérie, tu ne t’es jamais intéressée à mon enfance : dès que je parle de moi, tu hausses les épaules, ta bouche se tord, tes paupières s’étirent avec dédain, des plis moqueurs apparaissent sous ta frange blonde, si bien que je finis par me taire, honteux, je dispose les verres, les assiettes et les couverts sur la table pendant que ta tante tousse dans le garde-manger et que ton père pianote sur les boutons de la télévision à la recherche des cris du feuilleton.

Pourtant, Iolanda, dès que tu t’endors, dès que ton visage enfoui dans l’oreiller retrouve l’innocence de la crèche d’autrefois, comme lorsque je t’ai vue pour la première fois à la pâtisserie du coin du Lycée, tes doigts tachés d’encre et tes cahiers d’écolière m’ayant ému d’une joie déraisonnable — dès que tu t’endors et qu’une blancheur d’ormeaux peuplés d’oiseaux traverse notre chambre, je parle sans que tu te moques de moi, je me penche sur toi, conversant avec tes paumes inertes et tes cuisses sans défense, et la maison où j’ai vécu avant de connaître la famille de ma mère surgit de la nuit, née d’un défaut du miroir ou du tiroir de la commode où nos vêtements s’entremêlent aux nids de mites et aux poignées de cuivre.

Et ce, depuis des mois, depuis que tu m’as ordonné Viens et que je me suis présenté, parapluie et deux valises élimées en main, dans ce petit appartement de la Quinta do Jacinto à Alcântara, pour expliquer que oui, j’avais bien trente et un ans de plus que toi, mais l’emploi de l’État, Monsieur Oliveira, c’est tout de même pas si mal, et bien sûr je paierais l’électricité, le loyer et la facture d’eau.

Écoute, mon amour.

Peut-être me comprendras-tu dans ton sommeil, peut-être ton corps se libérera-t-il de son ironie à mon égard et m’aimera-t-il, peut-être tes paupières, maintenant douces, frémiront-elles si je dis combien j’aimerais que tu me touches et me laisses te toucher, peut-être m’offriras-tu la toison dorée de ton ventre, et tes genoux s’ouvriront lentement sur une moite, lisse, tendre douceur de grotte qui emprisonne mon désir avec la fermeté nacrée d’un coquillage.

Mais depuis l’été, tu m’ignores, éprise d’un camarade de classe au visage enflammé d’acné et à la barbe naissante, qui nous rend visite sous prétexte de doutes en Géographie ou en Mathématiques et me serre les doigts jusqu’à faire craquer les os, dans une poignée de main cruelle. Réduit à un vague parent en gilet, cravate et rares cheveux gris, incapable de tenir mon rang, incapable de lire sans lunettes, incapable de courir vingt mètres à cause des caprices de mon cœur, incapable, en somme, de rivaliser avec ce morveux couvert de boutons, plus grand que moi, sans bedaine, sans calvitie, sans le sou, dont les dix-huit ans me terrassent, j’attends la nuit, immobile comme une tarentule, lorsque ton corps, assaisonné d’huile et du vinaigre du dentifrice et du parfum bon marché, se love dans le matelas, lorsque le rythme de ta poitrine devient aussi discret que celui des navires, lorsque tes lèvres, pincées par la moue du sommeil, envoient un baiser qui ne m’est pas destiné.

J’attends la nuit, mesurant la densité des ténèbres à l’insomnie de ton père et à la bronchite de ta tante derrière la cloison, et je reprends mon histoire là où je l’avais laissée, retournant, Iolanda, à la maison où j’ai vécu avant de connaître la famille de ma mère, avec ses mille couloirs, ses mille recoins, ses mille cachettes, la maison, la maison,

la maison, mon Dieu, cernée de pétrels au-dessus de la falaise et des vapeurs de l’océan, de portails battus par le vent et de rideaux en lambeaux, avec l’enseigne Hôtel Central en demi-cercle sur la façade et les trois hommes de la police secrète, toujours en noir, le bras levé à la manière nazie, qui buvaient leur bière du matin dans le salon ...

 

"O Manual dos Inquisidores" (1996, Le manuel des inquisiteurs)

Un roman sombre et labyrinthique d'Antonio Lobo Antunes qui nous plonge dans les méandres  du pouvoir (Le pouvoir, c’est ça : transformer la douleur des autres en une mélodie dont on ne se lasse jamais), de la violence, de la mémoire et de la culpabilité à travers le monologue d’un ancien tortionnaire du régime salazariste, un monologue intérieur fiévreux, sans ponctuation claire, reflétant la désintégration mentale du narrateur...

Le narrateur, Francisco, est un ancien agent de la PIDE (police politique de Salazar), vieillissant et malade, qui se confesse à une femme mystérieuse (peut-être une prostituée, une allégorie de la Mort ou de la conscience). Dans un récit fragmenté et halluciné, il revient sur sa carrière de bourreau, ses crimes, ses manipulations et la façon dont le pouvoir corrompt et détruit à la fois les victimes et les bourreaux. Le titre fait référence à l’Inquisition portugaise, établissant un parallèle entre les méthodes des anciens inquisiteurs et celles de la PIDE et Lobo Antunes sait dépeindre la mécanique du pouvoir totalitaire : comment la torture, la surveillance et la peur structurent une société. Et le Portugal post-révolutionnaire est dépeint comme un pays qui n’a pas fait son deuil : les crimes de la dictature sont refoulés, non jugés, des bourreaux marchent toujours parmi les vivants...

Mais faut-il ajouter que ce n’est pas un livre sur le Portugal, mais un livre sur la mécanique du pouvoir – et cette mécanique est intemporelle, écrira Antonio Lobo Antunes.

 

"... j’ai trouvé la cuisinière étendue sur l’autel, ses vêtements en désordre et le tablier sur le cou, avec mon père écarlate, cigarillo à la bouche et chapeau sur la tête, qui lui tenait les hanches en regardant vers moi sans surprise ni colère, et ce dimanche-là après avoir répondu par des cris au latin du curé,

 et cela devant le métayer, la gouvernante et les domestiques, mon père qui s’était allumé des cigarillos pendant la communion

 (le vent agitait les dahlias desséchés et les eucalyptus dans le marais, qui croissaient et diminuaient suivant la respiration des algues)

 m’a appelé dans son bureau dont la fenêtre donnait sur la serre aux orchidées et sur le souffle de la mer

 — Pourvu que votre épouse ne soit pas en retard monsieur l’ingénieur sinon le juge va nous renvoyer votre divorce aux calendes grecques

 (et pourtant on ne voyait pas de mouettes, on ne voit pas de mouettes de ce côté-ci de la montagne)

 et s’étant levé, il a fait le tour du secrétaire, il a tiré son briquet à essence de son gilet et m’a posé sa main ouverte sur la nuque suivant le même geste par lequel il jugeait de la qualité des agneaux et du jeune bétail de l’étable

 — Je fais tout ce qu’elles veulent mais je n’enlève jamais mon chapeau de la tête pour qu’on sache bien qui est le patron

 mon père la main ouverte sur la nuque de la fille du métayer, une adolescente nu-pieds, sale, rousse, suspendue aux mamelles des vaches sur un petit banc de bois accroupie, la prenant par le collet et l’obligeant à se pencher sur la mangeoire sans qu’elle lâche ses seaux à lait, mon père encore une fois écarlate lui écrasant son nombril sur les fesses, le cigarillo allumé pointant vers les poutres du plafond, sans que la fille du métayer ne proteste, sans que le métayer ne proteste, sans que personne ne proteste ou ne songe à protester, mon père retirant sa main de ma nuque et désignant avec mépris la cuisine, les chambres des domestiques, le verger, le domaine tout entier, le monde enfin ..." (traduction Christian Bourgois)

 

Le roman est  composé de cinq "relatos" (récits ou témoignages), qui s'entrelacent pour former une polyphonie narrative autour du personnage de Francisco, ancien agent de la PIDE. Lobo Antunes utilise ces" relatos" pour décentrer la narration (aucune voix ne domine, souligner l'l'engrenage de la violence  (chaque personnage est à la fois victime et complice), et jouer avec le temps (les récits se recoupent, créant une chronologie brouillée, une technique inspirée de Faulkner).

 

1. Premier relato (Qualquer Palhaço Que Voe Como Um Pássaro Desconhecido), "N'importe quel clown qui vole comme un oiseau inconnu" est une métaphore baroque qui condense d'emblée les thèmes majeurs du roman. Le bourreau déchu, l'image du clown (habituellement comique) appliquée à l'ancien tortionnaire Francisco crée une ironie tragique. Vieilli et malade, il n'est plus qu'une parodie de lui-même, comme ces clowns tristes de Beckett. Il se regardait dans le miroir et voyait un visage peinturluré de honte, un auguste dont le nez rouge aurait été du sang séché. Salazar et Caetano étaient, pour Lobo Antunes, des "clowns sanglants" dirigeant un cirque de terreur. Ce titre annonce d'emblée que le roman ne sera pas un récit réaliste sur la dictature, mais une tragédie baroque où bourreaux et victimes sont des personnages prisonniers d'un cauchemar historique...

 

2. Deuxième relato (A Malícia Dos Objectos Inanimados) - Le bureau où il signait les condamnations grince comme une porte de prison, et les rideaux chuchotent des noms de disparus, explique la maîtresse de Francisco, une femme qui a partagé sa vie et décrit leur relation toxique, entre soumission et fascination pour sa cruauté. Les objets (meubles, murs, vêtements, etc.) dans la maison de Francisco deviennent des "complices" passifs de ses crimes. Ils portent la mémoire des sévices commis, comme si eux-mêmes étaient imprégnés de la cruauté du bourreau. Un fauteuil où Francisco torturait ses victimes est décrit comme "ricanant", ou une lampe qui "observe" sans intervenir. Les objets inanimés reflètent l’atmosphère étouffante de l’Estado Novo : tout semble contrôlé, figé, complice du régime. Rien ne résiste, tout participe à la surveillance (comme les murs "qui écoutent"). Lobo Antunes montre ainsi comment l’environnement matériel lui-même devient un outil de terreur, à l’image de la PIDE qui infiltrerait tous les aspects de la vie quotidienne.

 

3. Troisième relato (Da Existência Dos Anjos), la fille du prisonnier politique torturé par Francisco, une jeune femme marquée par la violence de la dictature : elle incarne l’innocence sacrifiée sur l’autel de la répression (comme un ange jeté dans l’enfer de l’Histoire). Ces anges sont les âmes disparues sous l’Estado Novo (opposants, anonymes), dont l’existence est niée par le régime. Elle disait que la nuit, les anges chuchotaient dans le jardin, mais je ne les ai jamais entendus. Seulement les cris des hommes que mon père ramenait à la maison. Contrairement aux autres relatos (hantés par la laideur), celui-ci adopte par moments un ton presque lyrique, comme si la jeune fille était une apparition surnaturelle dans l’enfer terrestre. Une lueur de beauté, après les voix de Francisco (le bourreau) et de sa maîtresse (la complice), la jeune fille incarne la possibilité d’une rédemption impossible ...

 

4. Quatrième relato (Os Dois Sapatos Descalços No Êxtase), Les Deux Chaussures Déchaussées dans l'Extase, une image à la fois concrète et énigmatique, l’après-torture,  les survivants et leurs proches errent dans un monde où même les objets (chaussures) portent la marque de la violence. Le titre condense cette idée en une image saisissante. 

 

5. Cinquième relato  (Pássaros Quase Mortais Da Alma), Oiseaux Presque Mortels de l'Âme, les oiseaux, traditionnellement libres, deviennent ici "presque mortels", une contradiction qui reflète l'état des personnages (ex-détenus, bourreaux vieillissants) dont les âmes sont empoisonnées par l'histoire, et comme des oiseaux migrateurs, les traumatismes reviennent sans cesse hanter les personnages (cf. les cauchemars récurrents de Francisco). Les victimes du régime ne sont ni tout à fait mortes (elles hantent le présent) ni tout à fait vivantes (leur identité a été détruite). Et Francisco lui-même, son âme est un "oiseau malade" — assez vivant pour souffrir, assez mort pour ne plus se racheter...

 

"O Esplendor de Portugal" (1997)

António Lobo Antunes dénonce l’arrogance coloniale avec une virulence inégalée pour ne pas dire inégalable. Le roman a pour sujet une famille de colons riches d’Angola, ruinée par l’indépendance en 1975. Leur "esplendor" (splendeur) était fondé sur l’exploitation et le racisme, mais eux se perçoivent comme des victimes. La maison en ruine au Portugal symbolise l’effondrement du rêve colonial, mais aussi l’incapacité des retornados à accepter leur responsabilité. Comme souvent chez Lobo Antunes, le récit est fragmenté, les voix se superposent (la mère, les enfants, les domestiques noirs restés en Angola), révélant une histoire pleine de non-dits et de culpabilité. La mère incarne la nostalgie toxique d’un empire perdu, l'un de ses fils devient un marginal au Portugal tandis que l'autre s'enferme dans ses fantasmes de grandeur. Et les voix des domestiques (rares) rappellent que la "splendeur" reposait sur leur silence. Un regard sans concession sur les retornados : ni victimisation, ni glorification : contrairement à d’autres récits de retornados, Lobo Antunes refuse toute pitié. Ses personnages sont souvent odieux, égoïstes, incapables de se remettre en question. Le Portugal post-révolutionnaire est dépeint comme un pays qui préfère oublier la colonisation, tandis que les retornados cultivent une mémoire sélective (ils pleurent leur luxe perdu, pas les injustices coloniales)...

 

"24 décembre 1995

Quand elle dit qu’elle avait invité mes frères à passer la veillée de Noël avec nous

(nous mangions dans la cuisine et on voyait les grues et les bateaux derrière les derniers toits d’Ajuda)

Lena remplit mon assiette de fumée, disparut dans la fumée, et tandis qu’elle disparaissait, sa voix embua les vitres avant de s’éteindre elle aussi

— Ça fait quinze ans que tu n’as pas vu tes frères

(la voix, en couvrant les fenêtres de buée, emporta avec elle les collines d’Almada, le pont, la statue du Christ qui battait solitaire au-dessus de la brume le désarroi de ses ailes)

jusqu’à ce que la fumée se dissipe, Lena revint peu à peu, les doigts tendus vers la corbeille à pain

— Ça fait quinze ans que tu n’as pas vu tes frères

si bien que soudain je pris conscience du temps écoulé depuis notre retour d’Afrique, des lettres de ma mère depuis la hacienda d’abord, puis depuis Marimba, quatre huttes sur une colline de manguiers

(je me souviens de la maison du chef de la police, du magasin, des ruines de la caserne qui sombraient dans les herbes)

les enveloppes que je gardais dans un tiroir sans les montrer à personne, sans les ouvrir, sans les lire, des piles et des piles d’enveloppes sales, couvertes de timbres et de cachets, me parlant de ce que je ne voulais pas savoir : la hacienda, l’Angola, sa vie à elle. Le facteur me les remettait sur le palier, et une étendue de tournesols murmurait dans les champs – tournesols, coton, riz, tabac. Je me fiche de l’Angola, pleine de Noirs dans la forteresse, dans le palais du gouvernement et les cabanes de l’île, allongés au soleil en se prenant pour nous. Je fermais la porte, la lettre coincée entre deux doigts comme on tient une bestiole par la queue.

Des lettres pareilles à des bestioles puantes, mortes.

La baie de Luanda, indifférente aux cocotiers, se réduisait à un minuscule vestibule qui avait besoin de peinture, décoré d’un porte-parapluies et d’une commode. Lena remplissait mon assiette de fumée et effaçait le monde :

— Tu les as jetés dehors, et maintenant, quinze ans après, tu veux que tes frères reviennent ?

Assise en face de moi, elle agitait la main comme un éventail pour chasser la buée :

— Si j’étais toi, je n’attendrai pas de visite ce soir, Carlos.

Elle a grossi, se teint les cheveux, se plaint de je ne sais quoi au cœur, passe des examens médicaux et prend des médicaments. Lena s’est immiscée entre ma famille et moi – la fille d’un employé de la Cuca qui vivait avec une horde de cousins à cent mètres du quartier Marçal. Par honte, je n’ai jamais dit à aucun camarade du lycée que je sortais avec elle. Si l’idée lui prenait de s’approcher de moi, toute souriante, à la sortie des cours

(maigre, avec des nattes, elle n’allait pas chez le médecin ni ne prenait des cachets pour le cœur)

je lui chuchotais furieux :

— Va-t’en.

Et une fois dans le bus, après avoir vérifié que personne ne nous regardait, je lui faisais un signe de l’index. Une maison qui était un désastre, avec la lampe du porche tachée de moustiques, des plantes grimpantes moisies, le père en bermuda lisant le journal, des voisins mulâtres sur des tabourets de planches, les latrines à ciel ouvert dans un coin du mur. Lena, ses nattes défaites, m’attrapait par le revers de veste au café, la ville figée, mes camarades la bière en l’air, intrigués au plus haut point, moi priant pour qu’ils n’entendent pas :

— Va-t’en.

Je feignais d’être aussi ignorant qu’eux, aussi surpris qu’eux quand ils se moquaient de la maison et des voisins mulâtres, te jetaient tes cahiers par terre, te relevaient la jupe en riant, te criaient de loin :

— Bidonvilliste !

Et toi, en pleurs, tu ramassais tes cahiers, et ton père – qui ne roulait pas en voiture comme nous, mais sur une vieille moto – les menaçait avec son journal, inoffensif, minuscule, chancelant sur ses jambes couvertes de plaques.

— Ma fille vaut mieux que vous, voyous !

Lena qui m’attrapait par le revers au café :

— Il faut que je te parle, attends.

Demain, tout Luanda saura que je sors avec elle. Le directeur m’expulsera d’un air irrité :

— Dehors.

Mes camarades détourneront le visage en se pinçant le nez :

— Tu pues la lotion bon marché, Carlos.

L’égoïste de Lena, sans se soucier qu’on me tourne le dos, m’entraînait sous les arcades de la promenade maritime, ornées d’oiseaux attendant le crépuscule, quand les barques partent pêcher, prêts à s’envoler en criant et à picorer dans le gasoil :

— Tu ne m’appelles pas, tu ne t’occupes pas de moi.

Des lumières qui bougeaient entre les cabanes et les palmiers de l’île, les réverbères de la ville allumés, l’enseigne lumineuse de l’hôtel où il manquait des lettres orange et bleues, des gens et des voitures qui, dans l’obscurité, ne me prêtaient aucune attention. Mes camarades qui téléphonaient à leurs amis : Devine quoi, tu ne devineras jamais, accroche-toi bien, devine avec qui sort Carlos… Non, l’autre, l’idiot de Malanje. Et moi, haïssant Lena, qui ne me donne même pas d’enfant.

Lena qui débarrasse la table à Ajuda, essuie la nappe en plastique avec l’éponge, enfile ses gants en caoutchouc pour laver la vaisselle :

— Tu les as jetés dehors et maintenant tu veux que tes frères reviennent. Si j’étais toi, je n’attendrai pas de visite ce soir, Carlos.

Lena qui n’eut de cesse que je ne l’épouse pour la sauver du Marçal, des parents avec leurs accès de paludisme dans la suie de la chambre, vêtus de noir comme s’ils vivaient encore dans le Minho, trébuchant sur des cruches en terre, des petits saints avec des mèches d’huile à leurs pieds. Le dimanche, ses oncles, suant dans leurs vestes, parcouraient cinq empans de potager dans l’espoir d’y trouver des choux.

Tu sors avec la bidonvilliste, Carlos, avoue que tu sors avec la bidonvilliste.

Bidonvilliste mon œil, quelle idée, elle a l’appartement en travaux.

Lena, grosse et les cheveux teints, finit de sécher les assiettes, les rangea dans l’armoire, ôta ses gants et se dirigea vers le salon où se trouvait le sapin de Noël, encore sans pot, sans étoile en papier argenté, sans boules ni flocons...."

 

En comparaison, Lídia Jorge, dans "A Costa dos Murmúrios", se montrera plus attentive aux femmes et aux ambiguïtés morales, et Isabela Figueiredo (Caderno de Memórias Coloniais), plus explicitement anti-coloniale...


(João Abel Manta, Portugal e o colonialismo) - Une littérature entièrement dédiée à ce phenomène des "retornados" se met en place à partir des années 1980, exprimant nostalgie et colère, mémoires contradictoires et polémiques de centaines de milliers de Portugais (colons, militaires, familles) contraints de rentrer au pays après l’indépendance des colonies africaines (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau) en 1974-75. Va s'installer ainsi un corpus important dans la littérature portugaise contemporaine dont le livre le plus emblématique est sans doute "Retornados – Os que nunca partiram" (2012), de Dulce Maria Cardoso, qui raconte l’exil forcé d’une famille d’Angola vers un Portugal inconnu et hostile. João Paulo Borges Coelho (Mozambicain-portugais) aborde les tensions post-coloniales et le regard des retornados sur l’Afrique et le Portugal dans "Os Pretos de Pousaflores" (2011) ... 

Cette littérature reste polémique : certains y voient une victimisation des anciens colons, d’autres une nécessaire déconstruction de la mémoire portugaise. Des auteurs comme Isabela Figueiredo ou Agualusa offrent des contre-récits plus critiques ...


"Caderno de Memórias Coloniais" (2009), d'Isabela Figueiredo, est un témoignage autobiographique rare, où l’auteure (fille d’un colon portugais, née en 1963 à Lourenço Marques, aujourd'hui Maputo, Mozambique) déconstruit avec virulence le mythe du "colon bienveillant".

Brutal, sans concession, l’un des livres les plus critiques sur l’héritage colonial. C'est aussi un livre qui règle ses comptes avec son père (dont elle dit à la fois "je l’aime" et "je le hais") et le Portugal, qui n’a jamais assumé ses crimes coloniaux (Le colonialisme sentait le sperme et la sueur). Un livre-choc. 

Le père de l’auteure, électricien dans le Mozambique colonial, incarne la dualité du petit Blanc qui, chez lui, est un père aimant, protecteur, qui initie sa fille à la lecture, et à l'extérieur, dans la "colonie", un être violent, raciste, qui frappe ses employés et les humilie). L’enfance dans un véritable apartheid portugais, les Noirs n’ont pas le droit de s’asseoir sur les mêmes bancs, d’utiliser les mêmes toilettes, et les violences sexuelles contre les femmes noires sont banalisées. Sa prise de conscience sera progressive : elle va réaliser que son "paradis" colonial est bâti sur l’exploitation. 1975, après la révolution des Œillets et l’indépendance du Mozambique, la famille doit fuir vers le Portugal : mais ici les retornados (colons rapatriés) sont méprisés dans la métropole tandis que le pays refoule son passé colonial et que personne ne veut entendre parler des exactions.  C'est que les Portugais se voient comme des "colonisateurs doux" (mythe du luso-tropicalisme) : les Portugais aiment se souvenir de l’empire comme d’une grande famille. Mais dans les familles, on ne viole pas, on ne torture pas, on ne réduit pas les gens en esclavage ...

 

Dès les premières pages, l'écriture est terrible, cruelle, sans concession, peut-on ignorer cette ignoble réalité ....

"Les Blancs cherchaient les Noires. Les Noires se ressemblaient toutes, et eux ne distinguaient pas Madalena Xinguile d’Emília Cachamba, sauf à la couleur de leur capulana ou à la forme de leurs seins. Mais les Blancs s’enfonçaient au fond des taudis, qu’ils sachent où ils allaient ou non, en quête du sexe des Noires. C’étaient des aventuriers. Infatigables.

Les Noires avaient le sexe large, disaient les femmes des Blancs, les dimanches après-midi, lors des réunions intimes sous l’énorme anacardier où elles se retrouvaient toutes, le ventre gonflé de crevettes grillées, pendant que leurs maris partaient faire leur tournée d’hommes, les laissant dérouiller leurs langues – car les femmes ont besoin de se lâcher entre elles. Les Noires avaient le sexe large, mais elles disaient "le bas", ou "la honte", ou "l’affaire". Les Noires avaient le sexe large, et c’était pour ça qu’elles accouchaient comme elles le faisaient, accroupies, regardant le sol, n’importe où, comme des bêtes. Leur sexe était large. Celui des Blanches, non : le leur était étroit, parce que les Blanches n’étaient pas des chiennes faciles, parce que le sexe sacré des Blanches n’était connu que de leur mari, et encore, vaguement, et avec difficulté. Elles étaient très étroites, donc très sérieuses, et il fallait que les unes et les autres aient ça bien clair. Les Blanches se limitaient à leurs devoirs conjugaux, toujours avec sacrifice, si bien que la fornication était douloureuse, et évitable – et c’est pourquoi les Blancs cherchaient le sexe des Noires. Les Noires n’étaient pas sérieuses, les Noires avaient le sexe large, les Noires gémissaient à voix haute, parce que ces chiennes prenaient leur plaisir. Elles ne valaient rien.

Les Blanches étaient des femmes sérieuses. Quelle menace une Noire pouvait-elle représenter pour elles ? Quelle différence y avait-il entre une Noire et une lapine ? Quel Blanc reconnaissait les enfants d’une Noire ? Comment une Noire pieds nus, le sein pendouillant, venue des bidonvilles et qui savait à peine dire "Oui, patron", "C’est vrai, patron", "Argent, patron", sans papiers d’identité, sans carte d’assimilée, pouvait-elle prouver que le patron était le père du gosse ? Quelle Noire voulait se prendre une raclée ? Combien de mulâtres connaissaient leur père ?

Les vieux entraient dans les taudis et payaient en bière, en tabac ou en capulana au mètre la Noire qui leur plaisait. De gré ou de force. Ensuite, ils reboutonnaient leur braguette et retournaient dans leurs foyers irréprochables. Qui aurait pu savoir d’où ils venaient ou comment ils s’appelaient ? Les Blancs gardaient leur femme quelque part en centre-ville ou en métropole. Et c’est là qu’ils retournaient.

Leurs incursions sexuelles dans les bidonvilles n’assombrissaient pas leur avenir, car une Noire ne réclamait jamais de paternité. Personne ne l’aurait crue, de toute façon...."

 

"A Gorda" (2016, La Grosse) 

Le colonialisme pèse encore sur les corps des femmes marginalisées. Un roman sur le corps et la honte, une femme obèse, pauvre, issue des retornados (rapatriés d’Afrique), lutte contre les stigmates sociaux, et Figueiredo nous livre la violence du regard sur les corps féminins, surtout ceux qui échappent aux normes (grossophobie, racisme latent). Le passé colonial va resurgir dans la relation de l’héroïne avec son corps (associé à la "sauvagerie" attribuée aux Africaines), son identité (elle est retornada, mais le Portugal la rejette). Et comme toujours, une critique sociale particulièrement féroce double le propos, l’héroïne vit dans un HLM, mange des restes, et est traitée comme une paria. Son corps est soit sexualisé (une grosse, ça doit être chaude), soit méprisé. L'écriture crue, sans fioritures : Je suis grosse. Je suis la fille des colonies. Je suis un monstre que le Portugal a vomi. […] Quand je marche dans la rue, les hommes ricaneurs chuchotent : ‘Une Africaine, ça doit savoir sucer.’ Mais personne ne me touche. Je suis trop grosse pour être violée. Terrible ... La vie des pauvres n’est pas une fable morale, répondra l'auteur à ses détracteurs ...

 

"Quarante kilos, c'est beaucoup de poids. C'est ce que j'ai perdu après la gastrectomie : c'était comme un deuxième corps que je transportais avec moi. Ou plutôt que je traînais. C'était comme si les médecins m'avaient séparée d'un jumeau siamois qui s'était suicidé de chagrin et m'avaient dit à la fin : « Nous avons fait notre travail, faites maintenant le vôtre et tenez bon. Apprenez à vivre seule. »

Avec la gastrectomie, je n'arrivais plus à manger. Je buvais des bouillons, du lait et des jus. Je sentais mon corps et mon esprit souffrir. J'avais une faim profonde, mais on m'avait coupé la moitié de l'estomac et ce qui restait était une plaie. Les premiers mois, j'ai perdu ma force et mes cheveux, et je marchais lentement, m'adaptant. Mon corps diminuait à raison de 250 grammes par jour, et j'ai commencé à me sentir légère, presque à m'envoler, comme je ne l'avais plus ressenti depuis l'enfance. Je montais huit étages sans être essoufflée et j'aurais pu en monter huit de plus, autant que nécessaire, parce que rien ne m'arrêtait. Je me testais par divers efforts. « Voyons si je peux marcher 20 kilomètres », et j'y arrivais. Je ne suis pas devenue invincible. Je pense toujours comme une grosse. Je serai toujours une grosse. Je sais que le monde des gens normaux n'est pas pour moi. J'ai toujours ce défaut, mais il se voit moins ; il est devenu moins grave. Par moments, j'ai l'impression d'avoir gagné une nouvelle vie, comme ceux qui ont frôlé la mort, ont vu le tunnel vers l'autre côté, avec cette lumière blanche attirante au bout, les appelant, mais ont choisi de revenir. Moi aussi, j'ai choisi, et même si personne ne m'exclut plus, je m'exclue d'emblée. Je connais très bien mes limites. Ce à quoi j'ai accès et ce qui m'est à jamais interdit. Les estropiés sont, comme on dit des diamants, éternels.

Maman est morte l'année dernière, peu après que Benoît XVI ait renoncé à la papauté, remplacé aussitôt par le pape François, un homme bon, compréhensif, humble, de bonne souche, apparemment désintéressé du pouvoir matériel, tout en esprit : la version masculine de maman. C'était l'année où Edward Snowden a révélé au monde que Big Brother existait en dehors de la fiction et où les Portugais ont émigré en masse vers n'importe quel endroit du monde où ils pourraient trouver un salaire pour nourrir leurs enfants et payer leurs crédits immobiliers. Moi, ce qui m'a sauvée, c'est d'avoir un emploi stable, grâce à mon service public, parce que l'État compte sur moi pour maintenir les futurs électeurs dans cette douceur de vivre qui caractérise notre peuple. Je suis professeure de philosophie dans une école difficile, où l'on défend que la pensée ne sert à rien, seulement l'action et les résultats. Je sais parfaitement ce que l'État et la société attendent de moi, et je le donne ou non, selon ma propre loi. Je n'ai jamais réussi à perdre l'idéalisme adolescent que le directeur de l'école de Lourinhã combattait en 1978, même si aujourd'hui je reconnais sa sagesse pratique. On ne peut pas dire que 2013 ait été une année sans intérêt. Maman a toujours su choisir le bon moment pour partir.

Quand, après sa mort, les coupes de la troïka sont tombées sur sa pension et son allocation d'invalidité, j'ai respiré de soulagement qu'elle ne soit plus là pour que je n'aie pas à lui expliquer que nous allions devoir survivre avec encore moins, parce que notre gouvernement et l'Union européenne affirmaient que nous avions vécu au-dessus de nos moyens et que nous étions donc bons à éliminer. Heureusement que maman n'a pas assisté à l'effondrement total de la grande démocratie, qui s'apprêtait à lui couper ses moyens de subsistance. Cela faisait déjà deux ans que je lui cachais que je reversais à l'État, via l'impôt sur le revenu, une partie de sa modeste pension, qui sortait intégralement de mes indemnités de vacances. Je ne voulais pas lui faire de peine, de peur que sa sténose aortique ne s'aggrave, mais je n'aurais pas pu cacher la réalité plus longtemps. Soyons pratiques : je payais tant d'impôts et de factures que j'avais perdu la capacité de faire apparaître de l'argent comme par magie. La mort de maman a été un soulagement. Elle est partie l'année dernière, ce qui veut dire qu'elle m'a vue perdre mes quarante kilos, cette aventure commencée deux ans plus tôt, quand Passos Coelho est arrivé au gouvernement. La gastrectomie n'était pas bon marché, mais elle s'est payée avec ce que j'économise en nourriture. J'ai rendu maman très fière, elle est partie avec l'idée que je vivrais plus longtemps que papa, comme elle le souhaitait tant. Comme elle, je sais choisir le bon moment. Je n'ai pas hérité que de son groupe sanguin.

*Nous sommes en 2014. Maman est partie. Mon tour viendra un jour ; tard, je l'espère, mais en attendant, je range les armoires au changement de saison, je déplie des pulls, je les observe, et j'ai du mal à croire que ces vêtements m'appartenaient il y a quelques années. Les culottes larges et les vieux soutiens-gorges ! Les pyjamas énormes abandonnés dans les tiroirs ! Les pulls et les pantalons gigantesques ! Tout était trop large, déformé, usé, chargé de mauvais souvenirs. C'est dur d'affronter la taille de ces vêtements. Je ne veux pas me visualiser enfermée dans ces étoffes qui me ramènent à tant de kilos et de douleurs, ni redevenir cette femme qui ne pouvait pas se regarder dans le miroir. Mais je n'arrive pas à jeter les vêtements qui m'ont habillée, qui ont épousé sans honte mon corps doux et peu touché. Eux n'ont pas honte de ce que j'étais. Je crois que les objets ont une aura, une relation avec leurs compagnons humains, une vie. J'ai du mal à me séparer de ce qui a vécu à mes côtés, et mes vêtements de grosse ont été des compagnons patients, témoins de mes sentiments et gestes, de mes succès et échecs. Peut-être pourrais-je les offrir, pour qu'ils poursuivent leur carrière avec une autre amie, mais ce serait brutal d'aller voir quelqu'un et de dire : « Puisque vous êtes toujours grosse, alors que moi je vais beaucoup mieux, voyez si ce pantalon vous va ?! » Ça ne se fait pas ! Personne ne veut qu'on lui rappelle sa difformité. Ce serait comme offrir un pantalon sans jambes à un amputé. Une offense. Peut-être pourrais-je recycler certaines pièces, en réutilisant le tissu pour faire des sacs à linge sale ou des chiffons. En attendant, je garde tout. En gardant, je gagne quelques mois, pendant lesquels je déciderai quoi faire de ces haillons trop larges, usés aux hanches et aux seins. Je range dans des cartons les anciens vêtements de la grosse triste qui souriait en chemin, je les mets dans l'armoire de la chambre et je repousse la décision. Une chose à la fois, comme on peut. Je gagne ainsi le temps nécessaire pour prendre de la distance et me détacher, parce que ce qui est loin des yeux s'éloigne inexorablement du cœur. Ce n'est pas entre mes mains. C'est la loi de la survie.*

Après la gastrectomie, je ne m'en suis pas si mal sortie ! Habillée, je cache mes imperfections. Je n'aurai jamais un corps comme celui de Tony, assez svelte pour plaire à David, mais je confesse que je suis devenue coquette, et je dis la vérité parce qu'il me coûte de gaspiller sa pureté extrême.

De temps en temps, l'ascenseur de la maison de mes parents, maintenant la mienne, tombe en panne, et je dois monter les escaliers jusqu'au sixième étage. Autrefois, cet effort me torturait, mais maintenant j'aime ça. Je les monte comme une actrice qui gravit les marches d'un tapis rouge, souriant et saluant les photographes, et je me dis : « Quelle victoire, Maria Luísa, et quel exploit ! Qui l'aurait cru ?! »

Le miroir de l'ascenseur se brise souvent quand il y a des déménagements dans l'immeuble. Ça m'énerve, parce que c'est là que je me maquille les lèvres à la hâte en partant travailler. Quand j'étais grosse, j'évitais de me regarder, mais maintenant je m'observe, jouissant de ma beauté mûre. Parfois, je me dis que j'ai perdu beaucoup de temps, autrefois, à ne pas m'aimer, mais je reformule cette idée en concluant que le temps perdu est aussi véritablement vécu dans la déchéance que celui qu'on croit gagner dans la possession. Et le calme revient.

Quand je rentre chez moi, la porte d'entrée s'ouvre sur un couloir sombre, sans lumière. Je le traverse et, en entrant dans n'importe quelle pièce, je reçois des gifles de lumière impitoyable, que ce soit à l'avant, face à l'ouest, ou à l'arrière, face à l'est. La lumière me fait mal aux yeux. C'est dur à supporter, mais elle réchauffe l'espace et illumine les jours. ..."


Lídia Jorge (1946)

Considérée comme l'une des plus grandes voix de la littérature portugaise contemporaine, Lídia Jorge est née à Boliqueime, un petit village de l'Algarve, dans le sud du Portugal, une région rurale, marquée par les traditions et les paysages méditerranéens, qui a profondément influencé son œuvre.  Elle a étudié la philologie romane à l'Université de Lisbonne. Après l'obtention de son diplôme, elle a enseigné le français en Angola et au Mozambique entre 1968 et 1974, pendant la guerre coloniale portugaise. Cette expérience a profondément influencé son œuvre littéraire. Lídia Jorge a débuté sa carrière littéraire en 1980 avec le roman "O Dia dos Prodígios", qui a marqué un tournant dans la littérature portugaise post-révolutionnaire. Elle a ensuite publié plusieurs romans salués par la critique, dont "A Costa dos Murmúrios" (1988), inspiré de son séjour en Afrique, et "O Vale da Paixão" (1998). Elle sait proposer des personnages féminins puissants, souvent pris dans des situations d’oppression mais cherchant des formes d’émancipation. Son œuvre comprend également des recueils de nouvelles, des essais, de la poésie, du théâtre et des ouvrages pour la jeunesse. Lídia Jorge a reçu de nombreuses distinctions, tant au Portugal qu'à l'international. Parmi les plus notables figurent le Prix FIL de Littérature en Langues Romanes (2020) et le Prix Médicis étranger (2023) pour son roman Misericórdia (Miséricorde), une œuvre dramatique inspirée par la mort de sa mère pendant la pandémie de COVID-19... 

 

"Le rivage des murmures" (A Costa dos Murmúrios, 1988)

Les secrets enfouis sous les vagues de l’Histoire : un roman-poème sur la culpabilité et l’oubli, une plongée dans les fantômes du colonialisme portugais et une lecture essentielle pour comprendre les non-dits de l’histoire lusophone. C'est l'un des premiers ouvrages à dénoncer la guerre coloniale du point de vue portugais, et à donner la parole aux femmes, souvent absentes des récits de guerre (Eva et Deolinda représentent deux formes de résistance, l’une par le témoignage, l’autre par le silence).

Eva Lopo a suivi au Mozambique son mari, Luís Alex, un officier portugais : elle débarque dans une colonie en pleine guerre, les dernières années d'un conflit sanglant qui a opposé l’armée portugaise aux mouvements indépendantistes africains. Mais la vie des colons portugais lui semble insouciante, presque surréelle, les militaires et leurs épouses organisent des fêtes, ignorant (ou feignant d’ignorer) la violence de la guerre. Elle se lie avec Deolinda, une jeune Mozambicaine mystérieuse, qui devient son amie et sa domestique. Deolinda incarne le silence et la résistance des colonisés, tandis que les Portugais vivent dans l’illusion. Peu à peu, Eva découvre l’horreur de la guerre : tortures, exécutions, et l’hypocrisie de l’administration coloniale. Son mari, Luís Alex, sombre dans la paranoïa militaire, symbolisant la folie du colonialisme. Au cœur du roman, un drame : Deolinda est violée et assassinée par des soldats portugais. Son corps est jeté à la mer, près de la "côte des murmures" (un lieu réel au Mozambique, où les vagues semblent chuchoter des secrets). Ce crime met fin à l’inconscience d’Eva, qui comprend que le colonialisme est un système d'une brutalité sans limites. Des années plus tard, Eva, devenue journaliste, tentera de donner une voix à Deolinda en racontant son histoire, mais se heurtera au silence et au déni de la société portugaise, qui préfère oublier la guerre. (Traduction française Éditions Métailié, Paris, 1989)

Le livre débute par une scène de mariage, celui d’Evita (Eva Lopo) et de Luís Alex, le couple central du roman, une scène singulière, un baiser forcé, illustrant le titre du chapitre intitulé "Les Sauterelles" : dans la culture mozambicaine (et biblique), les sauterelles annoncent des catastrophes. Ici, elles préfigurent l’échec du mariage (Luís Alex deviendra violent, distant) et l’invasion coloniale (comme un essaim destructeur, thème développé plus en avant).

 

"Le marié s’est rapproché de la bouche de la mariée, il a d’abord heurté ses dents, mais elle a bientôt cessé de rire et, devant le photographe, leurs langues se sont touchées. À ce moment précis un tressaillement de jubilation et de fureur parcourut le cortège, comme si s’évanouissait le moindre doute que la terre pût cesser un jour d’être fécondée. Les invités n’étaient plus au pied d’un autel banal mais sur la terrasse du Stella Maris dont les fenêtres s’ouvraient sur l’océan Indien. Sur la terrasse, bien sûr, il n’y avait pas de fenêtre, simplement des piliers sur lesquels on avait tendu une bâche légère qui suffisait pour abriter une noce d’une telle importance en nombre comme en qualité. Le photographe se percha sur des chaises, redescendit, s’étendit sur le sol de tout son long, il voulait pouvoir prendre le baiser sous tous ses angles. À cause de cela, le marié gardait les yeux fermés tandis que la mariée n’ouvrait les siens que par intermittence, et le cortège applaudissait, applaudissait sans cesse, comme à la fin d’une aria subtile que l’on n’entendra sans doute jamais plus. Affairé, le photographe demanda au marié de prendre la mariée dans ses bras et de la soulever contre sa poitrine, devant la balustrade qui empêchait qu’en se penchant on ne tombât dans l’océan Indien. Spectacle majestueux. Elle obéit – elle posa sa tête sur l’épaule du marié et lui regarda tendrement le visage de la mariée. Le marié avait les yeux baissés, langoureux avec, quand ses paupières battaient, comme quelque chose de liquide qui faisait penser à un poisson. À cet instant encore le cortège frappa dans ses mains et certains transpiraient et avaient les paumes toutes rouges à force d’applaudir. Moment plein de magie.

Ce fut alors que la mariée, tout juste arrivée de la nuit précédente mais que déjà tous appelaient Evita, ouvrit les yeux et, plus que par le nombre des invités, elle fut surprise des dimensions exemplaires de la table. Langoustes rouges et fendues en leur milieu, qui dessinaient un essaim compact. Papayes jaunes, taillées en forme de diadème royal, qui composaient une guirlande sur le pourtour de la nappe. Ananas entassés en pyramide au centre et qui évoquaient l’éventail emplumé d’un dindon fantastique. Rejetant progressivement son voile en arrière et accentuant toujours un peu plus son sourire, la mariée s’approcha du dindon. En fait, la place qu’Evita, doucement poussée par le marié, devait occuper, n’était pas au centre – c’était le photographe qui, d’un geste ample, le faisait remarquer – mais au haut bout de la table, là où trônait un gâteau à sept étages surmonté d’une branche qui retombait comme un rideau de pluie..."

 

"A Costa dos Murmúrios" (titre international : The Murmuring Coast) fut adapté au cinéma en 2004 par Margarida Cardoso, avec Beatriz Batarda (Eva Lopo), Filipe Duarte (Luís Alex) et Monique Aragão (Deolinda). C'est un des rares films portugais à aborder frontalement la guerre coloniale (sélection officielle à la Mostra de Venise 2004).

 

"La Couverture du soldat" (O Vale da Paixão, 1998)  

J'étais la fille d’un hasard, d’une bêtise de jeunesse, de l’exubérance du corps… Alors j’étais responsable de ce que cette barque noire soit venue couler à notre porte" - L'histoire se déroule dans la région fictive de São Sebastião de Valmares, inspirée de l'Algarve portugais. La narratrice découvre qu'elle est la fille illégitime de Walter, le frère cadet de son oncle Custódio Dias, aux côté de qui elle a grandi. 

Walter, artiste marginal et rebelle, s'est refusé à suivre les traces de son père autoritaire, Francisco Dias, propriétaire terrien obsédé par l'honneur et la tradition, et a été banni par la famille après une liaison avec Maria Ema, la fiancée de Custódio. De cette relation naît une fille, également nommée Maria Ema, qui grandit en croyant que Custódio est son père. Il a laissé derrière lui des dessins d'oiseaux, une couverture de soldat et un revolver, symboles de son passage et de son absence.

 

"Comme la nuit où Walter rendit visite à sa fille, ses pas s’arrêtent à nouveau sur le palier, il se déchausse contre le mur avec l’agilité d’une ombre, il s’apprête à gravir l’escalier et je ne peux l’en dissuader ni l’arrêter pour la simple raison que je désire qu’il atteigne vite la dernière marche, qu’il ouvre la porte sans frapper et franchisse le seuil étroit sans dire un mot. Et c’est ainsi que les choses se passèrent. Le temps de reconstituer ces gestes ne s’était pas écoulé que déjà il était au milieu de la pièce, ses chaussures à la main. Il pleuvait en cette lointaine nuit d’hiver sur la plaine de sable et le bruit de l’eau sur les tuiles nous protégeait des autres et du monde comme un rideau tiré qu’aucune force humaine n’aurait pu déchirer. Autrement, Walter ne serait pas monté et ne serait pas entré dans la chambre.

En ce temps-là, la maison de Valmares avait déjà perdu la plupart de ses habitants et les pièces où les descendants de Francisco Dias avaient vécu étaient fermées, le long du couloir où jadis tous se croisaient. À l’époque, il était très difficile de les distinguer à leur pas. Plusieurs fils, petits-fils, trois brus et un gendre, allant et venant sans cesse depuis le lever du jour, émettaient une multiplicité de bruits inextricables qu’un enfant qui tendrait l’oreille dans sa chambre pendant des heures d’affilée serait incapable d’identifier. Mais en cet hiver au début des années soixante, les pas de ceux qui étaient restés étaient aussi reconnaissables que leur visage ou leurs photographies.

Il y avait les pas libres et légers, encore enfantins, encore mal assurés, des fils de Maria Ema, qui faisaient penser à des galopades de rongeurs par leur façon de parcourir le couloir en bande rapide. Par contraste, il y avait les pas lourds de Francisco Dias sortis de bottes où brillaient deux rangées de clous produisant un son métallique qui le suivait partout comme s’il transportait une couronne sous ses pieds. Et il y avait les pas de Custódio, plus légers que ceux de son père, mais eux aussi munis d’une protection métallique, piquetant le carrelage et le ciment ici et là de sa démarche asymétrique de boiteux. À plus forte raison les pas du fils aîné de Francisco Dias étaient-ils eux aussi très reconnaissables. Le bruit syncopé surgissait de la chambre du ponant où il dormait avec Maria Ema, le bruit sortait des bottes de Custódio comme une fêlure, un décalage par rapport au sol et à la réalité, un déséquilibre, pourtant cette asymétrie des pas du fils aîné de Francisco Dias avait quelque chose de régulier, de plus régulier que le pas des autres. En les entendant, on restait à l’écoute de la fêlure, du silence d’un des pieds, comme un pendule qui s’agite et annonce un battement inégal qui n’arrive jamais. Il était impossible de ne pas reconnaître ses pas traversant la maison de Valmares, croisant ceux de Maria Ema qui ne s’arrêtaient jamais à côté des siens.

Car il y avait le bruit des pas de Maria Ema, la femme de Custódio, pas de caoutchouc le matin et de cuir l’après-midi, mais maintenant que son beau-frère était revenu, elle portait des chaussures à talons hauts. On les entendait dans toute la maison arpenter le carrelage, effleurer les paillassons, marteler les planchers. Quand elle marchait, on devinait la robe froncée au-dessus des chaussures, les jambes blanches, la taille fine. C’était ses pas dans la grande maison de Valmares, une demeure assez éloignée de l’Atlantique pour qu’on n’entende pas les vagues déferler pendant les tempêtes mais pas suffisamment pour que le sel des embruns n’atteigne pas sa façade. Ses pas à elle, différents de ceux des autres. Mais le pas de Walter aussi était reconnaissable.

Walter Dias était revenu il y a un mois et il portait de bonnes chaussures en cuir de buffle. Le moelleux de la matière atténuait l’impact sur le sol, mais ne supprimait pas le chuintement d’une sorte de mousse comprimée sous ses pieds quand il passait dans le couloir vide. Nous connaissions tous ce pas silencieux et qui pourtant le trahissait, suave comme une respiration, présent comme une haleine. Les enfants de Maria Ema criaient dès qu’il franchissait le portail : “Le voilà qui arrive !” Tout le monde remarquait ses entrées et ses sorties. Cette nuit-là il valait donc mieux que le propriétaire des semelles de crêpe s’arrête sur le palier et reste sur ses gardes. Walter Dias entra sans frapper, s’adossa à la porte qu’il venait de refermer, lui couvrit les lèvres de la main : “S’il te plaît, ne crie pas…” dit-il, la nuit où il rendit visite à sa fille, qui l’attendait sans vraiment croire à sa venue. Ensuite seulement, il s’assit sur une chaise, se rechaussa et prit la lampe, releva la mèche jusqu’à ce que la lumière verdisse à la base et approcha de son visage la flamme en forme de pétale de coquelicot. Il l’approcha comme si le renflement illuminé était une loupe et se mit à la regarder, à l’observer, de face et de profil, pendant que la pluie brutale se démenait derrière les vitres des fenêtres.

Oui, cette nuit-là, tandis que la pluie allait et venait, imprégnant la terre chaude et aride, sœur du désert, la lampe s’éleva à hauteur de ses cheveux, la flamme haute trembla devant ses yeux, l’odeur du pétrole brûlé se répandit dans la chambre et pendant une accalmie, le pas caractéristique de Custódio Dias commença à se faire entendre. Son pas claudicant. Il arrivait du fond, du côté tourné vers le ponant, il avançait dans le couloir flanqué de portes hautes, il traversait le transept formé par la rencontre de quatre de ces portes, alors Custódio s’arrêta près du palier et cria : “Il y a quelqu’un là-haut ?” ..."

 

Maria Ema grandit dans la maison familiale de Valmares, entourée de non-dits et de silences pesants. À l'adolescence, elle développe une fascination pour ce père absent, construisant son image à travers les objets qu'il a laissés et les récits familiaux fragmentaires. La couverture du soldat devient un symbole central, représentant à la fois la protection et la trahison.

Le roman est structuré en une centaine de paragraphes longs, chacun correspondant à une évocation particulière, créant une mosaïque de souvenirs et de réflexions. Cette structure reflète la complexité de la mémoire et la difficulté de reconstituer une histoire familiale marquée par l'exil et le silence. (Traduction française Éditions Métailié, Paris, 1999)

 

"A Noite das Mulheres Cantoras" (2011)

 1987. Cinq jeunes femmes autour d’un piano, cinq  survivantes du naufrage de l’Empire colonial portugais, elles sont là pour chanter. Il y a Gisela, qui les a convoquées et va mettre toute son audace et son énergie à leur transformation en un groupe vocal qui enregistre des disques et se produit sur scène. Il y a les deux sœurs Alcides, Maria Luísa la mezzo soprano et Nani la soprano, qui sortent du conservatoire. Il y a Madalena Micaia, The African Lady, à la sublime voix de jazz, noire et serveuse dans un restaurant. Il y a enfin la plus jeune, Solange de Matos, dix-neuf ans, qui découvre la vie et la ville. Elle n’a pas une grande voix mais un grand talent “pour les petites choses”, elle compose des paroles de chansons inoubliables qui feront la gloire du groupe. Puis il y aura l’amour aérien et ambigu du chorégraphe international João de Lucena. Elles vont travailler dans un garage, elles vont apprendre à chanter, à composer des chansons, à danser sur scène, à marcher comme on danse, et enregistrer un disque, jusqu’à ce que l’impensable se produise. Vingt ans après, la télévision, le royaume de l’instantané, dévoreur d’âmes, leur consacre une émission : elles se  retrouvent toutes là entre émotion et mensonge, nous dit on en introduction ("La nuit des femmes qui chantent",  Éditions Métailié, 2012). Comme dans d'autres œuvres de Jorge, c'est une réflexion sur les illusions brisées après la Révolution des Œillets (1974). Les personnages incarnent les promesses non tenues de liberté, en particulier pour les femmes : exister, pour ces femmes, c'était d'abord chanter, mais dans un monde qui n'écoute que les vainqueurs, leurs voix ne seront jamais entendues ... 

Cette dualité rappelle des procédés chers à Jorge : comme dans "O Vento Assobiando nas Gruas" (2002), où le réel et le fantasmé s’entremêlent pour révéler les fractures sociales. Ici, une structure en deux parties,"A Noite Perfeita" (La Nuit parfaite) et la "Réalité de la Nuit parfaite" souligne l’hypocrisie d’une société qui célèbre les femmes en apparence, mais les nie dans leur complexité.

Une première partie présente une version idéalisée, presque mythique, de la soirée où les cinq femmes chantent ensemble. Le récit est lyrique, empreint de nostalgie et de beauté, comme si cette nuit était un moment de grâce, d’harmonie et de liberté éphémère. Les voix des femmes s’unissent dans une performance qui semble transcender leurs différences et leurs souffrances individuelles.

La seconde partie va démystifier brutalement l’illusion construite dans la première. On découvre les drames cachés, les inégalités sociales, les violences et les silences qui ont marqué la vie de ces femmes. L’émission télévisée, vingt ans plus tard, achève cette déconstruction en réduisant leur histoire à un spectacle vide, effaçant leur véritable combat pour exister. Lídia Jorge nous montre comment la mémoire collective préfère le mythe à la vérité (la nuit "parfaite" vs la réalité douloureuse), comment l’art et la performance peuvent être à la fois un refuge et un piège pour les femmes (leur chant les sublime, mais ne change pas leur condition) et le rôle des médias dans la fabrication de l’oubli : la télévision transforme leur histoire en divertissement, gommant toute dimension subversive...

 

" ...À vrai dire, la nuit instantanée avait été longue, elle avait duré deux heures et demie. Elle avait impliqué trente-cinq techniciens, six caméras, un présentateur, cinq chanteuses différentes, une demi-heure d’émission pour chacune, plus la file de leurs accompagnateurs, plus un siège en forme de barque au milieu de la scène et un applaudimètre relié aux lampes rouges de la barque en question où aboutissait le battement des paumes transformé en impulsions chronométrées. J’avais pris place dans la travée latérale, mais j’ignorais que je pourrais être appelée quand Gisela Batista monterait sur la scène, juste au moment où je venais de m’asseoir à côté des sœurs Alcides, comme convenu, sans aucune attente particulière.

 Et cela parce que jadis, quand l’empire instantané s’esquissait à peine, à la fin des années 80, Gisela Batista, Maria Luísa et Nani Alcides, Madalena.

 Micaia et moi-même avions formé toutes les cinq un groupe qui chantait et dansait, qui avait même enregistré un disque, et c’était précisément ce souvenir que la maestrina évoquait en public, en compétition avec les autres candidates, de façon à transformer la nuit instantanée en une succession de moments chargés de nostalgie. Des moments si concentrés que, même s’ils duraient plus d’une demi-heure, chaque prestation devait sembler n’occuper qu’une seconde dans la perception de l’assistance.

 L’explication avait été fournie par Gisela elle-même. Comme par le passé, elle nous avait averties deux jours plus tôt : “Ne vous étonnez pas de ce qui pourra arriver. Dans ce milieu, pour être parfait, ce qui est efficace ne pourra être qu’extrêmement rapide. Parfois on parle sans savoir ce qu’on dit…” avait prévenu Gisela Batista, habituée depuis presque deux ans au rythme rigoureux de cet empire où elle se mouvait comme un poisson dans l’eau.

 Pour résumer, la demi-heure qui la concernait s’était passée comme suit.

 Après la prestation des quatre chanteuses précédentes et après un dernier intervalle qui n’avait même pas duré un instant, Gisela avait surgi au milieu de la scène en foulant les planches au son de la chanson Afortunada, et le sol autour d’elle avait vibré. Il avait vibré quand elle s’était avancée en ajoutant à la musique enregistrée les paroles qui nous avaient identifiées jadis : “Ah ! Afortunada, la chanceuse / a fait fortune et ne possède rien…”

 A tremblé aussi cette espèce d’aurore boréale sur laquelle, inscrits en jets de lumière, nos anciens noms apparaissaient et disparaissaient, de même que nos visages d’enfant, lisses comme de la porcelaine, vingt et un ans plus tôt. Et exultait surtout le présentateur qui, après s’être colleté avec quatre chanteuses médiocres, était enfin face à une concurrente digne de ce nom. Le moment était favorable. L’animateur était conquis. Gisela Batista ne lui avait pas encore tendu la main que déjà il s’inclinait jusqu’à ses pieds avec une soumission d’esclave. Les mains du public qui remplissait la salle jusqu’aux balcons s’agitaient encore plus frénétiquement. Toutefois, pour nous trois, assises dans la travée latérale, rien de ce qui se passait sur la scène ne constituait une surprise. Connaissant Gisela et son passé, de même que notre contribution, avec laquelle elle concourait, nous étions en paix, persuadées d’assister à quelque chose de plus que prévu. Pourtant, les faits allaient emprunter un chemin différent ..."

 

"Les Mémorables" (Os Memoráveis, 2014) 

La fable? "L’ex-ambassadeur avait un costume de soie et, pour étrange que cela paraisse, le chemin qui allait mener aux mémorables commença dans le verre de scotch entre ses mains. Un liquide semblable circulait dans les verres de ceux qui l’accompagnaient, et c’est peut-être pourquoi les éclats de rire qui résonnèrent dans le vaste salon de la demeure furent aussi véhéments quand l’amphitryon dit à l’homme le plus proche de lui : “Mon cher filleul, maintenant qu’une poignée de marchands s’attache à démontrer que la terre est plate, il y aura sûrement quelqu’un pour proclamer que l’histoire est ronde. Vous voyez comment on construit une belle imposture ? La terre lisse comme une serviette de table, l’histoire sans le moindre bout par où l’attraper, comme si elle était une sphère. Et toi, maintenant, Bob ? Comment t’y prendras-tu pour démonter une supercherie aussi bien agencée ? ..."

Une réflexion sur la Révolution des Œillets (1974) telle qu'elle habite la mémoire collective du Portugal, un roman sur l’écart entre la légende et la réalité, entre la révolution rêvée et ses héros déchus, et une œuvre profondément pessimiste...

La Révolution des Œillets (25 avril 1974) a mis fin à la dictature salazariste au Portugal et à l’occasion de son 40ᵉ anniversaire (2014), une journaliste luso-américaine, Ana Maria Machado, retourne à Lisbonne pour réaliser un documentaire sur celle-ci.  Elle cherche à interviewer d’anciens acteurs de la révolution, ceux que l’on appelle "Les Mémorables", des figures qui ont marqué l’histoire, mais dont le rôle a parfois été déformé par le temps. Le récit alterne entre les entretiens d’Ana Maria avec les témoins (militaires, journalistes, artistes, militants), les souvenirs personnels de ces personnages, souvent contradictoires, une réflexion métalittéraire sur la manière dont l’Histoire est construite. Les Personnages clés : Le Capitaine Salgueiro Maia (figure réelle de la révolution)mort avant le récit, mais omniprésent comme symbole; Adolfo Maria, un ancien révolutionnaire devenu homme d’affaires cynique; Rui S., un ex-militant de gauche désillusionné; Vera Vitorino, une chanteuse qui a incarné l’espoir révolutionnaire: Eugénion un photographe dont les clichés ont fixé une image idéalisée des événements.

En terme de structure narrative, Lídia Jorge va utiliser deux niveaux de récit, la fable (le mythe révolutionnaire, construit et idéalisé) et le voyage dans la fable (la déconstruction de ce mythe par l’enquête d’Ana Maria) pour montrer que l’Histoire est un récit mouvant (chaque génération réécrit la sienne). Une structure qui permet de critiquer une certaine nostalgie politique dans le contexte de la publication du livre (le Portugal des années 2010, en crise, idéalise 1974 au lieu d’agir) et de s'inscrire dans l'une des grandes singularités de la littérature portugaise incarnée par "Le Livre de l’Intranquillité" de Pessoa : la vérité est insaisissable ...

 

"Au petit matin du 25 avril 1974, sous l’égide de quelques capitaines qui ne supportaient plus la guerre coloniale que le Portugal menait dans ses colonies africaines et qui avaient préparé le coup depuis presque un an, cinq mille soldats, dont la majorité étaient des conscrits, sont entrés dans Lisbonne, armés et avec des tanks. Ils ont pris la station Rádio Clube Português pour annoncer la révolution et tranquilliser la population. En même temps, les forces de l’école de Cavalerie prenaient la place du Commerce à Lisbonne, moment décisif pour la suite. L’après-midi, les militaires ont contraint le gouvernement réfugié dans le quartier général de la gendarmerie, sur la place du Carmo, à se rendre en positionnant en face les canons d’un char militaire (le Bula). Les fleuristes offrent alors des œillets que les soldats glissent dans leurs fusils. Ce Mouvement des forces armées (MFA) aura installé le soir même la démocratie au Portugal sans coup férir, après quarante-huit ans de dictature.

La PIDE, police politique de la dictature, est dissoute. La guerre coloniale en Afrique arrêtée (les cinq pays, ex-colonies portugaises, accéderont à leur indépendance en 1975).

Le pays connaît une période de grande agitation sociale, politique, militaire qui se termine le 25 novembre 1975. Une nouvelle Constitution entre en vigueur le 25 mai 1976. Dix ans plus tard, le Portugal devient membre de l’Union européenne (alors CEE)."

 

La fable, c'est le récit mythifié du 25 avril 1974, la version officielle, héroïque, de la Révolution des Œillets, telle qu’elle est racontée dans les manuels scolaires, les discours politiques et l’imaginaire collectif : un soulèvement pacifique, presque magique ("des œillets dans les fusils"), des figures héroïques et simplifiées (comme Salgueiro Maia, le capitaine martyr). Un récit de libération collective, effaçant toutes les ambiguïtés et justifié par les images d’archives (les photos d’Eugénio, le photographe du roman), par les témoignages nostalgiques des personnages qui s’accrochent à cette version, par le documentaire qu’Ana Maria veut faire (au début, elle cherche à confirmer la fable). C'est que la fable est nécessaire : elle donne une identité au Portugal, mais elle cache les fractures.

 

Le voyage dans la fable, c'est l’enquête qui démythifie, le travail de la journaliste Ana Maria, qui interroge les acteurs de la révolution et découvre que leurs souvenirs se contredisent, que certains ont trahi leurs idéaux (comme Adolfo Maria, passé du marxisme au capitalisme cynique), que bien d’autres sont désenchantés (Rui S., qui voit la révolution comme un échec).

Via des dialogues crus, où les "héros" avouent leurs lâchetés ou leurs regrets, des ellipses et non-dits (les silences dans les entretiens), un décalage entre les archives et la réalité (une photo célèbre s'avère être une mise en scène), le voyage révèle que la fable est une construction, souvent manipulée par le pouvoir ou la mémoire sélective. Une discussion entre Ana Maria et Adolfo Maria révèlera ainsi comment certains révolutionnaires ont trahi leurs idéaux pour s’enrichir, symbolisant la "récupération" du 25 avril par les élites. 

 

Une partie du roman est construite comme un récit qu'aurait écrit ou inspiré Robert Peterson,  un journaliste étranger (probablement américain ou britannique) présent lors de la Révolution des Œillets (1974). C'est un personnage clé qui incarne l’ambiguïté des héros révolutionnaires et la façon dont leur image est instrumentalisée par les médias et le pouvoir. Son "scénario" (ou son rôle dans la narration) illustre parfaitement le thème central du roman : la fabrique des mythes historiques et leur déconstruction, mais aussi celle du témoin impartial (au début, Peterson est perçu comme un chroniqueur objectif de la révolution, mais Ana Maria découvre que ses écrits ont omis des vérités gênantes), manipulateur malgré lui (ses reportages ont créé des icônes, ainsi Salgueiro Maia, en gommant leurs failles) : il aura contribué à l’esthétisation de la révolution (un "spectacle" médiatique, la  révolution comme récit cinématographique, non comme réalité). Dans ses notes (citées dans le roman), Peterson avouera certains doutes. Ana Maria répètera, 40 ans plus tard, le même processus : son documentaire risque de mythifier à nouveau 1974 ..

Peterson est le fantôme qui hante le livre , son héritage médiatique rappelle que derrière chaque histoire officielle, il y a des silences coupables : son "scénario" montre que les révolutions sont aussi des constructions narratives, que les témoins (journalistes, artistes) en sont les complices, par omission ou embellissement : le roman de Lídia Jorge apparaît comme une contre-enquête qui démonte ces mécanismes...

(Traduction française Éditions Métailié, Paris, 2015)


"A Casa da Cabeça de Cavalo" (1995)

Teolinda Gersão (1940) est une écrivaine portugaise majeure, connue pour son style poétique et onirique, explorant la mémoire, l’identité et les frontières entre réel et fantastique. "A Casa da Cabeça de Cavalo" (La Maison à la Tête de Cheval) est un de ses romans les plus célèbres, critique d’un Portugal rural enfermé dans ses tabous (religion, honneur familial, oppression des femmes), au centre une demeure mystérieuse, quasi vivante, héritage de l’aristocratie et du salazarisme ...

L’histoire se déroule dans un village isolé du Portugal, dominé par une étrange demeure appelée "A Casa da Cabeça de Cavalo" (nommée d’après une sculpture équestre sur son fronton). Cette maison, symbole du pouvoir décadent d’une ancienne famille aristocratique, semble exercer une emprise sur les habitants. Eduarda, une femme mystérieuse, revient au village après des années d’absence, et le narrateur (un ancien ami d’enfance), tente de percer le mystère de son retour.

En fond, les villageois, gardiens des traditions et des non-dits, qui craignent la maison et ses fantômes. Eduarda réapparaît soudain, silencieuse et changée, comme si elle fuyait un passé traumatique. Le narrateur plonge dans des récits fragmentés (mémoires d’enfance, légendes locales) pour comprendre le lien entre Eduarda et la maison. On découvre ainsi peu à peu un drame familial (violence, folie, secrets enterrés) qui a marqué Eduarda et le village entier. La maison finit par brûler, comme une purification symbolique, et Eduarda disparaît à nouveau, laissant le narrateur (et le lecteur) dans l’ambiguïté : était-elle réelle ou un fantôme ?

 

"Os Guarda-Chuvas Cintilantes" (2000) 

Un roman qui confirme l'importance de Teolinda Gersão dans la prose portugaise contemporaine, bien qu’elle soit parfois moins médiatisée que Saramago ou Lobo Antunes. L'histoire se déroule entre le Portugal des années 1950-60 (sous la dictature salazariste), l'Afrique coloniale (suggérée sans être nommée, probablement le Mozambique) et une dimension hors temps, presque mythique. Des personnages-clés, Rui, un enfant puis adulte sensible, témoin des silences familiaux, Laura, sa tante mystérieuse, artiste marginale qui disparaît et réapparaît, le père, homme rigide incarnant l'autorité coloniale et patriarcale, et les "parapluies scintillants", objets symboliques liés à des moments de rébellion ou d'évasion.

Rui grandit dans un climat de peur (policiers politiques, secrets familiaux), la famille part en Afrique, puis revient au Portugal après des traumatismes. Le livre progresse par fragments (lettres, souvenirs, contes africains réinventés). Loin des clichés, une prose qui danse entre poésie et politique...