La Satyre Ménippée (1594)
Le monde a bien changé. Il n'est, en France, nul écrivain du XVIe siècle qui n'ait touché à la polémique, même ceux qui se consacraient à la poésie et à l'art pur comme Ronsard. Et la littérature uniquement militante a fourni un chef d'oeuvre , la "Satyre Ménippée", pamphlet politique contre la Ligue et en faveur d'Henri IV, mais surtout parodie d'une certaine gouvernance. Mais au XXIe siècle, le monde a-t-il tant changé que cela? N'avons-nous pas à une époque bien récente entendu parler de "grand débat national" et de "convention citoyenne", n'avons-nous jamais été témoins de ces cérémonies infiniment grandioses qui mettent en scène de dérisoires personnification de l'autorité publique, n'avons-nous pas entendu bien des discours politiques parfaitement creux, souvent de circonstances et en charge d'illustration d'un pouvoir sans substance ? Comme dans la Satyre Ménippée, il y a déjà plus de cinq siècles, les mêmes thèmes nourrissent une parodie sans concession, et comme toujours, c'est parce qu'il y a des êtres humains qui les servent et qui ont de minuscules intérêts à sauvegarder, qu'un pouvoir sans consistance en vient à s'imposer, au risque de fractionner des sociétés entières ...
Last update 10/10/2021
LA SATYRE MÉNIPPÉE
Satire politique en prose et en vers, anonyme, publiée en France en 1594. De toutes les satires engendrées par une époque fertile en luttes politiques et religieuses, celle-ci est sans doute la plus célèbre. Elle nait à l'extrême fin du XVIe siècle, au moment où la France connaît l'une des plus graves crises de son histoire : celle de la Ligue.
Après l`assassinat d'Henri III par Jacques Clément (1589), l'héritier légitime du trône n'était autre qu`Henri de Navarre, toujours protestant malgré la promesse plusieurs fois faite d'une conversion. En 1584, la Ligue était née précisément du refus de voir un jour un prince hérétique monter sur le trône de France. La citadelle ligueuse est Paris, grâce à un certain nombre de ses bourgeois, de ses parlementaires. et surtout grâce au petit peuple galvanisé par les sermons des curés.
Mais, contrairement à ce qu'écrivit le XIXe siècle, les ligueurs ne sont pas de simples fanatiques. Ce sont aussi des hommes de conviction pour qui la religion catholique est la valeur suprême, et, pour certains d'entre eux, des hommes de culture. Le prestige d`Henri Ill est au plus bas. En mai 1588, il est chassé de la capitale par une émeute populaire, et les tractations qu`il engage avec Henri de Navarre, le chef des protestants, persuadent les ligueurs qu'il joue double jeu. C`est dans ces circonstances qu`il est assassiné.
Les protestants ne sont pas les seuls partisans du Béarnais, comme l'appellent ses adversaires. Se rallient à lui des catholiques modérés et surtout des "politiques", qui pensent que l`unité du royaume est une valeur supérieure à toute considération religieuse.
C'est parmi eux que se recrutent les auteurs de "La Satyre Méníppée", souvent lue comme un pamphlet qui soutient, de manière indirecte, l'ascension de Henri IV en soulignant la folie des opposants à son règne. Ils sont six : Pierre Le Roy, chanoine de la Sainte-Chapelle ; Jean Passerat, professeur au Collège royal ; Nicolas Rapin, poète; Jacques Gillot, conseiller-clerc au parlement de Paris; Florent Chrestien, médecin et humaniste protestant; enfin et surtout Pierre Pithou, remarquable érudit, à la fois historien et juriste, qui sera bientôt promu par Henri IV conservateur de la Bibliothèque royale.
Contrairement à une légende, ces hommes ne se réunissent pas dans un cabaret pour composer leur satire entre deux verres de vin. Ils décident d`intervenir par la plume lorsque les ligueurs, maîtres de Paris et toujours opposés à Henri de Navarre, convoquent des états généraux afin d'élire un roi, bien sûr catholique, et sans doute inféodé à l`Espagne. Les séances commencent le 26 janvier 1593 au Louvre, et c`est alors que prend naissance dans l'esprit de Pierre Le Roy l'idée d'une parodie de ces états généraux, où un représentant de l'Espagne n'hésitait pas à présenter la candidature de la fille de Philippe lI : une femme sur le trône de France!
Pierre Le Roy est sans doute l'auteur unique d'une ébauche de la "Satyre" qui circule alors, manuscrite, pendant les premiers mois de 1593 sous le titre : "Abbregé et l'Âme des Estatz convoquez à Paris en I'an 1593, le 10 de febvrier". La première édition, imprimée à Tours par Jamet Metayer, libraire du roi, entre le sacre d'Henri IV à Chartres (27 février 1594) et son entrée à Paris (22 mars), propose un texte beaucoup plus long, auquel ont collaboré les auteurs mentionnés ci-dessus.
Il s'agit toujours d`une parodie des états généraux, ouverts par une procession grotesque, qui donne le ton des discours qui suivent et que nos auteurs ont librement imaginés. Sept harangues sont prêtées, dans l'ordre, au lieutenant général Mayenne, qui se voit déjà roi, au légat du pape, réputé pour sa laideur, au cardinal de Pelvé, archevêque de Reims, protégé par les Guises et par Philippe Il, à l'archevêque de Lyon, Pierre d`Epinac, au recteur de l'université de Paris, Roze, qui s'embrouille dans son discours, au sieur de Rieux, un rustre qui s`est anobli tout seul, et enfin à Claude d`Aubray, prévôt des marchands de Paris, qui parle au nom du tiers état. Tous les discours tenus par des ligueurs sont des chefs-d'œuvre d'éloquence ridicule : c'est à qui parlera le plus mal, chacun cherchant son intérêt personnel, attaquant les autres, et montrant ce qu`est réellement la Ligue aux yeux des partisans d`Henri IV : le rassemblement fortuit d`intérêts personnels.
"... On ne vous avoit conféré ceste belle et bien controuvée qualité de Lieutenant de l’Estat qui sent plus, à la verité, le style d’un clerc de Palais ou d’un pedant que la gravité de la charge, sinon ad tempus, et jusques à ce qu’autrement, par les Estats Generaux, y eut esté pourveu. Tellement qu’il est temps qu’en soyez demis et depossedé et qu’avisions à prendre ung autre gouvernement et ung autre gouverneur : c’est assez vescu en anarchie et desordre. Voulez-vous que, pour vostre plaisir, et pour aggrandir vous et les vostres, contre droit et raison nous demourions à jamais miserables ? Voulez-vous achever de perdre ce peu qui reste ? Jusques à quand serez-vous substanté de nostre sang et de. nos entrailles ? Quand serez-vous saoul de nous manger, et de nous veoir entretuer pour vous faire vivre à vostre aise ? Ne songez-vous point qu’avez affaire aux François ? c’est-à-dire à une nation belliqueuse qui est quelquefois facile à séduire, mais qui bientost retourne à son devoir, et surtout ayme ses Roys naturels et ne s’en peut passer. Vous serez tout estonné que vous vous trouverez abandonné de toutes les bonnes villes qui feront leur appointement sans vous. Vous verrez tantost l’un, tantost l’autre de ceux que pensez vos plus familiers, qui traiteront sans vous, et se retireront au port de sauveté, parce qu’ils vous ont congneu mauvais pilote, qui n’avez sceu gouverner la navire dont aviez pris la charge et l’avez eschouée bien loin du port. Avez-vous donc tant en horreur le nom de paix, que n’y vueillez point du tout entendre ? Ceux qui peuvent vaincre, encore la demandent-ils ? Qu’ont doncq servy tant de voyages, d’allées et de venues, qu’avez faict faire à Monsieur de Villeroy et à d’autres, sous ce pretexte de parler d’accord et d’acheminer les choses à quelque tranquillité ? Vous estes donq ung pipeur et abuseur, qui trompez vos amis et vos ennemis ; et, contre le naturel de vostre nation, vous n’usez plus que d’artifice et de ruses, pour nous tenir tousjours soubs vos pattes à vostre mercy. Vous n’avez jamais voulu faire traitter des affaires publiques par personnes publiques, mais à catimini, par petites gens façonnez de vostre main et dependants de vous, à qui vous disiez le mot en l’oreille, tout resolu de ne rien faire de ce qui seroit accordé. Par ce moyen vous avez perdu la creance et bienveuillance du peuple, qui estoit le principal appuy de vostre authorité, et avez faict calumnier les procedures d’aucuns notables personnages qu’y avez employez par forme d’acquit, et pour octroyer quelque chose à ceux qui vous en supplioient. Vous avez eu crainte d’offenser les Estrangers qui vous assistent, lesquels toutesfois vous en savent peu de gré. Car, si vous sçaviez les langages qu’ils tiennent de vous, et en quels termes le Roy d’Espagne escrit de vos façons de faire, je ne pense pas qu’eussiez le cœur si serf et abject pour le caresser et rechercher comme vous faictes ! ..."
La "Satyre Ménippée" est un creuset où se fondent bien des formes et des traditions littéraires. Elle se souvient de la "satire" antique. à laquelle elle prête, grâce à une fausse étymologie, la liberté d`allure et de parole des "satyres" de la mythologie. Le terme de "ménippée" renvoie aussi à l'Antiquité, où l'on désignait par cet adjectif une œuvre mêlée de prose et de vers. Ceux-ci abondent dans l'ouvrage de Pithou et de ses amis : citations de poètes grecs et latins, chansons d`allure populaire qui se moquent de la corpulence de Mayenne ou de la fuite des troupes catholiques à la bataille d'Ivry. Ces vers introduisent une bonne humeur "bien française" sur une scène par ailleurs assez sombre et rappellent que la patrie de Rabelais n'est pas décidée à vivre à l'heure de la pénitence comme semblent vouloir l'imposer l'austérité espagnole ou l'esprit du concile de Trente.
On ne compte pas, d'ailleurs, les références et les allusions à Rabelais qui fournit à "La Satyre Ménippée" les thèmes et les motifs carnavalesques adaptés à la circonstance. Ce qui a fait, en définitive, le succès de cette œuvre, c'est la parfaite adaptation de la forme littéraire à l'idéologie : Henri IV victorieux, c'est le triomphe de la liberté religieuse (que va assurer l'édit de Nantes, en 1598) et de la liberté littéraire...
L'œuvre se déploie autour d'une succession de discours successifs qui s'entrelacent et se répondent, et forment au final un tout cohérent dans la dénonciation des abus de pouvoir et de la corruption des élites. Chaque discours constitue le plus souvent une parodie d'un genre ou d’un registre spécifique (théologique, politique, diplomatique, philosophique), ce qui permet une très grande variété de formes et une forte dimension satirique. Le texte est d'autant plus subversif qu'il ne cesse de jouer sur des changements de ton et de style, du comique au sérieux, du grotesque au tragique. Ainsi,
- Une première partie vient s'attaquer aux prétentions des théologiens et des parlementaires, ridiculisant la division du royaume et les débats religieux, notamment à travers la caricature des discours des partis (catholiques et huguenots).
- Une deuxième partie entreprend de critiquer les idéologies politiques et sociales de l’époque, ici sont fortement contester les institutions monarchiques et les structures de pouvoir, avec des commentaires particulièrement acerbes relatifs au comportement des dirigeants et des élites.
- Enfin une troisième partie se révèle parodie de discours érudits dont le savoir n'a pour seul objet que de justifier les actions politiques entreprises, jusqu'à l'absurde ...
"La vertu du Catholicon"
"Parce que les Estatz Catholiques, nagueres tenuz à Paris, ne sont point Estatz à la douzaine, ni communs et accoustumez, mais ont quelque chose de rare et singulier par dessus tous les autres qui ayent jamais esté tenuz en France ; j’ay pensé faire chose agreable à tous bons Catholiques zelez et servir à l’edification de la foy, d’en mettre par escrit un sommaire, qui est comme un elixir et quinte-essence tirée et abstraicte, non seulement des harangues, mais aussi des intentions et pretentions des principaux personnages qui jouerent sur cest eschaffaut..."
De la soi-disant résolution des problèmes sociaux et politiques les plus complexes par force réunions et débats, mais plus encore critique de l'hypocrisie et de l'incompétence des autorités - "La vertu du Catholicon" dans la Satyre Ménippée vient ici parodier l’autorité et la puissance apparente de certaines institutions, autorités religieuses ou politiques, qui prétendent résoudre les maux du royaume via des idéologies simplistes, des solutions dogmatiques ou des remèdes pires que le mal. Belle critique de la médecine politique de l'époque. Certes la seule vertu du Catholicon semble être, au final, de masquer les vraies causes des maux et de repousser l'inévitable souffrance sous des couches de fausses assurances ou d'apparentes guérisons : c'est aussi dénoncer l’instrumentalisation par le pouvoir de la religion et de la politique ...
"Abrégé des Estats de Paris, convoquez au dixiesme de février 1593. Tiré des Mémoires de mademoiselle de La Lande, alias la Bayonnoise, et des secrettes confabulations d’elle et du père Commelaid"
Une procession ouvre notre abrégé : "Ledit recteur Roze, quittant sa capeluche rectorale, prit sa robe de maistre-és-arts, avec le camail et le roquet, et un hausse-col dessus ; la barbe et la teste rasée tout de fraiz, l’espée au costé, et une pertuisane sur l’espaule. Les curez Amilthon, Boucher et Lincestre, un petit plus bizarrement armez, faisoient le premier rang ; et devant eux marchoient trois petits moynetons et novices, leurs robes troussées, ayants chacun le casque en teste dessoubs leurs capuchons, et une rondache pendue au col où estoient peinctes les armoiries et devises desdits seigneurs. Maistre Jaques Pelletier, curé de Sainct-Jaques, marchoit à costé, tantost devant, tantost derriere, habillé de violet en gendarme scolastique, la couronne[8] et la barbe faicte de fraiz, une brigandine sur le dos, avec l’espée et le poignard, et une halebarde sur l’espaule gauche, en forme de sergent de bande, qui suoit, poussoit, et haletoit, pour mettre chacun en son rang et ordonnance...."
De la futilité et de l'inefficacité des assemblées qui se veulent des instances de décision et de gouvernance. Au moment de la rédaction de la Satyre Ménippée (fin du XVIe siècle), la France traversait une période marquée par les guerres de religion et l'une des caractéristiques de cette époque est la convocation d'États généraux ou d’assemblées politiques (souvent à Paris), qui étaient censées traiter des questions majeures du royaume, mais qui n'aboutissaient, sous couvert de disputes les plus insignifiantes, qu'à renforcer le plus souvent l’autorité du roi ou à légitimer des décisions qui étaient souvent impopulaires. Il va sans dire que de telles assemblées imposaient une mise en scène d’autorité la plus grandiose possible et que, derrière ses airs d'extrêmes solennités, on n'aboutissait le plus souvent qu'à des résultats dérisoires ou absurdes. "Abrégé des Estats de Paris" présente non seulement les débats et décisions qui se sont déroulés lors des séances des États, mais nous conte tant le sérieux affecté des intervenants, les déclarations sont souvent absurdes, les décisions inefficaces et les interventions plus orientées vers des intérêts personnels que vers le bien du royaume, que le ridicule même de la forme des débats, du mécanisme et du jeu d'apparences qui entoure ces réunions.
"Arrivez qu’ils furent tous, en ceste equipage, en la chapelle de Bourbon, Monsieur le recteur Roze, quittant son hausse-col, son espée et pertuisane, monta en chaire où, ayant prouvé par bons et valides arguments que c’estoit à ce coup que tout iroit bien, proposa un bel expedient pour mettre fin à la guerre dans six mois pour le plus tard, ratiocinant ainsi : En France, y a dix-sept cens mille clochers, dont Paris n’est compté que pour un : qu’on prenne de chacun clocher un homme catholique, soldoyé aux despens de la paroisse, et que les deniers soyent maniez par les Docteurs en theologie, ou pour le moins graduez nommez ; nous ferons douze cens mille combattants, et cinq cens mille pionniers. Alors tous les assistants furent veuz tres saillir de joye, et s’escrier : O coup du Ciel !, Puis exhorta vivement à la guerre, et à mourir pour les Princes Lorrains, et, si besoin estoit, pour le Roy Tres-Catholique, avec telle vehemence qu’à peine put-on tenir son regiment de Moynes et Pedants qu’ils ne s’encourussent ce pas attaquer les forts de Gournay et Sainct-Denis ; mais on les retint avec un peu d’eau beniste, comme on appaise les mouches et frelons avec un peu de poussiere ; puis Monsieur le Cathedrant acheva par ceste conclusion : Beati pauperes spiritu, etc."
Les décisions importantes seront prises ailleurs ...
"Les pièces de tapisserie dont la salle des Estats fut tendue"
"Or, devant que vous parler des ceremonies et de l’ordre des seances desdits Estats, il ne sera pas hors de propos de vous figurer la disposition de la Sale ou l’Assemblée se devoit faire..."
De la parodie des institutions et des cérémonies officielles, à travers l'examen d’un détail insignifiant en apparence, les tapisseries, mais des tapisseries qui représentent les vertus royales et les scènes de batailles héroïques. Il s'agit ici tout autant de dénoncer l'artifice et l’ostentation des décorations et des cérémonies qui accompagnent les décisions politiques importantes, que de dissimuler la réalité de la politique et des injustices sous des apparences de grandeur et de solennité. C'est dire avec quel esprit la Satyre Ménippée s'attaque à l'organisation et aux comportements des pouvoirs politiques, religieux et militaires de l’époque, notamment durant la guerre de religions en France : les assemblées et les séances politiques, comme celles des États généraux ou du Parlement, étaient en effet souvent entourées de grandes cérémonies, d'ornements fastueux et de symboles d'autorité...
"La charpenterie et eschaffaudage des sieges estoit toute semblable à celle des Estats qui furent tenuz à Troyes, environ l’an 1420, soubs le roy Charles VI, à l’instance et poursuitte du roy d’Angleterre et du duc de Bourgongne, lorsque Charles VII, Dauphin et vray heritier de la Couronne de France, fut, par lesdits Estats, degradé et declaré incapable de succeder au Royaume ; luy et tous ses adherents et fauteurs excommuniez, agravez, réagravez, cloches sonnants et chandelles esteintes, puis bannis ad tempus. Mais la Tapisserie dont ladite Sale estoit tendue, en douze pieces ou environ, sembloit estre moderne et faicte exprés, richement estoffée à haute lisse, et le daiz de mesme, soubs lequel devoit estre assis Monsieur le Lieutenant. A un des costez et pante du daiz, par le dedans, estoit representé au vif un Sertorius, habillé à la françoise parmy des Espagnols, consultant une biche fée dont il disoit entendre la volonté des dieux...." Ainsi chaque lecteur est-il invité à regarder au-delà de l’apparence pour saisir la vérité qui se cache sous les décors ...
"De l’ordre tenu pour les séances"
"Aprés que l’Assemblée fut entrée bien avant dedans la Grande Sale, approchant des degrez où le daiz estoit eslevé et les chaires preparées, la place fut assignée à chacun par un heraut d’armes intitulé Courte-joye-sainct-Denys qui les appella tout haut, par trois fois.." - De la manière dont les autorités, qu'elles soient ecclésiastiques, politiques ou sociales, organisent leurs assemblées et leurs débats. La rigueur apparente des procédures est présentée comme une manière d’imposer une autorité et d'éviter que des idées subversives ou critiques ne prennent le dessus...
"Il y eut aussi un peu de garbouil entre mesdames de Belin et de Bussy, à l’occasion que l’une ayant lasché quelque mauvais vent pseudocatholique, madame de Belin dit tout haut à la Bussy : — Allons, procureuse, la queue vous fume ! Vous venez icy parfumer les croix de Lorraine ! Mais Monsieur le Grand Maistre de Saulsay, oyant ce bruit et en sachant la cause, leur cria, le baston en la main : — Tout beau ! mesdames. Ne venez point icy concilier nos Estats, comme ma fille, n’a pas long-temps, le bal du feu Roy, en cette Sale mesme..."
Harangue de Monsieur le Lieutenant
"Messieurs, vous serez touts tesmoings que, depuis que j’ay pris les armes pour la saincte Ligue, j’ay tousjours eu ma conservation en telle recommandation que j’ay preferé de tres-bon cœur mon interest particulier à la cause de Dieu, qui sçaura bien se garder sans moy, et se venger de tous ses ennemis. Mesme je puis dire avec verité que la mort de mes freres ne m’a point tant outré, quelque bonne mine que j’aye faict, que le desir de marcher sur les erres que mon pere et mon bon oncle le Cardinal m’avoient tracées, et dedans lesquelles mon frere le Balafré estoit heureusement entré. Vous sçavez qu’à mon retour de mon expedition de Guyenne, que les Politiques appellent incagade, je n’effectuay pas en ceste ville ce que je pensoy, à cause des traistres qui advertissoient le tyran leur maistre ; et ne tiray autre fruict de mon voyage que la prise de l’heritiere de Caumont que je destinoy pour femme à mon fils. Mais le changement de mes affaires m’en faict à present disposer autrement.
Davantage vous n’ignorez pas que je ne voulus point engager mon armée à aucun grand exploict, ni siége difficile (en quoy toutesfois Castillon me trompa, que je pensoy emporter en trois jours), afin de me reserver plus entier pour executer mes catholiques desseins. Quant à mon armée de Dauphiné, je luy feis tousjours faire halte, et me tins aux escoutes pour attendre si, aux Estats de Blois, vous auriez affaire de moy. Mais les choses ayant pris le contrepied de nos souhaits et attentes, vous veistes en quelle diligence je vous vins trouver en ceste ville, et avec quelle dexterité mon cousin le Connestable d’Au male, cy present, fit prealablement descendre le Sainct-Esprit en poste sur une partie de Messieurs de Sorbonne. Car, aussi-tost dit, aussi-tost faict. Et de là sont procedez tous nos beaux exploicts de guerre ..."
De l'unité du royaume et de la nécessité de la répression, les notions de justice et d'ordre comme légitimant toute violence. S’exprimant de manière solennelle et avec une noblesse toute militaire qui semble imposer sacralité et patriotisme, le Lieutenant vient ici légitimer la guerre et la répression. Le discours est vide de sens, la rhétorique, une défense des valeurs comme la justice et l'ordre, mais perverties à des fins personnelles et politiques, le ton à l'ironie pour combattre une foncière hypocrisie : il s'agit pas de maintenir l’ordre par le dialogue ou la compréhension, mais par la violence et l'intolérance. Un discours souvent entendu : il n'y a point de plus grande gloire pour un homme que de défendre la justice et l'ordre, surtout lorsque ce dernier est menacé par la rébellion et l'hérésie. Vous me connaissez, et vous savez que je n'hésiterai pas à employer la force pour maintenir la paix dans notre royaume. Il est de notre devoir de garantir la stabilité du royaume et de soutenir notre bon roi, qui, sous l’œil de Dieu, est l’unique source d’autorité. Par la guerre, nous sauverons ce royaume de la corruption de ses ennemis, car la guerre est une nécessité pour restaurer l'ordre...
"Harangue de Monsieur le Légat"
"... Mais une seule chose me paraît nécessaire au salut de vos âmes : c’est de ne parler jamais de paix, bien moins encore d’y travailler, que tous les Français n’aient auparavant succombé à la façon des Macchabées, et ne se soient fait vaillamment occir comme Sanson, écrasés et enterrés au milieu des ruines de ce méchant paradis terrestre de France pour jouir plus vite du repos éternel du Paradis céleste. La guerre, donc ! la guerre ! ô vaillants et magnifiques Français ! Car, toutes les fois qu’il est question de paix et qu’on parle de trêve avec ces sycophantes pendards d’Hérétiques, il me semble qu’on me donne un clystère à l’encre. ..."
De l’absurdité de l’argumentation religieuse pour justifier la guerre. À l’époque de la Satyre Ménippée où la France traverse une période de guerres de religion particulièrement violentes, le Légat, représentant du pape, possède une autorité tant spirituelle que temporelle dont la confusion se révèle redoutable : il s'agit alors de parodiant les discours religieux de l’époque, de démasquer une hypocrisie qui soutient la guerre comme seul moyen purifier le royaume, alors qu’elle est en réalité une manifestation des dérives de l’intolérance religieuse. Nulle chose n’est plus noble que de défendre la pureté de l’Église et de lutter contre ceux qui la souillent par leurs hérésies, et ce n’est que par le fer et par le feu que nous pourrons garantir la survie de la foi et de la monarchie. ".. C’est pourquoi, à vous dire le vrai, le Très-Saint Père n’est guère en peine de tous vos agissements ; et tout ce qui le touche, c’est de n’être point privé des annates et commendes et autres expéditions qui se payent à Rome avec votre or et votre argent. Donnez tant que vous voudrez vos âmes au Diable d’Enfer, peu lui importe, pourvu que les provendes de Bretagne et l’antique révérence due à Sa Sainteté ne lui manquent point. D’autant plus grande et révérée sera Sa Sainteté que vous autres pygmées, serez petits et tout petits". L' incohérence entre les valeurs chrétiennes et les actions violentes sera l'une des cibles majeures de la satire dans la Satyre Ménippée...
"Harangue de Monsieur le cardinal de Pelvé"
"Monsieur le Lieutenant, vous m’excuserez si pour contenter ceste docte Assemblée et garder le decorum et la dignite du rang que je tiens en l’Église par la volonté de vous et des vostres, je fay quelque discours en langage latin, auquel vous sçavez qu’il y a long-temps que j’estudie, et en sçay presque autant que mon grand père, qui fut un bon gendarme et un bon fermier quant et quant soubs le roy Charles huictiesme. Mais quand j’en auray dit trois mots, je reviendray à vous et à vos affaires..." - De l’instrumentalisation de la foi chrétienne et de la royauté à des fins politiques. Le cardinal de Pelvé se présente comme un défenseur de la foi catholique et de la monarchie, mais son discours est une caricature des discours qui justifient la violence et l’oppression au nom de la foi. Il n'est de plus grande gloire pour un homme que de défendre la sainte Église et la royauté de notre bien-aimé monarque, dira-t-il. Il est évident que ce royaume ne saurait prospérer que dans la foi catholique et sous l’autorité du roi, il nous faut donc , sans hésiter, écraser toute rébellion et toute hérésie, car c’est là que réside le salut du royaume et de ses âmes. La violence contre les hérétiques et ceux qui défient l’autorité royale est ainsi non seulement justifiée, mais nécessaire pour maintenir la pureté de la foi catholique et l’ordre politique du royaume. L'ironie traduit ici toute l’absurdité de justifier des meurtres et des persécutions au nom de la sainte Église.
"Harangue de Monsieur de Lion"
"Messieurs, je commenceray mon propos par l’exclamation pathetique de ce Prophete royal David : Quam terribilia judicia tua, etc. « O Dieu ! que vos jugements sont terribles et admirables ! » Ceux qui prendront garde de bien prés aux commencements et progrez de notre saincte Union auront bien occasion de crier les mains joinctes au ciel : O Dieu ! si vos jugements sont incomprehensibles, combien vos graces sont-elles plus admirables ! et de dire avec l’Apostre : Ubi abundavit delictum, ïbi superabundavit et gratia.
N’est-ce point chose bien estrange, Messieurs les Zelateurs, de veoir nostre Union, maintenant si saincte, si zelée et si devote, avoir esté, presque en toutes ses parties, composée de gens qui, auparavant les sainctes Barricades, étoient tous tarez et entachez de quelque note mal solfiée et mal accordante avec la justice, et, par une miraculeuse metamorphose, veoir tout à un coup l’atheisme converty en ardeur de devotion ; l’ignorance, en science de toutes nouveautez et curiosité de nouvelles ; la concussion, en pieté et en jeusne ; la volerie, en generosité et vaillance ; bref, le vice et le crime transmués en gloire et en honneur ? Cela sont des coups du Ciel, comme dit Monsieur le Lieutenant, de pardieu ! Je dy si beaux que les François doivent ouvrir les yeux de leur entendement pour profondement considerer ces miracles, et doivent là dessus les. gens de bien, et de biens de ce Royaume, rougir de honte avec presque toute la Noblesse, la plus saine partie des Prelats et du Magistrat, voire les plus clairvoyants, qui font semblant d’avoir en horreur ce sainct et miraculeux changement.
Car qui a-il au monde de plus admirable, et que peut Dieu mesme faire de plus estrange, que de veoir tout en un moment les valets devenus maistres ; les petits estre faicts grands ; les pauvres, riches ; les humbles, insolents et orgueilleux ; veoir ceux qui obeissoient commander ; ceux qui empruntoient, prester à usure ; ceux qui jugeoient, estre jugez ; ceux qui emprisonnoient, estre emprisonnez ; ceux qui estoient debout, estre assis ? O cas merveilleux ! ô mysteres grands ! ô secrets du profond cabinet de Dieu, inconnus aux chetifs mortels !..." -
Du devoir absolu de loyauté envers la monarchie. Monsieur de Lion, personnage fictif, apparaît dans un moment où les auteurs de la Satyre Ménippée cherchent à se moquer des prétentions de certains personnages, nobles ou chefs militaires , qui justifient leurs actions au nom de la loyauté, de la foi, ou d’une mission divine. Il n’est point de plus grande œuvre que de défendre la foi et la monarchie. Cette loyauté aveugle à l’autorité et à la violence justifiée par la foi nourrit la prétention de ces personnages à mener des guerres civiles et à réprimer ceux qu'ils considèrent comme des ennemis de la religion ou de l’État. L'unité de la noblesse est affirmée, elle est censée servir la cause divine, n'est que prétexte à l'oppression des supposés hérétiques. L’appel à la violence en vue d’un idéal divin ou monarchique est, dans l’œuvre, une satire de l’hypocrisie des élites politiques et religieuses...
"Messieurs de la Noblesse, qui tenez les villes et chasteaux au nom de la saincte Union, estes-vous pas bien aises de lever toutes les tailles, decimes, aydes, magazins, fortifications, guet, corvées, imposts et daces de toutes denrées, tant par eau que par terre, et prendre vos droicts sur toutes prises et rançons, sans estre tenuz d’en rendre compte à personne ? Soubs quel Roy trouveriez-vous jamais meilleure condition ? Vous estes Barons, vous estes Comtes et Ducs en proprieté de toutes les places et provinces que vous tenez. Vous y commandez absolument et en rois de carte. Que vous faut-il mieux ?.."
La critique touche ici les inégalités sociales qui sous-tendent la guerre de religion: face à l'hypocrisie des élites qui disent se battre au nom de la foi et de l’unité nationale, le peuple, quant à lui, pris dans les conflits, n'a guère la moindre alternative ...
" ... ce qui importe pour le present le plus à nos affaires, c’est de bastir une loy fondamentale par laquelle les peuples François seront tenuz de se laisser coiffer, embeguiner, enchevestrer, et menera l’appetit de Messieurs les Cathedrants ; voire se laisseront escorcher jusques aux os, et curer leurs bourses jusques au fond, sans dire mot ny s’enquerir pourquoy. Car vous sçavez, Messieurs, que nous avons affaire de nos pensions. Mais surtout faictes souvent renouveler les serments de l’Union sur le precieux Corps de Nostre Seigneur, et continuez les confrairies du Nom de Jesus et du Cordon, car ce sont de bons colliers pour menues gens...."
"Harangue de Monsieur le recteur Roze, jadis évesque de Senlis"
" ... Les professeurs publics qui estoient tous Royaux et Politiques, ne nous viennent plus rompre la teste de leurs harangues et de leurs congregations aux trois Evesques : ils se sont mis à faire l’alquemie chacun cheuz soy. Bref, tout est coy et paisible, et vous diray bien plus : jadis, du temps des Politiques et Heretiques Ramus, Galandius et Turnebus, nul ne faisoit profession des lettres qu’il n’eust, de longue main et à grands fraiz, estudié et acquis des arts et sciences en nos colleges, et passé par tous les degrez de la discipline scholastique. Mais maintenant, par le moyen de vous autres Messieurs, et la vertu de la saincte Union, et principalement par vos coups du Ciel, Monsieur le Lieutenant, les beurriers et beurrieres de Vanves, les rufiens de Montrouge et de Vaugirard, les vignerons de Sainct-Cloud, les carreleurs de Ville juifve et autres cantons catholiques, sont devenuz maistres-és-arts, bacheliers, principaux, presidents, et boursiers des colleges, regents des classes, et si arguts philosophes que mieux que Ciceron maintenant ils disputent de inventione, et apprennent tous les jours aftodidactôs [13], sans autre precepteur que vous, Monsieur le Lieutenant, apprennent, dis-je, mourir de faim per regulas.
Aussi n’oyez-vous plus, aux classes, ce clabaudement latin des regents qui obtendoient les aureilles de tout le monde. Au lieu de ce jargon, vous y oyez à toute heure du jour l’harmonie argentine, et le vray idiome des vaches et veaux de laict, et le doux rossignolement des asnes et des truyes, qui nous servent de cloches, pro primo, secundo et tertio. Nous avons desiré autrefois sçavoir les langues hebraïque, grecque et latine ; mais nous aurions à present plus de besoin de langue de bœuf salée, qui seroit un bon commentaire aprés le pain d’avoine ..."
L'Université de Paris, au XVIe siècle, était une institution de pouvoir, non seulement académique mais aussi religieux et politique, dominée par le clergé : mais à un carrefour de tensions, entre idées scholastiques (basées sur la philosophie aristotélicienne et théologique) et les nouvelles idées humanistes. Le discours de Roze, truffé de références religieuses et académiques, aboutit à souligner toute l’absurdité de ces institutions et ridiculise leur autorité intellectuelle et spirituelle...
"Harangue du sieur de Rieux, sieur de Pierre-Font, pour la noblesse de l’Union"
"Messieurs, je ne sçay pourquoy on m’a deputé pour porter la parole en si bonne Compagnie pour toute la noblesse de nostre party. Il faut bien dire qu’il y a quelque chose de divin en la saincte Union, puisque, par son moyen, de Commissaire d’Artillerie assez malotru, je suis devenu Gentilhomme et Gou verneur d’une belle Forteresse ; voire que je me puis esgaler aux plus grands, et suis un jour pour monter bien haut, à reculon ou autrement. J’ay bien occasion de vous suivre, Monsieur le Lieutenant, et faire service à la noble Assemblée, à bis ou à blancq, à tort ou à droit, puisque tous les pauvres prestres, moynes et gens de bien devots catholiques m’apportent des chandelles, et m’adorent comme un sainct Macabée du temps passé. C’est pourquoy je me donne au plus viste des Diables que, si aucun de mon gouvernement s’ingere à parler de paix, je le courray comme un loup gris. Vive la guerre ! Il n’est que d’en avoir, de quelque part qu’il vienne. Je voy je ne sçay quels degoustez de nostre noblesse qui parlent de conserver la religion et l’Estat tout ensemble, et que les Espagnols perdront à la fin l’un et l’autre, si on les laisse faire. Quant à moy, je n’entends point tout cela : pourveu que je leve tousjours les tailles, et qu’on me paye bien mes appointements, il ne me chaut que deviendra le Pape, ni sa femme...." - Le sieur de Rieux incarne le parfait défenseur de l'ordre par opportunité, non par conviction, représentatif de cette noblesse, soit-disante modèle de vertu, mais qui, sous un discours solennel, abuse d'une rhétorique creuse, superficelle, déconnectée de la réalité, totalement dominée par ses propres contradictions et limitations. Et le ton utilisé par le sieur de Rieux, bien que semblant noble et élevé, est empreint de sarcasme, l’« Union » prônée par ce personnage n’est rien d’autre qu’une tentative de masquer la division profonde qui traverse le royaume. Des discours qui, loin d’être des solutions concrètes, amplifient le problème, en donnant l'illusion que la réconciliation est possible sans confrontation réelle des enjeux politiques et religieux...
"Harangue de Monsieur d’Aubray, pour le Tiers-Estat"
La harangue de Claude d`Aubray, composée selon la tradition par Pierre Pithou, est une oeuvre autant parfaite sur le plan formel qu'elle se révèle d'une ironie ravageuse sur le fond. On est allé jusqu'à présenter le discours de Claude d’Aubray comme une parfaite parodie du grand discours politique. L’auteur exalte la forme, l’art oratoire, l’apparente maîtrise du langage, mais au service d'un discours qui peut sembler aussi vide que vain. L'orateur sait parfaitement manier les codes de la parole publique, mais semble ne guère se soucier de la vérité des idées qu’ils expriment. Elle tient à l'équilibre paradoxal de ses arguments.
La harangue de Claude d'Aubay échappe au ridicule de celles qui l'ont précédée tant sa construction est parfaitement conçue. Son discours s'inscrit dans la critique de l'intolérance et de la violence politique qui caractérisent la période de la Ligue. Il dénonce violemment la politique menée par les Ligueurs, leurs ambitions contradictoires, et semble plaider la cause de l'héritier légitime dont, apparemment, il ignore la conversion : mais dont, en tout état de cause, il assure qu`il saura ramener la paix et la prospérité. Mais les partisans d'Henri IV ne sont pas pour autant épargnés, les mécanismes de légitimation qu'ils tentent de mettre en oeuvre ne sont pas sans susciter bien des réserves. L'esprit de l'ouvrage tient tout entier dans cette harangue, avant de retourner à la satire ...
"Par nostre Dame, Messieurs, vous nous l’avez baillé belle ! Il n’estoit ja besoin que nos curez nous preschassent qu’il falloit nous desbourber et desbourbonner. A ce que je voy par vos discours, les Parisiens en ont dans les bottes bien avant, et sera prou difficile de les desbourber. Il est desormais temps de nous appercevoir que le faux Catholicon d’Espagne est une drogue qui prend les gens par le nez ; et ce n’est pas sans cause que les autres nations nous appellent Caillettes, puisque, comme pauvres cailles coiffées et trop crédules, les Predicateurs et Sorbonistes, par leurs caillets enchanteurs, nous ont faict donner dans les rets des tyrans, et nous ont par aprés mis en cage, renfermez dedans nos murailles pour apprendre à chanter. Il faut confesser que nous sommes pris à ce coup, plus serfs et plus esclaves que les Chrestiens en Turquie, et les Juifs en Avignon. Nous n’avons plus de volonté, ni de voix au chapitre. Nous n’avons plus rien de propre, que nous puissions dire : Cela est mien.
Tout est à vous, Messieurs, qui nous tenez le pied sur la gorge, et qui remplissez nos maisons de garnisons. Nos privileges et franchises anciennes sont à vau-l’eau ; nostre Hostel-de-Ville, que j’ay veu estre l’asseuré refuge du secours des Roys en leurs urgentes affaires, est à la boucherie ; nostre Cour de Parlement est nulle ; nostre Sorbonne est au bourdel, et l’Université devenue saulvage. Mais l’extrémité de nos miseres est qu’entre tant de malheurs et de necessitez, il ne nous est pas permis de nous plaindre ni demander secours ; et faut, qu’ayants la mort entre les dents, nous disions que nous nous portons bien, et que nous sommes trop heureux d’estre malheureux pour si bonne cause.
O Paris ! qui n’es plus Paris, mais une spelunque de bestes farouches, une citadelle d’Espagnols, Ouallons (Wallons) et Neapolitains ; un asyle et seure retraite de voleurs, meurtriers et assassinateurs ; ne veux-tu jamais te ressentir de ta dignité, et te souvenir qui tu as esté, au prix de ce que tu es ? Ne veux-tu jamais te guarir de ceste frenesie qui, pour un legitime et gracieux Roy, l’a engendré cinquante Roytelets et cinquante tyrans ? Te voila aux fers ! Te voila en l’Inquisition d’Espagne, plus intolérable mille fois et plus dure à supporter aux esprits nez libres et francs, comme sont les François, que les plus cruelles morts dont les Espagnols se sçauroient adviser !
Tu n’as peu supporter une legere augmentation de tailles et d’offices, et quelques nouveaux edicts qui ne t’importoient nullement, et tu endures qu’on pille tes maisons, qu’on te rançonne jusques au sang, qu’on emprisonne tes Senateurs, qu’on chasse et bannisse tes bons citoyens et conseillers, qu’on pende, qu’on massacre tes principaux magistrats ! Tu le vois, et tu l’endures ! Tu ne l’endures pas seulement, mais tu l’approuves, et le loues, et n’oserois et ne sçaurois faire autrement ! Tu n’as peu supporter ton Roy, si debonnaire, si facile, si familier, qui s’estoit rendu comme concitoyen et bourgeois de ta Ville qu’il a enrichie, qu’il a embellie de somptueux bastiments, accreue de forts et superbes remparts, ornée de previleges et exemptions honorables !
Que dis-je, peu supporter ? c’est bien pis : tu l’as chassé de sa Ville, de sa maison, de son lict ! Quoy chassé ? lu l’as poursuivy ! Quoi poursuivy ? Tu l’as assassiné, canonizé l’assacinateur, et faict des feux de joye de sa mort ! Et tu vois maintenant combien ceste mort t’a prouffité, car elle est cause qu’un autre est monté en sa place, bien plus vigilant, bien plus laborieux, bien plus guerrier, et qui sçaura bien te serrer de plus prés, comme tu as, à ton dam, deja experimenté. Je vous prie, Messieurs, s’il est permis de jetter encore ces derniers abois en liberté, considerons un peu quel bien et quel prouffit nous est venu de ceste detestable mort, que nos Prescheurs nous faisoient croire estre le seul et unique moyen pour nous rendre heureux.
Mais je ne puis en discourir qu’avec trop de regret de veoir les choses en l’estat qu’elles sont, au prix qu’elles estoient lors. Chacun avoit encore en ce temps-là du bled en son grenier et du vin en sa cave ; chacun avoit sa vaisselle d’argent, et sa tapisserie, et ses meubles ; les femmes avoient encore leur demiceint. Les reliques estoient entieres ; on n’avoit point touché aux joyaux de la Couronne. Mais maintenant qui se peut vanter d’avoir de quoy vivre pour trois semaines, si ce ne sont les voleurs, qui se sont engraissez de la substance du peuple, et qui ont pillé à toutes mains les meubles des presents et des absents ? Avons-nous pas consommé peu à peu toutes nos provisions, vendu nos meubles, fondu nostre vaisselle, engagé jusques à nos habits, pour vivoter bien chetivement ? Où sont nos sales et nos chambres tant bien garnies, tant diaprées et tapissées ? Où sont nos festins et nos tables friandes ? Nous voila reduits au laict et au frommage blanc, comme les Souysses : nos banquets sont d’un morceau de vache pour tous mets ! Bien heureux qui n’a point mangé de chair de cheval et de chiens, et bien heureux qui a tousjours eu du pain d’avoine, et s’est peu passer de bouillie de son, vendue au coing des rues, aux lieux qu’on vendoit jadis les friandises de langues, caillettes et pieds de mouton ! Et n’a pas tenu à Monsieur le Legat et à l’Ambassadeur Mendosse que n’ayons mangé les os de nos peres, comme font les saulvages de la Nouvelle Espagne !
Peult-on se souvenir de toutes ces choses sans larmes et sans horreur ? Et ceux qui, en leur conscience, sçavent bien qu’ils en sont cause peuvent-ils en ouïr parler sans rougir, et sans apprehender la punition que Dieu leur réserve pour tant de maux dont ils sont autheurs ? Mesmement, quand ils se representeront les images de tant de pauvres bourgeois qu’ils ont veuz par les rues tomber tous roides morts de faim ; les petits enfants mourir à la mammelle de leurs meres allangouries, tirants pour neant et ne trouvants que succer ; les meilleurs habitants, et les soldats marcher par la ville, appuyez d'un vaston, pasles et foibles, plus blancs et plus ternis qu’images de pierre, ressemblants plus des fantosmes que des hommes ; et l’inhumaine response d’aucuns, mesme des Ecclesiastiques, qui les accusoient et menaçoient, au lieu de les secourir ou consoler ! Fut-il jamais barbarie ou cruauté pareille à celle que nous avons veue et endurée ? Fut-il jamais tyrannie et domination pareille à celle que nous voyons et endurons ? Où est l’honneur de nostre Université ? Où sont les colleges ? Où sont les escholiers ? Où sont les leçons publiques, où l’on accou-roit de toutes les parts du monde ? Où sont les religieux estudiants aux couvents ? Ils ont pris les armes ; les voila tous soldats debauchez. Où sont nos châsses ? Où sont nos precieuses reliques ? Les unes sont fondues et mangées ; les autres sont enfouyes en terre, de peur des voleurs et sacrileges. Où est la reverence qu’on portoit aux gens d’Eglise et aux sacrez mysteres ?
Chacun maintenant faict une religion à sa guise, et le service divin ne sert plus qu’à tromper le monde par hypocrisie. Les Prestres et les Predicateurs se sont renduz si venaux et si mesprisez par leur vie scandaleuse qu’on ne se soucie plus d’eux ni de leurs sermons, sinon quand on en a affaire pour prescher quelques faulses nouvelles. Où sont les Princes du sang, qui ont toujours esté personnes sacrées, comme les colomnes et appuiz de la Couronne et Monarchie Françoise ? Où sont les Pairs de France, qui devroient estre icy les premiers pour ouvrir et honorer les Estats? Tous ces noms ne sont plus que noms de faquins, dont on faict littiere aux chevaux de messieurs d’Espagne et de Lorraine ! Où est la majesté et gravité du Parlement, jadis tuteur des Roys et mediateur entre le Peuple et le Prince ? Vous l’avez mené en triomphe à la Bastille, et traîné l’authorité et la justice captive, plus insolemment et plus honteusement que n’eussent faict les Turcs ! Vous avez chassé les meilleurs, et n’avez retenu que la racaille passionnée ou de bas courage. Encore, parmy ceux qui ont demouré, vous ne voulez pas souffrir que quatre ou cinq disent ce qu’ils pensent, et les menacez de leur donner ung billet, comme à des Heretiques ou Politiques !
Et neantmoins voulez qu’on croye que ce que vous en faictes n’est que pour la conservation de la Religion et de l’Estat ! C’est bien dict. Examinons un peu vos actions et les deportements du Roy d’Espagne envers nous : et, si j’en ments de mot, que jamais Monsieur sainct Denys et Madame saincte Geneviefve, patrons de France, ne me soyent en ayde ! J’ay un peu estudié aux escholes, non pas tant que j’eusse desiré ; mais depuis j’ay veu du pays, et voyagé jusques en Turquie, et par toute la Natolie, ...
(...)
O que nous eussions esté heureux, si nous eussions esté pris dés le lendemain que fusmes assiegez ! O que nous serions maintenant riches, si nous eussions faict ceste perte ! Mais nous avons bruslé à petit feu, nous avons languy, et si ne sommes pas guaris. Déslors le soldat victorieux eust pillé nos meubles, mais nous avions de l’argent pour les racheter ; et depuis nous avons mangé nos meubles et nostre argent ! Il eust forcé quelques femmes et filles, encore eust-il espargné les plus notables et celles qui eussent peu garantir leur pudicité par respect ou par amis. Mais, depuis, elles se sont mises au bourdeau d’elles- mêmes, et y sont encore par la force de la necessité, qui est plus violente et de plus longue infamie que la force transitoire du soldat, qui se dissimule et ensevelit incontinant ; au lieu que ceste-cy se divulgue, se continue, et se rend à la fin en coustume effrontée, sans retour[120]. Nos reliques seroient entieres, les anciens joyaux de la Couronne de nos Roys ne seroient pas fonduz comme il sont ; nos fauxbourgs seroient en leur estre, et habitez comme ils estoient, au lieu qu’ils sont ruinez, desert et abatuz ; nostre ville seroit riche, opulente et peuplée, comme elle estoit ; nos rentes de l’Hostel-de-Ville nous seroient payées, au lieu que vous en tirez la mouelle et le plus clair denier ! Nos fermes des champs seroient labourées, et en recevrions le revenu, au lieu qu’elles sont abandonnées, desertes et en friche. Nous n’aurions pas veu mourir cent mille personnes de faim, d’ennuy et de pauvreté, qui sont morts en trois mois, par les rues et dans les hospitaux, sans misericorde et sans secours.
Nous verrions encore nostre Université florissante et frequentée, au lieu qu’elle est du tout solitaire, ne servant plus qu’aux paysans et aux vaches des villages voisins ; nous verrions nostre Palais remply de gens d’honneur de toutes qualitez, et la Sale et la Galerie des Merciers pleines du peuple à toutes heures, au lieu que ny voyons plus que gens de loisir se pourmener au large, et l’herbe verte qui croist là où les hommes avoient à peine espace de se remuer. Les boutiques de nos rues seroient garnies d’artisans, au lieu qu’elles sont vuides et fermées ; la presse des charettes et des coches seroit sur nos ponts, au lieu qu’en huict jours on n’en veoit passer une seule, que celle du Legat ; nos ports de Greve et d’Escole seroient couverts de batteaux pleins de bleds, de vins, de foin et de bois ; nos haies et nos marchez seroient foulez de presse de marchands et de vivres, au lieu que tout est vuide et vague, et n’avons plus rien qu’à la mercy des soldats de Sainct-Denys, fort de Gournay, Chevreuse et Corbeil. Ha ! Monsieur le Lieutenant, permettez-moy que je m’exclame en cest endroit par une petite digression hors du cours de ma harangue, pour deplorer le pitoyable estat de ceste Roine des villes, de ce microcosme et abregé du monde. Ha ! Messieurs les députés de Lion, Tholouze, Rouen, Amiens, Troies et Orleans, regardez à nous et y prenez exemple : que nos miseres vous fassent sages à nos depens. Vous sçavez tous quels nous avons esté, et voyez maintenant quels nous sommes ! Vous sçavez tous en quel goufre et abisme de desolation nous avons esté, par ce long et miserable siege ; et si ne le sçavez, lisez l’Histoire de Josephe, de la guerre des Juifs et du siege de Jérusalem par Titus, qui represente au naïf celuy de nostre ville. Il n’y a rien au monde qui se rapporte tant l’un à l’autre, comme Jérusalem et Paris, excepté l’issue et la fin du siege. Jérusalem estoit la plus grande et la plus riche, et peuplée ville du monde : aussi l’estoit Paris,
(...)
"Apprenez donq, villes libres, apprenez, par nostre dommage, à vous gouverner d’ores en avant d’autre façon ; et ne vous laissez plus enchevestrer, comme avons faict, par les charmes et enchantements des prescheurs corrompus de l’argent et de l’esperance que leur donnent les princes, qui n’aspirent qu’à vous engager et rendre si foibles et si souples qu’ils puissent jouir de vous, et de vos biens, et do vostre liberté, à leur plaisir ! Car ce qu’ils vous font entendre de la religion n’est qu’un masque dont ils amusent les simples, comme les regnards amusent les pies de leurs longues queues, pour les attraper et manger à leur ayse. En vistes-vous jamais d’autres, de ceux qui ont aspiré à la domination tyannique sur le peuple, qui n’ayent tousjours pris quelque tiltre specieux de bien public ou de religion ? Et toutesfois, quand il a esté question de faire quelque accord, tousjours leur interest particulier a marché devant et ont laissé le bien du peuple en arriere, comme chose qui ne les touchoit point ; ou bien, s’ils ont esté victorieux, leur fin a tousjours esté de subjuguer et mastiner le peuple, duquel ils s’estoient aydez à parvenir au dessus de leurs desirs. Et m’esbahy, puisque toutes les histoires, tant anciennes que modernes, sont pleines de tels exemples, comment se trouve encore des hommes si pauvres d’entendement, de s’embattre et s’envoler à ce faux leurre !
(..)
"Pièces en vers"
Enfin, dans la "Satyre Ménippée", "les pièces en vers" désigne des passages poétiques insérés de manière satirique dans le texte. Ces vers sont utilisés par les auteurs pour parodier la poésie et la rhétorique officielle de l'époque, notamment celles des satyres politiques ou des compliments pompeux qui circulaient dans les milieux littéraires et politiques. Ces poèmes, en apparence sérieux ou grands, sont souvent complètement ridicules ou décalés par rapport aux situations qu'ils décrivent.
Le vers de la "harangue de Claude d'Aubray" sont ainsi utilisées pour flatter la noblesse et sa position dans la société, des vers pompeux censés glorifier les vertus de la noblesse et la puissance de l’Union (le camp politique auquel appartient le personnage). Les vers dans la harangue du recteur Roze, censés : défendre l’autorité de l’Église, tourne au ridicule tant ils se montrent grandiloquents et artificiels, déconnecté de toute réalité.