2000s

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Cultural Globalization - Jan Nederveen Pieterse : "Globalization and Culture: Global Mélange" (2004) - Anna Tsing, "Friction: An Ethnography of Global Connection" (2005) - José van Dijck, "The Platform Society" (2018) - "Cultural Globalization : A User's Guide" (John Macgregor Wise, 2008) - Yuk Hui, "The Question Concerning Technology in China: An Essay in Cosmotechnics" (2016)  ...

LastUpdate 11/11/2024


Si Robertson (thèse de la "glocalisation"), Giddens ("dé-traditionalisation" par la modernité avancée) et Appadurai ("scapes" comme paysages culturels fluides) forment un socle fondateur, le champ de la "Cultural Globalization" s'est considérablement enrichi et complexifié depuis les années 2000. Plus que jamais la Cultural Globalization reste un champ de forces contradictoires, où la culture est fondamentalement un enjeu de pouvoir ...

La recherche s'est de fait spécialisée (études numériques, décoloniales, écologiques...) sans générer de méta-théorie unificatrice et sans voir s'imposer une "voix" dominante comparable au trio initial. Les crises (11 septembre, 2008, COVID, urgence climatique) ont par ailleurs orienté la recherche vers l'application critique plutôt que vers la théorisation pure...


"Cultural Globalization : A User's Guide" (John Macgregor Wise, 2008)

L'ouvrage de Wise se distingue surtout par sa théorie de la "banalisation" (banalization) qui analyse comment la mondialisation transforme notre quotidien de manière imperceptible. C'est plus subtil que toutes les thèses sur l'impérialisme culturel ou l'homogénéisation. Il ne s'agit pas d'homogénéisation ou d'impérialisme culturel évidents, mais d'une normalisation subtile qui transforme les pratiques et les perceptions sans nécessairement provoquer de résistance consciente (ex. : utiliser un smartphone, boire un Coca-Cola sans y penser comme un symbole "global").

C'est aussi une approche par le bas (user's guide dans le titre) qui étudie comment les gens ordinaires s'approprient la mondialisation. Et sa critique des discours simplistes sur la mondialisation, avec cette idée que c'est un processus "déjà-là" plutôt qu'une force extérieure.

Wise rejette le dualisme global vs. local comme étant trop simplificateur. Il montre que le "local" est souvent déjà imprégné de global et vice-versa. Il remet en question les récits catastrophistes (homogénéisation, américanisation) et les récits trop optimistes (hybridité, résistance) comme étant incomplets. La "banalisation" offre un cadre plus réaliste pour comprendre la complexité. Il souligne que la mondialisation n'est pas une force extérieure qui nous "arrive", mais un processus dans lequel nous sommes tous actifs et immergés, souvent de manière inconsciente.

Wise accorde une place centrale aux technologies de communication (TV, internet, téléphonie mobile) comme moteurs et médiateurs essentiels de la mondialisation culturelle vécue.

Il analyse comment ces technologies restructurent l'espace, le temps et les relations sociales de manière banale, modifiant notre rapport au monde et aux autres (ex. : communication instantanée, accès à l'information globale).

La mondialisation comme "déjà-là" (Always-Already Global) - Un apport crucial est l'idée que nous vivons désormais dans un monde "toujours-déjà globalisé". La globalisation n'est plus un futur à venir ou une menace lointaine ; elle est l'environnement banal dans lequel nos vies se déroulent. Cela change radicalement la façon d'aborder la culture : il ne s'agit plus de protéger un "local" pur, mais de comprendre comment nous négocions et vivons au sein de cette condition globale omniprésente ...


Jan Nederveen Pieterse, "Globalization and Culture: Global Mélange" (2004)

Un ouvrage majeur qui propose une vision nuancée et optimiste des dynamiques culturelles mondiales, centrée sur le concept de "mélange global".

Contre les théories catastrophistes, il refuse l’idée d’une uniformisation culturelle (McDonaldization) ou d’un "choc des civilisations" (Huntington). 

Il affirme au contraire que l’hybridation (mélange) est la norme historique des échanges culturels, bien avant la mondialisation moderne. Sociologie, histoire, études postcoloniales et économie politique dialoguent pour tenter d'éclairer les débats sur l’appropriation culturelle, les identités diasporiques et le métissage numérique.

 

On peut dégager 3 piliers théoriques ...

1. Le "Global Mélange", ou l’hybridité comme essence des cultures ...

Toutes les cultures sont le produit de mélanges historiques (exemples : syncrétisme religieux, cuisines fusion, langues créoles). Aucune culture n’est "pure" ou "authentique" ; elles se construisent par emprunts, traductions et réinterprétations. Un Concept clé, l'Hybridité horizontale, un processus non hiérarchique (contrairement au colonialisme), accéléré par les migrations et le numérique.

2. Trois scénarios de la globalisation culturelle, au-delà du binaire ...

Pieterse rejette les visions simplistes, l'Homogénéisation (culture occidentale dominante), un mythe; la Polarisation (conflit des civilisations), dangereux. L'Hybridation (mélange), la réalité historique et contemporaine.

 3. Qui sont les acteurs du mélange, "Par le bas" vs. "Par le haut" ...

- "Par le bas" (grassroots), les migrants, diasporas, artistes qui créent des formes nouvelles (ex. : reggaeton, K-pop).

- "Par le haut" (corporate), les multinationales qui adaptent produits et discours aux marchés locaux (ex. : McDonald’s végétarien en Inde).

Mais le mélange peut être tout autant émancipateur (création de solidarités transnationales) qu'aliénant (récupération marchande).

 

Et cinq idées FORTES à retenir...

- "Le métissage est la règle, pas l’exception" ..

L’histoire humaine est une série d’emprunts croisés (mathématiques arabes alimentant l'Europe qui nourrit les sciences globales).

- "Résister à la nostalgie de la pureté" ...

Revendiquer une culture "pure" est souvent un outil politique réactionnaire (nationalismes ethniques).

- "L’Occident n’a pas le monopole de la modernité" ...

Les modernités alternatives (asiatique, islamique, africaine) produisent leurs propres hybridités créatives.

- "Le mélange est inégal mais inévitable" ...

Les rapports de pouvoir (Nord/Sud) influencent les échanges, mais n’empêchent pas les contre-flux culturels (ex. : telenovelas latino-américaines en Europe).

- Enfin, "le numérique accélère le mélange" ...

Internet et les réseaux sociaux font émerger des cultures participatives (memes, communautés en ligne) où les frontières s’estompent.


En termes d'innovations conceptuelles (post-2000), il est souvent cité ...

- le concept de "Friction", la globalisation progresserait par conflits et malentendus, non par fluidité.- Anna Tsing, "Friction: An Ethnography of Global Connection" (2005), contre l'idée d'une globalisation "lisse", analyse les "frictions" (conflits, malentendus, adaptations) comme moteurs des connexions globales et montre comment le local et le global s'articulent dans des zones de contact (ex: forêts indonésiennes exploitées par des multinationales). Tsing révèle donc que la "glocalisation" n'est pas un processus harmonieux mais violent ...

- le concept de "Cosmotechniques" (Yuk Hui, 2016), qui entend démontrer que la technique est incarnée culturellement (ex: IA chinoise vs occidentale).

- celui de "Déglobalisation" (Walden Bello, 2005), qui anticipe les reflux nationalistes et la crise du modèle néolibéral globalisé.

- et le concept de "Platformization" développé par José van Dijck (dans "The Platform Society", 2018) qui offre une grille d'analyse plus pertinente que les "scapes" d'Appadurai (1990) pour décrire des phénomènes comme TikTok, tout en révélant les limites des théories classiques de la globalisation culturelle...


Le concept de "cosmotechniques", développé par Yuk Hui dans son ouvrage "The Question Concerning Technology in China: An Essay in Cosmotechnics" (Urbanomic, 2016), désigne l'idée que la technique n'est jamais neutre ni universelle, mais incarnée dans des visions du monde propres à chaque culture — des "cosmologies".

Autrement dit, la technique est toujours déjà inscrite dans un horizon éthique, cosmologique et philosophique spécifique.

Yuk Hui refuse ainsi l’idée d’une technique occidentale universelle, issue du modèle cartésien puis industrialiste, qui se serait imposée partout comme un destin historique. Il oppose à cette vision une pluralité de "cosmotechniques", qui résultent de la manière dont chaque culture historicise et donne sens à la technique (la manière dont chaque culture articule la technique en cohérence avec sa vision du monde (cosmos) et ses normes morales (éthos)).

 

Prenons l'exemple de l’IA, Chine vs Occident ...

Pour l'Occident, l’intelligence artificielle est souvent envisagée dans une optique rationaliste, dualiste et utilitariste. Elle prolonge la logique de maîtrise cartésienne du monde (calcul, prévision, optimisation) et est souvent pensée dans des cadres comme le transhumanisme ou la singularité technologique.

Pour la Chine (selon Hui), l’IA pourrait être articulée autrement, dans le cadre d’une cosmologie confucéenne ou taoïste, où l’humain et le non-humain ne sont pas en opposition mais en co-émergence, et où l’éthique technique doit viser l’harmonie plutôt que la domination.


José van Dijck, "The Platform Society" (2018)

José van Dijck, Thomas Poell et Martijn de Waal  introduisent la notion de « société plateforme » pour décrire une société où les flux sociaux, économiques et culturels sont largement structurés par un écosystème de plateformes en ligne, dominé par les grandes entreprises technologiques telles que Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft.

Trois processus clés sont identifiés comme moteurs de la plateforme :

- Datafication, ou conversion systématique des activités humaines en données exploitables.

- Commodification, ou transformation des interactions sociales et des contenus en marchandises monétisables.

- Sélection, ou filtrage algorithmique des informations, influençant la visibilité et l'accès aux contenus.

Le concept de "platformization" constitue un des apports les plus originaux de " Platform Society", en particulier dans son articulation avec les dynamiques de la globalisation culturelle. Un terme élaboré pour désigner un processus structurant qui va bien au-delà de la simple numérisation ou médiatisation des services : ces plateformes ne se contentent pas de fournir un service, mais reconfigurent les structures sociales, économiques et culturelles elles-mêmes.

C'est dire que les plateformes globales (Google, Facebook, YouTube, Spotify, etc.) fonctionnent comme infrastructures culturelles mondiales, orientant la circulation des contenus, des normes et des pratiques culturelles. Elles créent ainsi une centralisation algorithmique du goût et de l’attention.

 

 Le processus de "platformization" entraîne une tension entre standardisation et diversité ..

- Standardisation : formats, modes de narration, visuels, etc., tendent à s’aligner sur les exigences des plateformes.

- Hybridation : dans certains cas, les plateformes permettent aussi une mise en réseau de cultures marginalisées ou locales, créant des formes hybrides de création.

Cette tension est au cœur des nouveaux rapports de pouvoir culturel entre le local et le global.

 

L’ouvrage insiste aussi sur les variations nationales du processus : la manière dont la Chine (WeChat, Alibaba), l’Europe ou les États-Unis articulent la platformization selon des régimes politiques et des traditions culturelles différentes. Ce n’est donc pas une globalisation uniforme, mais asymétrique, politiquement et culturellement "située".

 

Par rapport aux "scapes" d'Appadurai qui décrivait un monde pré-internet (1990), - et qui restent utiles pour penser les désirs humains de connexion-, la" platformization" nous introduit dans un autre monde, celui des algorithmes omnipotents (2020s). Là où Appadurai voyait des flux, van Dijck révèle des systèmes de contrôle culturel ..

- L'algorithme comme structure invisible qui formate les imaginaires.

- La culture comme variable d'ajustement d'un capitalisme de plateforme.

TikTok est ainsi l'archétype de cette mutation. Là où un "mediascape" aurait vu une "démocratisation créative", la "platformization" y décèle une standardisation masquée en diversité, où l'innovation est canalisée par des logiques commerciales et techniques...

 

Et pourtant, si "The Platform Society" (2018) ne parle pas explicitement de TikTok,

- TikTok était alors une plateforme émergente (Douyin en Chine, TikTok international lancé fin 2018) et n'avait pas encore atteint son statut de phénomène culturel mondial : son analyse se concentre sur des plateformes alors dominantes comme Facebook, Google, Amazon, Uber ou Airbnb -,

le concept de "plateformisation" qu'il développe fournit l'un des cadres théoriques les plus puissants et pertinents pour comprendre en profondeur l'écosystème, l'économie, la gouvernance et la culture de TikTok : un témoignage de sa valeur prédictive et explicative.

TikTok incarne et radicalise les logiques décrites par van Dijck et ses co-auteurs : l'infrastructure datafiée, la primauté de l'algorithme, la captation de l'attention, la marchandisation de la création et la standardisation des pratiques culturelles y sont plus visibles que jamais...

 

Van Dijck décrit le processus de "Plateformisation" comme la transformation progressive de multiples sphères sociales et économiques par l'infrastructure, les logiques économiques et les mécanismes de gouvernance des plateformes numériques. Ces plateformes ne sont pas de simples outils neutres ; elles structurent activement les interactions, la production culturelle et les valeurs.

 

Si l'on tente d'appliquer à l'analyse de TikTok les 5 Piliers de van Dijck ...

- Infrastructure Datafied : TikTok est fondamentalement construit sur la collecte massive et l'analyse algorithmique des données utilisateur (comportements, préférences, interactions, créations). Cette infrastructure est invisible mais omniprésente, conditionnant tout ce qui est visible et viral.

- Logique de l'Attention (et du Temps d'Écran) : L'économie de TikTok repose entièrement sur la captation et la rétention de l'attention. L'algorithme optimise en permanence le flux de contenu ("For You Page") pour maximiser le temps passé et l'engagement, façonnant ainsi les formats (courts, accrocheurs, répétitifs) et les sujets qui prospèrent.

- Nouvelles Économies Connectées : TikTok crée et domine un écosystème économique spécifique :

- Monétisation des créateurs : Via le Creator Fund, les LIVE gifts, le marketing d'influence, le shopping intégré. La plateforme définit les règles de monétisation et capte une partie de la valeur.

- Économie de la visibilité : L'accès à l'audience dépend entièrement de l'algorithme, créant une compétition féroce et une dépendance des créateurs envers les logiques de la plateforme.

- Gouvernance Algorithmique : C'est le cœur du pouvoir de TikTok. L'algorithme hiérarchise le contenu de manière opaque, définit les normes de ce qui est "populaire", "valable" ou "risqué" (via la modération automatisée et les biais intégrés) et structure les comportements des utilisateurs et des créateurs qui s'adaptent pour "jouer le jeu" de l'algorithme (utilisation de sons viraux, formats spécifiques, hashtags stratégiques).

 

Ainsi peut-on dire que TikTok ne diffuse pas seulement la culture,  mais la produit activement ...

- Formats natifs : Les duets, les stitches, les effets AR, les sons viraux sont des produits de la plateforme qui structurent la création.

- Cultures de niche et communautés : L'algorithme permet l'émergence et la connexion de micro-communautés autour d'intérêts très spécifiques, mais toujours au sein des contraintes de la plateforme.

- Remix et réappropriation : La culture TikTok est intrinsèquement basée sur le remix, le détournement, la participation en chaîne, rendus possibles et encouragés par les outils de la plateforme (duets, réactions).

 

La "culture TikTok" peut ainsi se reconstituer autour de ces quelques points ...

- La primauté de l'Algorithme : La "For You Page" personnalisée est l'essence même de l'expérience TikTok et le principal vecteur de diffusion culturelle. Comprendre la culture TikTok, c'est d'abord comprendre comment l'algorithme fabrique la viralité et les tendances.

- La standardisation des Formats Créatifs : La recherche de la viralité pousse à l'adoption massive de formats, sons et défis promus par l'algorithme, conduisant à une certaine uniformisation malgré la diversité apparente (l'effet "TikTokification").

- La marchandisation de la Culture et de l'Attention : La culture sur TikTok est inextricablement liée à des logiques de monétisation (pour la plateforme et les créateurs) et de captation d'attention. Les contenus sont conçus pour l'algorithme et pour retenir l'attention.

- La dépendance des Créateurs : Les créateurs doivent constamment s'adapter aux règles changeantes (souvent opaques) de l'algorithme et aux outils de monétisation pour survivre, illustrant la relation de pouvoir asymétrique caractéristique de la plateformisation.

- La redéfinition des Sphères Publiques/Privées : TikTok brouille les frontières (vie privée exposée, contenus intimes devenus publics, espaces personnels transformés en sets de tournage), une conséquence directe de la logique de plateforme qui valorise la participation et l'exposition.

TikTok apparaît ainsi comme un archétype de la plateformisation culturelle : une sphère où les logiques de la plateforme deviennent les logiques constitutives de la culture qui s'y déploie ..


Et parmi les champs émergents à fort impact, on observe ...

 

- le "tournant décolonial" - Walter Mignolo (The Darker Side of Western Modernity, 2011) dénonce l'eurocentrisme des théories classiques. Entraînant une refonte des programmes universitaires et méthodologies de recherche (ex: décentrer les "Global Studies").

 

- une écologie culturelle globale - Dipesh Chakrabarty ("The Climate of History", 2009) conçoit l'Anthropocène comme fait culturel unificateur, imposant ainsi intégration de la crise environnementale aux études culturelles (ex: "éco-anxiété" comme phénomène global) et une refonte des cadres temporels/spatiaux de la globalisation.

 

- l'intégration des révolutions numériques, avec Manuel Castells ("Communication Power", 2009)qui montre comment les réseaux sociaux créent une culture-monde en temps réel, et 

Nick Couldry ("Media, Society, World", 2012) qui théorise la "méta-capacité" (media power) des plateformes.

 

- une hybridation culturelle qui cache des inégalités de mobilité (ex: passeports "dorés"), Aihwa Ong, dans "Neoliberalism as Exception (2006) et "Fungible Life" (2016) analyse la "citoyenneté flexible" et les biopolitiques transnationales (ex: élites asiatiques utilisant plusieurs passeports, tourisme médical) en croisant globalisation culturelle, capitalisme néolibéral et reconfigurations étatiques.

 

Et si aucune théorie ne semble effectivement en mesure de remplacer le trio fondateur, c'est sans doute parce que la globalisation elle-même est en crise (repli nationaliste, pandémies, guerre en Ukraine) et que le centre de gravité intellectuel s'est déplacé ...

- Les penseurs du Sud global (Achille Mbembe, Nkiru Nwankwo) produisent des alternatives aux cadres occidentaux.

- L'accent est mis sur la déconstruction critique (décolonisation, féminisme décolonial) plutôt que sur de grands récits unificateurs.

De fait, on ne cherche plus une "théorie du tout", mais des outils pour penser la fragmentation ...