Internet Freedom
From Internet Freedom To AI-Era Digital Freedom - Evgeny Morozov, "The Net Delusion: The Dark Side of Internet Freedom" (2011), "To Save Everything, Click Here: The Folly of Technological Solutionism" (2013), "The AI We Deserve" (2020), "AI Futures" (2025) - Geert Lovink, "Sad by Design: On Platform Nihilism" (2019) - ...
'De l'Internet Freedom à l'AI-Era Digital Freedom" - Il y a deux générations, Internet semblait offrir au monde de nouvelles libertés (la fameuse utopie libertaire des débuts d'internet), les technologies de l'information ouvraient à chacun de nouveaux espaces de liberté, liberté numérique, certes, mais suffisamment créative pour emporter avec elle le développement des autres libertés dites fondamentales.
A peine nous sommes nous aperçus de la forte ambiguïté de cette libération numérique, à peine certains ont-ils pu nous démontrer qu'en fait toute technologie devient une arme de pouvoir dès lors qu'elle échappe au contrôle démocratique, que s'est imposée une nouvelle lame de fond dont on ne mesure pas encore toutes les implications : au rêve de l'Internet Freedom, tant vanté dans les années 1990, succède déjà celui d'une "AI-Era Digital Freedom" en ce premier quart du XXIe siècle...
L'AI générative envahit nos réseaux numériques et reconfigure progressivement, à tâtons, tout le réseau de communication technologisée que la planète entière emprunte désormais quotidiennement. Une invasion" de l'IA générative qui coexiste avec des espaces résistants (web décentralisé, etc). Cette évolution porte-t-elle plus de liberté, plus de transparence, plus de souveraineté (individuelle et collective)?
Qu'est ce que la "liberté" sous IA : un paradoxe.
Le paradoxe de la "liberté sous contrainte algorithmique" est déjà bien connu : comment l'IA peut-elle simultanément émanciper et contraindre ...
- La question de la propriété des modèles d'IA est cruciale : open-source vs propriétaire.
- L'IA amplifie des problèmes préexistants (centralisation, surveillance) plus qu'elle ne les crée ex nihilo (ex : le modèle économique de la surveillance date des années 2000).
- L'IA libère (création assistée, accès au savoir) tout en asservissant (manipulation, désinformation automatisée), offre une transparence qui reste illusoire (les explicabilité (XAI) reste limitée face à la complexité des LLMs), une souveraineté fragmentée (les citoyens gagnent des outils mais perdent le contrôle des infrastructures, ainsi de la dépendance à OpenAI/Microsoft).
- De nouvelles vulnérabilités se font jour telles que la captation cognitive (les recommandations algorithmiques réduisent la liberté attentionnelle, concept de Tristan Harris), la dépendance infrastructurelle (l'impossibilité de contester une décision automatisée, ainsi le scoring social, le crédit scoring)
- Une plus grande complexification de la notion de "contrôle démocratique" : le fameux dilemme régulatoire, comment réguler sans étouffer l'innovation ? (cf. l'AI Act européen et ses limites face aux modèles fermés et l'opacité des black boxes). Comment tracer les contours d'une "démocratie technique" via les initiatives de contestabilité algorithmique (droit à une explication) ou les assemblées citoyennes sur l'IA (le projet français de l'OPECST)?
- Avec l'idée de "dignité algorithmique" et les nouveaux droits numériques émergents que l'on tente de définir, la réflexion sur la "souveraineté" semble pouvoir aider à formuler une ligne de conduite et de maîtrise d'un processus particulièrement complexe : souveraineté individuelle, - avec par exemple la question de l'autodétermination informationnelle (le droit de ne pas être profilé) ou celui à l'illisibilité algorithmique (concept d'Antoinette Rouvroy) -, souveraineté collective, - compte tenu des enjeux géopolitiques que l'on néglige souvent, véritable guerre des modèles entre USA (OpenAI), Chine (Baidu) et Europe (Mistral), et reflétant des conceptions radicalement différentes de la liberté numérique...
Toute technologie devient une arme de pouvoir si elle échappe au contrôle démocratique ...
Manuel Castells est une figure majeure pour avoir conceptualisé, en son temps, la technologie comme infrastructure de pouvoir, notamment dans "La Société en réseaux" (1996). Sa force réside dans l'anticipation du rôle structurant d'Internet et des réseaux dans la transformation sociale, économique et politique. Mais il n'est ni le seul, ni incontesté, et sa pensée présente des limites importantes. Commençons par rappeler Michel Foucault qui , dans les années 1970, reste, quoiqu'on en dise, un incontournable ( les mécanismes disciplinaires) : il a théorisé le pouvoir comme un réseau diffus ("micro-pouvoirs"), bien avant Internet. Ses concepts de surveillance, disciplinarisation et gouvernementalité fondent l'analyse critique des algorithmes.
Evgeny Morozov, dès 2010, va nous montrer que la technologie n'a pas de valeur politique intrinsèque mais ne fait, au fond qu'amplifier ce qui existe, et que, quoi qu'on ait pu dire, Internet n’a pas libéré le monde mais a offert aux multiples tyrans de notre petit monde des outils de domination inédits..
Morozov a commencé donc par une critique de l’idéalisme technologique qui prétend que l’Internet promeut automatiquement la démocratie. Il soutient que les régimes autoritaires utilisent eux aussi Internet pour surveiller, manipuler, et réprimer, et que la naïveté des décideurs occidentaux (notamment américains) en matière de cyberdiplomatie favorise des effets contre-productifs.
Ce processus critique est aujourd'hui à réécrire alors que s'impose dans le paysage, sans véritable maîtrise du processus, ce que l'on nomme l'IA générative ...
PIC: "Data Diaries" (2013) de Rafael Lozano-Hemmer, des flux de données dessinant des formes mouvantes que le public peut modifier par son interaction, symbolise l'internet décentralisé et participatif des débuts, des données qui proviennent de traces volontaires des utilisateurs (contraste avec la captation actuelle) ...
PIC: "We Feel Fine" (2005-2007) de Jonathan Harris est une oeuvre pionnière de web scraping éthique visualisant les émotions humaines à travers le globe, incarnant l'idéal d'un internet connecteur et empathique.
Zuboff (le capitalisme de surveillance) et Morozov (les illusions démocratiques du numérique) vont souligner que la vision des réseaux comme espaces d'émancipation selon Castells néglige le capitalisme de plateforme et la privatisation du pouvoir ...
- Evgeny Morozov critique le "solutionnisme technologique" et l'illusion d'émancipation par le numérique, soulignant comment les technologies renforcent le contrôle (ex. : "Pour tout résoudre, cliquez ici", 2014).
- Shoshana Zuboff, dans "L'Âge du capitalisme de surveillance" (2019), a su nous démontrer comment les GAFAM transforment les données en instrument de pouvoir économique et politique, dépassant de loin la vision "réseau-centrée" de Castells.
Evgeny Morozov (né en 1984 en Biélorussie) est un essayiste, chercheur et critique de la technologie incontournable, connu pour sa pensée provocatrice sur les implications politiques et sociales du numérique. Issu d'un pays post-soviétique (expérience de la surveillance d'État), il observe avec scepticisme le discours occidental sur la "démocratisation par la tech" et rejette le techno-optimisme des "évangélistes de la Silicon Valley". Il est l'auteur de ...
- "The Net Delusion: The Dark Side of Internet Freedom" (2011),
- "To Save Everything, Click Here: The Folly of Technological Solutionism" (2013)
"The Net Delusion" (2011), l'ouvrage qui fit connaître Evgeny Morozov au niveau international.
Un seul livre et deux titres suivant le public visé, en UK, c'est la mise en cause de l’idéologie néo-libérale de la libération numérique, aux US, c'est la dénonciation du mythe de la liberté numérique comme force nécessairement positive,
- 2010 (UK),"The Net Delusion: How Not to Liberate the World", publié par Allen Lane, une branche de Penguin UK,
- 2011 (US), "The Net Delusion: The Dark Side of Internet Freedom", publié par PublicAffairs, éditeur américain.
Evgeny Morozov a écrit "The Net Delusion" au tournant des années 2000–2010, dans un contexte géopolitique et technologique très spécifique, marqué par un enthousiasme quasi-messianique autour d’Internet comme outil de démocratisation mondiale. Ce livre est né en réaction directe à cette idéologie techno-libérale dominante, notamment dans les cercles politiques, médiatiques et technologiques américains.
Quel était le contexte?
Barack Obama venait d’être élu (2008), en grande partie grâce à une campagne numérique pionnière. Les think tanks, les ONG et les géants du Web (Google, Facebook, Twitter) promeuvent une vision dans laquelle Internet semble s'imposer pour encourager la liberté d’expression dans les pays autoritaires, organiser les protestations, et diffuser les valeurs démocratiques occidentales. Le département d’État américain, sous Hillary Clinton, lance en 2010 une "Internet Freedom Agenda", promouvant Internet comme outil de libération mondiale.
Morozov, originaire de Biélorussie et fin connaisseur des régimes autoritaires, voit cette vision avec scepticisme, une vision renforcée par les fameuses « révolutions Twitter » : en Iran (2009, ce sont les contestations post-électorales massives (mouvement vert), où les médias occidentaux parlent de « révolution Twitter », en Géorgie, Ukraine, et Kirghizistan, c'esdt l'apparition de plusieurs mouvements pro-démocratie perçus comme soutenus par les réseaux numériques.
Morozov va inventer le terme de "cyber-utopisme" pour désigner la croyance selon laquelle les technologies numériques apportent automatiquement plus de liberté et de démocratie. Il montre que cette foi naïve ignore la capacité des régimes autoritaires à adapter ces outils à des fins de surveillance, propagande et censure, et mène à des politiques étrangères mal conçues, voire dangereuses. A cette première intention qui explique pourquoi il se lance dans l'écriture de son livre, vient s'ajouter la dénonciation d'un impérialisme technologique soft, dans le cadre duquel l’Occident, surtout les États-Unis, pense pouvoir « libérer » des pays entiers avec des plateformes comme Facebook ou Twitter; et celle de la naïveté des politiques publiques : il accuse les États démocratiques (notamment les États-Unis) de mal comprendre les réalités sociopolitiques des pays qu’ils prétendent aider par des moyens technologiques ...
Morozov, formé en science politique et ancien chercheur à Stanford et Georgetown, est lui-même passé par les cercles cyber-optimistes. Il a travaillé avec des ONG pro-démocratie financées par l’Open Society (Soros) avant de s’en éloigner, réalisant les limites des outils numériques dans des contextes autoritaires. Il écrira donc ce livre pour mettre fin à une illusion dangereuse : croire que la technologie suffit à résoudre des problèmes profondément politiques.
1) L'illusion de la libération par Internet"
Morozov démontre que la technologie renforce aussi les régimes autoritaires - une idée révolutionnaire à l'époque.
Le "Cyber-utopisme" vit d'un mythe, "Plus d'Internet emporte plus de démocratie". La réalité observée est bien différente. Les régimes autoritaires (Chine, Russie, Biélorussie, Iran) instrumentalisent le numérique pour surveiller les dissidents (traces numériques, reconnaissance faciale), propager la propagande (bots, trolls, fake news) et contrôler l'information (censure, cyber-armées).
Le "Internet Freedom Paradox" montre que le système est à double tranchant, les outils numériques utilisés par les opposants (Twitter, Facebook) deviennent des armes pour le pouvoir, ce qui sert à organiser une révolution sert aussi à l'étouffer.
Exemple iranien (2009) : les manifestants utilisent Twitter pour coordonner leurs actions. Le régime utilise ces mêmes données pour arrêter, torturer et exécuter les dissidents.
2) Critique de la diplomatie numérique occidentale
La promotion aveugle de l'"Internet libre" par les États-Unis et l'UE n'est pas sans risque : c'est ignorer comment les régimes récupèrent ces outils et c'est fournir aux dictatures des arguments pour renforcer leur cyber-souveraineté (ex. : la "Grande Muraille Numérique" chinoise).
Chapitre par chapitre ...
- "The Google Doctrine"
Un premier chapitre qui, en ouvrant "The Net Delusion" d’Evgeny Morozov, amorce une critique fondatrice : celle de la foi aveugle dans le pouvoir libérateur de l’accès à l’information, symbolisée par ce qu’il appelle “la doctrine Google”.
La “Google Doctrine” désigne une croyance techno-libérale dominante dans les années 2000–2010 : l’idée que plus les individus ont accès à l’information, plus ils deviennent libres et démocratiques. Morozov affirme que cette idée, bien que séduisante, est dangereusement simpliste et historiquement infondée.
Morozov montre que les gouvernements, journalistes, activistes et entreprises tech (notamment Google) ont adopté une vision quasi-religieuse du pouvoir d’Internet : Internet serait vérité & transparence, et donc démocratie. Plus nous aurions d'accès à l'information, moins nous n'aurions de propagande possible, et plus inéluctable serait la chute des régimes autoritaires. Or, cette équation, si simple (trop simple) oublie les dynamiques sociales, les peurs, les traditions politiques et le pouvoir d’adaptation des dictatures.
Contrairement aux attentes des cyber-utopistes, les régimes autoritaires ne sont pas dépassés par la technologie. Ils la maîtrisent, l’exploitent (propagande, surveillance, manipulation), ils apprennent vite, souvent plus vite que les démocrates naïfs, ils transforment Internet en outil de pouvoir, pas en menace existentielle. Ainsi la Chine sait parfaitement combiner censure algorithmique, cyber-police et distraction massive, tout en maintenant un web actif et populaire.
Morozov critique aussi la manière dont les politiques occidentales tentent d’exporter Internet comme outil de libération - avec des programmes visant à soutenir l’opposition numérique, contourner la censure, etc. - sans comprendre les dynamiques locales. Ces interventions sont au contraire susceptibles de délégitimer les dissidents locaux, de servir de prétexte aux régimes pour renforcer le contrôle, et d'accroître la méfiance vis-à-vis des ONG et des technologies étrangères.
Google en Chine? Le conflit entre les valeurs affichées de l’entreprise (liberté d’accès à l’information) et les exigences du Parti communiste illustre les limites d’un idéalisme technologique face à la realpolitik.
Un chapitre fondateur qui pose ainsi la thèse globale du livre : Internet n’est pas un outil intrinsèquement démocratique...
- "Texting Like It’s 1989"
Un tournant critique de l’ouvrage qui s’attaque à l’un des mythes les plus répandus dans les années 2000 : l’idée que les nouvelles technologies - SMS, blogs, réseaux sociaux - jouent le même rôle que les samizdats ou les radios libres à l’époque de la Guerre froide, et qu’elles peuvent, à elles seules, faire tomber les régimes autoritaires.
Morozov déconstruit le mythe de la révolution numérique spontanée, souvent résumé par des slogans comme « Twitter a fait tomber Moubarak » ou « les SMS ont libéré la Serbie ». Il appelle cela l’analogie simpliste avec 1989 - d’où le titre du chapitre : “Texting Like It’s 1989”, une ironie critique sur la nostalgie des révolutions anti-totalitaires projetée sur les technologies modernes.
Morozov rappelle que les révolutions de 1989 n’ont pas eu lieu grâce à la photocopieuse, mais parce que les régimes étaient affaiblis politiquement, économiquement, idéologiquement. Ce n’est pas la technique qui provoque la révolution, mais les dynamiques sociales, politiques et stratégiques. Il critique les décideurs et think tanks occidentaux qui projettent les schémas de la Guerre froide sur des situations contemporaines, comme si chaque blogueur était un Sakharov, chaque tweet un samizdat, et chaque réseau social une Radio Free Europe.
Contrairement aux années 1980, les États autoritaires de 2010 sont capables d’utiliser ces technologies à leur avantage : surveillance, désinformation, infiltration des mouvements d’opposition. Ce que Morozov appelle la “dictature 2.0”.
Quelques exemples évoqués : révolution des roses (Géorgie), révolution orange (Ukraine), mouvement Otpor (Serbie). Morozov montre que si les technologies ont joué un rôle, elles ne suffisent jamais sans une organisation structurée, un soutien extérieur, un contexte favorable.
Il évoque aussi l’Iran en 2009, où Twitter fut encensé en Occident comme moteur de protestation, alors qu’en réalité, les Iraniens utilisaient surtout d’autres moyens de communication, et le rôle de Twitter a été exagéré par les médias étrangers.
Ce chapitre est fondamental pour comprendre la thèse globale de The Net Delusion : il pose les bases d’un regard plus réaliste, presque désenchanté, sur la manière dont les régimes répressifs adaptent leur pouvoir à l’ère numérique et remet au centre de toute discussion sur les "révolutions" l’idée que les changements politiques durables reposent sur des facteurs humains, culturels, organisationnels — pas technologiques.
- "Orwell’s Favorite Lolcat"
Dans ce chapitre, Morozov développe l’idée que des régimes autoritaires ou semi-autoritaires peuvent intentionnellement permettre l’accès à certains services Internet populaires comme Google, YouTube, Facebook, non pas par libéralisme, mais pour des raisons stratégiques.
Il parle ici de ce qu’il appelle “slacktivism” ou “consumption over activism” - la tendance à préférer les loisirs numériques (mèmes, vidéos virales, jeux) à l’engagement civique.
Un dictateur avisé ne craint pas que ses citoyens puissent rechercher des informations sur la démocratie ; il craint qu’ils n’aient même pas envie de le faire. - Morozov explique que les régimes contemporains n’ont pas besoin de bloquer Internet pour en contrôler l’usage politique. Au contraire, en laissant les citoyens se distraire librement avec du contenu superficiel, ils peuvent réduire l’attention portée aux injustices, à la corruption ou aux abus de pouvoir. Cela rejoint le principe du “bread and circuses” (pain et jeux) de la Rome antique — ici transposé à l’ère du numérique.
La liberté d'accès ne garantit pas la liberté politique : ce n’est pas l’accès à l’information qui fait la démocratie, mais l’intérêt actif des citoyens pour le changement social.
- "Censors and Sensibilities"
La censure n’a pas disparu dans l’ère numérique, mais s’est métamorphosée - Sans doute une pièce essentielle de l’argumentaire de Morozov dans "The Net Delusion". Il y analyse la manière subtile, moderne et adaptative dont la censure fonctionne à l’ère numérique, au-delà des caricatures de la censure à la soviétique (blocages massifs, interdictions explicites).
Morozov démontre que la censure dans les régimes autoritaires contemporains est de plus en plus “psychologique, culturelle et participative”, et non seulement technique. Il critique la vision naïve selon laquelle les régimes répressifs bloquent simplement l’accès à des contenus “démocratiques”. En réalité, la censure est fragmentaire, joue sur les émotions, la culture, et les normes sociales, n’étouffe pas toute parole, mais la redirige, la neutralise, la dilue.
La censure numérique moderne ne consiste pas à bloquer l’accès à Internet, mais à façonner les sensibilités et à encourager l’autocensure ...
Morozov introduit la notion de “soft censorship” : au lieu d’interdire frontalement, les régimes peuvent décourager, ridiculiser ou désamorcer les discours dissidents. Cela passe par la dérision (mèmes contre les opposants), la fatigue informationnelle (inonder l’espace avec du bruit), la cooptation de figures culturelles.
Il montre que la censure peut aussi s’appuyer sur des mécanismes participatifs : délateurs volontaires, trolls, utilisateurs “patriotiques” qui signalent les contenus, plateformes privées qui suppriment des contenus sous pression politique, ou par automatisme commercial.
Morozov insiste sur la puissance de l’autocensure : les citoyens n’ont même plus besoin qu’on les menace explicitement pour qu’ils se retiennent de publier des contenus politiques. Cela résulte d’une intériorisation des risques, souvent cultivée par le climat social, l’incertitude juridique, ou les précédents médiatisés.
Parmi les exemples évoqués, la Chine (Morozov cite les recherches de chercheurs comme Gary King sur la censure algorithmique et humaine chinoise, qui tolère certaines critiques du régime, mais censure les appels à l’action collective) et la Russie (il évoque les blogs patriotiques et les commentateurs en ligne payés pour inonder les discussions de désinformation ou de propos confus).
Dans "How Censorship in China Allows Government Criticism but Silences Collective Expression" (American Political Science Review, mai 2013), Gary King, Jennifer Pan, et Margaret E. Roberts avaient collecté et analysé des millions de publications sur les réseaux sociaux chinois, en identifiant celles qui ont été censurées. Ils ont découvert que la censure ne cible pas principalement les critiques du gouvernement, mais plutôt les contenus susceptibles de mobiliser une action collective. Ainsi, même des critiques virulentes du régime peuvent rester en ligne, tandis que des messages appelant à des rassemblements ou des manifestations sont rapidement supprimés. Par ailleurs, les plateformes utilisent des logiciels pour filtrer automatiquement les contenus sensibles, souvent basés sur des mots-clés. Cependant, une part importante de la modération est assurée par des censeurs humains, qui évaluent le contexte et la portée potentielle des publications. Cette approche hybride permet une censure plus ciblée et efficace. L'étude concluait que la censure en Chine est stratégiquement orientée pour prévenir les actions collectives, plutôt que de supprimer toutes les critiques du gouvernement : une stratégie qui permet au régime de surveiller l'opinion publique tout en évitant des mouvements susceptibles de menacer sa stabilité...
- "Hugo Chavez Would Like to Welcome You to the Spinternet"
Ce chapitre, au ton provocateur et ironique, expose l’idée centrale selon laquelle les régimes autoritaires ne se contentent plus de censurer l’Internet : ils investissent activement dans la propagande numérique pour modeler l’opinion publique.
Morozov introduit le concept de "Spinternet", contraction de "spin" (manipulation de l'information) et "Internet", pour décrire un écosystème numérique où les régimes autoritaires ne bloquent pas nécessairement l'accès au web, mais inondent l’espace public numérique avec des contenus favorables au pouvoir, des récits officiels, des théories du complot, et des campagnes de désinformation. Contrairement au cliché du régime qui "ferme" Internet, Morozov montre qu’un État comme le Venezuela de Chávez choisit plutôt de l’exploiter comme un outil actif de contrôle idéologique.
Hugo Chávez est présenté comme un exemple emblématique de leader autoritaire qui a embrassé les réseaux numériques, notamment Twitter, pour façonner son image de "leader connecté" tout en instrumentalisant le web pour délégitimer ses opposants et promouvoir la rhétorique bolivarienne. Chávez, selon Morozov, maîtrise les codes de la modernité numérique, et son régime investit dans des blogs, chaînes YouTube, forums pro-gouvernementaux, et trolls, non pas pour censurer directement, mais pour noyer les voix dissidentes sous une avalanche d'informations contrôlées.
L’illusion du pluralisme - Morozov insiste sur le fait que dans la Spinternet, la pluralité apparente est en fait une fabrication. Il y a de nombreux comptes, de multiples opinions en apparence, mais toutes convergent vers une légitimation du pouvoir. Ce pluralisme d’apparat trompe aussi bien les citoyens locaux que les observateurs étrangers, donnant l’impression d’un débat démocratique là où il n’y a qu’un monologue démultiplié.
Internet comme arme contre la société civile - Morozov soutient que les régimes comme celui de Chávez prennent les devants dans la guerre de l'information en infiltrant, détournant ou cooptant les espaces numériques que l’on croyait autrefois libérateurs. Ils fabriquent des ONG factices, des sites d’actualité mensongers, ou des comptes sociaux qui imitent la dissidence pour la discréditer. Ce modèle est réplicable : d'autres régimes (Iran, Russie, Chine) adoptent la même logique.
Morozov anticipe avec une décennie d’avance les techniques de "trolling d’État", les fermes à trolls russes, ou encore les campagnes de désinformation orchestrées sur les réseaux sociaux. L’Internet peut tout autant renforcer l’autoritarisme qu’il ne peut le fragiliser — à condition de savoir le manipuler intelligemment...
- "Why the KGB Wants You to Join Facebook"
C'est l’un des chapitres les plus percutants de The Net Delusion. Morozov y aborde la face sombre de la transparence numérique : comment les plateformes sociales, célébrées en Occident comme des outils de liberté, peuvent faciliter la surveillance et la répression dans des régimes autoritaires.
Les dissidents d’aujourd’hui font eux-mêmes ce que les agents du KGB mettaient des semaines à découvrir - Morozov démontre que les réseaux sociaux comme Facebook, Twitter, ou encore YouTube ne sont pas intrinsèquement libérateurs : leur architecture centrée sur la transparence, l’auto-exposition, la mise en réseau peut tout autant servir des appareils de surveillance que favoriser l’activisme.
L’auto-surveillance comme outil de répression : Morozov montre que les activistes numériques produisent volontairement une quantité massive de données : lieux, contacts, préférences, affiliations, événements… Ces informations peuvent être utilisées par les services de sécurité pour cartographier les réseaux militants et les infiltrer ou les démanteler. Que l'on pense aux photos de manifestations géolocalisées, aux listes d’amis visibles, aux groupes publics de coordination (tout cela facilite la tâche des polices politiques).
L’illusion de la neutralité technologique : le chapitre critique l’idée que Facebook ou d'autres plateformes sont de simples outils. Leur structure pousse à l’exposition, Noms réels requis (à l'époque, politique stricte de Facebook), Profils publics par défaut, Interfaces de partage rapide et massif. Un design idéologique - souvent pensé pour le marché américain - qui se révèle dangereux pour les dissidents vivant sous des régimes autoritaires.
Morozov attaque la fascination occidentale pour la transparence absolue, qui ignore les asymétries de pouvoir. Être visible peut être une force dans une démocratie, mais une vulnérabilité mortelle dans une dictature.
Ce que l’on célèbre comme « connectivité » ou « ouverture » peut, ailleurs, signifier vulnérabilité, fichage, arrestation.
Un chapitre qui interroge sur l’exportation des normes techno-libérales vers des sociétés non démocratiques, où ces normes peuvent avoir des effets inverses à ceux escomptés.
- "Why Kierkegaard Hates Slacktivism"
C'est sans doute l’un des chapitres lesplus ironiques et philosophiquement chargés de The Net Delusion.
Morozov y critique la superficialité de l’activisme numérique - qu’il appelle "slacktivism" - en convoquant la pensée de Søren Kierkegaard pour dénoncer l’illusion d’engagement qu’Internet peut produire.
Cliquer n’est pas agir - Morozov affirme que le numérique produit un activisme de façade, où l’engagement politique se réduit à des gestes symboliques à faible coût (liker, partager, signer une pétition en ligne, poster un hashtag), sans véritable implication personnelle, ni prise de risque.
Morozov invoque Kierkegaard pour souligner le vide existentiel de l’activisme numérique. Le philosophe dénonçait déjà au XIXe siècle la fuite dans l’ironie et l’abstraction, qui empêche l’engagement réel. De la même manière, Internet permet de “se sentir engagé” sans jamais se confronter au monde réel. Un exemple de ce que Kierkegaard appellerait une “esthétisation de l’existence” : se dire “contre la dictature” mais sans rien faire d’autre que retweeter une citation.
Morozov montre que le slacktivism agit souvent comme une compensation psychologique. Il donne l’impression d’avoir accompli quelque chose, alors qu’aucun coût réel n’a été engagé. Il peut même désamorcer une colère légitime : en “likant” un post dénonçant l’injustice, l’utilisateur soulage sa conscience, mais ne change rien. Il cite des campagnes virales sans suite concrète : causes oubliées dès que la tendance s’estompe.
Morozov insiste sur un paradoxe : plus on croit que le numérique remplace l’engagement, moins on agit réellement. Cela rejoint son idée du “panem et circenses” numérique, exposée au chapitre 5 : les régimes peuvent tolérer ce slacktivisme car il neutralise le potentiel révolutionnaire.
Un chapitre qui dénonce le confort numérique comme forme moderne de passivité — camouflée par l’illusion de l’engagement.
- "Open Networks, Narrow Minds: Cultural Contradictions of Internet Freedom"
C'est l’un des plus décisifs chapitres sur le plan géopolitique et idéologique. Evgeny Morozov y démonte la rhétorique dominante de l’“Internet Freedom” promue par les États-Unis et certains gouvernements occidentaux dans les années 2000-2010, et en souligne les contradictions profondes.
Morozov affirme que la diplomatie américaine promeut une vision idéalisée et dépolitisée d’Internet, censée diffuser mécaniquement la liberté, la démocratie et les droits humains dans le monde. Cette idéologie de l’Internet ouvert est cependant culturellement myope, géopolitiquement contre-productive, et souvent hypocrite, car elle ne s’applique pas aux propres pratiques sécuritaires des démocraties occidentales.
L’idéologie de la connectivité - Morozov critique l’idée selon laquelle "ouvrir les réseaux c'est ouvrir les esprits". Cette croyance repose sur une foi technodéterministe, selon laquelle l’information libre entraîne forcément la liberté politique, les internautes sont spontanément attirés par des contenus libérateurs, la transparence mène à la vérité.
Or, Morozov rappelle très simplement que les gens consomment souvent des contenus conformes à leurs préjugés, et que les régimes autoritaires peuvent parfaitement survivre dans un environnement connecté, à condition d’en maîtriser les cadres narratifs.
Morozov fustige ainsi l’hypocrisie de la doctrine de la liberté numérique américaine. Les États-Unis dénoncent la censure en Iran, en Chine ou en Russie, mais légitiment leurs propres formes de surveillance, de contrôle ou de censure (notamment après le 11 septembre). L’USAID, la CIA ou les fondations proches du pouvoir américain financent des programmes numériques d’“ouverture” dans des régimes rivaux, ce qui alimente la méfiance et la répression dans ces pays. Que l'on pense à la création d’outils comme Haystack pour contourner la censure iranienne, présentés comme des “armes de la liberté”, mais mal conçus et contre-productifs.
Un aveuglement culturel - La rhétorique de l’Internet ouvert ignore les cultures politiques locales, les traditions intellectuelles, la mémoire historique des sociétés post-totalitaires ou post-coloniales. Elle suppose une universalité de la conception américaine de la liberté, ce qui alimente les réflexes souverainistes. Et elle renforce les régimes autoritaires, qui peuvent présenter ces politiques comme des tentatives d’ingérence ou de déstabilisation.
Parmi les illustrations proposées, le Discours de Hillary Clinton sur la “liberté Internet” (2010) : Morozov y voit un exemple parfait de naïveté techno-libérale doublée d’arrogance géopolitique : We need to recognize that the same principles of free expression that apply to traditional media apply to the Internet. The freedom to connect is like the freedom of assembly in cyberspace ...
En conclusion, un chapitre est fondamental qui ouvre la critique du livre sur un plan géopolitique et idéologique, en s’attaquant à l’impérialisme culturel du cyber-utopisme occidental, aux effets boomerang des politiques de démocratisation par la technologie, et à la fracture entre infrastructures ouvertes et usages autoritaires.
- "Internet Freedoms and Their Consequences"
Un chapitre qui synthétise les critiques développées précédemment et pose une mise en garde contre la vision simpliste de la “liberté sur Internet”. Morozov y analyse les conséquences non intentionnelles des politiques visant à promouvoir la liberté numérique et propose une approche plus nuancée, réaliste et contextuelle.
Morozov y affirme donc que la promotion de la liberté d'expression sur Internet, telle que définie et diffusée par les puissances occidentales, peut avoir des effets pervers, parfois contre-productifs dans les régimes autoritaires. L'idée selon laquelle un Internet libre conduirait mécaniquement à des sociétés libres est une erreur stratégique et intellectuelle majeure.
Le caractère si ambivalent de la “liberté numérique”- Morozov rappelle que la liberté d’expression en ligne n’est pas neutre. Elle peut servir la dissidence, mais aussi la propagande, le harcèlement, la désinformation ou l’extrémisme. Elle facilite autant la mobilisation démocratique que la radicalisation ou la surveillance étatique. Il appelle donc à cesser de sacraliser la liberté d’expression numérique, et à l’évaluer dans son contexte social et politique concret.
Les effets pervers des politiques occidentales - Les programmes de soutien aux cyber-dissidents ou d’outils de contournement de la censure peuvent mettre en danger les militants locaux (en les exposant ou en les stigmatisant comme agents étrangers), radicaliser les régimes autoritaires, qui y voient des tentatives d’ingérence, et nuire à la crédibilité des idéaux démocratiques, assimilés à des tactiques de déstabilisation.
Ainsi l’utilisation d’outils comme Tor ou Haystack dans des contextes non préparés a parfois compromis la sécurité des utilisateurs.
Morozov plaide pour une diplomatie numérique plus humble, pragmatique et différenciée, qui prenne en compte les risques concrets pour les citoyens exposés, les dynamiques internes aux régimes autoritaires, et la nécessité de soutenir des institutions locales, des médias indépendants, des ONG crédibles, plutôt que de simplement envoyer des technologies ou des slogans.
Il évoquera à titre d'exemples la situation en Iran, Chine, Russie, mais aussi les limites des interventions américaines en Égypte et Tunisie.
Un chapitre qui repositionne la liberté numérique dans une perspective politique globale, où la technologie n’est jamais neutre, et où les intentions humanistes peuvent produire des effets inverses.
- "Making History (More Than a Browser Menu)"
L'auteur appelle ici à dépasser les illusions techno-libérales pour repenser la responsabilité politique à l’ère numérique. Le titre, ironique, oppose l’idée de « faire l’histoire » (agir politiquement) à la passivité induite par une culture numérique réduite à une interface de navigation.
Morozov rejette l’idée que l’innovation technologique est hors du champ politique. Il plaide pour une politisation active des choix technologiques, une vigilance démocratique sur l’architecture des plateformes, un engagement civique éclairé (contre la tentation du solutionnisme technologique). C'est repolitiser le numérique...
Morozov rappelle que la technologie peut effacer les responsabilités historiques en les recodant en “bugs” ou en “erreurs de design”. Il faut donc se souvenir des luttes politiques passées et penser le numérique comme une continuité des rapports de force historiques, et non comme un monde neuf, neutre, “post-politique”.
Morozov insiste, ce qui semble du bon sens (mais finalement si peu partagé), sur le fait que ce ne sont pas les plateformes qui libèrent les peuples, mais les idées, les institutions, les luttes collectives. L’histoire se fait par choix, conflits, institutions durables, pas par la simple prolifération d’applications. Le numérique peut être un outil, mais jamais un substitut au courage, à l’organisation ou à la pensée.
Il dénonce l’oubli du passé induit par les métaphores creuses comme “révolution Twitter” ou “printemps Facebook”, qui réduisent des combats historiques à des effets de réseau. Et le menu “Historique” du navigateur devient une caricature d’histoire réelle - celle qui exige choix, risques et mémoire. La démocratie, la liberté, la justice ne sont pas des sous-produits du code.
- "The Wicked Fix"
Dans le chapitre final, Morozov plaide pour une approche plus nuancée et réaliste de l’utilisation d’Internet dans la promotion de la démocratie, reconnaissant la complexité des enjeux et la nécessité d’éviter les solutions simplistes.
Morozov affirme que le progrès technologique ne garantit en rien le progrès politique ou moral. L’idée que les outils numériques vont automatiquement transformer le monde est non seulement fausse, mais dangereuse. Ce qu’il faut, c’est restaurer une conscience historique, politique et éthique, et cesser de croire que la technologie fera le travail à notre place.
Le livre a fondé l'étude critique des politiques numériques et influencé :
- Les travaux de Rebecca MacKinnon (Consent of the Networked) sur la responsabilité des plateformes.
- La prise de conscience des ONG (Amnesty, RSF) sur les risques numériques pour les dissidents.
"To Save Everything, Click Here: The Folly of Technological Solutionism" (2013, "Pour tout résoudre, cliquez ici : L'aberration du solutionnisme technologique", 2014)
Un ouvrage, on s'en doute, fortement rejeté par les pro-tech. L'ouvrage est devenu une référence majeure pour critiquer l'emprise des Big Tech sur nos vies. Il dialogue directement avec des penseurs comme Shoshana Zuboff (capitalisme de surveillance) ou Timnit Gebru (risques des IA).
Critique du "Solutionnisme Technologique", la tendance à réduire les problèmes sociaux, politiques ou économiques complexes à des défis techniques simplistes, "solubles" par une app ou un algorithme. Ains des exemples triviaux sont aisément connus, des bracelets connectés pour "guérir" l'obésité (sans s'attaquer aux inégalités sociales), des plateformes de vote en ligne pour "réparer" la démocratie (ignorant les rapports de pouvoir), des "villes intelligentes" contrôlées par des algorithmes (au détriment de la participation citoyenne).
Le solutionnisme nie la nécessité des débats collectifs, des conflits d'intérêts et des choix de société, au profit de "solutions" techniques imposées par des ingénieurs (on évacue le politique), la quête d'optimisation efface des dimensions humaines essentielles (la sérendipité, l'erreur, la friction démocratique), et l'on renforce renforce le pouvoir des Big Tech (les GAFAM deviennent les architectes de nos vies sociales, sans légitimité démocratique).
L'origine du problème, selon Morozov, est symptomatique de notre monde. L'idéologie de la Silicon Valley est décrite comme mélange de positivisme technologique, de méfiance envers l'État et de foi dans le marché, le tout associé à une immense ignorance de l'histoire : les solutionnistes vont réinventer naïvement des "solutions" déjà expérimentées (et souvent contestées) dans d'autres contextes.
Le "Quantified Self" (l'auto-mesure par objets connectés) est l'un des exemples les plus frappants de la thèse de l'auteur : Morozov nous montre que traquer chaque pas, calorie ou heure de sommeil, réduit la santé à des données (occultant les déterminants sociaux), transforme l'individu en entrepreneur de lui-même -responsable de ses "échecs") et banalise la surveillance (corporelle, puis sociale).
Critique de l'illusion de l'émancipation numérique ...
En s'opposant d'abord au déterminisme technologique : Internet n'est ni intrinsèquement libérateur, ni nécessairement oppressif, tout dépend de son cadre politique et économique. Et on doit pas oublier que les outils numériques (réseaux sociaux, objets connectés) alimentent le capitalisme de surveillance tout en servant les régimes autoritaires (ex. : la Chine utilise l'IA pour le contrôle social).
Critique du "Big Tech Philanthropy" ...
L'auteur dénonce l'influence antidémocratique des milliardaires de la tech (ex. : Zuckerberg, Musk) qui imposent leurs solutions techno-centrées sans légitimité politique, relayées par des médias particulièrement complaisants.
De l'usage des IA génératives pour produire de la propagande (deepfakes) ...
Le livre de Morozov date de 2011, et les deepfakes tels qu'on les connaît aujourd'hui (style FaceSwap via GANs) n'émergent qu'à partir de 2017. La propagande numérique "pré-IA" s'appuie alors sur trolls et bots et consiste en manipulation des réseaux par des comptes automatisés pro-gouvernementaux (ex. : Russie, Iran) pour mise en oeuvre de censures ciblées : blocage de contenus ou surveillance des dissidents via des outils techniques. La désinformation institutionnalisée est alors un autre moyen utilisé, via la création de médias d'État en ligne pour noyer l'information critique. Le concept clé de "Spinternet" nous expose un Internet au sein duquel les États autoritaires transforment le Web en arène de propagande sophistiquée.
Si Morozov évoque ainsi plutôt les propagandes assez "primitives" de son époque, il a suffisamment pressenti que la technologie servirait à fabriquer des réalités alternatives crédibles au service du pouvoir, nous livrant ainsi un cadre théorique s'appliquant parfaitement aux deepfakes. Et ce d'autant plus aisément que les démocraties sous-estiment la menace, croyant encore que la "tech" n'est, de part en part, que progrès (cf. le fameux solutionnisme technologique).
Dans ses écrits ultérieurs (newsletter "The Syllabus", interventions), il alertera sur la mort de la vérité (les IA génératives achèvent de dissoudre les faits dans un bruit de fond algorithmique, rendant toute contestation impossible), l'asymétrie de pouvoir (seuls les États ou les GAFAM ont les moyens de produire & lutter contre les deepfakes, ce qui signifie renforcement des autoritarismes et des monopoles "tech"). Et quoiqu'on dise, les "détecteurs de deepfakes" (comme ceux de Meta ou OpenAI) sont inefficaces et évitent ce qui semble n'être que le seul et unique débat possible, une régulation politique.
Morozov apparaît comme le penseur qui révèle les "angles morts politiques" du numérique. Ce n’est pas la technologie qui pose problème, dit-il avec bon sens, c’est la façon dont nous l’utilisons pour éviter les débats de fond. Son travail rappelle que la tech n'est jamais neutre : elle est le reflet des rapports de pouvoir existants - et parfois, un outil pour les renforcer
"Sad by Design: On Platform Nihilism" (2019, Geert Lovink)
Geert Lovink (1959) est un théoricien des médias néerlandais, figure majeure de la critique de l’Internet et des cultures numériques. Il est à la fois chercheur, activiste, fondateur du réseau nettime (1995) et directeur de l’institut de recherche Institute of Network Cultures à Amsterdam.
Avec lui, il ne s’agit plus de croire ou de ne pas croire à Internet, mais de penser les effets émotionnels, politiques et existentiels d’un monde structuré par les plateformes. Aussi tente-t-il de nous donner des outils critiques pour résister symboliquement à la standardisation algorithmique des vies...
Son ouvrage incontournable, "Sad by Design: On Platform Nihilism" (Pluto Press, 2019) analyse la mélancolie systémique produite par les plateformes numériques. Selon Lovink, les réseaux sociaux sont conçus non pas pour relier les individus de manière significative, mais pour exploiter leur attention, manipuler leurs affects, et surtout pour induire des formes spécifiques de tristesse, d’apathie et de dépendance.
"... How do we reverse the acceleration of alienation, a movement that inevitably ends up in trauma? Instead of pathetic, empty gestures, we should exercise a new tactic of silence, directing the freed energy and resources toward creating temporary spaces of reflection.
In his 2018 book Anti-Social Media: How Facebook Disconnects Us and Undermines Democracy, Siva Vaidhyanathan struggles with the growing gap between good intentions and the ugly reality: “The painful paradox of Facebook is that the company’s sincere devotion to making the world better invited nefarious parties to hijack it to spread hatred and confusion. Zuckerberg’s firm belief in his own expertise, authority, and ethical core blinded him and his company to the damage it was facilitating and causing. If Facebook had been less obsessed with making the world better, it might have avoided contributing to forces that have made the world worse.” See here the real existing stagnation, now that the world is digitized. As Gramsci said, “the old is dying and the new cannot be born; in this interregnum a great variety of morbid symptoms appear.”
On paper our global challenges look enormous; on screen they fail to be translated into our everyday life. Instead of facing the titanic forces right in the eye, we’re numbed, bittersweet, absent-minded, quirky, and sometimes straight-out depressed. Should we read intense social media usage as a coping mechanism? Ours is a profoundly non-heroic, non-mythological, straight-out flat era. After all, myths are stories that need time to develop a broad audience, to ramp up their tension, and to play out their drama. No, our time is marked by the micro concerns of the fragile self. Everyone has his or her reason to shut down and shield off. While corporations can grow overnight to become behemoth structures, outlandish in their infrastructure, our understanding of the world lags behind or even shrinks.
Limited understanding limits our ability to frame the problem. We are not sick. Alarmism has worn itself out. If we want to smash platform capitalism, a political economy analysis will not be sufficient. How might we construct a collective identity, a self-hermeneutics we can live with? Indeed, what would a self-image even be that went beyond machine-readable interpretations? The selfie as mask? “I love that one with you, wearing sunglasses, when you proudly smile.” Unable to pin down a problem or articulate a response, the irresistible lure of swiping, updates and “Likes” seems stronger than ever. Portraying users as victims of Silicon Valley turns out not to be convincing. With Slavoj Žižek, we can say that we know social media is evil, but continue to use it. “What makes our situation so ominous, is the all pervasive sense of blockage. There is no clear way out, and the ruling elite is clearly losing its ability to rule.” Our environment and its operating conditions have been dramatically transformed, and yet our understanding of such dynamics lags behind. “The barbed wire remains invisible,” as Evgeny Morozov once put it.
The problem has yet to be identified: there is no “social” anymore outside of social media. In Italian slang, social media has already been shortened: “Are you on social?” This is our Society of the Social. We stare at the black box, wondering about the poverty of today’s interior life. To overcome the deadlock, this book sets out to integrate a radical critique. It seeks alternatives by staging a subjective encounter with the multitude and their intimate dependencies on their mobile devices.
Comment inverser l'accélération de l'aliénation, un mouvement qui finit inévitablement en traumatisme ? Plutôt que par des gestes pathétiques et vides de sens, nous devrions exercer une nouvelle tactique du silence, en dirigeant l'énergie et les ressources libérées vers la création d'espaces temporaires de réflexion.
Dans son livre de 2018 Antisocial Media : Comment Facebook nous déconnecte et sape la démocratie (Anti-Social Media: How Facebook Disconnects Us and Undermines Democracy), Siva Vaidhyanathan se débat avec le fossé grandissant entre les bonnes intentions et la réalité désastreuse : « Le paradoxe douloureux de Facebook est que la dévotion sincère de l'entreprise à rendre le monde meilleur a permis à des acteurs néfastes de le détourner pour répandre la haine et la confusion. La conviction inébranlable de Zuckerberg en sa propre expertise, son autorité et son éthique a aveuglé sa société ainsi que lui-même sur les dommages qu'elle facilitait et causait. Si Facebook avait été moins obsédé par l'idée d'améliorer le monde, il aurait peut-être évité de contribuer aux forces qui l'ont empiré. »Voici la stagnation réellement existante, maintenant que le monde est numérisé. Comme le disait Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».
Sur le papier, nos défis mondiaux semblent immenses ; à l'écran, ils échouent à se traduire dans notre vie quotidienne. Plutôt que d'affronter les forces titanesques en face, nous sommes engourdis, mélancoliques, distraits, excentriques, parfois carrément déprimés. Devrions-nous interpréter l'usage intensif des réseaux sociaux comme un mécanisme d'adaptation ? La nôtre est une époque profondément non héroïque, non mythologique, carrément plate. Après tout, les mythes sont des histoires qui nécessitent du temps pour toucher un large public, développer leur tension et déployer leur drame. Non, notre époque est marquée par les micro-préoccupations du moi fragile. Chacun a sa raison de se refermer et de se protéger. Alors que les entreprises peuvent devenir des structures béhémothiques du jour au lendemain, aux infrastructures démesurées, notre compréhension du monde accuse un retard, voire régresse.
Une compréhension limitée restreint notre capacité à cerner le problème. Nous ne sommes pas malades.<sup>6</sup> L'alarmisme s'est usé jusqu'à la corde. Si nous voulons briser le capitalisme de plateforme, une analyse d'économie politique ne suffira pas. Comment pourrions-nous construire une identité collective, une auto-herméneutique avec laquelle nous puissions vivre ? En effet, à quoi ressemblerait même une image de soi qui irait au-delà des interprétations lisibles par machine ? Le selfie comme masque ? « J'adore celui avec toi, avec tes lunettes de soleil, quand tu souris fièrement. » Incapables de cerner un problème ou d'articuler une réponse, l'attrait irrésistible du swipe, des mises à jour et des « J'aime » semble plus fort que jamais. Dépeindre les utilisateurs comme des victimes de la Silicon Valley s'avère peu convaincant. Avec Slavoj Žižek, nous pouvons dire que nous savons que les réseaux sociaux sont néfastes, mais nous continuons à les utiliser. « Ce qui rend notre situation si menaçante, c'est le sentiment omniprésent de blocage. Il n'y a pas d'issue claire, et l'élite dirigeante perd manifestement sa capacité à gouverner. » Notre environnement et ses conditions de fonctionnement ont été radicalement transformés, et pourtant notre compréhension de telles dynamiques accuse un retard. « Le fil de fer barbelé reste invisible », comme l'a un jour formulé Evgeny Morozov.
Le problème reste à identifier : il n'y a plus de « social » en dehors des médias sociaux. Dans l'argot italien, les médias sociaux sont déjà abrégés : « Tu es sur les réseaux ? » (Sei sui social ?). Voilà notre Société du Social. Nous fixons la boîte noire, interrogeant la pauvreté de la vie intérieure contemporaine. Pour sortir de l'impasse, ce livre entreprend d'intégrer une critique radicale. Il cherche des alternatives en mettant en scène une rencontre subjective avec la multitude et ses dépendances intimes à ses appareils mobiles.
"Internet culture is exhibiting signs of an existential midlife crisis. As Julia Kristeva once wrote: “There is nothing sadder than a dead God.” The newness is gone, the innovation has slowed, the user base stabilized. In contrast to 1990s nostalgia, we can’t really say there was ever a happy period of young adulthood. As in most non-Western cultures, it was straight into marriage at a young age with all the restrictions that come with it. Who dares to refer to “new” media anymore? Only innocent outsiders occasionally mention this once promising term. If anything, there seems to be a rapid spread of the retrograde, a yearning for the earlier and simpler days. What are we to make of this romantic nostalgia for the birth of virtual reality, the clumsy early web interfaces, and the net.art pioneers? Claude Levi-Strauss came up with a possible explanation: “Man never creates anything truly great except at the beginning: in whatever field it may be, only the first initiative is wholly valid. The succeeding ones are characterized by hesitation and regret, and try to recover, fragment by fragment, ground that has already been left behind.”
This volume, the sixth in my internet chronicles, struggles with a digital realm that not only blends into the everyday, but increasingly impinges upon it—contracting our abilities and constraining our realities. This book deals with social media issues such as the selfie cult, meme politics, internet addiction and the new default of narcissist behavior. Two decades after dotcom mania we should be able to answer the question of how second order social media operate—but we can’t. So while the social media question may be omnipresent, if we want to stand up against [insert your pathology here] by design we first have to understand its inner workings and operations unraveled here through the vector of distraction and sadness. The mechanisms of sadness are followed by a second section focused more on theory and strategy, from the “platform” concept to the invisibility of technological violence. The third section deals with the selfie craze, its anonymous mask design counterpart and whether progressive memes are possible in the first place. The final section examines the corporate data extraction industries and surveillance systems that orient mass behavior into a new form of social alienation. The concept of the commons runs counter to these logics, and I end by asking whether it offers a possible way out.
What happens when theory no longer presents itself as a grand design and is consumed as an afterthought? The internet is not a field in which public intellectuals play any role to speak of. Unlike previous eras, intellectual ambitions have to be modest. Before we design alternatives and formulate regulatory principles, it is vital to understand the psychology of social media platforms. Sad by Design combines radical internet critique with a confrontation of the all-too-real mental ups and downs of social media users...."
La culture internet montre des signes de crise existentielle de la quarantaine. Comme l'écrivait Julia Kristeva : « Rien n'est plus triste qu'un dieu mort. » La nouveauté a disparu, l'innovation ralentit, la base d'utilisateurs se stabilise. Contrairement à la nostalgie des années 1990, on ne peut guère affirmer qu'il y ait jamais eu une période heureuse de jeunesse. Comme dans la plupart des cultures non occidentales, on est passé directement à un mariage précoce avec toutes les restrictions que cela implique. Qui ose encore parler de médias « nouveaux » ? Seuls des outsiders innocents évoquent parfois ce terme autrefois prometteur. S'il y a une tendance, c'est plutôt la résurgence du rétrograde, une nostalgie des débuts plus simples. Que penser de cette romance nostalgique pour la naissance de la réalité virtuelle, les interfaces web maladroites et les pionniers du net.art ? Claude Lévi-Strauss propose une explication : « L'homme ne crée jamais rien de vraiment grand qu'au commencement : dans quelque domaine que ce soit, seule la première initiative est entièrement valable. Les suivantes sont marquées par l'hésitation et le regret, et tentent de regagner, fragment par fragment, un terrain déjà abandonné. »
Ce volume, le sixième de mes chroniques internet, se débat avec un espace numérique qui non seulement se fond dans le quotidien, mais l'empiète toujours plus — réduisant nos capacités et contraignant nos réalités. Il traite des enjeux des réseaux sociaux : culte du selfie, politique des mèmes, addiction internet et narcissisme comme norme nouvelle. Deux décennies après la frénésie dotcom, nous devrions pouvoir expliquer le fonctionnement des médias sociaux de second ordre — mais nous en sommes incapables. Ainsi, bien que la question des réseaux sociaux soit omniprésente, si nous voulons résister à [insérez votre pathologie ici] by design, nous devons d'abord comprendre leurs mécanismes internes, ici décryptés à travers le vecteur de la distraction et de la tristesse. L'analyse des mécanismes de la tristesse est suivie d'une deuxième section plus théorique et stratégique, du concept de « plateforme » à l'invisibilité de la violence technologique. La troisième section aborde la folie du selfie, son pendant anonyme masqué, et la possibilité même de mèmes progressistes. La dernière partie examine l'industrie de l'extraction de données et les systèmes de surveillance qui orientent les comportements de masse vers une nouvelle aliénation sociale. La logique des communs s'oppose à ces dynamiques, et je termine en explorant si elle offre une issue possible.
Que se passe-t-il quand la théorie cesse de se présenter comme un grand dessein pour devenir une consommation accessoire ? Internet n'est pas un terrain où les intellectuels publics jouent un rôle significatif. Contrairement aux époques précédentes, les ambitions intellectuelles doivent être modestes. Avant de concevoir des alternatives et des principes régulateurs, il est vital de comprendre la psychologie des plateformes sociales. Sad by Design allie une critique radicale d'internet à une confrontation avec les hauts et bas mentaux — bien trop réels — des utilisateurs de réseaux sociaux...."
(...)
Le "nihilisme des plateformes" ...
Le nihilisme des plateformes décrit l'ère du désenchantement numérique : les promesses d'émancipation par la tech ont cédé la place à une machine à produire de l'impuissance et de la mélancolie - une aliénation rentable et by design. Lovink y voit le symptôme d'une crise civilisationnelle liée au capitalisme de surveillance.
Ce nihilisme des plateformes consiste en un état d'apathie, de désengagement et de dépolitisation induit par le design même des plateformes (Facebook, Instagram, Twitter, etc.). Ces dernières exploitent nos affects (tristesse, ennui, colère) pour capter l'attention, tout en vidant de sens nos interactions :
- les gestes numériques (likes, partages, commentaires) deviennent des automatismes vides.
- la participation est réduite à une performance superficielle, sans impact réel.
- l'aliénation remplace l'émancipation promise par le web.
Lovink identifie ici plusieurs logiques à l'œuvre ...
a) L'Économie de l'attention toxique
Les plateformes monétisent la tristesse (sad by design) via des interfaces qui encouragent la comparaison sociale, le FOMO (Fear Of Missing Out) et l'addiction.
Exemple : les feeds infinis et les notifications conçues pour générer anxiété et engagement compulsif.
b) La Désintégration du Collectif
Les algorithmes fragmentent les débats en bulles isolées, empêchant toute mobilisation politique cohérente. Le activisme de clic (clicktivism) donne l'illusion de l'action, mais reste inefficace.
c) L'Épuisement des affects
L'hyper-sollicitation émotionnelle conduit à une désensibilisation : scandales, injustices et catastrophes sont "absorbés" puis oubliés dans le flux. "La tristesse n'est plus un accident, mais une fonctionnalité" : le design exploite la mélancolie comme carburant.
Contrairement aux utopies numériques des années 1990 (liberté, partage, création), les plateformes actuelles normalisent la résignation : nous savons que c'est toxique, mais nous continuons à scroller, pourrait dire Slavoj Žižek.
Les conséquences politiques se traduisent ainsi : la fin des grands récits (construire un projet collectif face à la fragmentation et à la surveillance est impossible), une impuissance apprise (les utilisateurs intériorisent que leur voix ne compte pas) et un capitalisme de la dépression : les plateformes profitent de la détresse psychique qu'elles génèrent (via la publicité ciblée, les thérapies en ligne, etc.).
Peut-on espérer sortir de ce nihilisme ?
Lovink propose des pistes :
- une désengagement tactique : pratiquer le slow media, créer des espaces hors-algorithmes.
- repolitiser le design : exiger des architectures numériques transparentes et non-prédatrices.
- construire des contre-cultures : Réinvestir les réseaux alternatifs (Mastodon, PeerTube) et les pratiques artistiques subversives.
Lovink regrette la disparition des utopies numériques alternatives, comme celles du Web des débuts (années 1990), remplacées par une soumission généralisée aux GAFAM. Il appelle à un renouveau tactique : créer des zones autonomes temporaires, microréseaux, formes d’ironie radicale, mais reconnaît leur fragilité.
En 2002, avec "Dark Fiber: Tracking Critical Internet Culture" (the Mit Press), Geert Lovink entendait commencer son travail en documentant la contre-culture numérique des années 1990. On y trouve en effet une histoire vivante des premiers réseaux autonomes avant l’arrivée des GAFAM. En 2007, "Zero Comments: Blogging and Critical Internet Culture" (Routledge) analyse le phénomène des blogs et de la mutation des formes discursives sur le Web 2.0. On y pressent les premiers signes de désillusion sur le potentiel démocratique du Web. Le blog devient un symptôme d’isolement autant qu’un outil d’expression. 2016/2016, semble s'imposer le fait que les réseaux ne libèrent plus, mais capturent, isolent, formatent. "Networks Without a Cause: A Critique of Social Media" (2012) entreprend un examen systématique de Facebook, Twitter, YouTube… et de leurs effets structurels sur la culture et la pensée. Lovink y développe une critique plus structurelle et politique, inspirée de Tiziana Terranova et Jodi Dean.
Tiziana Terranova (1967) est une théoricienne italienne des médias, associée à la critique du capitalisme numérique et de l’économie immatérielle, qui nous offrira en 2004, avec "Network Culture: Politics for the Information Age", l'une des premières tentatives théoriques de relier le développement d’Internet à la mutation du capitalisme post-fordiste, où les réseaux deviennent le vecteur principal de la production immatérielle (savoirs, désirs, affects). Un concept central, celui de “Free labor” : les internautes produisent de la valeur gratuitement en naviguant, commentant, partageant. Terranova est l'une des premières à montrer que le Web 2.0 s’inscrit dans une économie de l’exploitation cognitive, où les affects et les savoirs sont captés par les plateformes, bien avant la "plateformisation" actuelle.
Jodi Dean (1962) est une théoricienne politique et marxiste américaine, spécialiste de la communication, du post-démocratique et du capitalisme de l’attention (elle est professeure de sciences politiques au sein des Hobart and William Smith Colleges à Genève, dans l'État de New York, depuis 1993). Elle est connue pour sa théorie du « capitalisme communicatif », qu’elle décrit comme une fusion entre démocratie et capitalisme dans l’environnement numérique, où l’expression émotionnelle est valorisée au détriment du débat rationnel, neutralisant ainsi les impulsions démocratiques. "Blog Theory: Feedback and Capture in the Circuits of Drive" (2010), approfondit sa théorie du « capitalisme communicatif », analysant comment les pratiques numériques telles que le blogging et le texting emportent les utilisateurs dans des réseaux intensifs de plaisir, de production et de surveillance. "The Communist Horizon" (2012) explore la pertinence contemporaine du communisme, tandis que "Crowds and Party" examine les dynamiques des mouvements de masse et la nécessité d'une organisation politique structurée .
"Social Media Abyss: Critical Internet Cultures and the Force of Negation" (2016, Geert Lovink) va constituer une étape charnière, les médias sociaux sont devenus un abîme, ce n’est plus l’espace public, mais l’espace de l’auto-aliénation. Et en 2019, avec "Sad by design", les plateformes ne manipulent plus seulement nos actions, mais nos humeurs. "Stuck on the Platform: Reclaiming the Internet" (2022), synthèse de 25 ans de critique, s’interroge sur la paralysie collective, l’impossibilité d’inventer autre chose qu’un Internet toxique ...
PIC: Une représentation de l'"AI-Era Digital Freedom" avec "Machine Hallucinations" (série depuis 2016) de Refik Anadol, une œuvre se recrée en permanence, évoquant la reconfiguration continue du web par l'IA, les réseaux neuronaux visibles dans les structures, l'immersion totale comme métaphore de l'envahissement algorithmique, et la beauté hypnotique de flux de données qui masque leur origine opaque (surveillance, capitalisme cognitif) : Qui "rêve" ? La machine ou l'humain ? Qui contrôle l'imaginaire collectif ?
"The AI We Deserve" (2020, Evgeny Morozov)
En juin 2020, en pleine pandémie de COVID-19, le monde est plongé dans une crise sanitaire mondiale. L’IA est alors massivement promue comme solution : pour la modélisation épidémiologique, la surveillance, la gestion logistique, le tracking des individus. Cette situation donne un rôle central aux technologies, tout en réduisant l’espace du débat politique.
Morozov y voit aussitôt un exemple parfait de solutionnisme en action : répondre à une crise politique et sociale avec des outils techniques sans débat démocratique.
Par ailleurs, nous sommes en pleine montée en puissance des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), qui monopolisent l’innovation en IA. L’IA est alors presque exclusivement pensée dans un cadre capitaliste, associée à la rentabilité, à l’optimisation logistique, ou à la surveillance.
Morozov dénonce cette concentration de l’innovation dans un « complexe militaro-corporatif » incompatible avec toute idée d’émancipation politique.
Alors que des penseurs tels que Shoshana Zuboff, Kate Crawford, Ruha Benjamin, ou Virginia Eubanks mettent en lumière les dérives autoritaires de l’IA, Morozov entend aller plus loin : critiquer l’architecture politique de l’IA elle-même, pas seulement ses effets.
Le titre de son article publié en juin 2020 dans Boston Review, "The AI We Deserve" (L'IA que nous méritons) est une interpellation : il suggère que l'IA actuelle reflète les choix politiques et économiques de nos sociétés. Pour obtenir une IA plus juste et démocratique, il ne suffit pas de modifier les algorithmes ou de réguler les entreprises technologiques ; il faut repenser en profondeur les structures de pouvoir et les valeurs qui guident le développement technologique. Morozov ne propose pas simplement une réforme technique ou éthique de l’IA.
Il appelle à :
- repolitiser la question technologique : l’IA doit être conçue comme un enjeu de lutte politique, et non comme un progrès inéluctable.
- réorienter les infrastructures vers le bien commun : propriété publique ou coopérative des données, design participatif, IA pour les services publics.
- rompre avec le paradigme libéral-autoritaire : l’IA ne doit pas être un outil de gouvernance néolibérale ou de surveillance étatique, mais un levier pour approfondir la démocratie.
Morozov propose d'adopter une raison écologique dans le développement de l'IA, inspirée des travaux de John Dewey sur l'intelligence incarnée. Cette approche valorise une interaction plus profonde avec notre environnement, guidée par la signification et le but, plutôt que par la simple efficacité. Il suggère que l'IA devrait être conçue pour renforcer la créativité, la dignité et l'intelligence des citoyens, plutôt que de les réduire à des objets de surveillance ou de manipulation .
Pour concrétiser cette vision, Morozov appelle à un projet politique radical qui repense les institutions et les infrastructures technologiques. Il s'agit de créer des alternatives aux modèles dominants, en s'inspirant d'expériences passées comme le projet Cybersyn au Chili dans les années 1970, qui visait à utiliser la technologie pour une planification économique démocratique. Il insiste sur le fait que sans une telle transformation politique, l'IA continuera à reproduire et à amplifier les inégalités existantes.
L’article sera largement repris dans les débats sur la gouvernance démocratique de la technologie et renforcera l’idée que l’IA n’est pas neutre, mais profondément idéologique et historique. Il contribuera à légitimer une approche critique systémique face à l’IA, en opposition aux approches purement éthiques ou déontologiques, mais aura peu d’impacts institutionnels immédiats : l’agenda dominant reste gouverné par l’UE, l’OCDE ou les entreprises.
L’article renforce l'idée que la technologie n'est jamais qu’un miroir de la société : ce n’est pas l’IA que nous “avons” qui importe, mais celle que nous méritons politiquement ...
"AI Futures" (2025, Evgeny Morozov)
Dans un contexte où l'IA générative, notamment des outils comme ChatGPT, transformait rapidement divers secteurs de la société et suscitait une intensification des débats sur les implications éthiques, sociales et politiques de l'IA, cette publication du Boston Review est un ouvrage collectif : il comprend un essai central d'Evgeny Morozov, accompagné de contributions de penseurs et praticiens de renom tels que Brian Eno, Audrey Tang, Terry Winograd, Bruce Schneier, Wendy Liu et Edward Ongweso Jr. Alors que "The AI We Deserve" posait les bases d'une critique du solutionnisme technologique et de la domination de la Silicon Valley sur l'IA, "AI Futures" va plus loin en ...
- examinant les origines historiques de l'IA : Morozov retrace comment des visions alternatives de l'IA, axées sur la collaboration et le bien commun, ont été marginalisées au profit d'approches militarisées et consuméristes.
- en proposant une "raison écologique" et plaidant pour une intelligence artificielle qui favorise l'interaction profonde avec notre environnement, guidée par la signification et le but, plutôt que par la simple efficacité.
Appelant à une reconquête politique de l'IA, Morozov insiste sur la nécessité de construire un pouvoir politique capable de reprendre le contrôle de l'IA aux mains des grandes entreprises technologiques, afin de bâtir un avenir technologique au service de tous.
AI Futures élargit la critique de Morozov en montrant que l’IA ne se contente pas de proposer des solutions techniques, mais participe activement à la construction de visions du monde qui peuvent exclure ou invisibiliser certaines réalités. L’ouvrage appelle donc à une repolitisation de l’IA, en insistant sur la nécessité de l’inscrire dans des processus démocratiques et inclusifs.
Ainsi, ...
- Le concept de « Climate AI » désigne l’utilisation de l’IA pour modéliser, prédire et gérer les effets du changement climatique. Dans AI Futures, plusieurs contributeurs examinent comment l’IA est mobilisée dans la lutte contre le dérèglement climatique, tout en mettant en garde contre une approche technocentrée qui pourrait occulter les dimensions politiques et sociales de la crise écologique.
Cette critique s’inscrit dans la lignée des travaux de Morozov, qui dénonce le solutionnisme technologique - la tendance à considérer les problèmes complexes comme solvables uniquement par des solutions techniques, sans remettre en question les structures sociales et économiques sous-jacentes. Ainsi, l’IA appliquée au climat pourrait, si elle est déployée sans réflexion critique, perpétuer des logiques de contrôle et d’optimisation au détriment d’une transformation systémique nécessaire.
- Le concept d’« ignorance artificielle » explore les limites inhérentes aux systèmes d’IA, notamment leur incapacité à reconnaître ou à intégrer certaines formes de savoirs, d’expériences ou de contextes culturels. Dans AI Futures, ce thème est abordé pour souligner que l’IA, loin d’être neutre, reflète les préjugés et les omissions de ses concepteurs et des données sur lesquelles elle est entraînée. Cette notion rejoint les préoccupations de chercheurs comme Ruha Benjamin, qui, dans "Race After Technology", met en lumière comment les technologies peuvent reproduire et amplifier les inégalités sociales et raciales. L’« ignorance artificielle » appelle ainsi à une vigilance accrue quant aux savoirs que l’IA valorise ou marginalise, et aux conséquences de ces choix sur les populations concernées.
S'il est un ouvrage récent incontournable (2024) sur le sujet, Renée DiResta, dans "Invisible Rulers: The People Who Turn Lies into Reality" nous démontre comment les IA génératives permettent à des acteurs marginaux (extrémistes, États voyous) de créer des réalités alternatives à échelle industrielle. Les deepfakes ne sont pas qu'une technologie : ils sont le symptôme d'un écosystème médiatique qui a rompu le lien entre faits et pouvoir.
Enfin, bien des auteurs révèleront par la suite une évolution cruciale avec notamment la naissance fin 2017 de "l'utilisateur deepfake" : la propagande n'est plus seulement produite par les États, mais par tout acteur maîtrisant l'IA générative, rendant la désinformation démocratisée, personnalisée et omniprésente...
"Internet Freedom" était initialement un concept porté par les cyber-utopistes des années 1990 (comme John Perry Barlow dans "Déclaration d'indépendance du cyberespace"), croyant qu'Internet créerait naturellement un espace de liberté hors du contrôle des États. Puis vint l'IA générative ...
"Generative Deep Learning" (David Foster, 2019) - Rappelons que l'IA générative (Generative AI) désigne une catégorie d'intelligence artificielle spécialisée dans la création de contenus nouveaux (texte, images, musique, code, vidéo) à partir de données d'apprentissage, c'est-à-dire en apprenant les distributions de probabilité sous-jacentes à des jeux de données massifs. Elle ne copie pas, mais extrapole des motifs pour produire des sorties nouvelles, contrairement aux IA classiques qui ne font qu'analyser ou classifier des données (diagnostic médical, détection de fraude). Le génératif brille en création ou en plus exactement en illusion de créativité. L'IA classique optimisait le monde existant. L'IA générative en crée un nouveau, pour le meilleur comme pour le pire. Et si les idées existaient depuis des décennies, c'est la convergence technique (2017-2020) & l'industrialisation (2022-) qui a rendu l'IA générative opérationnelle, l'aboutissement de 70 ans de recherche ...
L'émergence de l'IA générative va bouleverser radicalement les débats historiques sur l'"Internet Freedom", déplaçant cinq enjeux fondamentaux ...
1. Fin du mythe de la neutralité technologique ...
Contrairement au web 1.0 perçu comme neutre, l'IA générative est clairement reconnue comme un outil politique. Ses biais algorithmiques et sa concentration capitalistique (OpenAI, Google) rendent impossible le mythe d'un Internet "libre par défaut"...
A l'ère classique, la "liberté internet" se focalisait sur l'accès ouvert (neutralité du net) et la censure étatique (Great Firewall chinois). A l'ère générative, la menace est celle des préjugés ou biais incorporés dans les modèles (ChatGPT censure par exemple certains sujets by design), contrôlés par des acteurs privés (OpenAI, Google). La liberté n'est plus menacée par le blocage, mais par la manipulation algorithmique invisible....
2. - La liberté n'est plus menacée par la censure brute (comme dans les débats sur le filtrage étatique), mais par des formes plus "douces" : personnalisation extrême, addiction comportementale via des prompts, enfermement dans des réalités générées. Un gouvernement peut ainsi utiliser l'IA pour inonder les réseaux de contenus pro-régime, rendant la désinformation indiscernable. Un modèle comme GPT pourrait générer des réponses différentes sur un même sujet politique selon l'utilisateur, sans transparence.
3. Appropriation privée des "communs" numériques
Les communs numériques (digital commons) sont des ressources immatérielles partagées, souvent non rivales (comme les logiciels libres, les bases de données ouvertes, les protocoles de communication, les modèles open-source, etc.) gérées collectivement selon des règles définies par les communautés qui les utilisent ou les créent. Or, les données web utilisées pour entraîner des IA génératives sont issues de communs numériques informels (forums, articles, Wikipédia…), mais sont captées sans réciprocité. Et non seulement les modèles sont souvent fermés ensuite (ex : GPT-4, Gemini), empêchant le retour à la communauté, mais encore l’IA générative peut reproduire et amplifier les biais, extraire la valeur sans redistribution, et centraliser le pouvoir dans quelques firmes. L'IA générative, explique Morozov, achève la privatisation du savoir humain ...
4. L'illusion de la créativité libérée
La promesse "tech" est bien la suivante : l'IA générative sera / est un "outil de démocratisation créative". Ce que l’IA générative propose, ce n’est pas l’émancipation, mais une mise en scène de l’émancipation, répond Morozov. Les discours techno-optimistes affirment que l’IA générative permet à chacun de créer du texte, de l’art, du code sans compétences préalable, d'inventer des mondes personnalisés de devenir auteur, artiste, architecte de sa propre réalité. Mais selon Morozov, cette promesse cache le fait que l’utilisateur ne crée jamais ex nihilo : il sélectionne, combine ou « feuillette » ce que le modèle a appris à générer à partir de données existantes, elles-mêmes encodées dans des logiques normatives, culturelles, économiques dominantes.
Morozov souligne que les modèles génératifs sont :
- entraînés sur des données extraites sans consentement, depuis le web, dans une logique extractiviste ;
- financés par des capitaux privés, dans une logique de rentabilité et de fermeture ;
- paramétrés pour produire des contenus conformes à certaines normes (commerciales, culturelles, politiques), voire expurgés de sujets sensibles.
Résultat ...
l’utilisateur croit exercer un choix libre, mais il navigue dans un menu de possibilités prédéterminées, limitées par :
- les données d’entraînement (souvent anglo-centrées, mainstream) ;
- les règles d’alignement du modèle (modération, sécurité, branding) ;
- les contraintes économiques (fonctionnalités premium, API privées).
Morozov introduit l’idée que l’IA générative ne produit pas « la vérité » ni « la créativité brute », mais des contenus plausibles selon un certain ordre marchand : Ce n’est pas la vérité qui compte, mais ce qui ressemble suffisamment à un produit vendable, engageant, monétisable. Ce glissement vers une plausibilité orientée marché - et non vers la vérité, la singularité, ou la dissidence - constitue le grand piège civilisationnel de cette technologie.
Et de plus, l’infrastructure (data, modèle, cloud, interface) est contrôlée par quelques firmes (OpenAI, Google, Meta, Amazon). Même si le front-end semble interactif et libre, l’arrière-plan est opaque, fermé, non négociable. Ce que l’utilisateur croit « créer » est en fait un choix parmi des scripts préécrits. Cela s’apparente à un "solutionnisme scénarisé", où l’on croit résoudre ses besoins par des outils puissants, mais sans jamais pouvoir interroger leur logique propre.
Dans "The AI We Deserve", Morozov propose une critique radicale : l’IA générative incarne une forme de néolibéralisme esthétique. Elle donne à voir une liberté individualisée, hyper-personnalisée, mais dans des cadres algorithmiques pré-contraints, orientés vers la captation de valeur.
Jaron Lanier, pionnier de la réalité virtuelle et penseur critique des technologies numériques, offre une perspective très complémentaire à celle d’Evgeny Morozov, tout en insistant davantage sur la valeur du travail humain masqué derrière les IA génératives ...
Dans des textes comme :
- « Ten Arguments for Deleting Your Social Media Accounts Right Now » (2018)
- son essai coécrit avec Glen Weyl sur les « Data Dignity »
- et plusieurs tribunes dans le New York Times et The Economist (2023)
Lanier développe une idée centrale ...
« Les IA génératives ne sont pas intelligentes. Elles sont des moyennes statistiques du travail créatif de millions d’humains non rémunérés. »
Il insiste donc sur le fait que l’illusion de créativité individuelle offerte par l’IA repose sur un geste d’appropriation : les productions générées sont en réalité des remixes d'œuvres humaines, souvent produites par des artistes, écrivains, développeurs… qui n’ont pas consenti à ce que leur travail soit intégré aux modèles.
"You are not interacting with an AI – you are interacting with a mashed-up crowd of people." (Lanier, 2023) ...
Une phrase qui résume l’essentiel : quand un utilisateur demande à une IA de générer une image ou un texte, il n’interagit pas avec une "intelligence" autonome, mais avec une projection synthétique d’une foule invisible, captée, transformée et dépersonnalisée par l’infrastructure technologique. C’est une illusion de production individuelle qui efface la coopération humaine originelle.
L’IA ne libère pas, elle dérobe et recentralise. Elle transforme le travail culturel collectif (forums, blogs, GitHub, DeviantArt, Reddit, StackOverflow, Wikipédia…) en un produit simulé, vendu via API ou abonnement. Mais là où Morozov insiste sur le piège idéologique de la liberté simulée, Lanier va plus loin vers une éthique du numérique : il appelle à une reconnaissance monétaire et symbolique des contributeurs originels. Jaron Lanier propose une alternative qu’il appelle « Data Dignity » : les personnes dont les données ou contenus ont été utilisés pour entraîner des IA devraient recevoir une compensation (modèle de type royalties), ce qui suppose une traçabilité des contributions dans l’IA générative, et une refonte du régime de propriété numérique, basée sur la reconnaissance des personnes, pas sur l’anonymisation ou l’effacement. C’est l’opposé du modèle OpenAI ou Meta, où les données sont collectées en masse, sans consentement, dans une logique d’accumulation extractiviste.
5. La disparition de l'utopie décentralisée
Dans les années 1990, l'"Internet Freedom" rêvait de réseaux pair-à-pair (P2P) émancipateurs. Dans celles 2020s, l'IA générative impose une centralisation extrême (coût des GPU, masses de données), renforce les GAFAM et marginalise les alternatives décentralisées (modèles open-source comme Llama, Mistral). De fait, on voit se dresser de nouveaux fronts théoriques qui exigent un droit à l'opacité (refuser que nos expressions soient ingérées par les modèles, cf. mouvement "Do Not Train"), la la transparence des choix éthiques incorporés dans les LLMs. et la reconnaissance du travail humain.
Les théoriciens critiques doivent donc :
- Abandonner la nostalgie du web décentralisé (impossible avec les coûts de l'IA)
- Inventer de nouvelles formes de résistance : grèves de données, modèles souverains (comme Mistral en France), régulation des couches d'abstraction.
Lovink lui-même a actualisé sa critique du "nihilisme des plateformes" pour inclure l'IA générative comme stade ultime de l'aliénation numérique. Reste à savoir si le concept d'"Internet Freedom" peut survivre à cette métamorphose - ou s'il faut en inventer un nouveau ...