Empathy - La communication emphatique - Marshall B. Rosenberg, "Nonviolent Communication: A Language of Life" (1999), "Living Nonviolent Communication" (2012) - Sherry Turkle, "The Empathy Diaries : A Memoir" (2021) - Hartmut Rosa, "Social Acceleration : A New Theory of Modernity" (2013), "The Uncontrollability of the World" (2020) - ...
Last update: 2025
Dans les années 1990, le psychologue américain Marshall B. Rosenberg commence par nous expliquer que la violence verbale et psychologique quotidienne découle d’une incapacité chronique que nous aurions, nous êtres humains, à exprimer clairement nos vrais sentiments et besoins.
Il propose donc une méthode structurée pour se reconnecter profondément à soi-même et aux autres, qu'il nommera "Communication NonViolente" (CNV),
- une méthode spécifique d'écoute et d'expression qui vise à établir une connexion empathique profonde entre les individus,
- une connexion qui dépasse les barrières culturelles, politiques, ou sociales,
- une démarche concrète et synthèse unique d’humanisme psychologique, d’empathie thérapeutique et de conscience spirituelle, en mesure de faciliter la résolution immédiate des conflits.
C'est avec la création de la CNV que Marshall B. Rosenberg va laisser une empreinte durable, en humanisant la manière dont les conflits sont compris et traités mondialement. Son travail continue d’être enseigné à grande échelle, confirmant son caractère unique et universellement reconnu...
Bien que l’impact théorique et pratique de Rosenberg soit qualifié de « révolutionnaire », cette révolution n'a pas forcément pris la forme d’un mouvement intellectuel visible et largement débattu.
En revanche, elle s’est discrètement diffusée dans certains milieux professionnels spécifiques (éducation, médiation, psychologie appliquée, coaching, et développement personnel) : des concepts clés comme "besoins fondamentaux" (distincts des désirs), "écoute empathique", "séparer l'observation du jugement", "responsabilisation" (vs culpabilité) sont entrés dans le langage courant du développement personnel, de la psychologie humaniste et du coaching, souvent sans citation explicite de Rosenberg.
On compte ainsi des centaines de formateurs certifiés par le Center for Nonviolent Communication (CNVC) dans plus de 60 pays, animant des milliers d'ateliers/an (payants, souvent complets). En France seule, plusieurs dizaines de formateurs certifiés agissent depuis 20+ ans. Une littérature abondante (livres, blogs, forums, groupes) documente des transformations profondes dans des domaines tels que les Relations familiales (apaisement de conflits conjugaux ou parent-enfant), l'Estime de soi (Mieux-être lié à l'identification et au respect de ses besoins), la gestion de la colère et du stress (des outil pour désamorcer des schémas réactifs violents) ou la capacité à poser des limites (apprendre à dire "non" avec bienveillance)...
Il faut ajouter que Marshall Rosenberg n’a jamais cherché à installer sa méthode dans le champ académique classique (universités, grandes écoles, revues scientifiques renommées)...
Dans certains cercles intellectuels (en particulier en France), la CNV est souvent perçue avec suspicion ou réductionnisme. Certains critiques reprochent à la CNV une forme de naïveté, la considérant comme idéaliste, trop optimiste ou superficielle. D’autres pensent que la CNV sous-estime les dimensions structurelles et systémiques des conflits sociaux et des violences interpersonnelles, réduisant trop ces dernières à une question de communication individuelle. Certes, remplacer jugements, reproches et rapports de force par une écoute empathique et l'expression des besoins peut être perçu comme utopique ou trop exigeant dans des cultures valorisant la compétition et une rationalité immédiate. Exprimer ses sentiments et besoins fondamentaux peut être aussi souvent associé à de la faiblesse dans des contextes professionnels ou masculins traditionnels.
Plus globalement encore, de nombreux universitaires et intellectuels considèrent la CNV comme une « technique de bien-être » et non comme une véritable innovation intellectuelle digne d'intérêt philosophique ou sociologique sérieux : l'époque de sa conception, il est vrai, correspond à l'apparition d'un large éventail d’outils et de méthodes de développement personnel et spirituel (pleine conscience, psychologie positive, coaching), ce qui a contribué à en diluer la spécificité et l’originalité.
Enfin, la psychanalyse et la philosophie sociale sont très influentes dans le monde francophone, domaines où la CNV est perçue comme simpliste ou individualiste (négligeant les structures sociales). Des auteurs comme Jacques Salomé (Écoute Centrée sur la Personne, proche mais distincte) ont aussi capté une partie de l'attention : Jacques Salomé (Parle-moi, j’ai des choses à te dire, 1995) promeut une "écologie relationnelle" basée sur l'expression des sentiments et des besoins, proche de la CNV, mais avec une approche moins structurée, plus poétique.
Thomas d'Ansembourg ("Cessez d’être gentil, soyez vrai !", 2001) a popularisé la CNV en francophonie et dénoncé explicitement les "leurres relationnels" de la modernité. Pascal Picq, dans "Et l’évolution créa la femme" (2020) sait nous rappeler que l'empathie est une compétence évolutive cruciale pour l’espèce humaine, menacée par la déshumanisation technologique...
La CNV est peut-être un bon exemple d'une révolution discrète, dont l'ampleur se mesure moins à sa couverture médiatique ou académique qu'à la manière dont elle a réellement changé la façon dont des individus se connectent à eux-mêmes et aux autres, hors des projecteurs ... et symptôme sans doute d'une résistance culturelle, plus large qu'on ne pense, face à une modernité qui instrumentalise l'humain.
Mais si l'on sait dénoncer, contester, réitérer toujours plus ou moins les mêmes objections, on n'attend toujours une réflexion d'envergure sur le sujet ...
Au centre de la CNV et au coeur de toute interaction humaine réussie, le concept d'EMPATHIE : la CNV est une structure concrète et claire pour pratiquer efficacement la communication empathique au quotidien. Une démarche qui n'a pas d'antécédent ...
Mais cette tentative, un quart de siècle plus tard, par la CNV de remettre l'empathie au cœur du processus d'une communication humaine authentique (fondée donc sur l'empathie, la vulnérabilité et le lien) reste reléguée au second plan face à la communication technologisée (rapide, instrumentale, médiée par des écrans) ...
L'empathie est célébrée en théorie (management, éducation, politique)… mais rarement cultivée en pratique...
La CNV ne fait pas que l'évoquer : elle offre une méthodologie concrète pour l'incarner. Pourtant, cette rigueur demande un effort souvent esquivé. Les conflits relationnels, l'isolement ou les malentendus prouvent que le besoin de connexion empathique est universel. Mais sa complexité (écouter sans juger, se connecter aux besoins) en fait un "luxe" dans un monde qui n'a guère de "temps", temps d'écoute ou temps de réflexion ...
Une définition incontournable : la communication empathique est un type de communication centré sur l’écoute et la compréhension profonde des sentiments, des émotions et des besoins des autres. Elle consiste à établir un lien humain authentique par une attention active et bienveillante à ce que l’autre ressent réellement, au-delà des simples mots ou du message apparent.
Les caractéristiques clés de la communication empathique,
- l'Écoute active (écouter pleinement et attentivement, sans jugement ni interruption, et répondre en reformulant brièvement ce qui a été entendu, pour vérifier la compréhension),
- l'Identification et Validation des émotions (reconnaître et nommer les émotions de l'autre personne, valider ces émotions comme étant légitimes et compréhensibles, même sans nécessairement les approuver),
- la Compréhension des Besoins sous-jacents (identifier les besoins réels qui se cachent derrière les émotions exprimées (sécurité, reconnaissance, autonomie, respect, amour, etc.) et montrer à l’autre que ses besoins sont entendus et compris),
- enfin la Réponse empathique (exprimer de manière authentique que l’on comprend les émotions et besoins de l’autre, éviter les réponses défensives, les justifications ou les conseils non sollicités), montre à quel point ce type de communication a longtemps été relativement marginale dans le domaine universitaire des sciences humaines, comparativement à d'autres formes ou modèles de communication.
Et pourtant il s'agit d'un type de communication profondément humain ...
Les sciences humaines et sociales ont longtemps privilégié les approches critiques (analyse du pouvoir, des conflits, des inégalités) ou structurales (linguistique, sémiotique), laissant moins d’espace à l’étude approfondie de pratiques centrées sur l’émotion, l’empathie, et les relations interpersonnelles positives.
Étudier l’empathie semblait implique de travailler sur des dimensions subjectives et subtiles de la communication humaine, apriori plus complexe en mesure, analyse, et validation empirique rigoureuse de leur pratique (surtout dans des paradigmes très positivistes ou quantitatifs).
L’empathie est souvent vue comme une qualité naturelle, intuitive, ou liée à la personnalité, ce qui a pu décourager sa théorisation systématique au profit de techniques communicationnelles plus facilement transmissibles, comme la rhétorique persuasive ou les modèles rationnels de communication (ex. communication transactionnelle).
Aussi, les sciences humaines ont plutôt privilégié ...
- La communication persuasive (rhétorique, publicité, marketing).
- La communication institutionnelle et organisationnelle (communication interne et externe en entreprise).
- La communication politique (discours, stratégies électorales).
- La communication interculturelle (analyse comparative des cultures et des différences de perception).
- La communication médiatique et de masse (médias, réseaux sociaux, impact sociétal).
Ces domaines se prêtent mieux à des études empiriques à grande échelle, à des analyses quantitatives précises, ou à des approches théoriques établies.
Cependant, depuis les années 1990 et surtout 2000, on observe une prise en compte croissante de l'empathie dans la recherche universitaire, notamment à travers :
- la psychologie positive (Martin Seligman, Barbara Fredrickson), qui remet l’empathie au cœur de la santé mentale et relationnelle.
- la neuropsychologie et neurosciences sociales, qui étudient scientifiquement les mécanismes cérébraux de l’empathie (par exemple, les neurones miroirs découverts par Giacomo Rizzolatti).
- les études sur l’intelligence émotionnelle (Daniel Goleman), mettant fortement en avant la capacité empathique comme compétence centrale dans les organisations.
En psychologie positive, l’empathie est conçue comme une force qui permet de renforcer les liens sociaux, de favoriser le bien-être individuel et collectif, et d’augmenter la résilience émotionnelle et relationnelle.
Martin Seligman, pionnier fondateur de la psychologie positive, s’intéresse au développement des émotions positives, de l’empathie, et des compétences émotionnelles pour une vie plus épanouie ...
- dans "Authentic Happiness" (2002), Seligman explore la manière dont les émotions positives, dont l’empathie, favorisent un bonheur durable.
- dans "Flourish" (2011), il approfondit l’importance des relations empathiques et positives comme facteur essentiel de la résilience et du bien-être humain.
Barbara Fredrickson, spécialiste des émotions positives et de leurs impacts sur le fonctionnement individuel et collectif, propose la théorie du broaden-and-build (élargir et construire), où l’empathie, perçue comme une émotion positive et interpersonnelle, développe les capacités relationnelles et créatives des individus.
- dans "Positivity" (2009), elle montre comment l’empathie et les émotions positives transforment les individus et les groupes en favorisant des relations interpersonnelles solides et positives.
- dans "Love 2.0" (2013), elle développe le concept de micro-moments d'amour et d’empathie, vus comme essentiels au bien-être et à la santé psychologique.
En neuropsychologie et neurosciences sociales, l’empathie est étudiée au niveau biologique et cérébral. Les recherches montrent comment le cerveau humain est équipé de mécanismes neurobiologiques qui facilitent automatiquement l’empathie et la compréhension intuitive des états émotionnels d'autrui.
C'est à Giacomo Rizzolatti que l'on doit la découverte majeure des neurones miroirs (années 1990). Les neurones miroirs s’activent aussi bien lorsque l’on accomplit une action que lorsque l’on observe quelqu’un réaliser cette même action, favorisant ainsi l’imitation empathique et la compréhension intuitive des autres.
- "Mirrors in the Brain" (2008), écrit en collaboration avec Corrado Sinigaglia, est un exposé complet de la découverte et des implications des neurones miroirs dans l’empathie, le langage et les interactions sociales.
On peut citer,
- "Social Neuroscience: Brain, Mind, and Society" (2010) par Russell K. Schutt & Larry J. Seidman, une présentation des bases neurobiologiques de l’empathie sociale et émotionnelle.
- "The Empathic Brain" (2011) par Christian Keysers, qui tente d'approfondir scientifiquement la façon dont le cerveau humain construit l’empathie par l’interaction avec autrui.
Pour l'Intelligence Émotionnelle, l’empathie est considérée comme une compétence centrale de l’intelligence émotionnelle, essentielle à la réussite personnelle et organisationnelle. Elle est vue comme une aptitude à percevoir et comprendre profondément les émotions des autres, favorisant ainsi de meilleures relations interpersonnelles, une meilleure communication et une efficacité accrue dans le leadership.
Daniel Goleman, auteur pionnier dans la diffusion grand public du concept d’intelligence émotionnelle, nous décrit l’empathie au cœur des relations professionnelles et interpersonnelles efficaces.
- "Emotional Intelligence: Why It Can Matter More Than IQ" (1995) est le livre phare introduisant le concept d’intelligence émotionnelle, et insistant particulièrement sur le rôle fondamental de l’empathie pour le succès personnel et professionnel.
- "Social Intelligence: The New Science of Human Relationships" (2006) étudie spécifiquement comment l’empathie et l’intelligence sociale influencent profondément notre succès relationnel, notre leadership et notre capacité à naviguer efficacement dans la vie sociale.
- "Primal Leadership: Unleashing the Power of Emotional Intelligence" (2002, avec Richard Boyatzis et Annie McKee) souligne le rôle déterminant de l’empathie chez les dirigeants efficaces, en favorisant un climat organisationnel positif et une performance durable.
Dans cette évolution, Marshall Rosenberg et la CNV ont joué un rôle significatif en popularisant l’importance de l’empathie hors des cercles strictement académiques : Rosenberg su donner une méthodologie claire et structurée à une pratique longtemps intuitive. Et a permis une vulgarisation à grande échelle, rendant visible l’importance de l’empathie dans la résolution concrète des conflits, attirant ainsi progressivement l’intérêt académique.
Dans l'œuvre de Marshall B. Rosenberg, l'empathie est le concept central et distinctif de la Communication NonViolente (CNV) : la bienveillance en découlera naturellement sans être l'objectif premier.
Rosenberg définit l'empathie comme une écoute profonde et sans jugement visant à :
- Identifier les sentiments et besoins (conscients ou inconscients) chez soi ou autrui.
- Créer un lien authentique en se connectant à l'émotion humaine universelle.
"L’empathie, c’est cette capacité à être présent sans rien attendre ..."
Rosenberg n'a certes pas inventé l'empathie, mais il sera le premier à la décomposer en micro-compétences verbales universelles, dans un contexte mondial qui en avait un grand besoin critique.
Sa force aura été de transformer un idéal humaniste en mode d'emploi pratique – raison pour laquelle la CNV reste, 25 ans plus tard, le standard en communication empathique ....
Dans un contexte historique (2000s) qui voit, indistinctement, la montée des conflits identitaires (années 1990) : Bosnie, Rwanda...(soit un besoin urgent d'outils de médiation concrets), l'essor des neurosciences (les travaux sur les "neurones miroirs" (Rizzolatti, 1996) valident scientifiquement l'empathie comme mécanisme cérébral, la légitimation sociale vient ensuite), la crise des modèles autoritaires (famille, école, entreprise cherchent des alternatives au "top-down", la CNV offrirait-elle un cadre égalitaire?), la "Globalisation", soit un contact accru entre cultures et le besoin d'un langage universel au-delà des normes locales, la CNV va transformer l'empathie en une compétence qui s'apprend comme une langue étrangère" ...
Carl Rogers, dans les années 1950, avait été le pionnier de l'écoute empathique en thérapie, posant les bases de la "relation d'aide". Mais sa méthode restait centrée sur la clinique, sans procédure claire pour la vie quotidienne. Vint la Psychologie humaniste (Maslow, Fromm) qui insistait sur les besoins fondamentaux, mais sans méthodologie de communication pratique. Il y avait enfin des traditions philosophiques et spirituelles : mais la compassion bouddhiste ou l'"agapè" chrétienne étaient des concepts moraux, non des outils relationnels structurés. C'est à Rosenberg que revient d'avoir donné une "praxis" à l'empathie ..
L'articulation entre empathie et besoins fondamentaux constitue le noyau révolutionnaire de la Communication NonViolente (CNV) de Rosenberg.
Son approche est simple mais profonde. Il propose ainsi une communication structurée autour de 4 étapes essentielles (OSBD) qui vont structurer l'empathie autour des besoins ...
1 - Observations - Observation (décrire les faits sans jugement)
2 - Feelings - Sentiment (identifier l'émotion déclenchée)
3 - Needs - Besoin (reconnaître le besoin insatisfait derrière le sentiment)
4 - Requests - Demande (formuler une action concrète et négociable)
Une fois le besoin identifié, l'empathie se transforme en action bienveillante concrète.
NVC Process
The concrete actions we observe that affect our well-being
How we feel in relation to what we observe
The needs, values, desires, etc. that create our feelings
The concrete actions we request in order to enrich our live
Dans la CNV, les besoins sont compris comme des motivations universelles, c’est-à-dire des éléments que tous les êtres humains partagent, tels que Sécurité, Reconnaissance, Respect, Liberté, Appartenance, Authenticité, Créativité, Amour, Autonomie, Expression personnelle... Selon Rosenberg, tout comportement humain est une tentative consciente ou inconsciente de satisfaire l’un de ces besoins.
Traditionnellement, la communication conflictuelle se concentrait sur des jugements (« tu es égoïste »), des interprétations (« tu fais ça pour m’embêter ») et des exigences (« tu dois faire ceci »). La CNV propose au contraire de recentrer la communication sur les besoins fondamentaux, ce qui est révolutionnaire, puisqu'en effet les besoins deviennent une langue universelle, compréhensible par tout être humain.
Ces besoins vont transformer l’émotion en signal compréhensible. Identifier les besoins permet donc de sortir du conflit en évitant tout jugement ou critique directe. Cela transforme les confrontations en dialogues coopératifs, centrés sur ce que chacun cherche à satisfaire plutôt que sur qui a raison ou tort.
Ecouter avec empathie, c'est détecter le besoin sous-jacent derrière :
- les mots ("Tu es toujours en retard !", un besoin de respect)
- les silences (Se replier, un besoin de protection)
- les comportements (Crier, un besoin de reconnaissance)
Rosenberg considère l’empathie non comme une simple sympathie émotionnelle mais comme une compréhension profonde et authentique de ce que ressent et vit l’autre.
L’empathie en CNV se traduit concrètement par :
- L’écoute active et bienveillante.
- La reconnaissance sincère des émotions d’autrui.
- La recherche des besoins non satisfaits derrière ces émotions.
Cela permet d’établir une connexion humaine profonde et authentique, essentielle pour restaurer la confiance et la coopération entre individus.
Ce qui fait précisément l’originalité radicale de Rosenberg est l’articulation simultanée et systématique de ces deux dimensions :
- celle de l'Empathie, qui permet d’identifier clairement les besoins de l’autre (l’empathie : décrypter le besoin non satisfait caché derrière l’émotion)
-celle de l'Identification des besoins, qui permet de comprendre en profondeur l’émotion ressentie par l’autre (le besoin dépersonnalise le conflit et révèle l’universalité humaine).
Cette articulation va créer un cercle vertueux : Empathie / Identification des besoins / Connexion empathique renforcée / Dialogue apaisé et résolution durable des conflits.
En pratique, cela signifie que lorsqu’un conflit survient, au lieu de chercher à convaincre ou à critiquer l’autre, on cherche d’abord à comprendre les besoins sous-jacents de chaque partie : « Que ressens-tu exactement ? », « De quoi as-tu besoin en ce moment précis ? »
Cette approche rend chaque partie consciente de la légitimité de ses propres besoins et de ceux des autres, permettant ainsi une résolution collaborative plutôt que conflictuelle.
La CNV devient une véritable une grammaire relationnelle applicable par un enfant, un CEO ou un diplomate. Cette mécanique reste la contribution majeure aux sciences humaines de Rosenberg.
Un exemple concret pour illustrer l’articulation :
1) la situation classique conflictuelle : « Tu es irresponsable de rentrer toujours aussi tard ! »
2) la situation reformulée en CNV (empathie et besoins) : « Quand tu rentres tard le soir sans me prévenir (observation), je ressens de l’inquiétude et de l’anxiété (sentiments), parce que j’ai besoin de sécurité et d’être rassuré sur ta situation (besoin). Pourrais-tu à l’avenir m’envoyer un petit message si tu es en retard ? (demande claire) »
Ce changement radical de perspective (du reproche vers l’expression des besoins) est révolutionnaire car il transforme immédiatement l’échange en une relation empathique et collaborative.
L’articulation unique entre empathie et besoins fondamentaux proposée par Rosenberg constitue le « noyau révolutionnaire » de la CNV car elle offre une approche systématiquement constructive, universelle, et radicalement pacifique pour gérer les relations humaines et résoudre les conflits. Cette combinaison a transformé radicalement la communication interpersonnelle en passant du jugement et de la contrainte à la compréhension empathique et à la coopération respectueuse des besoins universels de chacun.
"Nonviolent Communication : A Language of Life" (1999)
L'ouvrage le plus connu de Marshall Rosenberg, véritable manuel pratique de la CNV. Il propose ici une méthode concrète permettant aux individus d’exprimer leurs besoins de manière claire, authentique, et respectueuse des autres. L'objectif principal est de remplacer les conflits et les violences verbales et émotionnelles par un échange empathique et honnête, visant à nourrir des relations saines, profondes, et apaisées.
Rosenberg présente ici les principes essentiels (observation sans jugement, expression honnête des sentiments et des besoins, demandes claires) avec une structure simple et méthodique. Les métaphores fondamentales (« chacal » vs. « girafe ») sont explicitement introduites ici pour la première fois. Reste à ce jour l'ouvrage principal pour comprendre les bases et apprendre la pratique de la CNV ...
La traduction française, "Les mots sont des fenêtres (ou des murs)" (Editions La Découverte) est bien plus qu'un manuel de communication, c'est le manifeste fondateur de la Communication NonViolente (CNV), une révolution dans notre rapport au langage et aux relations, et sur le pouvoir des mots. L'originalité majeure du livre est de lier estime de soi et communication (s'écouter soi-même avec bienveillance), et de transformer l'auto-critique en compréhension.
L'ouvrage enseigne, très concrètement, à décoder les attaques comme l’expression de besoins insatisfaits et à accueillir sans juger (soit, désamorcer les conflits en reconnaissant l'humanité derrière les mots)...
Le titre français résume l'essence de la CNV,
- Les mots "murs" : Jugements, accusations, critiques qui isolent et blessent ("Tu es égoïste !").
- Les mots "fenêtres" : Écoute empathique, expression authentique qui ouvrent à la connexion ("Je me sens seul quand tu rentres tard, j’ai besoin de partager des moments avec toi").
Certes, que "chaque phrase puisse soit nourrir le lien (fenêtre), soit le détruire (mur)" n'est certes pas une citation textuelle de Marshall Rosenberg mais une reformulation pédagogique des traducteurs et éditeurs francophones, suisse et français principalement (éditions La Découverte, 1999; éditions Jouvence, 2006) et qui permet de vulgariser l'idée maîtresse du livre.
Elle vise à résumer en une image simple l’opposition fondamentale décrite par Rosenberg mais sans employer la métaphore animalière originale, probablement pour mieux correspondre à une sensibilité culturelle ou pédagogique particulière dans les pays francophones.
Marshall Rosenberg choisira quant à lui les métaphores du "chacal" et de la "girafe" dans la littérature originale anglophone sur la Communication Non Violente (CNV) parce qu'elles permettent une visualisation immédiate et symbolique des deux modes opposés de communication :
1. Chacal (Jackal) - destructrice :
Symbole d'une communication dominée par le jugement, la critique, la violence verbale, l'agressivité, et la manipulation. Le chacal est souvent perçu comme un animal opportuniste, agressif, et orienté vers la confrontation directe.
2. Girafe (Giraffe) - bienveillante :
Symbole d'une communication empathique, compréhensive, respectueuse des sentiments et des besoins de l'autre. La girafe, choisie notamment pour son long cou, symbolise une prise de recul, une vision plus globale et empathique, ainsi que la capacité à « écouter avec le cœur », en référence à son grand cœur, le plus grand parmi les mammifères terrestres.
Le mécanisme clé reste l'empathie ...
et Rosenberg nous explique que détruire ou nourrir le lien dépend de notre capacité à reconnaître les sentiments et besoins humains universels (sécurité, respect, appartenance, etc.) derrière les mots.
Si nous répondons par des critiques (mur) ou par une écoute empathique (fenêtre), même face à une agression. Chaque phrase reflète un choix : blâmer l'autre OU exprimer ses propres sentiments/besoins. La CNV apprend à remplacer le langage qui aliène ("Tu m'énerves !") par un langage qui relie ("Je me sens frustré car j'ai besoin de calme") ...
Chapitre 1 : Donner avec le cœur ( Giving From the Heart)
"J’ai été frappé par le rôle déterminant du langage et de l’usage que l’on fait des mots. J’ai depuis lors défini un mode de communication – d’expression et d’écoute – qui favorise l’élan du cœur et nous relie à nous-mêmes et aux autres, laissant libre cours à notre bienveillance naturelle. C’est ce que j’appelle la « Communication NonViolente » (abrégée en CNV), et que l’on retrouve parfois sous le nom de « Communication créative » ou de « Communication empathique ».
I call this approach Nonviolent Communication, using the term nonviolence as Gandhi used it
- to refer to our natural state of compassion when violence has subsided from the heart.
"J’utilise le terme de non-violence au sens où l’entendait Gandhi, pour désigner notre état naturel de bienveillance lorsqu’il ne reste plus en nous la moindre trace de violence. Car bien que nous puissions avoir l’impression que notre façon de parler n’a rien de « violent », il arrive souvent que nos paroles soient source de souffrance pour autrui ou pour nous mêmes.
"While we may not consider the way we talk to be “violent,” words often lead to hurt and pain, whether for others or ourselves. In some communities, the process I am describing is known as Compassionate Communication; the abbreviation NVC is used throughout this book to refer to Nonviolent or Compassionate Communication."
NVC is founded on language and communication skills that strengthen our ability to remain human, even under trying conditions. It contains nothing new; all that has been integrated into NVC has been known for centuries.
The intent is to remind us about what we already know—about how we humans were meant to relate to one another—and to assist us in living in a way that concretely manifests this knowledge.
NVC guides us in reframing how we express ourselves and hear others. Instead of habitual, automatic reactions, our words become conscious responses based rmly on awareness of what we are perceiving, feeling, and wanting..."
La CNV repose sur une pratique du langage qui renforce notre aptitude à conserver nos qualités de cœur, même dans des conditions éprouvantes. Elle n’innove pas, et tous ses principes sont connus depuis des siècles. Son objectif est de nous rappeler ce qui fait la
valeur profonde des interactions humaines, et de nous aider à les vivre avec cette conscience.
La CNV nous engage à reconsidérer la façon dont nous nous exprimons et dont nous entendons l’autre. Les mots ne sont plus des réactions routinières et automatiques, mais deviennent des réponses réfléchies, émanant d’une prise de conscience de nos perceptions, de nos émotions et de nos désirs. Nous nous exprimons alors sincèrement et clairement, en portant sur l’autre un regard empreint de respect et d’empathie.
Dans tout échange, nous sommes à l’écoute de nos besoins les plus profonds et de ceux de l’autre. La CNV aiguise notre sens de l’observation et nous incite à identifier les comportements et les situations qui nous touchent. Nous apprenons aussi à définir et à formuler clairement ce que nous souhaitons dans une situation donnée. Pour élémentaire qu’elle paraisse, cette démarche est un puissant moyen de transformation.
Bien que je la présente comme un « processus de communication » ou un « langage de la bienveillance », la CNV est plus qu’un processus ou un langage : c’est une invitation permanente à concentrer notre attention là où nous avons le plus de chances de trouver ce que nous recherchons...
La démarche de la CNV - Pour parvenir à un désir réciproque de donner du fond du cœur,
nous focalisons notre attention sur quatre points, qui constituent les quatre composantes de la CNV.
Dans un premier temps, nous observons ce qui se passe réellement dans une situation donnée : qu’est-ce qui, dans les paroles ou les actes d’autrui, contribue ou non à notre bien-être ? L’important est de parvenir à énoncer ces observations sans y mêler de jugement ou d’évaluation – ce qui revient à dire simplement quels sont les faits que nous apprécions ou n’apprécions pas. Puis, nous disons ce que nous ressentons en présence de ces faits : sommes-nous tristes, joyeux, inquiets, amusés, fâchés ?… En troisième lieu, nous précisons les besoins à l’origine de ces sentiments.
C’est la conscience de ces trois composantes qui nous permet de nous exprimer clairement et sincèrement en CNV. Enfin, un quatrième élément vient indiquer précisément ce que l’on désire de la part de l’autre afin que notre vie soit plus agréable.
Chapitre 2 : La Communication qui bloque la compassion / la bienveillance (Communication that Blocks Compassion)
Certaines façons de communiquer nous coupent de notre bienveillance naturelle. Notre analyse d’autrui est en fait l’expression de nos propres besoins et sentiments. Le chapitre suivant analyse les comportements habituels qui créent des blocages relationnels : jugements moralisateurs (cataloguer et juger les autres favorisent la violence), critiques, comparaisons (les comparaisons sont une forme de jugement), refus de toute responsabilité (nous sommes dangereux quand nous ne sommes pas conscients que nous sommes responsables de nos actes, de nos pensées et de nos sentiments), généralisations, et reproches. Rosenberg explique comment ces habitudes empêchent l’empathie et génèrent frustration et violence.
Chapitre 3 : Observer sans évaluer (Observing Without Evaluating)
" Selon le philosophe indien J. Krishnamurti, observer sans évaluer est la plus haute forme de l’intelligence humaine. « C’est stupide », ai-je pensé en lisant cette phrase, mais je me suis presque aussitôt rendu compte que je venais de porter un jugement. Nous avons presque tous du mal à observer les gens et leur comportement sans y mêler un jugement, une critique ou une autre forme d’analyse."
Rosenberg distingue clairement observation objective et évaluation subjective.
Exemple : « Tu arrives souvent en retard » (observation) vs « Tu ne respectes personne » (jugement).
Il invite à formuler les choses clairement, sans jugement, pour éviter des malentendus émotionnels ...
Chapitre 4 : Identifier et exprimer les sentiments (Identifying and Expressing Feelings)
Présentation détaillée de l’importance d’identifier précisément ses émotions. Rosenberg propose un vocabulaire précis des sentiments pour aider chacun à mieux comprendre et exprimer clairement son état intérieur, sans confondre sentiments réels et interprétations mentales.
Chapitre 5 : Prendre la responsabilité de nos sentiments (Taking Responsibility for Our Feelings)
Rosenberg souligne que les sentiments naissent de besoins satisfaits ou insatisfaits en soi-même, non des actions d'autrui. Il invite chacun à prendre responsabilité de ses émotions, ce qui permet de sortir d’une position de victime et de reprendre son pouvoir personnel.
Chapitre 6 : Demander clairement ce que l’on souhaite (Requesting that Which Would Enrich
Life) - Rosenberg insiste sur la formulation de demandes claires, précises, positives et réalisables. Il distingue demandes et exigences : une vraie demande accepte la possibilité d’un refus sans ressentiment ou punition.
Chapitre 7 : Recevoir avec empathie (Receiving Empathically)
Explication sur l’importance de l’écoute empathique. Méthode concrète d’écoute active : se concentrer sur les sentiments et besoins sous-jacents de la personne qui s’exprime, plutôt que sur les mots ou les jugements immédiats.
Chapitre 8 : Le pouvoir de l’empathie ( The Power of Empathy)
Rosenberg montre comment l'empathie authentique peut désamorcer des situations conflictuelles très tendues, et restaurer le lien humain. De nombreux exemples tirés de son expérience pratique en médiation de conflits sociaux et familiaux.
"A teacher in the inner city of St. Louis related an incident where she had conscientiously stayed after school to help a student, even though teachers were warned, for their own safety, to leave the building after classes were dismissed. A stranger entered her classroom, where the following exchange took place:
- Young man: Take off your clothes. (Déshabille-toi.)
- Teacher: (noticing that the young man was shaking) I’m sensing this is very scary for you.
- Young man: Did you hear me? God damn it, take off your clothes!
- Teacher: I’m sensing you’re really pissed off right now and you want me to do what you’re telling me. (J’ai l’impression que vous êtes très contrarié et que vous voulez que je fasse ce que vous me dites)
- Young man: You’re damned right, and you’re going to get hurt if you don’t.
- Teacher: I’d like you to tell me if there’s some other way of meeting your needs that wouldn’t hurt me. (Voudriez-vous me dire s’il y a un autre moyen de vous satisfaire sans que vous me fassiez de mal ?
- Young man: I said take them off.
- Teacher: I can hear how much you want this. At the same time, I want you to know how scared and horrible I feel, and how grateful I’d be if you’d leave without hurting me. (J’entends que vous en avez vraiment envie, mais je veux aussi que vous sachiez que j’ai très peur et que je me sens très mal, et que je serais très reconnaissante si vous partiez sans me faire de mal.)
- Young man: Give me your purse." (Donne-moi ton sac à main.)
"La jeune femme tendit son sac à l’inconnu, soulagée d’échapper au viol. Elle expliqua par la suite que, à mesure qu’elle témoignait de l’empathie à son agresseur, elle sentait qu’il renonçait à son intention première. Bien entendu, le succès de l’application de l’empathie dans cette histoire ne signifie pas qu’elle pourrait résoudre toutes les situations de ce genre. Il s’agit cependant d’une situation vécue..."
Chapitre 9 : Connecter avec soi-même avec compassion (Connecting Compassionately With Ourselves)
De l’importance de l’auto-empathie : comprendre ses propres besoins avant de pouvoir vraiment écouter ceux des autres. Techniques d'introspection visant à clarifier ses propres sentiments et besoins profonds.
Chapitre 10 : Exprimer pleinement la colère (Expressing Anger Fully)
Rosenberg traite spécifiquement de la colère, vue comme un signal précieux qui indique que des besoins ne sont pas satisfaits. Il propose une approche constructive pour exprimer la colère sans agression, en clarifiant d’abord le besoin insatisfait à son origine.
Chapitre 11 : Résoudre les conflits et exprimer sa gratitude ( Conflict Resolution and Mediation)
Application concrète de la CNV dans des situations de conflits interpersonnels. Rosenberg explique aussi comment exprimer la gratitude de manière authentique, en précisant les actions précises et les besoins satisfaits.
Chapitre 12 et 13 : Applications spécifiques
Rosenberg propose de nombreux cas pratiques et mises en situation pour appliquer la CNV dans les domaines suivants : Famille, couple et éducation, Éducation scolaire et relations professionnelles, Médiation et diplomatie politique...
"Speak Peace in a World of Conflict : what you say next will change your world" (2005)
(Dénouer les conflits par la Communication NonViolente)
Le livre montre comment la CNV est une méthode concrète et opérationnelle pour pacifier, dans un cadre collectif, politique, voire international, des situations complexes à grande échelle. Il se concentre particulièrement sur la médiation, la résolution des conflits sociaux complexes, les tensions interculturelles, et le dialogue politique.
La Partie I - "The Mechanics of Speaking Peace" (La Mécanique de Parler Paix), pose les fondations de la Communication NonViolente (CNV). Rosenberg détaille le processus selon ses 4 étapes bien connues, l'objectif est de remplacer un langage "chacal" (jugements, critiques) par un langage "girafe" (empathie, vulnérabilité). L'insistance sur les besoins universels humanise les conflits et les exemples concrets illustrent bien la transformation du langage.
- Dans la Partie II "Applying NVC" (Appliquer la CNV), Rosenberg explore des applications pratiques de la CNV dans des contextes conflictuels : une médiation dans une prison de Californie, un conflit racial entre entre direction scolaire et leaders communautaires, une réconciliation parent-ado. Rosenberg nous montre de même comment recadrer les cultures d’organisation (école, entreprise, bureaucratie) vers des espaces de « power‑with » et non de pouvoir sur les autres.
Un même principe est appliqué, observer sans juger, en exprimant le ressenti, en reconnaissant les différents besoins et en formulant des demandes claires, la CNV permet de désamorcer la tension, de créer un terrain de compréhension réciproque, de transformer les relations — même les plus au point de rupture.
- Dans la dernière partie, III - "Speaking Peace for Social Change", Rosenberg ne se contente pas d’adapter la CNV à des contextes sociaux mais fournit un cadre collectif pour installer la pratique dans la durée, un plan d’action institutionnel (culture, structures, financement), des stratégies concrètes pour aborder les conflits publics, un renforcement de la cohésion par la gratitude, et une posture radicalement non-héroïque, mais bâtie sur le principe de connexion humaine et d’empowerment partagé....
"... je travaillais avec un groupe de citoyens issus des minorités à San Francisco, très préoccupés par les écoles que fréquentaient leurs enfants. Leur interprétation était que ces écoles détruisaient l'esprit de leurs enfants. Il y avait certaines structures qu'ils souhaitaient changer.
Cependant, ils m'ont dit : "Marshall, le problème est que nous nous réunissons depuis environ six mois pour essayer de créer un changement social, mais nous ne faisons que nous disputer ou avoir des discussions stériles, sans jamais avancer. Pouvez-vous nous montrer comment la Communication NonViolente peut nous aider à former une équipe et à rendre nos réunions plus efficaces ?"
J'ai donc assisté à leur réunion et dit : "Tenez votre réunion habituelle, j'observerai, et je verrai si je peux vous montrer comment la Communication NonViolente peut être utilisée pour rendre votre travail d'équipe plus efficace."
La réunion a commencé avec un homme qui avait découpé un article de journal. Il s'agissait d'un article où des parents accusaient un directeur d'avoir maltraité leur enfant. Le directeur était blanc et l'enfant issu d'une minorité. Il a lu cet article, puis un autre homme a réagi en disant : "Ce n'est rien. J'étais dans cette même école quand j'étais gamin, et laissez-moi vous raconter ce qui m'est arrivé."
Pendant les dix minutes suivantes, tout le monde a parlé d'événements qui leur étaient arrivés dans le passé et du caractère raciste du système, etc.
J'ai laissé faire un moment, puis j'ai dit : "Puis-je intervenir ? Je voudrais vous demander de lever la main si vous avez trouvé la réunion productive jusqu'à présent." Pas une seule main ne s'est levée – pas même celles des personnes qui avaient raconté leurs histoires.
Ce groupe se réunissait pour changer un système, mais tenait des discussions que personne ne trouvait productives. Ces gens devaient quitter leur famille pour venir à cette réunion. Ce n'était pas facile de trouver le temps et l'énergie. Quand on essaie de s'attaquer à des structures de gangs pour un changement social, on ne peut pas se permettre de gaspiller notre énergie dans des réunions stériles.
Je me suis alors adressé à l'homme qui avait lancé la conversation : "Monsieur, pouvez-vous me dire quelle était votre demande au groupe ? Que souhaitiez-vous obtenir du groupe en lisant cet article de journal ?"
Il a répondu : "Eh bien, je pensais que c'était important – que c'était intéressant."
J'ai dit : "Je suis sûr que vous le trouviez intéressant, mais vous me dites ce que vous pensez. Je vous demande ce que vous attendiez du groupe..."
Il a dit : "Je ne sais pas ce que je voulais."
Et j'ai répondu : "C'est pourquoi, je pense, nous avons eu dix minutes de discussion improductive. Chaque fois que nous captons l'attention d'un groupe pour présenter quelque chose sans être clair sur ce que nous voulons, il est très probable que la rencontre ne sera pas productive. La Communication NonViolente nous enseigne, que nous parlions à un individu ou à un groupe, de toujours conclure clairement en indiquant ce que nous attendons en retour : Quelle est votre demande ?
Exprimer votre souffrance ou vos pensées sans demande claire est très susceptible de déclencher une discussion stérile." C'est l'une des nombreuses façons dont nous montrons aux gens comment la Communication NonViolente peut être utile pour rendre leurs réunions plus productives. »
... Presenting your pain or thoughts without a clear request is very likely to be the stimulus for an unproductive discussion." This is one of several ways we show people how Nonviolent Communication can be useful in making their meetings more productive.
"Practical Spirituality : reflections on the spiritual basis of nonviolent communication" (2005)
(Spiritualité pratique : Les bases spirituelles de la Communication NonViolente)
Un livre qui présente la CNV sous un angle différent et moins conventionnel, ouvrant à une compréhension plus profonde et existentielle : une pratique spirituelle ancrée dans la vie quotidienne (sans s'attacher à une religion particulière), plutôt que comme simple technique de communication. La CNV permet d’accéder à une dimension spirituelle à travers l'empathie, la compassion et la connexion profonde à soi et aux autres ...
".. Une spiritualité qui nous permet de rester confortablement installés dans le monde, et de penser que nous contribuons à un monde meilleur parce que l’énergie qui émane de nous suffit à créer un changement social, me met extrêmement mal à l’aise.
Au contraire, j’ai confiance dans une spiritualité qui prépare les gens à agir et à transformer le monde, qui ne se contente pas de cette belle image d’une énergie rayonnante. Je veux voir cette énergie se traduire par des actions, des projets concrets..."
"Living Nonviolent Communication : Practical tools to Connect" (2012)
(Vivre la Communication NonViolente au quotidien)
Un ouvrage qui se veut pratique et proche du quotidien, idéal pour ceux qui souhaitent approfondir leur compréhension à travers des exemples et des situations réelles vécues (famille, couple, travail, éducation). Il met particulièrement en lumière les défis, les difficultés et les subtilités rencontrées lors de la mise en pratique effective des principes de la CNV. Il reflète aussi la maturité du travail de Rosenberg, qui revient sur ses expériences et ajustements méthodologiques après plusieurs années de pratique et de diffusion.
Pour ne pas conclure, le temps des paradoxes ...
Le décalage entre notre besoin vital de communication humaine authentique
et l'attrait des solutions technologiques (apriori) superficielles ...
Nous avons inventé des machines pensantes avant de comprendre la pensée, et des systèmes communicants avant de comprendre la communication (Edgar Morin) ...
L’EMPATHIE est régulièrement célébrée dans les discours (management, psychologie positive, coaching, politique inclusive), mais elle reste souvent traitée comme une compétence secondaire, rarement sérieusement approfondie ou mise en pratique de manière rigoureuse ...
Dans la sphère publique, médiatique et intellectuelle, l’empathie est fréquemment évoquée de manière superficielle, voire « instrumentale » (simple outil de gestion émotionnelle ou d’amélioration du climat social).
La communication humaine "pure" semble délaissée tant s'impose l'attrait de l'efficacité technologique,
- sa vitesse : un email, un message, une réunion Zoom traitent l'information, pas la relation.
- son contrôle : on édite sa présentation de soi (réseaux sociaux), on évite l'imprévisible du face-à-face.
- sa commodité : nul besoin de gérer les silences, les émotions gênantes ou les non-dits.
On oberve une véritable dilution du lien dans le numérique ...
- les interactions en ligne simulent la connexion (emojis, likes) sans en assumer le coût émotionnel. On préfère envoyer 10 messages plutôt qu’un appel où l’on entendrait une voix tremblante ...
- et nous aimons temps nous situer dans une société dite de la performance : l’empathie (CNV) demande du temps, du silence, une présence à l'autre. Des valeurs peu compatibles avec une logique de ROI immédiat ou de productivité optimisée.
Et, paradoxalement, la technologie a toujours révélé notre soif d'empathie…
Que l'on pense à l'échec des solutions purement techniciennes (la multiplication des malentendus par texto, l'épuisement des réunions virtuelles sans connexion humaine, la détresse psychique liée à l'isolement numérique (cf. études sur la santé mentale des adolescents) : des symptômes qui montrent que la technologie seule ne comble pas le besoin de lien ...
Bien des contre-mouvements sont révélateurs ...
- de la vogue des "conversations authentiques" (clubs de parole, cercles d'écoute).
- du succès des thérapies et du coaching (où l'empathie est centrale).
- des critiques croissantes contre la toxicité des réseaux sociaux.
Autant de signes que l'humain cherche à reprendre sa place, mais quelle place ...
Car, on l'oublie souvent, l’empathie n’est pas une compétence "douce"… mais la plus radicale qui soit...
Bien des critiques de la modernité technicienne et de l'appauvrissement du lien ont déjà été formulées et l'empathie face à la crise du lien social a souvent été évoqué ...
Jacques Ellul ("La Technique ou l'enjeu du siècle", 1954)
L'auteur décrivait déjà comment la technique impose sa logique (efficacité, vitesse, contrôle) au détriment des relations humaines et de l'éthique. "La communication technicisée devient un outil de domination, vidé de sa substance relationnelle."(ci-contre, "The technological society", 1964)
Ellul dépassait déjà la vision instrumentale de la technologie (un simple "outil") pour décrire la Technique comme un système global (l'ensemble de méthodes rationnelles visant l’efficacité absolue dans tous les domaines, économie, politique, vie quotidienne), autonome et auto-accélérante (elle échappe au contrôle humain, imposant sa propre logique : "Le choix de la voie technique unique s’impose de lui-même"), et totalitaire (elle transforme la société en un "milieu technique" où toute activité doit s’y adapter ou disparaître). Ses 4 lois de la Technique, des mécanismes implacables, avaient en leu temps bouleversé les esprits ...
- L’autonomisation : La Technique obéit à sa propre finalité (l’efficacité), non aux valeurs humaines.
- L’auto-accroissement : Elle progresse de façon exponentielle et irréversible (ex: numérique, biotech).
- L’universalisation : Elle s’étend à tous les secteurs (éducation, art, médecine), uniformisant les sociétés.
- L’interdépendance : Les techniques se combinent en un réseau inséparable (ex: Internet + Big Data + IA).
Jacques Ellul a marqué les esprits en révélant que la Technique n’est pas neutre : elle façonne une civilisation où l’efficacité écrase la liberté, l’écologie et le lien humain. Bien qu’écrit en 1954, son livre est resté un antidote aux discours techno-enthousiastes.
Ivan Illich ("La Convivialité", 1973)
Ilich a, en son temps, défendu des outils "conviviaux" qui servent l'autonomie et la créativité humaine, s'opposant aux systèmes industriels aliénants. Un plaidoyer pour des relations directes, non médiatisées par des dispositifs technocratiques.
Les "méga-machines" (santé, éducation, transports) deviennent contre-productives et créent la dépendance, standardisent les besoins et détruisent les compétences vernaculaires (savoir-faire locaux, entraide). La Technique industrielle réduit la rencontre à une transaction", elle étouffe les espaces où l’empathie spontanée peut naître (voisinage, transmission orale, temps morts). llich aurait vu dans les IA relationnelles (chatbots "empathiques") l’apogée de l’aliénation conviviale : des machines simulent l’écoute pour mieux nous faire accepter la disparition des vrais liens ...
Hartmut Rosa ("Social Acceleration : A New Theory of Modernity", 2013, traduction anglaise)
Là où Ellul dénonçait la logique technique et Illich les institutions aliénantes, Rosa ajoute la dimension temporelle. Son concept de "désynchronisation" éclaire pourquoi l'empathie résiste à la conceptualisation : on ne peut nommer ce qu'on n'a plus le temps de vivre...
Sociologue et philosophe, professeur à l’université Friedrich-Schiller de Iéna et directeur du Max-Weber-Kolleg à Erfurt, Hartmut Rosa analyse comment l'accélération de la vie sociale moderne (technologies numériques, médias, rythme de vie) limite notre capacité à nous engager profondément dans des relations interpersonnelles empathiques. La vitesse excessive fragilise la qualité relationnelle et rend impossible une communication authentiquement humaine et empathique.
Rosa identifie ainsi trois dimensions imbriquées qui créent un "régime temporel totalitaire" :
- Technique - une innovations toujours plus rapides (ex: obsolescence des smartphones) qui rend les outils relationnels (dont la CNV) "dépassés" avant même d'être assimilés.
- Sociale - des rythmes de vie effrénés (travail, consommation, relations éphémères), qui détruisent le temps long nécessaire à l'écoute profonde et à la confiance.
- Rythmes de vie - un sentiment chronique de "manque de temps" malgré les gains d'efficacité, qui transforme l'empathie en "tâche à optimiser" (ex: thérapie express, ateliers CNV en 2h).
L'empathie ne peut être que la grande victime de l'accélération ...
1. - La "désynchronisation" des rythmes relationnels
Problème : L'empathie exige un rythme dialogique (silences, reformulations, temps de digestion émotionnelle).
Conflit : La société impose un rythme monologique (messages instantanés, réponses rapides, zapping relationnel).
Conséquence : Nous sommes biologiquement & émotionnellement incapables de suivre les vitesses imposées, d'où le sentiment permanent d'inadéquation.
2. - La transformation des relations en "ressources"
Logique de disponibilité : Rosa montre que nous traitons les humains comme des "points d'accès" (comme un wifi) : utiles s'ils sont immédiatement disponibles.
Impact CNV : la CNV devient une "technique" pour optimiser les relations, non pour les approfondir. Exemple : "J'utilise la reformulation OSBD pour régler ce conflit vite et passer à autre chose."
3. - L'érosion de la "résonance"
C'est le concept clé de Rosa ("Resonance : A Sociology of Our Relationship to the World", 2019) : la résonance est un rapport au monde vibrant, impliquant écoute mutuelle, transformation réciproque et vulnérabilité. C'est aussil'état idéal où la CNV prend son sens : une rencontre qui transforme les deux parties. Mais l'accélération va tuer la résonance en privilégiant les "relations muettes" (contacts sans écoute, dialogues sans transformation).
On peut ainsi observer par ailleurs comment l'accélération peut pervertir la CNV. Que l'on pense à la récupération managériale des entreprises utilisant la CNV pour accélérer la résolution de conflits ("Dites-moi vite votre besoin pour qu'on passe à l'action !"), aux formations express (apprendre l'OSBD en 2h) ou à l'illusion de contrôle...
On le voit, Rosa dépasse Ellul et Illich sur au moins trois points,
- contrairement à Ellul, Rosa montre que l'accélération est un système socio-culturel, pas seulement technique.
- son alternative tangible, la "résonance", semble plus opératoire que la "convivialité" d'Illich, et décrit l'expérience vécue de l'empathie réussie.
- et il sait mettre en avant le piège de l'auto-accélération : nous sommes complices du système (checker ses mails à minuit), notre responsabilisation est radicale.
Ce qui peut expliquer l'échec de toute tentative de conceptualisation de l'empathie ...
- L'accélération tue la pensée complexe : conceptualiser l'empathie exige du temps long (études interdisciplinaires, nuances), or la recherche est soumise à l'impératif de publish or perish.
- et l'on peut noter un appauvrissement certain de notre vocabulaire : on réduit l'empathie à la simple capacité à "se mettre à la place de" (ce qui relève en réalité de la "sympathie") ou à une compétence technique (soft skill).
Cette réduction sémantique entraîne une perte des dimensions fondamentales de l'empathie, corporelle (l'écoute des micro-expressions, du ton de voix, des silences), éthique (l'engagement à agir face à la souffrance d'autrui), et transformatrice (son pouvoir de changer la relation et les personnes).
Les mots façonnent notre capacité à penser et à agir : en vidant l'empathie de sa substance, on justifie les chatbots "empathiques" (algorithms mimant l'écoute), on accepte les relations virtuelles appauvries, on renonce à l'exigence éthique de la vulnérabilité partagée...
Plus nous cherchons à maîtriser le monde via la technologie et l'optimisation, plus nous nous en éloignons, nous explique Hartmut Rosa dans "The Uncontrollability of the World" (2020) : un ouvrage dans lequel Rosa approfondit sa théorie de la résonance face à l'illusion du contrôle... ("Unverfügbarkeit" (2018), "Rendre le monde indisponible", traduction française, La Découverte, 2019).
"Le drame du rapport moderne au monde se reflète dans notre rapport à la neige comme dans une boule de cristal : l’élément culturel moteur de cette forme de vie que nous qualifions de moderne est l’idée, le vœu et le désir de rendre le monde disponible. Mais la vitalité, le contact et l’expérience réelle naissent de la rencontre avec l’indisponible. Un monde qui serait complètement connu, planifié et dominé serait un monde mort. Ce n’est pas une découverte métaphysique, mais une expérience quotidienne : la vie s’accomplit dans l’interaction entre ce qui est disponible et ce qui, tout en restant indisponible pour nous, nous « regarde » pourtant. Elle se produit en quelque sorte sur cette ligne frontière..."
La quête moderne de contrôle sur le monde détruit notre capacité à entrer en relation authentique avec lui. Seule la reconnaissance de l’incontrôlabilité fondamentale du réel (des autres, de la nature, de la vie) permet l’expérience de la résonance – source de sens et d’humanité ..
1. La modernité comme projet de "mise à disposition" (Availability)
Notre société réduit le monde (humains, nature, art) à des ressources à contrôler autrui (un "réseau" à optimiser, les réseaux sociaux),la nature (un "stock" à exploiter ou joue l'extractivisme), et la vie (simple "projet" à manager, quantified self). Cette logique de disponibilité technique transforme toute altérité en objet prévisible, niant sa dimension mystérieuse et sauvage.
2. L’échec du contrôle : l’incontrôlabilité comme condition du vivant
Paradoxe moderne, plus nous développons des technologies de contrôle (IA, algorithmes, biométrie), plus le monde nous échappe (crises écologiques, pandémies, effondrement psychique). Ce qui signifie que l’incontrôlabilité n’est pas un défaut à corriger, mais l’essence même du réel (un enfant, une forêt, une émotion ne se "pilotent" pas / la vulnérabilité, la mort, l’amour résistent à la maîtrise).
3. La "résonance" reste la seule alternative à l’aliénation ...
La résonance est une relation vibrante avec le monde, caractérisée par,
- la réceptivité : écouter plus que dominer,
- la transformation mutuelle : être changé par la rencontre,
- la réponse : agir avec humilité face à ce qui nous dépasse.
Des exemples? l’art qui nous bouleverse, la conversation empathique où chacun est transformé, la contemplation d’un paysage qui nous relie au cosmos.
Dans ce contexte, l’empathie apparaît bien comme pratique d’incontrôlabilité : écouter vraiment, c’est renoncer à contrôler le récit de l’autre (ses émotions, son rythme). Mais vouloir rendre l’empathie "efficiente" (ex : chatbots thérapeutiques) revient à la nier, car l’altérité humaine est intrinsèquement indisponible ...
Cessons de vouloir rendre le monde disponible. Apprenons à nous laisser affecter par son incontrôlabilité ...
"Chapitre 1 - Le monde comme point d’agression
Le point de départ de mes réflexions est l’idée que les gens sont toujours déjà placés dans un monde, qu’ils « sont au monde », comme le dit le phénoménologue français Maurice Merleau-Ponty. La première étincelle de conscience, quand on s’éveille le matin, ou après une anesthésie, probablement aussi la première impression consciente d’un nouveau-né, est une sensation de présence : quelque chose est là, quelque chose est présent.
On peut concevoir cette présence comme la forme originelle de ce que peu à peu nous éprouvons, explorons et concevons comme le monde ; mais au fond elle précède la séparation entre le sujet et le monde.
De cette forme originelle d’un « quelque chose est là, quelque chose est présent », j’ai tenté de tirer une sociologie de la relation au monde fondée sur l’idée que sujet et monde ne sont pas la condition mais, déjà, le résultat de notre être-en-relation avec ce présent : peu à peu, dans le processus de notre développement, nous apprenons à faire la distinction, à l’aune de ce « quelque chose », entre nous comme sujet découvrant et le monde comme ce que nous rencontrons.
Le type et le mode de cet être-en-relation deviennent ainsi constitutifs de ce que nous sommes en tant qu’êtres humains tout autant de ce que nous rencontrons en tant que monde. Si, par conséquent, nous parlons régulièrement dans les pages qui suivent de sujets (découvrant) et d’objets (rencontrés), alors sujet et objet doivent être conçus comme les deux pôles – en quelque sorte comme le pôle du soi et le pôle du monde – d’une relation qui les constitue.
La question fondamentale de la sociologie de la relation au monde est alors la suivante : comment se donne à voir ce quelque chose qui est là, présent ? Est-il bienveillant et protecteur, est-il séduisant et prometteur, indifférent et froid, ou même menaçant et dangereux ?
Contrairement aux philosophes et aux psychologues, ou encore aux théologiens qui se confrontent à titre professionnel avec cette question de la position de l’homme dans le cosmos ou à celle de notre relation avec l’univers, ou avec la nature, etc., je pars de l’idée que le type et le mode de notre être-en-relation avec le monde ne sont justement pas simplement déjà fixés par notre qualité d’êtres humains, mais qu’ils dépendent des conditions sociales et culturelles dans lesquelles nous entrons dans la socialisation.
Nous apprenons et nous "habitualisons" une prise de position déterminée à l’égard du monde, une attitude pratique envers le monde qui dépasse largement notre « image du monde » cognitive, nos hypothèses et nos convictions conscientes sur ce qu’il y a dans le monde, ce qui y est en jeu et sur quoi cela débouche. Et une première thèse directrice que je voudrais déployer dans cet essai pose que, pour les sujets de la modernité tardive, le monde est purement et simplement devenu le point d’agression. Tout ce qui apparaît doit être connu, dominé, conquis, rendu utilisable.
Formulé abstraitement, cela paraît de prime abord banal. Mais ça ne l’est pas. Derrière ce constat se dissimule une refonte insidieuse de notre rapport au monde qui remonte loin sur le plan historico-culturel et économico-institutionnel, mais accède à une nouvelle radicalité au XXIe siècle, notamment avec les possibilités techniques offertes par la numérisation et par les contraintes politico-économiques d’extension et d’optimisation du capitalisme financier et de la compétition débridée..."
(...)
Depuis le XVIIIe siècle s’accomplit, à tous les niveaux de la vie institutionnelle de la modernité d’obédience occidentale, une mutation structurelle à la suite de laquelle la structure institutionnelle fondamentale ne peut plus être maintenue que par une augmentation constante.
Une société est moderne si elle n’est en mesure de se stabiliser que de manière dynamique, c’est-à-dire si elle a besoin, pour maintenir son statu quo institutionnel, de la croissance (économique), de l’accélération (technique) et de l’innovation (culturelle) constantes – telle est ma définition d’une société moderne.
Ce faisant, dans la perception culturelle, la perspective d’augmentation passe peu à peu de la promesse à la menace : croissance, accélération et innovation n’apparaissent plus comme une promesse de rendre la vie toujours meilleure, mais comme une menace apocalyptico-claustrophobique :
si nous ne devenons pas meilleurs, plus rapides, plus créatifs, plus efficaces, etc., nous perdons nos emplois, des entreprises ferment, nos recettes fiscales baissent alors que les dépenses augmentent, nous sommes confrontés à des crises budgétaires, nous ne pouvons plus maintenir notre système de santé, notre niveau de retraites ou nos institutions culturelles, les marges de manœuvre politiques sont de plus en plus étroites, tant et si bien que le système politique paraît lui aussi, au bout du compte, délégitimé.
On peut mener sur tout cela une étude instructive en observant par exemple la crise de récession durable en Grèce. La volonté de croissance ne résulte ni individuellement ni collectivement de la promesse d’un plus grand bien-être, mais de la menace de la perte (illimitée) de ce qui a précédemment été acquis.
Affirmer que la modernité est engendrée par le désir d’aller plus haut, plus vite, plus loin revient par conséquent à méconnaître sa réalité structurelle :
ce n’est pas la soif d’obtenir encore plus, mais la peur d’avoir de moins en moins qui entretient le jeu de l’accroissement. Ça n’est jamais assez, non pas parce que nous sommes insatiables, mais parce que nous gravissons continuellement un escalier mécanique descendant : à chaque fois que nous marquons une pause ou que nous nous arrêtons, nous perdons du terrain par rapport à un environnement hautement dynamique avec lequel nous nous trouvons systématiquement en concurrence. Il n’y a plus de niches ou de paliers qui nous permettent de nous interrompre ou même de nous exclamer : « Cela suffit ! »
On le voit empiriquement, par exemple, dans le fait que la plupart des parents, dans les sociétés dites développées, ne sont plus, selon leurs propres témoignages, motivés par l’espoir que leurs enfants puissent un jour avoir une meilleure situation qu’eux-mêmes, mais par l’exigence de faire tout ce qu’ils peuvent pour que leur sort ne soit pas plus mauvais que le leur.
Parce que, donc, les sociétés modernes ne peuvent se stabiliser que sur le mode de l’accroissement, c’est-à-dire dynamiquement, elles sont structurellement et institutionnellement contraintes de rendre toujours plus de monde disponible, de le mettre à portée par la technique, l’économie et la politique : de rendre des matières premières utilisables, d’explorer des marchés, d’activer des potentiels sociaux et psychiques, d’élargir les possibilités techniques, d’approfondir les connaissances, d’améliorer les dispositifs de contrôle, etc.
Ce serait toutefois un grave malentendu que de faire de la peur (du décrochage) la source exclusive de ce besoin d’expansion de la modernité. Aucune formation sociale ne peut subsister à long terme (et qui plus d’une manière aussi résiliente et robuste que la modernité capitaliste) en se fondant uniquement sur la peur. Il faut donc qu’intervienne, comme deuxième élément propulseur, une force d’attraction positive, et l’on peut identifier celle-ci comme la promesse de l’extension de notre accès au monde.
Corrélat culturel de la logique structurelle de la stabilisation dynamique, dans la conception que la modernité a d’elle-même, une idée extrêmement puissante s’est insinuée jusque dans les pores les plus fins de notre vie psychique et émotionnelle :
l’idée selon laquelle la clé d’une vie bonne, d’une vie meilleure réside dans l’extension de notre accès au monde.
Notre vie sera meilleure si nous parvenons à accéder à (plus de) monde, tel est le mantra non exprimé mais inlassablement réitéré et réifié dans l’action.
Agis à tout instant de telle sorte que tu agrandisses l’ensemble formé par ce à quoi tu accèdes : cet impératif catégorique, j’aimerais le montrer dans cet essai, est devenu dans la modernité tardive le principe de décision dominant dans tous les domaines de l’existence et quelle que soit la période de la vie, depuis la petite enfance jusqu’au grand âge. Il explique dans un premier temps l’attractivité de l’argent : on peut lire de manière immédiate sur notre relevé de compte la quantité de monde à laquelle nous accédons ..."
Jeremy Rifkin ("The Empathic Civilization: The Race to Global Consciousness in a World in Crisis " (2011)
Jeremy Rifkin est un essayiste, prospectiviste, économiste et militant américain né en 1945, considéré comme l'un des penseurs les plus influents de notre époque sur les questions écologiques, technologiques et économiques. Conseiller de l'UE et de gouvernants, ses idées sur la "Troisième Révolution Industrielle" intègrent explicitement la dimension empathique comme pilier de transition sociétale, et la durabilité ...
Ses travaux, à la croisée de la science, de la politique et de la société, proposent une vision systémique des transformations mondiales : on compte plus 15 titres majeurs, de ses premiers écrits des années 80 à ses publications récentes, et, particulièrement créatif, il réactualise très souvent ses thèses ...
Dans « Entropy: A New World View » (1980), il critiquait les systèmes énergétiques et économiques non durables, dans « Algeny » (1983), la bioéthique et les dangers des manipulations génétiques, sa « Declaration of a Heretic » (1985) était un plaidoyer contre la technocratie déshumanisante, sa « Biosphere Politics: A New Consciousness for a New Century » (1991), une défense de l'écologie globale et gouvernance planétaire, « The End of Work: The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era » (1995)
traitait de l'automatisation, duchômage technologique et du revenu universel, « The Biotech Century: Harnessing the Gene and Remaking the World » (1998) portait sur la révolution génétique et ses implications sociétales, « The Hydrogen Economy: The Creation of the Worldwide Energy Web and the Redistribution of Power on Earth » (2002) évoquait la transition énergétique vers l’hydrogène, " The European Dream: How Europe’s Vision of the Future is Quietly Eclipsing the American Dream » (2004) comparait modèle social européen vs américain, et « The Empathic Civilization: The Race to Global Consciousness in a World in Crisis » (2010) nous décrivait l'empathie comme force évolutive face aux crises climatiques et sociales. Bien d'autres ouvrages ont suivi (« The Age of Resilience: Reimagining Existence on a Rewilding Earth », 2022) ...
Ses livres utilisent des formules-chocs ("Race to Global Consciousness"), des généralisations historiques (l'empathie comme force motrice de l'évolution), et une dramaturgie de l'urgence typique des essais grand public ...
Une nouvelle conscience pour un monde en crise : notre auteur plaide pour une "civilisation de l'empathie" face aux défis écologiques et sociaux. Son approche de l'empathie comme principe d'organisation sociale (et non seulement comme vertu individuelle) reste innovante, inspirant des mouvements comme l'économie symbiotique (Isabelle Delannoy).
Mais Rifkin ne fait pas avancer la théorie académique de l'empathie (ses travaux manquent de rigueur méthodologique face à ceux de Frans de Waal ou Patricia Churchland) et il déplace le débat dans l'arène politique, avec un succès ambigu : si ses concepts sont parfois édulcorés, ils ouvrent des brèches pour repenser la gouvernance. Sa crédibilité relève davantage de sa capacité à synthétiser des savoirs complexes, de son influence comme "passeur d'idées", sans doute d'une certaine constance thématique dont il fait profession. Des chercheurs comme la sociologue Eva Illouz (Les Sentiments du capitalisme) ont déjà souligner que l'empathie devient un outil de gestion dans les discours néolibéraux (ex : "entreprise empathique", "marketing émotionnel").
Comme l'écrit le sociologue Edgar Morin : Toute idée nouvelle doit naviguer entre le risque de la récupération et celui de l'impuissance. Rifkin incarne bien cette tension – son œuvre est moins un aboutissement qu'un symptôme des contradictions de notre époque ...
Sherry Turkle ("Reclaiming Conversation: The Power of Talk in a Digital Age", 2015)
Référence majeure. Turkle, professeure au MIT, analyse comment les nouvelles technologies (smartphones, médias sociaux, etc.) transforment notre capacité d’empathie et notre aptitude à maintenir des conversations authentiques. La conversation face-à-face est essentielle pour l’empathie, l'intimité, et le développement personnel, mais elle est menacée par l'omniprésence technologique. L'auteur sait nous montrer comment les technologies nous donnent l'illusion de la connexion tout en nous isolant. "Nous risquons de sacrifier la conversation pour de simples connexions." (Son travail valide indirectement l'urgence des pratiques comme la CNV).
Nicholas Carr ("The Shallows: What the Internet is Doing to Our Brains", 2010)
Carr a examiné comment l'usage intensif d'Internet et des outils numériques transforme notre cognition, notamment en affaiblissant notre capacité de concentration profonde et notre aptitude à l'empathie. Son argument clé : La logique fragmentaire et rapide d'Internet favorise des modes superficiels de communication, au détriment de l'empathie et de la réflexion profonde. Un livre qui nous aide à comprendre pourquoi une pratique lente et empathique comme la CNV ne parvient pas facilement à s’intégrer dans un contexte dominé par les habitudes numériques.
Jaron Lanier, "Ten Arguments for Deleting Your Social Media Accounts Right Now", 2018)
Ouvrage bien connu d'un Lanier, pionnier de la réalité virtuelle, qui critique radicalement l'impact des réseaux sociaux sur notre capacité d’empathie. Son argument clé : Les réseaux sociaux exacerbent le conflit, la polarisation, et détruisent la capacité d’écoute empathique. Une analyse percutante du décalage croissant entre la communication humaine authentique (CNV/empathie) et la logique technologique contemporaine.
Fabrice Hadjadj ("La Profondeur des sexes. Pour une mystique de la chair", 2008)
Hadjadj critique fortement l’époque contemporaine pour ce qu’il appelle la désincarnation : les corps sont vus comme des instruments interchangeables, déconnectés de toute signification transcendante. Il s’attaque notamment aux théories du genre (qu’il associe à une certaine idéologie postmoderne), qu’il accuse de vouloir effacer la différence sexuelle au profit d’une abstraction neutre. La différence sexuelle, pour Hadjadj, n’est pas un accident ou une construction, mais une structure fondamentale de l’être humain. Elle est le lieu d’une rencontre irréductible, qui révèle à chacun qu’il ne se suffit pas à lui-même. S’appuyant sur la tradition chrétienne (saint Jean, saint Paul, les mystiques comme Thérèse d’Avila), Hadjadj développe l’idée que l’Incarnation donne une valeur sacramentelle à la chair humaine...
Critique donc d'une société où la virtualisation des relations érode la chair du dialogue. "L'écran flatte l'ego ; la rencontre vraie exige l'humilité de l'écoute."
François Flahault (Le Crépuscule de Prométhée. Contribution à une écologie de l’homme, 2008)
Dans Le Crépuscule de Prométhée, Flahault entreprend une critique du mythe prométhéen de l’individu autonome, qui sous-tend selon lui l’idéologie moderne de l’autosuffisance. Il déconstruit les fondements philosophiques, politiques et culturels de cette conception de l’homme, qu’il juge à la fois erronée, appauvrissante et destructrice, autant sur le plan psychologique que sur le plan écologique. Le cœur de sa thèse est que l’homme ne se constitue pas par lui-même, mais dans et par ses relations – une forme d’écologie humaine qui reconnaît l’interdépendance constitutive des individus. Le « prométhéisme » moderne (hérité des Lumières et du romantisme) nie cette réalité fondamentale.
Même si le terme « empathie » n’est pas central dans le livre, son arrière-plan théorique et éthique y est intimement lié. Il ouvre la voie à une éthique du lien : reconnaître l’autre comme condition de mon existence, c’est déjà engager une forme d’empathie ontologique.
Michel Desmurget ("La Fabrique du crétin digital; Les dangers des écrans pour nos enfants", 2019)
Michel Desmurget, chercheur en neurosciences, développe une critique radicale et argumentée de l’omniprésence des écrans dans la vie des enfants et adolescents. Selon lui, loin d’être de simples outils neutres ou des vecteurs de progrès, les écrans (TV, tablettes, smartphones, réseaux sociaux) ont des effets délétères majeurs sur le développement intellectuel, affectif et scolaire des jeunes. Il démonte les mythes propagés par les industries numériques : les écrans n’améliorent ni l’intelligence, ni les compétences numériques, ni l’ouverture au monde (Desmurget mobilise un corpus impressionnant d’études internationales). Sans parler explicitement d’empathie, Desmurget en souligne les conditions de possibilité (interactions réelles, langage, attention, symbolisation) – toutes gravement menacées par les écrans ...
Serge Tisseron ("L’Empathie au cœur du jeu social", 2010)
Une approche généraliste et pédagogique. Tisseron développe l’idée que l’empathie est la compétence relationnelle fondamentale qui permet à la vie en société de se structurer. Elle n’est pas un simple « sentiment » ou une forme de compassion vague, mais une aptitude cognitive et affective complexe, indispensable à la construction du lien social, à l’éthique, à la citoyenneté et à la résolution des conflits.
Tisseron distingue plusieurs formes d’empathie :
- Empathie émotionnelle : réaction affective immédiate, souvent involontaire.
- Empathie cognitive : capacité de se représenter mentalement les états d’autrui.
- Empathie éthique : mobilisation volontaire de l’attention à autrui pour favoriser la solidarité.
Cette distinction lui permet de poser les bases d’une pédagogie de l’empathie, qui ne repose pas seulement sur l’émotion, mais sur une construction sociale et éducative.
L’empathie se construit très tôt, dès la petite enfance, à travers les interactions précoces avec les figures d’attachement (regards, mimiques, réponses affectives). L’environnement familial, éducatif et culturel conditionne la capacité à développer une empathie équilibrée (ni fusionnelle ni froide).
Tisseron montre que le bon fonctionnement des institutions humaines (justice, démocratie, santé, éducation) repose sur la capacité empathique des individus. Il en appelle à une écologie sociale de l’empathie, où celle-ci devient un pilier de la coexistence pacifiée.
Il aborde de manière originale le rôle des écrans et des médias : contrairement à Michel Desmurget, Tisseron ne les condamne pas globalement. Il distingue entre les usages passifs (abrutissants) et les usages actifs ou projectifs (jeux de rôle, récits interactifs), qui peuvent favoriser l’empathie si bien encadrés. Il introduit la notion de « jeu empathique », dans lequel l’enfant explore des situations émotionnelles différentes, condition de la prise de perspective.
Mais si Tisseron suppose que l’empathie peut se développer largement par des dispositifs éducatifs, il semble négliger les résistances structurelles (inégalités, violence sociale, narcissisme culturel) ...
Martin L. Hoffman, dans "Empathy and Moral Development: Implications for Caring and Justice" (2000), montre que l’empathie est le moteur principal du développement moral, au-delà de la simple cognition ou des règles sociales (Kohlberg).
Il distingue plusieurs stades développementaux de l’empathie, depuis les premières formes de détresse partagée chez le nourrisson jusqu'à l’empathie cognitive et éthique chez l’adolescent. L’empathie émerge donc naturellement, mais doit être encouragée activement par des expériences sociales et éducatives. Plus rigoureux et théoriquement étayé que Tisseron, Hoffman s'appuie sur des données empiriques, tout en proposant une modélisation du développement empathique.
Martha C. Nussbaum, dans "Upheavals of Thought: The Intelligence of Emotions" (2001) et "Political Emotions : Why Love Matters for Justice" (2013) propose une théorie des émotions comme jugements de valeur, et considère l’empathie comme essentielle à la justice sociale, au respect mutuel, à la démocratie. Elle analyse l’empathie dans les contextes de l’éducation, du droit, du nationalisme, et montre qu’elle peut être cultivée politiquement par les récits, les arts, et les institutions.
Nussbaum sait nous offrir une vision plus profonde, politique et structurante de l’empathie, loin de la simple compétence interpersonnelle...
Simon Baron-Cohen, "The Science of Evil: On Empathy and the Origins of Cruelty" (2011)
Spécialiste de l’autisme, l'auteur propose une grille de « quotient empathique », et examine ce qui se passe quand l’empathie disparaît (psychopathie, autisme, etc.). Il distingue empathie cognitive (comprendre l’autre) et empathie affective (ressentir avec lui), et montre que ces deux dimensions peuvent fonctionner indépendamment. Il explique la cruauté humaine comme un « effondrement de l’empathie », en analysant les causes neurobiologiques, culturelles et politiques.
Sa théorie est plus clinique, rigoureuse, et biologiquement informée que celle de Tisseron, avec des implications philosophiques fortes sur le mal et la morale.
Jesse Prinz, dans "The Emotional Construction of Morals" (2007), va plus loin que Tisseron en intégrant une critique du relativisme moral et une vision naturaliste des émotions. Prinz critique l’idée que la raison fonde la morale, et soutient que ce sont les émotions sociales, dont l’empathie, qui construisent notre sens du bien et du mal. Influencé par Hume et la psychologie évolutionnaire, il analyse l’empathie dans une perspective évolutionniste, sociale et culturelle, montrant que sa portée est variable selon les contextes (groupe, distance, familiarité).
(PIC: d'après Julie Mehretu, Epigraph, Damascus, 2016)
La révolution numérique a profondément modifié les attentes envers la communication ...
L’attention s’est déplacée vers les formes technologiques, immédiates, « performatives », et souvent spectaculaires (réseaux sociaux, influenceurs, intelligence artificielle, réalité virtuelle), plutôt que sur la communication humaine ordinaire, lente, fragile, et subtile (trop subtile) ...
La communication humaine, sensible et incarnée, demande du temps, une certaine disponibilité émotionnelle et une profondeur de réflexion que les rythmes numériques et médiatiques contemporains ont tendance à marginaliser...
.. mais que faire face à l'invisibilité structurelle de la communication humaine ordinaire ...
Par essence, l’empathie et la communication humaine quotidienne, lorsqu’elles sont réussies, deviennent transparentes et invisibles.
Mais on parlera souvent de la communication lorsqu’elle échoue, ou devient problématique, et rarement lorsqu’elle réussit discrètement ...
C’est paradoxalement ce succès ordinaire et discret de l’EMPATHIE dans les relations interpersonnelles réussies qui la rend invisible dans les débats publics ou intellectuels ..
À l’inverse, les outils technologiques (applications de communication instantanée, réseaux sociaux, systèmes automatisés d’échange) sont VISIBLES, identifiables et quantifiables, facilitant leur mise en avant et leur valorisation dans les discours publics.
"The Empathy Diaries : A Memoir" (2021), par Sherry Turkle
Turkle approfondit son analyse de l’empathie en contexte technologique, montrant comment les médias numériques et la technologie menacent la qualité même de l’empathie humaine. L'argument clé : L’empathie nécessite du temps, de la disponibilité émotionnelle, ce qui devient très difficile à préserver dans une culture numérique de l’instantanéité.
L'enjeux existentiel de la communication empathique au XXIe siècle...
Sherry Turkle, psychologue clinicienne et sociologue (MIT), est célèbre pour ses critiques des technologies numériques (Seuls ensemble, Reclaiming Conversation). Dans cette autobiographie intellectuelle, elle lie pour la première fois son parcours personnel à ses recherches sur l'empathie, l'identité et les effets des écrans. Elle nous montre comment ses blessures familiales ont éclairé ses recherches sur le déni numérique...
Les racines de l'empathie : enfance et secrets familiaux - Une quête d'authenticité : Turkle raconte son enfance dans une famille juive de Brooklyn (années 1950), marquée par un secret : son vrai nom (Sherry Zimmerman) et l'existence d'un premier mari de sa mère, occulté. - Et l'observation comme survie : Pour percer les non-dits familiaux, elle développe une capacité aiguë à décrypter les émotions et les silences, fondement de son approche clinique. -La découverte de la psychanalyse : Sa mère lui offre L'Interprétation des rêves de Freud à 14 ans. Cet événement déclenche sa vocation : comprendre "ce qui se cache sous la surface".
Vint le parcours académique, et la technologie entre fascination et méfiance. Des années 1970 à Harvard puis Paris (études de sociologie et philosophie, rencontre avec la pensée structuraliste, Lévi-Strauss, Lacan). Puis le tournant MIT (1976) : l'arrivée au MIT au moment où l'informatique personnelle émerge. Elle observe la culture "hacker" naissante, des étudiants préférant les "mondes contrôlables" des ordinateurs aux complexités des relations humaines. Une fuite vers la simulation où l'ambiguïté des émotions est évacuée...
Les premières recherches sur l'IA : ses travaux sur les jouets robotisés (ex: Tamagotchi, Furby) révèlent notre tendance à projeter de l'empathie sur des machines... tout en appauvrissant nos attentes envers les humains.
L'empathie comme fil rouge théorique et existentiel ...
Pour Turkle, l'empathie est la capacité à accueillir la vulnérabilité d'autrui sans jugement, à tolérer l'ambivalence des sentiments (un héritage direct de son enfance) : notre capacité à ressentir l'autre se construit dans la reconnaissance de nos propres fractures. Et les technologies numériques risquent de nous désapprendre cette compétence en favorisant le contrôle sur la rencontre...
La critique de la communication numérique s'impose donc rapidement : les messageries/textos encouragent une "économie de l'attention" appauvrie, où l'on "customise" ses réponses (édit, delete). Les réseaux sociaux favorisent une "empathie de spectacle" (performative) vs une écoute profonde. Et toujours ce lien avec la psychanalyse : la conversation face-à-face est un espace de "rêverie partagée" (Winnicott), indispensable au développement psychique – menacé par les interruptions numériques.
Turkle révèle alors comment la découverte tardive de son histoire familiale (le mari "effacé" de sa mère) a forgé sa méfiance envers les "vérités incomplètes" propagées par les technologies. Admettre sa propre fragilité ("Je suis une menteuse", dira-t-elle en parlant de son nom caché) sera son premier pas vers une empathie authentique. La technologie nous permet de "nous cacher tout en étant connectés" – une illusion dangereuse pour le lien social...
"THE WAY WE LIVE Now is an experiment in which we are the human subjects—treated as objects by the technology we have created. Our apps use us as much as we use our apps. We are treated as objects when we are swept up as data to be bought and sold on an international market. Or when our attention is manipulated by our devices, not just to keep us glued to them but to determine what we read, what images we see, and what programs get to see us. We reduce ourselves to objects when we are addressed by machine-generated text or voices, because to be understood, we can only respond in ways that such objects can understand. When we are treated as objects, we are encouraged to objectify one another and, of course, ourselves.
A virtual assistant or chatbot that offers friendship reduces a person to lines of code, because that’s all it knows how to do. But now technologists argue that to get the most out of such programs, we should treat them as the people they're pretending to be. However, if we put ourselves on the level of the machines we've created, we elevate them and diminish ourselves. We start to say that relationships between people and machines are “interpersonal.” There’s no sense to that.
But once people say it and once children hear it, we forget that it has no meaning. It just starts to be how we talk. That’s the unacknowledged experiment. How we talk changes how we see ourselves..."
LA FAÇON DONT NOUS VIVONS aujourd'hui relève d'une expérience dans laquelle nous sommes les sujets humains — traités comme des objets par la technologie que nous avons créée. Nos applications nous utilisent autant que nous les utilisons. Nous sommes traités comme des objets lorsque nous sommes réduits à des données achetées et vendues sur un marché international. Ou lorsque notre attention est manipulée par nos appareils, non seulement pour nous maintenir collés à eux, mais aussi pour déterminer ce que nous lisons, quelles images nous voyons, et quels programmes ont accès à nous. Nous nous réduisons nous-mêmes à l'état d'objets lorsque des textes ou des voix générés par des machines s'adressent à nous, car pour être compris·es, nous ne pouvons répondre qu'à travers des schémas que ces objets peuvent interpréter. Quand nous sommes traités comme des objets, nous sommes incité·es à nous objectifier mutuellement et, bien sûr, à nous objectifier nous-mêmes.
Un assistant virtuel ou un chatbot qui propose de l'amitié réduit une personne à des lignes de code — parce que c'est tout ce qu'il sait faire. Mais aujourd'hui, les technologues affirment que pour tirer le meilleur parti de ces programmes, nous devrions les traiter comme les humains qu'ils prétendent être. Pourtant, si nous nous plaçons au niveau des machines que nous avons créées, nous les élevons tout en nous amoindrissant. Nous en venons à qualifier de "relations interpersonnelles" les liens entre humains et machines. Cela n'a aucun sens.
Mais une fois que les gens le disent et que les enfants l'entendent, nous oublions que cela ne signifie rien. Cela devient simplement notre langage. Et voilà l'expérience non-avouée : notre façon de parler transforme notre façon de nous percevoir ..."
Certes, si Turkle diagnostique brillamment les maux (manque d'empathie, fuite dans la tech), ses solutions restent abstraites : "reclaim conversation", "sacred spaces without phones". Peu d'outils concrets (contrairement à la CNV). Peut-être sous-estime--t-elles (comme nous), les nouvelles formes d'empathie en ligne (groupes de soutien, activisme digital)...
Son livre illustre parfaitement pourquoi l'empathie reste un combat marginal : il exige un travail sur soi (comme son enquête familiale) que la société de performance dissuade ...