Identity - "The Invention of Tradition" (1983), édité par Eric Hobsbawm et Terence Ranger (Cambridge University Press) - Isaiah Berlin (1909–1997), "The Crooked Timber of Humanity: Chapters in the History of Ideas" (1990, Princeton University Press) - Charles Taylor (1931), "The Politics of Recognition" (1992) - Michael Walzer, "What It Means to Be an American" (1992) - Peter Sloterdijk, "Sphären" (1998–2004) - Alain Finkielkraut, "L’Identité malheureuse" (2013) - Paul Gilroy, "Postcolonial Melancholia" (2005, Columbia University Press) - Amartya Sen, "Identity and Violence: The Illusion of Destiny" (2006) - Bruce Hood, "The Self Illusion: How the Social Brain Creates Identity" (2012) - Amin Maalouf, "Les Identités meurtrières" (1998) - Pankaj Mishra, " Age of Anger: A History of the Present " (2017) - Anthony Giddens, " Modernity and Self-Identity" (1991) - Achille Mbembe, "Politiques de l’inimitié" (2016) - "Je est un autre, pour une identité-monde" (Michel Le Bris et Jean Rouaud, 2010) - ...
Last update: 02/02/2025
Entre les années 1970 et les années 2020, soit en un demi-siècle, le concept d’identité est de ces notions révélatrices de l'évolution intellectuelle de notre monde,
un monde qui a perdu une grande part de ses références culturelles pour basculer dans une extrême simplification des idées. De là, une excessive polarisation et un conflit permanent entre des prises de position hypermédiatisées, souvent vides de sens et d'arguments ...
Ainsi, ce concept d'identité a cessé d’être un concept clé des sciences sociales pour devenir dans les années 2020 un marqueur idéologique rigide. En termes académiques, on peut parler d’un déplacement sémantique et politique du concept...
Dans le sillage de la question du 'multiculturalisme"(autre concept d'usage problématique et enjeu médiatisé qui permet de ne pas trop penser), celle de l'identité est désormais l'enjeu d'un véritable champ de bataille culturel et politique (nationalisme vs cosmopolitisme), dans lequel se jouent apparemment la reconnaissance sociale (minorités vs universalisme) et l'attitude face à la globalisation (hybridation vs repli)...
(PIC) Cindy Sherman, "Untitled Film Still #21" (1978, MoMA), se met elle-même en scène dans des rôles stéréotypés empruntés au cinéma, à la publicité, et à l’imaginaire collectif, jouant avec les codes visuels de l'identité féminine : l’illusion de la subjectivité authentique dans un monde saturé d’images...
L’identité est à la fois un concept philosophique et sociologique, étudié différemment selon les disciplines. Qu’est-ce qui fait qu’un individu reste « le même » à travers le temps ? ou Comment se construit le « soi » face à l’« autre » ?, se demandera le philosophe, l’identité est façonnée par les institutions (école, famille, État) et l'appartenances ethniques, religieuses, ou nationales nous renvoie, en sociologue, vers des identités collectives ...
L’identité, nous dit Ericson, est un sentiment de cohérence intérieure et de continuité dans le temps, confirmé par la reconnaissance sociale. (Erik H. Erikson, "Identity: Youth and Crisis", 1968). Un incontournable...
Aujourd’hui, cette notion semble devenir un enjeu politique et médiatique majeur en raison, sans doute, de la mondialisation, qui brouille les frontières culturelles, les migrations, qui remettent en question l’homogénéité des sociétés, et les réseaux sociaux, qui accentuent les revendications identitaires (communautarisme, intersectionnalité). La fameuse crise des grands récits (religion, idéologies politiques) a de plus laissé place à des identités fragmentées.
Nous ajouterons une approche technoculturelle de cette problématique, qui montre, une fois de plus, l'extrême simplification des débats politiques et médiatiques auxquels nous sommes tenus d'assister en spectateur désabusé. Mais il est clair que cette approche ne tente plus de définir l'essence de ce que pourrait être une identité : l'accent est en effet mis particulièrement sur les dispositifs qui la produisent (algorithmes, normes coloniales, GAFAM fabriquant des "doubles numériques" qui influencent nos identités réelles..) ...
En France, le débat est particulièrement vif en raison d'un modèle républicain universaliste (que personne n'ose interroger et encore moins définir) qui refuse les distinctions ethniques ou religieuses dans l’espace public (contrairement au multiculturalisme anglo-saxon); des tensions post-coloniales qui ne cessent de subsister (question des discriminations, islam, mémoire de l’esclavage), et d'une certaine instrumentalisation politique qui invective plus qu'elle ne débat.
Ailleurs, les enjeux diffèrent.
Aux États-Unis, ce sont les conflits autour de la race (Black Lives Matter, Critical Race Theory), du genre, et des droits des minorités, qui suscitent les tensions, en Europe, ce sont la montée des nationalismes (Hongrie, Pologne) et es débats sur l’intégration des migrants (Allemagne, Suède), dans le monde musulman, des crises identitaires entre tradition et modernité (Turquie, Iran), et en Asie/Afrique, des enjeux post-coloniaux et la réaffirmation des identités locales.
La France insiste sur l’assimilation (laïcité, citoyenneté indivisible), là où d’autres pays (Canada, UK) reconnaissent les différences :et de fait, la laïcité à la française est unique dans le monde et crée des tensions spécifiques.
Le débat sur l’identité est donc global, mais il prend en France une forme particulière en raison de son histoire, de son modèle républicain et de ses tabous (race, religion). Ailleurs, les tensions existent aussi, mais avec des logiques différentes (multiculturalisme, nationalismes ethniques).
Les États-Unis et le Royaume-Uni ont une tradition de recherche plus avancée sur les questions raciales et de genre, tandis que la France reste marquée par son modèle républicain, ce qui rend le débat plus polarisé, et sans véritable argumentaire : comme souvent, la peur des réactions de l’opinion publique paralyse le débat politique, réduisant les discussions complexes à des slogans simplistes pour ne pas froisser l’électorat...
Mais on oublie que le vrai problème n’est pas l’opinion, mais la façon dont le politique se plie à ses peurs plutôt que de les affronter...
Priorité aux luttes dites "politiques" : les questions identitaires sont captées par l’extrême droite ("grand remplacement"), ou la gauche (l’identité comme combat anti-discriminations), laissant peu de place à une approche technoculturelle, certains conservateurs (think tanks traditionalistes) défendent une identité nationale ou religieuse figée (les fameuses "racines chrétiennes de l’Europe"), et d'autres sont aisément mobilisables sur des sujets tels que l’immigration ou le genre et peuvent relayer bien des discours dits "identitaires".
L'amplification et la polarisation sont les grandes fonctions des médias : les médias (y compris les plateformes sociales) marchandisent l’identité en donnant une visibilité disproportionnée aux polémiques (burkini), les réseaux sociaux (Facebook, Twitter) favorisent les contenus clivants pour maximiser l’engagement (cZuboff, Surveillance Capitalism), certains talk-shows privilégient l’affrontement ou la simplification des thèses évoquées.
Les conséquences de la montée des tensions identitaires sont connues,
- les citoyens sont incités à se définir par rapport à des "camps" ("pro" vs. "anti-woke").
- on constate un affaiblissement des luttes sociales communes (les questions de classe passent après les débats identitaires).
A défaut d'idées politiques ou d'imagination, et par manque de culture, une véritable instrumentalisation politique parvient à faire émerger des questions secondaires, sociétales, foncièrement identitaires (le rapport de soi aux autres), les partis exploitent ces clivages pour mobiliser leur base...
Pierre-André Taguieff (La Nouvelle Judéophobie, 2002) analyse comment l’extrême droite réinvente le racisme sous couvert d’identité; Mark Lilla (The Once and Future Liberal, 2017), critique la gauche identitaire pour avoir abandonné l’universalisme; Gérard Noiriel (Le Venin dans la plume, 2019), décrypte les discours médiatiques qui alimentent les paniques identitaires; Éric Fassin (Populisme : le grand ressentiment, 2017), étudie comment la gauche et la droite se nourrissent mutuellement des débats identitaires...
Approche technoculturelle? Le débat sur l'identité et sa redéfinition occulte une dimension dont on parle peu du fait qu'elle est aujourd'hui une constante de notre existence que l'on vit sans y penser : les plateformes numériques ont fait émerger une identité multiple, algorithmique et performative ...
Alors que les approches politiques tendent à enfermer le concept d'identité dans des affrontements binaires (dominants / dominés, nationaux / étrangers), la perspective technoculturelle montre
- que l'identité est de plus en plus inassignable (un même individu peut être un "homme" IRL, une femme sur Discord, et un robot sur Twitter).
- que les nouvelles technologies créent à la fois des espaces de libération (queer tech, biohacking) et de contrôle (surveillance algorithmique, crédit social).
- et que le futur de l'identité se joue moins dans les Parlements que dans les labs tech (Meta, Neuralink, OpenAI).
L'approche politique se focalise sur une identité réduite à la race, au genre, à la nation, à la religion et instrumentalisée dans des luttes de pouvoir . Si l'on privilégie une approche technoculturelle; l'identité est alors vue comme fluide, façonnée par les algorithmes, les réseaux sociaux, les jeux vidéo, les IA identités multiples en ligne, avatars, filtres Instagram). Elle échappe aux cadres rigides et simplificateurs des débats politiques. Elle analysera l 'auto-construction identitaire via les réseaux (TikTok, Twitch) où les individus expérimentent des identités alternatives, les communautés en ligne (DAO, crypto, fandoms) qui créent des appartenances post-nationales, l'impact des IA génératives (Deepfakes, ChatGPT) sur la notion même d'identité "authentique".
Sherry Turkle (Seuls ensemble, 2015) montre comment les réseaux sociaux encouragent une identité éclatée, où l’on joue différents rôles (profil professionnel, persona gaming, identité "authentique"). "La Société du spectacle" de Debord (1967) a trouvé un écho dans l’auto-marchandisation sur Instagram/TikTok (cf. La Haine de la classe de Vincent Cocquebert, 2023). "The Age of Surveillance Capitalism" (Shoshana Zuboff, 2019) décrit comment Google/Facebook fabriquent des identités prédictives. Les réseaux exacerbent les conflits identitaires (théorie des echo chambers), comme l’explique Eli Pariser (The Filter Bubble, 2011). En France, Gérald Bronner (Apocalypse cognitive, 2021) alerte sur la radicalisation par les algorithmes.
On rejoue toujours de fait les mêmes scénarios: la science-fiction n'a-t-elle pas déjà anticipé depuis longtemps ces mutations et n'apparaît-elle pas comme un laboratoire de l’identité future? Il est vrai qu'elle est considérée comme "sous-culture", elle est moins mobilisée dans le débat académique ou public.
"We Are Data: Algorithms and the Making of Our Digital Selves" (John Cheney-Lippold, 2017) nous explique ce que peut signifie l’identité à l'ère algorithmique. Dérivé de nos recherches, likes, clics et achats, les algorithmes déterminent les nouvelles que nous recevons, les publicités que nous voyons, l’information accessible à nous et même qui sont nos amis. Ces configurations complexes forment non seulement des connaissances et des relations sociales dans le monde numérique et physique, mais déterminent également qui nous sommes et qui nous pouvons être, à la fois sur et hors ligne. Les algorithmes nous créent et nous recréent, en utilisant nos données pour attribuer et réattribuer notre sexe, la race, la sexualité et le statut de citoyen. Ils peuvent nous reconnaître comme des célébrités ou nous marquer comme terroristes. Et nous même en retour nous jouons avec cette identité, nous participons à cette mise en scène, une mise en scène qui ne nous quitte tout à fait après nous être déconnecté de notre monde virtuel. John Cheney-Lippold insiste sur le fait que ces identités sont utiles non pas pour nous, mais pour quelqu’un d’autre :Turkle, Goffman ou Zuboff montrent que cette construction identitaire en ligne a aussi des conséquences psychologiques, sociales et politiques profondes. Les réseaux sociaux deviennent ainsi un terrain de lutte entre auto-expression et contrôle algorithmique.
Selon Sherry Turkle (Alone Together, 2011), les individus jouent des versions idéalisées d’eux-mêmes en ligne, ce qui peut mener à une fragmentation de l’identité. Erving Goffman (dans La Mise en scène de la vie quotidienne, 1959) est souvent cité pour sa théorie de la "performance sociale", applicable aux selfies et profils en ligne.
Dans les années 1950–1970, le concept d'identité apparaît dans les sciences sociales comme un outil descriptif, souvent utilisé par les anthropologues (Erik Erikson, Clifford Geertz), les sociologues interactionnistes (Erving Goffman, Howard Becker) ou les psychologues sociaux (Henri Tajfel, sur l’identité sociale)....
L’identité y est vue comme relationnelle (elle se construit dans l’interaction), processuelle (elle se transforme selon les contextes), multiple et stratifiée (on peut avoir plusieurs identités, (ethnique, professionnelle, religieuse…). L’enjeu n’est pas encore politique, mais théorique pour tenter de définir comment les individus se situent dans un monde social complexe.
Erving Goffman (Stigmate, 1963) montre comment les identités marginalisées (race, handicap, etc.) sont socialement construites. Erik H. Erikson (Identity: Youth and Crisis, 1968) popularise le terme "crise d’identité" en psychologie sociale. Parallèlement des identités se font contestataires, mouvements noirs américains (Black Power, années 1960), revendication de l’identité afro-américaine contre l’assimilation (Malcolm X, Angela Davis)...
Dans le même temps, on notera l'émergence du MULTICULTURALISME dans la pensée anglo-saxonne à partir des années 1960–1970, en réponse à plusieurs transformations sociales et politiques majeures, notamment aux États-Unis, au Canada, et au Royaume-Uni. Il se développe d’abord comme théorie normative et pratique politique, avant de devenir un champ académique structuré dans les années 1980–1990.
Le multiculturalisme est officiellement proclamé par le Premier ministre Pierre Trudeau en 1971 comme politique d'État visant à intégrer les immigrants tout en respectant leurs cultures: c’est le premier pays au monde à adopter officiellement le multiculturalisme. Au Royaume-Uni, avec l’arrivée d’immigrants du Commonwealth, l’État tente d’articuler égalité raciale et reconnaissance des minorités culturelles, mais sans politique explicite de multiculturalisme au départ.
Avec les années 1980-1990 multiculturalisme et postcolonialisme entrent dans les débats et institutionnalisent le concept d'identité : celui-ci quitte le champ purement académique pour entrer dans la sphère publique....
Le féminisme radical (Judith Butler) critique la naturalisation de l’identité sexuelle. Les théories postcoloniales (Edward Said, Homi Bhabha) affirment la pluralité des identités dominées : Edward Saïd (L’Orientalisme, 1978) montre comment l’Occident a construit une identité "orientale" fantasmée. La philosophie politique (Taylor, Kymlicka) justifie la reconnaissance de l'identité comme une forme de justice. Stuart Hall théorise l’identité comme une construction mouvante, notamment dans les diasporas. Le tournant multiculturaliste se confirme avec Charles Taylor (Multiculturalisme, 1992) qui légitime la reconnaissance des identités minoritaires dans l’espace public et l'on débat aux Etats-Unis sur les identity politics, déclenchant une véritable guerre culturelle entre conservateurs et progressistes.
En France, on est déjà sur une autre planète. Le Front National instrumentalise l’identité nationale contre l’immigration, et l’affaire du foulard de Creil (1989) marque un tournant dans la reconnaissance politique de l’identité en France, en révélant les tensions entre l’universalisme républicain et la montée des revendications communautaires, notamment religieuses. La laïcité devient ici un marqueur identitaire.
L’identité devient alors un droit : celui d’être reconnu dans sa différence culturelle, historique, mémorielle.
Les Années 2000-2020 voient la globalisation et le grand retour des angoisses identitaires postcoloniale et d’une offensive conservatrice radicale décomplexée : à partir des années 2000, le mot « identité » devient central dans les controverses sur le vivre-ensemble, la nation, l’immigration, la laïcité, l’islam, etc.
A priori trois raisons fondamentales semble expliquer cette "captation polémique par le débat sur le multiculturalisme" du concept d'identité ...
- La crise du modèle national traditionnel - Les États-nations (en Europe notamment) sont confrontés à des flux migratoires durables, rendant obsolète l’idée d’une identité collective homogène. L’identité devient un lieu de tension entre héritage national et pluralité culturelle réelle.
- L'échec ou l'usure du paradigme universaliste - Le modèle universaliste (notamment français) est accusé par les tenants du multiculturalisme d’invisibiliser les différences réelles. À l’inverse, ses défenseurs (Finkielkraut, Habermas) y voient un rempart contre le tribalisme.
- Une instrumentalisation par les mouvements populistes (par les pouvoirs et les médias, tout autant) - L’extrême droite, mais aussi certaines droites culturelles, se réapproprient le terme "identité" pour opposer “eux” et “nous” : "identité nationale", "identité européenne", "identité chrétienne". Le terme devient un outil de mobilisation électorale plus qu’un concept scientifique, exploité tant médiatement que politiquement par des dirigeants qui ne parviennent plus à maîtriser ce dont tant ce qui se dit que se qui se fait ...
Après le 11 septembre 2001, Samuel Huntington (Le Choc des civilisations, 1996) prophétise des conflits identitaires globaux (Islam vs Occident). L’identité musulmane devient un enjeu sécuritaire (profilage racial, islamophobie). C'est aussi l'’ère des réseaux sociaux et des micro-identités. Judith Butler (années 2000) met en lumière l'influence des théories queer sur les identités fluides (non-binarité, etc.). L'intersectionnalité, concept développé par la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw à la fin des années 1980, devient, de structure d'analyse étudiant comment différentes formes de discrimination (race, genre, classe, etc.) s'entrecroisent et se renforcent mutuellement, un cadre dominant de luttes (les discriminations ne s’additionnent pas, mais interagissent pour créer des formes uniques de marginalisation.)
Dans les années 2010, l'identité nationale est désormais brandie contre le multiculturalisme. On se souvient en France d'un fameux Grand Débat sur l’identité nationale (2009-2010) qui révèle au moins les fractures françaises (colonisation, islam).
Depuis 2020 : la question de l ’identité est devenu un inextricable champ de bataille culturel, et politique ...
"Woke" vs "anti-woke", guerre des mémoires (statues, repentances) et des représentations (films, séries), et identité républicaine opposée aux "communautarismes" : l’identité n’est plus seulement ce qui nous constitue, mais ce qui nous sépare (minorités vs majorité, tradition vs diversité…), et comme toujours dans le grand processus de simplification intellectuelle qui semble caractériser notre époque, tout devient "identitaire", au point que les questions sociales, économiques ou écologiques sont elles aussi requalifiées en termes d’identité...
"The Invention of Tradition" (1983), édité par Eric Hobsbawm et Terence Ranger (Cambridge University Press)
Un recueil de huit études de cas historiques, réparties en deux grandes catégories, le contexte européen (principalement analysé par Hobsbawm, monarchie britannique, nationalismes du XIXe siècle) et le contexte colonial et postcolonial (analysé par Ranger et co). L’argument principal du livre est que nombre de pratiques ou de symboles perçus comme « anciens » ou enracinés dans un passé national lointain sont en réalité des constructions récentes – souvent délibérément inventées pour des raisons politiques, idéologiques ou institutionnelles.
Ces « traditions » servent à légitimer le pouvoir, à forger une identité nationale, ou à structurer le comportement social en période de changement rapide.
L’ouvrage a eu une influence considérable sur les études du nationalisme, du colonialisme, de l’identité culturelle et de la mémoire collective et a contribué à établir l’idée que la modernité reconstruit le passé pour servir le présent.
Eric Hobsbawm – “Introduction: Inventing Traditions”
Hobsbawm pose les bases théoriques, distinguant les coutumes authentiques des traditions « inventées » ("invented" ). Il relie ces inventions à l’industrialisation, à la construction nationale et à l’essor de la politique de masse au XIXe siècle. Il montre que les traditions sont souvent construites a posteriori pour légitimer des institutions modernes (the British monarchy's rituals).
Eric Hobsbawm – “Mass-Producing Traditions: Europe, 1870–1914”
Étudie la manière dont les traditions nationales ont été créées ou standardisées dans l’Europe moderne (drapeaux, hymnes, uniformes militaires, rituels scolaires), et met en lumière le rôle de l’État moderne et de la bureaucratie dans la construction de la mémoire collective.
David Cannadine , dans “The Context, Performance and Meaning of Ritual”, analyse la monarchie britannique comme étude de cas. Il nous montre comment les rituels victoriens (couronnements, jubilés) ont été méticuleusement orchestrés pour produire l’illusion d’une continuité historique, et soutient que ces rituels ont permis à la monarchie de demeurer pertinente dans une société démocratique et industrialisée.
Terence Ranger, dans “The Invention of Tradition in Colonial Africa”, analyse comment les administrateurs coloniaux britanniques ont codifié ou créé des coutumes locales pour contrôler les sociétés africaines (ex. : chefs, cérémonies). Il affirme que ces traditions ont souvent déformé les pratiques indigènes, produisant un droit coutumier qui n’existait pas auparavant. Et ces traditions ont servi aussi bien des objectifs impériaux qu’anti-coloniaux avec le temps.
Bernard Cohn, dans “The Invention of Tradition: The British in India”, montre comment les autorités coloniales britanniques ont restructuré la société indienne en inventant des « traditions » religieuses, juridiques ou sociales (caste, rituels). Il souligne que la codification bureaucratique des coutumes indiennes était une forme de pouvoir et de production de savoir.
Un ouvrage qui démystifie les récits nationalistes en montrant comment les traditions sont souvent des constructions récentes, au service d’objectifs politiques, quand bien même reprocherait-on à la notion de « tradition inventée » (invented traditions) de parfois simplifier à l’excès des processus culturels complexes, en négligeant les évolutions organiques (Patrick Geary ou Anthony D. Smith).
Isaiah Berlin (1909–1997), "The Crooked Timber of Humanity: Chapters in the History of Ideas" (1990, Princeton University Press)
Le testament philosophique de Berlin. Le titre fait référence à une célèbre citation d’Immanuel Kant, “Out of the crooked timber of humanity, no straight thing was ever made.” (« Du bois tordu dont l’homme est fait, rien de droit ne peut être taillé. »). Berlin adopte cette formule comme métaphore de la condition humaine : imparfaite, plurielle, irrémédiablement conflictuelle - contre toute tentative d’imposer un ordre parfait, totalisant ou utopique...
Toutes les grandes valeurs humaines (liberté, égalité, justice, paix, excellence…) peuvent entrer en conflit, car il n’existe aucun critère rationnel absolu pour les hiérarchiser...
L’ouvrage est un recueil d’essais philosophiques et historiques, initialement publiés séparément, dans lesquels Isaiah Berlin aborde la nature conflictuelle des valeurs humaines, les dangers des idéologies rationalistes et utopiques, les fondements du pluralisme moral et l’évolution des idées de liberté, identité, nationalisme, et individualité en Europe moderne.
Dans "The Pursuit of the Ideal", Berlin nous présente sa thèse centrale : aucun système éthique ne peut satisfaire toutes les aspirations humaines. La vie humaine est tragique car elle implique des choix entre des valeurs incompatibles, toutes légitimes. La Raison ne peut espérer fonder une harmonie ultime des valeurs (contre Rousseau, Hegel, Marx).
"The Decline of Utopian Ideas in the West" propose une analyse historique du désenchantement des grands récits utopiques. Berlin critique les projets totalisants du XXe siècle (communisme, fascisme) comme des tentatives de redresser de force le “bois tordu” de l’humanité, avec des conséquences meurtrières, et soutient des penseurs libéraux sceptiques comme Montesquieu, Herder, ou Proudhon.
Les idéologies qui prétendent avoir trouvé la solution unique aux conflits humains mènent à la violence politique. Berlin défend un libéralisme du compromis, fondé sur la prudence, la tolérance et la mémoire du mal...
Dans "The Apotheosis of the Romantic Will", Berlin retrace l’essor du romantisme en Allemagne (Fichte, Schelling, Schlegel), qu’il considère comme un tournant majeur vers le culte de la volonté individuelle et nationale. Il y voit l'origine des idéologies identitaires modernes, y compris le nationalisme ethnique.
"The Bent Twig: On the Rise of Nationalism" est une subtile analyse du nationalisme comme réaction à l’humiliation culturelle (ex. : nationalisme allemand après l'hégémonie française). Il distingue les nationalismes défensifs (Herder) des nationalismes agressifs et exclusifs (Mazzini, Maurras). Le « bois tordu » devient ici une image du ressentiment historique, exploité par des leaders populistes.
Le besoin d’appartenance et de reconnaissance est légitime. Mais le nationalisme devient dangereux quand il cherche à imposer une homogénéité culturelle et morale incompatible avec la pluralité réelle du monde...
Dans "European Unity and its Vicissitudes", Berlin examine les projets d’unité européenne depuis le XVIIIe siècle. Sceptique à l’égard de toute tentative d’unification intellectuelle ou politique fondée sur une rationalité unique, il défend une diversité irréductible des cultures européennes.
Charles Taylor (1931), "The Politics of Recognition" (1992)
Inclus dans" Multiculturalism: Examining the Politics of Recognition", éd. Amy Gutmann (Princeton University Press), cet essai très influent que la reconnaissance des identités culturelles n’est pas une simple faveur morale mais un droit politique fondamental dans les sociétés modernes. Taylor y développe une philosophie du multiculturalisme libéral, combinant héritage hégélien et libéralisme communautaire. C'est l’un des textes fondateurs de la théorie du multiculturalisme libéral et il a influencé la jurisprudence canadienne (en matière de droits autochtones), les débats sur la laïcité pluraliste et les modèles interculturels européens (notamment en Suisse et aux Pays-Bas)...
L’identité personnelle s'est formée dans un dialogue social, et dépend de la reconnaissance par autrui (famille, institutions, société) : le mépris, l’ignorance ou la distorsion de cette reconnaissance ont des effets destructeurs sur les individus et les groupes minoritaires.
Traditionnellement, le libéralisme exige une reconnaissance universelle de l’égale dignité. Mais Taylor affirme qu’ignorer les différences culturelles au nom de l’égalité abstraite peut nier la spécificité réelle des groupes minoritaires. Il propose un passage vers une politique de reconnaissance différenciée, où les cultures minoritaires ont droit à une protection ou une promotion spécifique.
Taylor critique le modèle universaliste abstrait (issu des Lumières), qui élimine les différences au nom de l’égalité. Il soutient que les cultures ont une valeur intrinsèque, et que certaines traditions culturelles minoritaires doivent être préservées par la puissance publique si elles sont menacées. Il ne défend pas un relativisme absolu, mais propose un jugement interculturel raisonné : nous pouvons, avec précaution, évaluer la valeur d’une culture à partir de critères internes et d’un dialogue entre civilisations.
Michael Walzer, "What It Means to Be an American" (1992)
Michael Walzer (1935) est un philosophe politique et intellectuel public américain, l’un des penseurs les plus influents du libéralisme communautaire (il défend un multiculturalisme modéré, respectueux des identités, mais vigilant contre les oppressions internes aux communautés), et un acteur majeur des débats sur la justice, la guerre, le pluralisme culturel et la moralité politique dans les sociétés contemporaines. Formé à Harvard puis Oxford (influencé par Isaiah Berlin), longtemps professeur à l’université de Princeton, puis à l’Institute for Advanced Study, co-éditeur de la revue Dissent, un des organes majeurs de la gauche intellectuelle américaine.
Walzer tente de répondre à la question, comment vivre ensemble dans une démocratie moderne avec des identités culturelles différentes sans sacrifier la citoyenneté commune? Il défend une forme de multiculturalisme civique et modéré, compatible avec les valeurs libérales et démocratiques, tout en reconnaissant la légitimité des appartenances identitaires multiples (ethniques, culturelles, religieuses)...
- Critique du modèle assimilationniste strict (le melting pot) : trop souvent, ce modèle impose l’effacement des cultures minoritaires sous une culture dominante, il est de même en contradiction avec le principe de reconnaissance mutuelle propre à une démocratie libérale.
- Critique du multiculturalisme radical, qui tend à figer les communautés dans des essences culturelles, et favorise la séparation plutôt que l’interaction.
- Proposition d’un pluralisme structuré : Walzer compare les États-Unis à une fédération morale : une union politique dans laquelle les identités particulières peuvent coexister, dialoguer et se réguler réciproquement. Il défend une forme de “moral minimalism” dans l’espace public, qui permet de coordonner des valeurs plus riches et plus profondes dans les sphères privées.
- Quant à la question de l'identité américaine, celle-ci est un projet politique : être américain n’est pas appartenir à une “race” ou une “culture” unique, mais à une tradition de cohabitation démocratique et pluraliste. Walzer défend une forme d’identité civique fondée sur le respect mutuel, la liberté de conscience et la délibération démocratique.
Peter Sloterdijk, "Sphären" (1998–2004)
"Sphären" est une œuvre monumentale (une trilogie publiée entre 1998 et 2004), phénoménologique, poétique et politique, qui propose une philosophie de l’habiter humain, fondée sur l’idée que l’identité ne précède pas la relation, mais naît dans l’espace co-immunitaire partagé (Blasen, 1998, Globen, 1999, Schäume, 2004).
Sloterdijk réinvente une topologie existentielle adaptée à la complexité du monde contemporain : ni unifié, ni chaotique, mais mousseux, pluriel, instable. C'est que l’humanité se définit avant tout par sa capacité à habiter le monde en créant des sphères symboliques, affectives et architecturales, qui sont des formes d’immunologie existentielle. Ces sphères sont des abris contre le chaos du réel — qu’elles soient intimes (foetus, amour), métaphysiques (religion), politiques (Empire), ou contemporaines (réseaux, systèmes dispersés).
Sloterdijk rejette ainsi l’idée d’une identité stable, close, ethnique ou nationale. Il considère que l’identité est une construction spatiale et immunitaire : nous construisons des "sphères" autour de nous (famille, langue, culture, religion, État) pour nous protéger et habiter symboliquement le monde. Il n’y a pas de sujet isolé, seulement des co-existences originaires (ex. : le fœtus et la mère comme première sphère). L’identité n’est pas un contenu fixe, mais une forme de co-habitation partagée, toujours précaire.
Sloterdijk ironise sur le fait que les sociétés occidentales postmodernes vivent dans une hyper-morale de la tolérance, souvent creuse et sans contenu partagé, et, à la place du multiculturalisme normatif, Sloterdijk propose une philosophie de la cohabitation différenciée.
Thomas Metzinger, dans "The Ego Tunnel" (2009) rejoint Sloterdijk sur l'idée d'une identité comme interface de navigation dans le monde, et non une substance...
Alain Finkielkraut, "L’Identité malheureuse" (2013)
L’auteur, héritier d’une tradition intellectuelle conservatrice et humaniste, s’inquiète de la disparition du modèle républicain universaliste au profit d’un multiculturalisme qu’il juge désintégrateur. Finkielkraut oppose une France fidèle à ses idéaux de laïcité, d’intégration et de culture à une société qu’il perçoit comme fragmentée, minée par la montée des identités communautaires, la perte du sens de la transmission, et une autocritique excessive de l’Occident qu’il considère comme « masochiste » : la mémoire du colonialisme et de la Shoah engendrerait une culpabilité paralysante, qui empêche l’affirmation de ses valeurs fondamentales. Finkielkraut déplore le déclin des humanités classiques et de la culture scolaire traditionnelle, qu’il associe à une perte de verticalité, d’autorité et de continuité historique. Il critique l’échec supposé de l’intégration des immigrés issus des anciennes colonies, en particulier les jeunes générations des banlieues, perçues comme réfractaires à l’identité nationale et à ses codes. L’auteur voit dans la promotion de la diversité une menace pour la cohésion républicaine, et considère que l’ethnicisation du débat social conduit à la fragmentation du corps politique.
Douglas Murray, dans "The Strange Death of Europe: Immigration, Identity, Islam" (2017), partage la même perception d'une désintégration des identités nationales occidentales, provoquée selon eux par l’immigration massive, le multiculturalisme d’État, le relativisme culturel, une culpabilité historique paralysante, mais divergent dans leur méthode et leur ambition politique. Murray est un journaliste britannique, conservateur libéral, proche de la droite radicale sur les questions migratoires, qui fait un usage assumé de l’idée d’“identité ethnique européenne”.
Amartya Sen, "Identity and Violence: The Illusion of Destiny" (2006)
Le Prix Nobel d'économie déconstruit l’idée d’identités uniques : l’idée que chaque personne a une seule identité "fondamentale" (ethnique, religieuse, nationale) est non seulement fausse, mais dangereuse. C’est cette illusion — l’idée d’une identité unique, donnée par le destin — qui nourrit la violence sectaire, nationaliste ou religieuse dans le monde contemporain. Il appelle de ce fait à un pluralisme constructif, contre les politiques d’identification rigide.
Nous sommes tous porteurs d’identités multiples : on peut être à la fois Bangladais, musulman, enseignant, joueur d’échecs, féministe, pacifiste... L’identité est donc un choix rationnel et moral, pas une essence tribale. Les conflits surgissent quand on réduit une personne à une seule appartenance dominante (ex. : « musulman avant tout », « Occidental avant tout »). Sen critique ainsi tant les idéologies religieuses exclusives (« tu es musulman avant tout ») que les nationalismes civiques autoritaires qui imposent une définition unique de ce qu’est « un vrai citoyen » (« tu dois laisser ta religion à la porte de la République »). Une société démocratique ne peut exiger d’une personne qu’elle renonce à certaines de ses identités pour en faire partie.
Cela produit du ressentiment, de la marginalisation et parfois de la radicalisation...
L’idée que la religion, la race ou la culture déterminent nos comportements ou nos allégeances est une illusion pernicieuse. Elle est instrumentalisée par les mouvements violents, qu’ils soient islamistes, hindouistes, nationalistes ou racistes. Ce réductionnisme mène à une logique de camps, d’exclusion, de guerre identitaire.
Sen rejette le multiculturalisme qui fige les individus dans leurs communautés, sans interaction ni critique croisée. Ce modèle, souvent toléré dans les pays occidentaux au nom de la diversité, peut renforcer les hiérarchies internes oppressives (sexisme, autoritarisme religieux). Il plaide pour un multiculturalisme dialogique et critique, ancré dans la réciprocité et la liberté individuelle.
La démocratie véritable permet à chacun de choisir ses appartenances, d’en changer, de les combiner. L’éducation, le débat public, les droits civiques sont essentiels pour préserver la liberté identitaire. Il s’oppose à toute forme de fatalisme culturel (ex. : "les musulmans sont incompatibles avec la démocratie")...
Nancy Fraser & Axel Honneth, "Recognition or Redistribution?" (2003)
Ouvrage jugé fondamental pour comprendre le tournant culturel de la gauche dans les années 2000, qui, autour d'un dialogue mené entre théorie critique allemande (Honneth) et féminisme post-marxiste (Fraser), pose la question de savoir si la lutte pour la reconnaissance identitaire est plus fondamentale que la lutte pour la justice sociale. Dans un monde où les injustices sont à la fois matérielles et culturelles, faut-il donner la priorité à la reconnaissance des identités (culturelles, genrées, raciales) ou à la redistribution des ressources (économie, travail, classes sociales) ? Nancy Fraser considère que les deux formes d’injustice sont également fondamentales, mais conjoncturelles, et que ce qui importe, c’est de les traiter ensemble, car elles sont souvent imbriquées. Pour Axel Honneth, la reconnaissance est plus fondamentale, l’expérience du mépris est la véritable racine de toutes les luttes sociales....
Paul Gilroy, "Postcolonial Melancholia" (2005, Columbia University Press)
Pour Gilroy, professeur à Yale et l’un des grands penseurs de la modernité postcoloniale et des politiques de l’identité, les anciennes puissances coloniales, en particulier le Royaume-Uni, sont enfermées dans une mélancolie post-impériale : elles idéalisent un passé impérial glorieux, tout en refusant de reconnaître leur héritage colonial et racial. Cela engendre un climat identitaire défensif, xénophobe et régressif, qui rend impossible l’acceptation d’identités hybrides, diasporiques, métissées.
Evoquant une “postimperial melancholia”, à la fois affective, politique et culturelle, Gilroy diagnostique une pathologie nationale : la Grande-Bretagne ne parvient pas à faire le deuil de son empire, ni à intégrer son passé colonial dans une mémoire partagée. Ce "refoulé impérial" génère une idéologie nostalgique, souvent racialisée, qui oppose une "vraie identité britannique" blanche et chrétienne aux identités immigrées ou postcoloniales.
L’identité nationale est présentée comme fermée, figée, mono-ethnique, en contradiction avec la réalité métissée de la société britannique. Les politiques d’intégration demandent aux migrants de renoncer à leur histoire, mais ne reconnaissent jamais le rôle historique de la domination coloniale.
Gilroy valorise au contraire les identités hybrides, transculturelles, nomades, comme celles issues de la Black Atlantic (diaspora africaine) et appelle à une politique de "conviviality" (coexistence au quotidien) au lieu du multiculturalisme figé.
Gilroy rejette aussi le multiculturalisme d’État, qui enferme les individus dans des communautés culturelles fixes, sans favoriser les interactions croisées. Il s’oppose à la marchandisation de la diversité, devenue un discours de surface qui masque la violence structurelle du racisme. Le racisme postcolonial n’est plus fondé sur la biologie, mais sur des différences culturelles essentialisées. Le discours sur l’« incompatibilité culturelle » (ex. : islam et Occident) devient un nouveau masque du racisme.
Bruce Hood, "The Self Illusion: How the Social Brain Creates Identity" (2012)
Neuropsychologue britannique, Hood défend l'idée que l’identité n’est pas un noyau stable, mais une construction sociale et neuronale continue.
Le "soi" (self) tel que nous le percevons — comme une entité intérieure stable, autonome et cohérente — est en réalité une illusion produite par le cerveau, façonnée par nos interactions sociales, et c'est une fiction bien utile, produite par des circuits neuronaux pour interagir avec les autres...
Ainsi, le cerveau construit le "self" comme une interface narrative, utile pour coordonner comportements, mémoires, émotions et attentes d’autrui. La sensation d’être un agent unifié est une illusion fonctionnelle, générée par le réseau neuronal du mode par défaut (default mode network). Des expériences comme les illusions de membres fantômes, les syndromes de dédoublement (split-brain) ou les troubles de l’identité multiple montrent que le soi est fragile, morcelé, et contextuel.
Le cerveau humain est une machine à interpréter autrui : nous sommes câblés pour lire les intentions, les émotions, les statuts sociaux. Le soi est donc un reflet des attentes sociales, un produit de l’internalisation du regard d’autrui, proche des idées de G.H. Mead ou d’Erving Goffman.
Le "soi numérique" est une hyper-extension de l’illusion : Hood aborde aussi l’impact des réseaux sociaux sur la fabrication du soi ; ceux-ci nous encouragent à performer une identité choisie, – à externaliser notre mémoire, et à confondre visibilité sociale et cohérence intérieure.
Amin Maalouf, "Les Identités meurtrières" (1998)
Une réflexion sur les dangers du nationalisme et du repli identitaire. L’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence. Amin Maalouf explore ici les dangers des identités figées et exclusives, qui, selon lui, mènent aux conflits ethniques, religieux et nationalistes. Sa thèse principale est que l’identité n’est pas une essence monolithique, mais une construction multiple et évolutive, et que son instrumentalisation politique engendre violence et exclusion.
Maalouf rejette l’idée d’une "appartenance unique" (ex : "Je suis seulement musulman" ou "seulement français"). Chaque individu est un mélange de cultures, langues, religions et héritages (ex : lui-même, arabe chrétien francophone libanais). Réduire une personne à une seule composante (religion, ethnie) est réducteur et dangereux.
Le mécanisme des "identités meurtrières" : quand une identité est ressentie comme menacée, elle peut devenir agressive (ex : fondamentalismes religieux, nationalismes xénophobes).
Exemples historiques : les guerres yougoslaves (Serbes vs. Croates vs. Bosniaques), le conflit israélo-palestinien (identités juive et arabe instrumentalisées).
Processus psychologique : La peur de perdre son identité pousse à diaboliser "l’autre".
La responsabilité de l’Occident : le colonialisme et l’impérialisme ont brisé les équilibres identitaires dans le monde arabe et en Afrique. L’universalisme occidental est souvent perçu comme une domination culturelle, ce qui provoque des rejets violents (ex : islamisme radical).
Vers une identité "ouverte" : Maalouf plaide pour la La reconnaissance des appartenances multiples (ex : être à la fois musulman, européen et féministe), et pour un "universalisme négocié" (des valeurs communes (droits de l’homme) adaptées aux contextes locaux).
"(Epilogue) Ceux qui ont suivi mon cheminement jusqu'ici ne seront pas surpris de lire qu'à mon sens, cette réflexion devrait partir d'une idée centrale : que toute personne puisse s'identifier, ne serait-ce qu'un peu, au pays où elle vit, et à notre monde d'aujourd'hui. Ce qui implique un certain nombre de comportements, et d'habitudes à prendre, tant de la part de la personne elle-même que de la part de ses interlocuteurs, individus ou collectivités.
Chacun d'entre nous devrait être encouragé à assumer sa propre diversité, à concevoir son identité comme étant la somme de ses diverses appartenances, au lieu de la confondre avec une seule, érigée en appartenance suprême, et en instrument d'exclusion, parfois en instrument de guerre. Pour tous ceux, notamment, dont la culture originelle ne coïncide pas avec celle de la société où ils vivent, il faut qu'ils puissent assumer sans trop de déchirements cette double appartenance, maintenir leur adhésion à leur culture d'origine, ne pas se sentir obligés de la dissimuler comme une maladie honteuse, et s'ouvrir parallèlement à la culture du pays d'accueil.
Formulé ainsi, ce précepte semble concerner principalement les migrants, mais il concerne aussi ceux qui, ayant toujours vécu au sein d'une même société, gardent cependant un lien affectif avec leur culture d'origine — je pense entre autres aux Noirs d'Amérique, dont l'appellation actuelle, african americans, dit clairement ce qu'il en est de leur double appartenance ; ce précepte concerne également tous ceux qui, pour des raisons religieuses, ethniques, sociales ou autres, se sentent « minorés », se sentent « à part », dans la seule patrie qu'ils aient jamais eue. Pour tous, pouvoir vivre dans la sérénité leurs diverses appartenances est essentiel à leur propre épanouissement, comme à la paix civile.
De la même manière, les sociétés devraient assumer, elles aussi, les appartenances multiples qui ont forgé leur identité à travers l'Histoire, et qui la cisèlent encore ; elles devraient faire l'effort de montrer, à travers des symboles visibles, qu'elles assument leur diversité, afin que chacun puisse s'identifier à ce qu'il voit autour de lui, que chacun puisse se reconnaître dans l'image du pays où il vit, et se sente encouragé à s'y impliquer plutôt que de demeurer, comme c'est trop souvent le cas, un spectateur inquiet, et quelquefois hostile..."
Remarque qui en dit long sur la simplification de l'approche poltique - Dans un discours présidentiel, comme toujours encensé par les médias, seront cités Amin Maalouf et son concept d’"identité plurielle" (discours du 4 octobre 2017 à l’Institut de France) : "Amin Maalouf nous rappelle que notre identité est une construction, jamais une essence figée. […] La France doit assumer ses multiples appartenances", et dans un interview une année plus tard, Maalouf sera à nouveau réquisitionné pour critiquer les replis identitaires ("Il faut réconcilier la France avec elle-même"). La plume de l'Elysée se veut universaliste, mais les traductions politiques seront quelque peu restrictives (loi "séparatisme" (2021), rappel des principes républicains (notion confuse), lutte contre les séparatismes, durcissement de la politique et "intégration exigeante"). La parole étatique, comme toujours, n'a pour finalité que d'exister et tente pour se faire de concilier deux électorats, les libéraux-cosmopolites (via les références à Maalouf) et les conservateurs (via les lois sécuritaires). De la difficulté à appliquer un pluralisme identitaire dans un État-nation centralisateur comme la France et un excessif hyper-présidentialisme ...
Anthony Giddens, " Modernity and Self-Identity" (1991)
Giddens décrit la modernité comme une période de déstabilisation des certitudes traditionnelles (religion, famille, communauté), remplacées par des systèmes abstraits (bureaucratie, marchés, technologies). dans ce contexte, l’individu doit continuellement construire, reconstruire et justifier son identité dans un monde en changement rapide...
L’identité devient un "projet réflexif du soi" : elle se forme à travers un processus continu de narration et d’auto-examen dans un environnement social fluide. Contrairement à Erikson, Giddens insiste sur l'instabilité structurelle : il n’y a plus de modèles fixes d’identité. Elle est toujours en devenir...
L’identité comme "projet réflexif", c'est donc ...
- un projet à construire par des choix répétés (carrière, style de vie, relations).
- la nécessité de négocier sa biographie dans un univers d’options multiples, ce qui génère à la fois de l’autonomie et de l’anxiété.
- un processus qui, pour gérer l'incertitude, doit en appeler à la confiance (trust) et aux mécanismes de protection psychique (comme les routines).
On peut identifier dans ce contexte des mécanismes identitaires,
- la narration de soi : Les individus construisent des récits cohérents pour donner sens à leur vie.
- l'expert-systems : ils s’appuient sur des systèmes d’expertise (psy, coaching) pour guider leurs décisions.
- la demande de relations pures : les liens sociaux (amoureux, amicaux) sont désormais basés sur la communication et la confiance plutôt que sur des normes fixes.
Si Giddens est parfois accusé de sous-estimer les contraintes structurelles (classe, genre, race) qui limitent les choix identitaires, et si des auteurs comme Bourdieu ou Foucault ont souligné que l’autonomie prônée par Giddens est illusoire dans un monde de pouvoir asymétrique, il reste une référence majeure pour comprendre comment les individus naviguent dans un monde incertain ...
Pankaj Mishra, " Age of Anger: A History of the Present " (2017)
Pankaj Mishra est un écrivain, essayiste et intellectuel indien né en 1969. Il est connu pour ses analyses politiques, culturelles et littéraires, souvent centrées sur les effets de la mondialisation, le post-colonialisme et les tensions sociales en Asie et dans le monde. Il contribue régulièrement à des médias comme The New York Times, The Guardian ou The New Yorker.
Dans "Age of Anger", Pankaj Mishra explore les racines historiques et philosophiques du ressentiment mondial, des populismes et des violences politiques contemporaines.
Sa thèse centrale est que la crise actuelle (montée des nationalismes, terrorismes, extrémismes) n'est pas un phénomène nouveau, mais le résultat logique des promesses non tenues de la modernité occidentale.
L'échec de la modernité libérale : la mondialisation et le modèle occidental (démocratie libérale, capitalisme, individualisme) ont créé des inégalités massives et un sentiment d’humiliation chez ceux laissés pour compte. Mishra compare notre époque à la Révolution industrielle du XIXe siècle, où le progrès technique a aussi généré exclusion et colère (ex : anarchistes, fascismes).
Le rôle des "hommes superflus" : il emprunte ce concept à Dostoïevski pour décrire les individus marginalisés par la modernité, qui deviennent des recrues idéales pour les mouvements réactionnaires (djihadistes, suprémacistes, populistes). Ainsi les jeunes diplômés sans emploi en Inde, les classes ouvrières occidentales déclassées.
Une généalogie intellectuelle du ressentiment : Mishra retrace une lignée de penseurs anti-Lumières (Rousseau, Nietzsche, Herzen) qui avaient anticipé les dangers d’une modernité inégalitaire. Il montre comment des figures comme Rousseau ont critiqué très tôt l’individualisme compétitif et l’illusion du progrès.
Le livre établit des liens entre les populismes actuels et les révoltes du passé (nationalismes du XIXe siècle, fascismes des années 1930). La rhétorique de pureté identitaire (Trump, Poutine, Modi) ressemble à celle des romantiques allemands ou des anarchistes russes.
La mondialisation comme accélérateur de crises : le capitalisme globalisé a uniformisé les désirs (consommation, réussite matérielle) sans en donner les moyens à tous, créant une frustration universelle. Les réseaux sociaux exacerbent ce sentiment en monétisant la colère et en fragmentant l’espace public.
Nous vivons un "âge de la colère" parce que les promesses de liberté et de prospérité de la modernité ont été trahies pour une majorité. Les solutions ne viendront pas d’un retour aux nationalismes ou aux utopies réactionnaires, mais d’une remise en question radicale des récits dominants (progressisme aveugle, culte de la croissance).
"Ressentiment may seem a natural consequence of the worldwide pursuit of wealth, power, status and sterile excitation mandated by global capitalism. While making some people rich, the latter has exposed the severe disparities of income and opportunities, and left many to desperately improvise jaunty masks for themselves in the social jungle. Digital media have unquestionably enhanced the human tendency to constantly compare one’s life with the lives of the apparently fortunate. It is one reason why women who enter the workforce or become prominent in the public sphere incite rage among men with siege mentalities worldwide.
But the palpable extremity of desire, speech and action in the world today also derives from something more insidious than economic inequality and unsocial sociability. It has the same source as the myriad Romantic revolts and rebellions of early nineteenth-century Europe: the mismatch between personal expectations, heightened by a traumatic break with the past, and the cruelly unresponsive reality of slow change. Human beings had been freed, in theory, from the stasis of tradition to deploy their skills, move around freely, choose their occupation, and sell to and buy from whomever they chose. But most people have found the notions of individualism and social mobility to be unrealizable in practice.
Much, as before, is required today of the world’s largely youthful population. To accept the conventions of traditional society is to be less than an individual. To reject them is to assume an intolerable burden of freedom in often fundamentally discouraging conditions. Consequently, two phenomena much noted in nineteenth-century European society – anomie, or the malaise of the free-floating individual who is only loosely attached to surrounding social norms, and anarchist violence – are now strikingly widespread. Whether in India, Egypt, or the United States today, we see the same tendency of the disappointed to revolt, and the confused to seek refuge in collective identity and fantasies of a new community...."
"Le ressentiment peut sembler une conséquence naturelle de la quête mondiale de richesse, de pouvoir, de statut et d’excitation superficielle imposée par le capitalisme mondialisé. Tout en enrichissant certains, ce dernier a révélé de profondes disparités de revenus et d’opportunités, contraignant beaucoup à improviser désespérément des masques de jovialité dans la jungle sociale. Les médias numériques ont incontestablement amplifié la tendance humaine à comparer sans cesse sa vie à celle des apparemment chanceux. C’est une des raisons pour lesquelles les femmes qui intègrent le monde du travail ou gagnent en visibilité publique suscitent une rage universelle chez les hommes obsédés par un sentiment de siège.
Mais l’extrême intensité des désirs, des discours et des actes aujourd’hui provient aussi de quelque chose de plus insidieux que les inégalités économiques et la "sociabilité antisociale". Elle trouve sa source dans ce qui a alimenté les multiples révoltes romantiques de l’Europe du début du XIXe siècle : le décalage entre les attentes personnelles, exacerbées par une rupture traumatique avec le passé, et la réalité cruellement immobile d’un changement trop lent. En théorie, les êtres humains avaient été libérés de l’immobilisme de la tradition pour déployer leurs talents, circuler librement, choisir leur métier, et commercer avec qui ils voulaient. Mais la plupart ont découvert que l’individualisme et la mobilité sociale étaient en pratique inaccessibles.
Aujourd’hui, comme hier, on exige beaucoup de la population mondiale, majoritairement jeune. Accepter les conventions de la société traditionnelle, c’est renoncer à son individualité. Les rejeter, c’est endosser un fardeau insupportable de liberté dans des conditions souvent profondément décourageantes. Résultat : deux phénomènes marquants de l’Europe du XIXe siècle – l’anomie (le malaise de l’individu déraciné, détaché des normes sociales) et la violence anarchiste – se répandent de façon frappante. Qu’il s’agisse de l’Inde, de l’Égypte ou des États-Unis aujourd’hui, on observe la même tendance : les déçus se révoltent, et les désorientés cherchent refuge dans l’identité collective et les fantasmes d’une communauté nouvelle. »
Achille Mbembe, "Politiques de l’inimitié" (2016)
Quels sont les mécanismes politiques et historiques qui parviennent à transformer l’"autre" en ennemi, notamment dans les contextes postcoloniaux et néolibéraux...
Achille Mbembe (né en 1957 au Cameroun), philosophe, historien et théoricien politique postcolonial, s’inscrit ici dans une réflexion plus large sur la violence, la souveraineté et les logiques d’exclusion qui structurent les sociétés contemporaines. Mbembe parle depuis l’Afrique, et analyse aussi l’Occident...
Alors que Michel Foucault analysait comment le pouvoir moderne gérait la vie (biopouvoir), Achille Mbembe, dans "Necropolitics" (2019), montrera comment, dans les sociétés contemporaines, le pouvoir décide aussi qui doit mourir et sous quelles conditions. La "nécropolitique" désigne ainsi l’exercice de la souveraineté par le contrôle de la mort, notamment à travers la guerre et le terrorisme d’État, le racisme systémique, les frontières meurtrières (migrants noyés, camps de réfugiés),l’exploitation économique qui pousse certaines populations vers une « mort sociale ».
Mbembe part de Carl Schmitt (la souveraineté se définit par l’exception) et Frantz Fanon (la violence coloniale) pour montrer que l’État moderne, surtout dans les contextes postcoloniaux, fonctionne souvent par l’exclusion violente. Quant au colonialisme, il n'a certes pas disparu, mais s’est transformé en une gestion différentielle des vies. Les conflits modernes (Syrie, Congo, Palestine) ne visent plus seulement à gagner, mais à maintenir un état de mort permanente. Mbembe en appelle à une politique de la vie (contre la nécropolitique) et à une réinvention de la démocratie au-delà de l’État-nation ...
Dans "Politiques de l’inimitié", Mbembe examine comment les États, notamment en Afrique et en Occident, fabriquent des figures de l’ennemi (migrants, minorités, opposants politiques) pour justifier des politiques sécuritaires, des guerres ou des discriminations. Il relie ces dynamiques à l’héritage colonial, montrant comment les rapports de domination raciale et économique persistent sous de nouvelles formes (capitalisme néolibéral, militarisation des frontières).
Les racines historiques : colonialisme et guerre froide
Héritage colonial : Les États postcoloniaux africains ont repris les techniques de division ethnique ou politique utilisées par les puissances coloniales (ex. : le Rwanda, où le colonisateur belge a essentialisé les Hutus et les Tutsis).
Guerre froide : En Afrique, les régimes soutenus par l’Occident ou l’URSS ont diabolisé leurs opposants comme "communistes" ou "impérialistes" pour justifier leur répression (ex. : Mobutu au Zaïre).
En Occident : La figure de l’ennemi a évolué du "sauvage" colonial au "terroriste" ou au "migrant envahisseur".
Les techniques de fabrication de l’ennemi...
- La racialisation et la déshumanisation
Migrants et réfugiés : En Europe, ils sont décrits comme une "menace" pour l’identité nationale ou la sécurité sociale (ex. : discours sur "l’invasion" en Méditerranée).
Minorités raciales : Aux États-Unis, le racisme systémique criminalise les Noirs (ex. : guerre contre les drogues ciblant les Afro-Américains).
En Afrique : Les opposants politiques sont ethnicisés ("ethno-fascistes") ou accusés de sorcellerie pour les discréditer.
- L’état d’exception sécuritaire
Lois antiterroristes : En Occident (Patriot Act) comme en Afrique (lois anti-opposition au Cameroun), elles suspendent les droits au nom de la "sécurité".
Militarisation des frontières : L’UE externalise ses frontières en Afrique (accords avec la Libye), transformant les migrants en cibles.
- L’économie de la peur
Industrie sécuritaire : Les États dépensent des milliards en armement et surveillance (ex. : drones au Sahel) plutôt qu’en services sociaux.
Médias et propagande : Les chaînes d’info en continu entretiennent la panique (ex. : couverture des "caravanes de migrants").
Conséquences politiques? Une légitimation de l’autoritarisme (les dirigeants africains (Biya, Museveni) ou occidentaux utilisent l’ennemi pour concentrer le pouvoir), une violence structurelle (en Afrique, le massacres des opposants, en Occident, les naufrages en Méditerranée), et un démocratie vidée de sens : l'urgence sécuritaire" remplace le débat public ..
Mbembe prolonge ainsi sa théorie de la "nécropolitique" (gestion de la mort par le pouvoir) en analysant comment les régimes contemporains décident qui peut vivre ou mourir, notamment à travers des guerres ou des politiques migratoires meurtrières.
En contrepoint, il appelle à imaginer des alternatives fondées sur la solidarité et l’ouverture, dépassant les frontières héritées de la colonisation et du capitalisme globalisé.
".. Des peuples entiers ont l’impression d’être arrivés au bout des ressources nécessaires pour continuer à assumer leur identité. Ils estiment qu’il n’y a plus de dehors, et qu’il faut, pour se protéger de la menace et du danger, multiplier des enclos. Ne voulant plus se souvenir de rien, et surtout pas de leurs propres crimes et méfaits, ils fabriquent de mauvais objets qui finissent effectivement par les hanter et dont ils cherchent désormais à se défaire violemment.
Possédés par les mauvais génies qu’ils n’ont eu de cesse d’inventer et qui, dans un spectaculaire retournement, à présent les encerclent, ils se posent désormais des questions plus ou moins semblables à celles que durent affronter, il n’y a pas longtemps, maintes sociétés non occidentales prises dans les rets de forces autrement plus destructrices – la colonisation et l’impérialisme . Au vu de tout ce qui se passe, l’Autre peut-il encore être tenu pour mon semblable ? Rendus aux extrémités, comme c’est le cas pour nous ici et maintenant, à quoi, précisément, tiennent mon humanité et celle d’autrui ? La charge de l’Autre étant devenue si écrasante, ne vaudrait-il pas mieux que ma vie ne soit plus liée à sa présence, tout autant que la sienne à la mienne ? Pourquoi, envers et contre tout, dois-je malgré tout veiller sur autrui, au plus près de sa vie si, en retour, il n’a de visée que ma perte ? Si, en définitive, l’humanité n’existe que pour autant qu’elle est au monde et est du monde, comment fonder une relation avec les autres basée sur la reconnaissance réciproque de nos communes vulnérabilité et finitude ?
Il ne s’agit manifestement plus d’élargir le cercle, mais de faire des frontières des formes primitives de mise à distance des ennemis, des intrus et des étrangers, tous ceux qui ne sont pas des nôtres. Dans un monde plus que jamais caractérisé par une inégale redistribution
des capacités de mobilité et où, pour beaucoup, se mouvoir et circuler constituent la seule chance de survie, la brutalité des frontières est désormais une donnée fondamentale de notre temps.
Les frontières ne sont plus des lieux que l’on franchit, mais des lignes qui séparent. Dans ces espaces plus ou moins miniaturisés et militarisés, tout est supposé s’immobiliser. Nombreux sont ceux et celles qui y rencontrent désormais leur fin, déportés lorsqu’ils ne sont pas simplement victimes de naufrages ou électrocutés ..."
(Michel Le Bris, 2010) "... Comment ne pas voir que nous sommes à la naissance d’un nouveau monde ? Exils, exodes, errances, personnes déplacées, chassées par la misère ou fuyant l’oppression, catastrophes climatiques, flux de populations, comme jamais le monde n’en connut, migrations, volontaires ou subies, flux de capitaux, flux d’images, flux de sons, flux d’informations dont nous voyons bien qu’ils traversent toutes les structures qui tentaient jusque-là de les contenir ou de les réguler : un maelström, où meurt un monde et s’engendre un nouveau, dont nous ne commençons qu’à peine à discerner les contours mais dont nous sentons bien qu’il exigera de nous un changement de coordonnées mentales.
Nous pensons — ou l’on s’obstine à nous faire penser — dans les catégories du stable, État-nation, territoires, frontières, opposition extérieur-intérieur, familles, communautés, identités, concepts. Il se pourrait bien, souligne le philosophe indien Arjun Appadurai, que le monde qui vient nous oblige très vite à penser en termes de flux et non plus de structures, à oser sortir des catégories du stable pour se risquer à une pensée du mouvant.
Où l’imaginaire individuel et collectif, paradoxalement, pourrait retrouver une place centrale de puissance de recréation de soi : chacun, de plus en plus au carrefour d’identités multiples, ne se retrouvera-t-il pas mis en demeure d’avoir à inventer un « récit personnel » articulant pour lui, en une forme cohérente, cette multiplicité ?
Les écrivains de l’ex-Empire britannique, ceux que Salman Rushdie nommait « bâtards internationaux », en sont un bel exemple — et, après eux, ceux qui signaient le manifeste Pour une littérature-monde en français. Qu’est en effet le roman, sinon création de mondes, entrecroisements de voix multiples, remise en cause, dans son mouvement même, des certitudes de l’identité ? Forme, certes, mais ouverte, à la différence du concept, et pour cela à la naissance même de « l’être-ensemble », articulant l’Un et le multiple, effort obstiné de tenir le pari d’une pensée nomade dans cet espace fluide où se déploie l’expérience de la réversibilité du dehors et du dedans, de la dépossession et de la recomposition de soi...."
2010-2025, un monde en régression intellectuelle - Michel Le Bris, co-directeur de "JE EST UN AUTRE, POUR UNE IDENTITÉ-MONDE" (Gallimard) s'inscrivait alors dans une critique du modèle républicain français jugé rigide, notamment sur les questions d'identité et de laïcité et défendait, contre le modèle français, l'idée d'une identité-monde contre le modèle français. Nous étions en 2010, le débat sur l'identité nationale lancé par le président de la République en 2009, était alors vu comme une instrumentalisation politique. En 2025, nul ne se souvient de ces propos, bien au contraire, on assiste à une nouvelle montée des nationalismes et au durcissement des lois : les lois sécuritaires et anti-séparatistes (2021) ont renforcé l'idée d'une identité "menacée". La laïcité n'est plus un pacte, mais une arme idéologique, un champ de bataille politique. Le modèle "identité-monde" paraît maintenant bien utopique après les attentats (2015-2020) et les crises migratoires, mais justifient-ils un repli identitaire et l'occultation de tout débat de fond ?
Les idées de Mbembe et de Le Bris sont encore discutées dans les milieux universitaires ou militants (décoloniaux, antiracistes), mais peu audibles dans le débat public. La droitisation du discours politique, en France, a relégué leurs propositions au rang de "gauchisme déconnecté" .. Et pourtant, les dynamiques urbaines (Lagos, Dakar) montrent que l'identité-monde est une réalité vécue, et non une utopie. En 2025, le discours dominant est sécuritaire et nationaliste, l'histoire nous montre que via les générations suivantes, bien des idées ne sont jamais totalement enterrées ...