De la Vertu du Travail & et de la Méritocratie - Nancy Fraser, "Justice Interruptus: Critical Reflections on the "Postsocialist" Condition" (1997), "Cannibal Capitalism : How Our System is Devouring Democracy, Care, and the Planet – and What We Can Do About It" (2022) - David Graeber, "Bullshit Jobs: A Theory" (2018) - Michael Sandel, "The Tyranny of Merit: What's Become of the Common Good?" (2020, La Tyrannie du mérite") - Frédéric Lordon, "La Société des affects" (2013) ...
Last update: 02/02/2025
Le monde de l'entreprise est la moins démocratique des organisations humaines et aucune entreprise, aucune administration ne fonctionne sur la base de l'auto-organisation. Les entreprises possèdent toutes des lignes hiérarchiques, des lieux de décision et des instances de pilotage centralisés.
Le discours sur la vertu du travail, celle du mérite (les deux notions sont étroitement liées), - et la paresse des citoyens -, fonctionne parfaitement dans maintes sociétés (et notamment en France) parce qu’il permet d'occulter les structures matérielles (redistribution, penser les inégalités) en les remplaçant par des injonctions morales (mérite, mérite, mérite). Comment résister à une telle évidence toute à la fois morale et enjeu tant électoraliste que dans la conservation du pouvoir ? En désarticulant cette logique morale, et en réintroduisant la question de la justice économique dans le débat public, par exemple ...
Le discours liant vertu, travail et mérite est un pilier idéologique puissant, né de racines religieuses et libérales anciennes. Son "inaudibilité" croissante vient de son décalage avec les réalités des inégalités structurelles, de la précarité et de la transformation du travail. Pourtant, sa persistance, particulièrement à droite, s'explique par son efficacité politique : il légitime l'ordre établi, justifie les inégalités, stigmatise les plus vulnérables, valorise des valeurs conservatrices centrales et offre un récit simple (bien que trompeur) du fonctionnement de la société. Il s'agit moins d'une description de la réalité que d'un outil rhétorique au service d'une vision du monde et d'intérêts politiques spécifiques. Sa force réside dans sa capacité à transformer une construction sociale et historique en une évidence morale naturelle...
L'association travail/valeur morale imprègne profondément les cultures allemande et française. L'idée que la réussite individuelle repose uniquement sur l'effort et le talent devient centrale avec la Révolution industrielle & l'émergence du Libéralisme classique (18e-19e siècles) Elle justifie les nouvelles fortunes industrielles et légitime les inégalités sociales ("les pauvres sont pauvres par manque de mérite"). Le "self-made man" devient une figure idéale. Dans le prolongement de la construction des États-nations & de l'École Républicaine (France, 19e), la méritocratie est vue comme le fondement d'une société juste, opposée aux privilèges de l'Ancien Régime : l'école républicaine française est conçue comme l'instrument permettant à chacun, par son travail, d'accéder à sa place "méritée" dans la société. En Allemagne, l'éthique de travail est aussi liée à la discipline nationale. Vint la période d'après-guerre (Trente Glorieuses), l discours se renforce dans un contexte de croissance et de plein emploi relatif. Le travail semble effectivement accessible et récompensé. L'ascenseur social fonctionne pour une partie significative de la population.
C'est il y a plus d'un demi siècle que le sociologue britannique Michael Young a inventé le terme de "méritocratie", dans son livre paru en 1958, "The Rise of Meritocracy" en se demandant ce qui arriverait si l’on abolissait les barrières de classe pour donner à chacun des chances véritablement égales de réussir selon son seul mérite individuel ...
Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1905)
L'ouvrage fondateur sur les racines religieuses (protestantisme) de l'idéalisation du travail et du succès matériel comme signe de vertu et d'élection divine. Indispensable pour comprendre l'origine culturelle du discours.
Si les travaux de Weber restent incontournables, il faut nuancer. L'Angleterre victorienne avec son "self-made man" et les États-Unis avec le "rêve américain" représentent des déclinaisons sécularisées. Le cas suédois est intéressant car l'éthique luthérienne y a fusionné avec le modèle social-démocrate - le travail comme devoir collectif plutôt qu'individuel.
Karl Marx, "Le Capital" (1867)
Analyse la transformation du travail en marchandise sous le capitalisme et dévoile comment l'idéologie du "mérite" sert à masquer l'exploitation. Sa critique de la "valeur-travail" reste centrale.
Émile Durkheim, "De la division du travail social" (1893)
Explore comment le travail structure les sociétés modernes et fonde la solidarité organique, mais aussi comment son organisation peut générer des pathologies (anomie).
Tout être humain, tout au long de sa vie sociale, se retrouve confronté à une ou plusieurs cultures d'entreprise, une culture d'entreprise plus ou moins développée, plus ou moins explicite.
Cette "culture d'entreprise" forge les socialisations, véhicule des savoirs, des pratiques, mais aussi des valeurs comme le respect de la hierarchie, la compétence, la motivation, la performance, le mérite, la loyauté, l'auto-discipline, la responsabilité, l'esprit d'équipe, la volonté d'apprendre. Les théories modernes de l'organisation sont presque aussi complexes que la physique des particules, dit-on, elles analysent les entreprises, et toutes autres organisations, comme l'administration, selon deux axes principaux, leur architecture, qui décrit la structure hiérarchique et la répartition des tâches, et leurs processus, qui permettent d'établir comment devraient s'effectuer les séquences de travail et circuler les flux d'informations. Une troisième dimension s'est depuis invitée, la dimension informelle, car dans tout système organisationnel, quelque soit sa structure, tout se se déroule pas selon les prévisions de la hiérarchie. Et dans toute organisation, on ne cesse de parler avec des écarts souvent problématiques entre ce qui est dit et ce qui est pensé, le fameux "bullshit" anglo-saxon, toute organisation est aussi un théâtre de l'ombre...
Complétant les théories organisationnelles, l'analyse des styles de management montre l'importance décisive de la figure du leadership. Le début du XXe siècle distinguait avec Max Weber le management autocratique, le mangement patriarcal, le mangement bureaucratique et le mangement charismatique. Les années 1950 ont vu se développer le management par objectifs et le management transactionnel d'un Peter Drucker basé sur les principes de l'échange et récompensant l'atteinte des objectifs. La fin des années 1970 lui a substitué la notion de leadership transformationnel développé par James MacGregor Burns qui mise sur les valeurs de confiance, de respect, de loyauté, d'exemplarité, visant en fin de compte à "transformer", pour un dirigeant, ses collaborateurs. C'est que, en effet, la performance de toute entreprise dépend en grande partie des relations qu'elle a pu instaurer entre ses dirigeants, cadres, collaborateurs, équipes, individus, on parle alors d'écoute, de consensus, de responsabilité, de délégation. Les années 1980 voient le fulgurant succès d'ouvrages partageant avec le monde les "secrets" des meilleures entreprises et des méthodes managériales, le fameux parti prix de l'action, de l'innovation et de l'écoute du client, "The structuring of organizations: a synthesis of the research", de Henry Mintzberge (1982), "In Search of Excellence", de Thomas Peters et Robert Waterman (1982), "L'entreprise du 3e Typer", de Georges Archier et Hervé Sérieyx (1984), "Innovation and Entrepreneurship", de Peter Drucker (1985), "Thriving on Chaos", de Tom Peters (1988)... Les décennies qui suivent observent une certaine normalisation, la littérature entrepreneuriale s'essouffle, les salariés se résignent, le chômage et la mondialisation aidant...
En ce début du XXIe (vers la fin du mois de mars 2024), qui voit de jeunes technocrates, en France, sous une Ve République obsolète, accéder à des responsabilités, faute de candidats et d'électeurs, n'ayant aucune expérience de tout mandat électif pour les uns, de travail tout simplement pour certains autres, et déclamer façon IVe République, données chiffrées à l'appui, que nous fuyons le travail et que celui-ci est le premier combat d'un gouvernement qui se respecte : le tout à l'unisson d'un président de la République à bout d'idées et à courte imagination politique rendu célèbre en 2018 pour avoir inviter tout un chacun "à traverser la rue pour trouver du travail" et réitérant en 2025 que "la France n’avancera que par le mérite et le travail". C'est un peu court. Mais c'est le genre de propos simpliste qu'entretiennent une partie de l'opinion publique et de l'électorat, et ce de génération en génération avec une singulière tenacité ...
Nous vivons désormais dans un monde à courte vue et culture a minima, une idéologie bien sommaire s'est substituée à cette idéologie de la fin des idéologies qui a vu le technocrate ("Responsable qui tend à faire prévaloir les aspects techniques, au détriment de l'élément humain") s'emparer d'un pouvoir dont l'homme politique ne sait plus que faire ...
"Generation farniente", titre d'un ouvrage de 2023 d'un grand expert médiatique pour qui le seul combat à mener serait celui du modèle social à la française, menacé de toutes parts, et notamment par la paresse et l'oisiveté de toute une frange de la population française. Les clichés ont la vie dure ...
En France, c'est en effet le travail qui finance la solidarité et c'est aussi le pays, nous dit-on, où le temps passé au travail au cours d'une vie est l'un des plus faibles au monde : la France est connue pour sa semaine de 35 heures (instaurée en 2000), l'une des plus courtes des pays développés, ce qui effectivement réduit mécaniquement les heures travaillées par an. Elle se situe avec 1 507 heures travaillées par an (selon les données de l'OCDE 2022), dans le groupe des pays à faible temps de travail annuel, aux côtés de l'Allemagne (1 349 heures), des Pays-Bas (1 399) ou du Danemark (1 379). En revanche, des pays comme les États-Unis (1 791), le Mexique (2 128) ou la Corée du Sud (1 915) ont des durées bien supérieures. A cela faut-il compléter l'argumentaire par des des éléments tels que l'âge de départ à la retraite, les congés payés, le taux d'emploi et le temps partiel. Et noter que la France se distingue par une productivité élevée (3e rang mondial en 2022 selon l'OCDE), ce qui permet de compenser en partie des heures moins nombreuses. La France figure don en effet parmi les pays où le temps de travail vie entière est le plus faible au sein des économies développées, notamment en raison de sa législation sociale. Cependant, des pays comme l'Allemagne ou les Pays-Bas ont des durées encore plus basses.
C'est dire qu'écrire un livre sur ce sujet est court et n'apporte pas grand chose au débat. ..
Le rat de Banksy incarne l'anti-héros méritocratique - survivant des marges du capitalisme, il ridiculise par son existence même le dogme du travail vertueux. L'œuvre rappelle que le "mérite" est un privilège inaccessible à ceux que le système rejette. Un Rat géant (Dismal Rat) tenant une pancarte "Lâchez tout !" (2003, "Go for it!"). Banksy a produit des centaines de rats entre 2000-2010, souvent sans documentation...
Le discours liant systématiquement travail, vertu et mérite résulte d'une construction pluriséculaire, nous l'avons effleuré. Mais ce discours reste à ce jour inopérant et déconnecté, ne serait-ce que pour les motifs suivants, bien connus, mais systématiquement ignorés ...
- Inégalités structurelles invisibilisées : Il ignore complètement l'impact déterminant de l'héritage socio-économique, du capital culturel, des discriminations (raciales, de genre, territoriales), des réseaux relationnels et de la simple chance dans la réussite. Le "départ" n'est pas égal pour tous.
- Chômage de masse et précarité : Dans des économies où le chômage structurel est élevé et les emplois stables et bien rémunérés se raréfient, promettre que le travail seul mène à la réussite est perçu comme une moquerie par ceux qui ne trouvent pas d'emploi ou enchaînent les CDD/emplois précaires malgré leurs efforts.
- Déconnexion entre effort et récompense : Beaucoup d'emplois essentiels mais pénibles ou mal payés (aide à domicile, nettoyage, logistique) démontrent qu'un travail dur n'est pas automatiquement récompensé à sa "juste valeur". À l'inverse, certaines rémunérations très élevées (finance, rentes) semblent disproportionnées par rapport à l'effort fourni ou à l'utilité sociale.
- Transformation du travail : L'automatisation, la numérisation et la financiarisation de l'économie remettent en cause le lien direct entre effort individuel et création de valeur/profit. Le mérite devient difficile à mesurer et à attribuer.
- Santé mentale et souffrance au travail : L'injonction constante à la performance et à la "valeur travail" occulte les risques psycho-sociaux (burn-out, bore-out, dépression) et peut être vécue comme une pression insupportable.
(AES+F - "Allegoria Sacra" (2011-2013) - Les "élites" méritantes ignorent les damnés de la terre...)
Pierre Bourdieu, "La Distinction" (1979) & "Les Héritiers" (1964)
Démontre que le "mérite" est un leurre masquant la reproduction sociale. Le capital culturel, économique et social hérité détermine largement les trajectoires, bien plus que l'effort individuel. Fondamental pour comprendre les inégalités structurelles.
Dans "Naissance de la biopolitique" (1979), Michel Foucault nous montre comment, depuis les années 1970, l’homme entreprise est devenu le modèle de l’individu néolibéral, deux concepts clés à la manoeuvre, la subjectivation (le processus par lequel les individus deviennent des sujets (pensants, agissants), à partir de normes intériorisées) et la gouvernementalité (un mode de pouvoir qui agit à distance, par les normes, les chiffres, les dispositifs). Le discours sur le mérite transforme les individus en entrepreneurs d’eux-mêmes : ils doivent s’auto-évaluer, se comparer, se vendre, se motiver. Le chômage est dès lors réduit à un manque de volonté individuelle, non à une question structurelle de marché du travail. . La paresse n’est pas seulement mal vue : elle devient inintelligible, un refus de jouer le jeu de l’optimisation de soi.
Mark Fisher, dans "Capitalist Realism: Is There No Alternative?" (2009), soutient que le travail n’est plus seulement une contrainte , mais devient un impératif psychique. L'individu doit être motivé, passionné, aligné avec sa "mission", et s’il échoue, il est coupable : sa souffrance est privée, non politique. Le burnout et la dépression sont bien des maladies structurelles du sujet néolibéral. Ce sont des réponses psychiques à une violence systémique qui se garde bien de dire son nom.
Nancy Fraser, "Cannibal Capitalism: How Our System Is Devouring Democracy, Care, and the Planet" (2022)
Analyse comment le capitalisme exploite le travail non rémunéré (care) et pervertit les notions de mérite.
Michael Sandel, "The Tyranny of Merit: What's Become of the Common Good?" (2020, La Tyrannie du mérite")
Analyse comment le discours méritocratique nourrit la colère sociale, dégrade la dignité du travail et fragilise la solidarité. Une synthèse accessible et percutante.
David Graeber, "Bullshit Jobs" (2018)
Dénonce la déconnexion entre travail rémunéré, utilité sociale et épanouissement, démontrant l'absurdité des logiques de "mérite". Sa critique du "travail aliénant" questionne radicalement l'éthique du travail.
"... Peut-on imaginer plus démoralisant qu'une vie où l’on se réveille cinq jours sur sept pour aller accomplir une tâche dont on estime secrètement qu'elle n’a aucune raison d’être, qu'elle n'est qu'un gaspillage de temps et de ressources, voire qu'elle est nuisible? Notre société ne devrait-elle pas en ressentir une terrible blessure psychique? Or, si c'était le cas, personne ne
semblait jamais y faire allusion. On trouvait quantité de sondages sur le bonheur au travail. On n'en trouvait aucun, à ma connaissance, demandant aux gens s'ils étaient d’avis que leur boulot méritait vraiment d’exister.
En soi, l'éventualité que notre société regorge de jobs inutiles dont personne ne souhaitait parler n'avait rien d’invraisemblable. Le thème du travail est hérissé de tabous. Le fait que la plupart des gens n'aiment pas leur boulot et soient ravis d’avoir une excuse pour ne pas y aller paraît même difficile à admettre à la télé, en tout cas aux infos — Le sujet est parfois abordé dans des documentaires ou traité par des humoristes. J'en ai personnellement fait l'expérience ...".
François Dubet, "Les Places et les Chances" (2010) & "Le Temps des passions tristes (2019)
Critique la méritocratie comme machine à produire de l'injustice en niant les inégalités de départ. Propose une vision alternative fondée sur la réduction des écarts entre "places" sociales.
Thomas Piketty, "Capital et Idéologie" (2019)
Montre historiquement comment les discours justifiant les inégalités (dont le mérite) évoluent pour légitimer l'ordre social. La partie sur les "sociétés méritocratiques" est éclairante.
Thomas Coutrot , "Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer" (2018)
Thomas Coutrot (né en 1960) est un économiste et statisticien français, ancien directeur du département Conditions de travail et santé à la DARES (ministère du Travail), spécialiste de l’organisation du travail, des inégalités sociales et des formes de démocratie économique. Militant altermondialiste et figure critique de l’économie néolibérale, il est également membre fondateur d’Attac France. Dans "Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer" (2018, Seuil), il critique la centralité du travail comme devoir moral, et l’oubli du sens et de la liberté dans l’activité. Il défend un changement de paradigme : au lieu d’un travail "vertueux" qui élève l’homme par la souffrance, il propose un travail libéré et démocratique. Dans "Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire" (avec Coralie Perez, 2022), il nous livre une enquête empirique sur le désengagement massif des salariés, la perte de sens, et le lien entre souffrance au travail et structures managériales autoritaires. Et conclut que la quête de sens au travail est indissociable de la démocratie au travail.
Coutrot critique une vision sacrificielle du travail (travailler dur, obéir, produire, mériter) ...
Cette vision repose sur un imaginaire chrétien et industriel : le travail "rend libre" par la douleur, ce qui légitime la hiérarchie sociale. Il y voit une construction idéologique destinée à justifier les inégalités au nom de l’effort. Cela rejoint directement la critique de Michael Sandel sur la "tyrannie du mérite", mais avec un ancrage plus matérialiste et socio-historique.
Le travail n’émancipe que s’il est autonome et démocratique : il s’inspire de la tradition autogestionnaire (Castoriadis, Gorz, Lefort), selon laquelle le travail ne peut être source de sens que si les travailleurs en maîtrisent les finalités et l’organisation. Il oppose la souffrance au travail (burn-out, bore-out, bullshit jobs) à la joie du travail bien fait, dans un cadre coopératif et collectif. Et rejoint ici David Graeber, notamment sur la critique du non-sens dans le travail bureaucratique et managérial.
Enfin, pour Coutrot, la méritocratie dissocie la reconnaissance du collectif : elle récompense l’individu en effaçant le rôle du groupe, du hasard, des privilèges initiaux. Elle encourage une compétition narcissique, et humilie ceux dont le travail est essentiel mais peu reconnu (infirmiers, aides à domicile, éboueurs...). Il appelle à redéfinir la reconnaissance sociale non en fonction de la performance, mais du sens social du travail accompli.
- Christophe Dejours, "Souffrance en France" (1998) & "Travail vivant" (2009)
Pionnier de la psychodynamique du travail : montre comment les nouvelles organisations du travail génèrent de la souffrance tout en exigeant une adhésion idéologique à la "valeur travail".
- Guy Standing, "The Precariat: The New Dangerous Class" (2011)
Analyse l'émergence d'une classe sociale précarisée pour qui le discours travail/mérite est un leurre.
- Angela Y. Davis, "Women, Race and Class" (1981)
Démontre comment le travail et le mérite sont structurés par le racisme et le patriarcat.
- Axel Honneth, "Die Idee des Sozialismus" (2015)
Interroge la place du travail dans les sociétés contemporaines et propose une critique de la méritocratie.
- Oliver Nachtwey, "Die Abstiegsgesellschaft: Über das Aufbegehren in der regressiven Moderne" (2016)
Montre comment la précarisation du travail rend obsolète le récit méritocratique en Allemagne.
- Hartmut Rosa, "Resonanz: Eine Soziologie der Weltbeziehung" (2016)
Critique la logique de l'accélération capitaliste qui vide le travail de son sens.
- David Casassas & Daniel Raventós, "La renta básica en la era de las grandes desigualdades" (2011)
Déconstruit le lien travail/mérite et défend un revenu universel comme alternative.
- Maristella Svampa, "Las fronteras del neoextractivismo en América Latina" (2019)
Analyse comment les logiques de "mérite" masquent l'exploitation des travailleurs et des ressources.
- Amador Fernández-Savater, "Fuera de lugar: Conversaciones entre crisis y transformación" (2015)
Explore les nouvelles subjectivités politiques face à la crise du travail salarié.
- María Ángeles Durán, "Los costes invisibles de la enfermedad" (2020)
Révèle l'invisibilisation du travail de care (souvent féminin) dans les discours sur le mérite.
Alors pourquoi est-il constamment repris, notamment par la droite et les conservateurs, repris en l'état, sans plus de justification véritable qu'une référence à des impératifs qui, dépassant l'individu, ne souffrirait la moindre contestation éventuelle ou réflexion critique un peu conséquente ...
- Légitimation de l'ordre social et des inégalités : C'est son rôle principal. Si la réussite vient du mérite (effort & talent), alors les riches le "méritent" et les pauvres sont responsables de leur situation ("s'ils voulaient vraiment travailler..."). Cela évite de questionner les structures économiques injustes ou les privilèges hérités.
- Argument contre la solidarité et l'État-providence : Il permet de stigmatiser les bénéficiaires d'aides sociales ("assistés", "profiteurs") et de justifier des politiques de réduction des prestations sociales ou de conditionnement strict des aides au comportement ("contreparties", "travailler plus").
- Ciment identitaire et valorisation des "valeurs traditionnelles" : Pour les droites conservatrices, le travail est associé à des valeurs clés comme l'effort, la discipline, la responsabilité individuelle, la stabilité familiale et sociale. Le discours sur le mérite renforce cette vision du monde et oppose "ceux qui se lèvent tôt" aux "assistés" ou aux "élites déconnectées" (un discours parfois paradoxal).
- Nostalgie et simplicité du message : Il offre une vision simple, rassurante et apparemment juste du monde ("travailler dur, c'est réussir"). Il fait appel à une nostalgie d'une époque (réelle ou fantasmée) où ce lien semblait plus direct. C'est un message facile à communiquer et à comprendre.
- Motivation et discipline sociale : Même s'il est critiqué, ce discours conserve un pouvoir motivationnel pour une partie de la population. Il encourage l'effort individuel et la discipline, valeurs perçues comme nécessaires au fonctionnement de la société et de l'économie par les conservateurs.
- Diversion : En focalisant le débat sur la responsabilité individuelle et le comportement des plus pauvres, il détourne l'attention des responsabilités des puissants, des choix politiques macro-économiques ou des dysfonctionnements systémiques.
- Dans "Le Nouvel Esprit du capitalisme" (1999), Boltanski & Chiapello soutenaient que le capitalisme contemporain a intégré la critique des années 1968 pour mieux se reconfigurer. Il valorise ainsi la mobilité, la flexibilité, la passion au travail, pour mieux dissimuler l’instabilité et l’exploitation (précarité déguisée en liberté) : la figure du paresseux ou du profiteur devient l’ennemi, il menace l’image de l’entrepreneur autonome et méritant. La « valeur travail » devient le moyen de réconcilier morale et productivité, souvent avec un sous-texte moraliste voire punitif. Les politiques d’« activation des chômeurs » en Europe (formations obligatoires, contrôles, sanctions) illustrent cette nouvelle morale managériale.
- Loïc Wacquant, "Punir les pauvres" (2004)
Analyse comment la droite néolibérale criminalise la pauvreté et promeut un "workfare" (assistanat conditionné au travail) pour imposer la précarité comme norme.
- Pierre Dardot & Christian Laval, "La Nouvelle Raison du monde" (2009)
Décrypte le néolibéralisme comme rationalité politique façonnant les subjectivités. Leur analyse de l'entrepreneur de soi montre comment le mérite individuel devient une injonction.
- Serge Paugam, "Le Salarié de la précarité" (2000)
Étudie comment la précarisation du travail sape les fondements de la cohésion sociale et rend le discours méritocratique insupportable pour les "working poor".
Pierre Bourdieu, "La Distinction" (1979) & "Les Héritiers" (1964)
Pour Bourdieu, le travail n’est pas une valeur "neutre" : sa glorification morale est un outil de légitimation des dominants, qui invisibilise les mécanismes de reproduction des inégalités. "La Noblesse d’État" reste l’ouvrage central pour saisir cette analyse, en lien avec la sociologie des élites et des institutions.
L'immense sociologue français soutenait que le discours sur le travail comme valeur morale universelle masque en fait les inégalités de capital social, culturel et économique. Ce type de discours, nous disait-il, avait le don de transformer une position acquise (héritée) en position méritée, de dépolitise les rapports de domination (la pauvreté devient faute individuelle), servait à légitimer les élites économiques comme « travailleurs méritants » (self-made men), et imposait une vision néolibérale du monde où le succès est toujours dû à l’effort personnel.
L’ouvrage qui aborde cette question est "La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps" (1989, Éditions de Minuit). Bien qu’il ne formule pas explicitement une critique du "travail comme valeur morale universelle", il démontre comment les discours sur le mérite, l’effort individuel et la réussite professionnelle masquent les inégalités structurelles liées au capital culturel, social et économique.
Points clés de son analyse : la Critique de l’idéologie méritocratique ...
Bourdieu montre que les grandes écoles françaises (comme l’ENA ou Polytechnique), présentées comme des institutions neutres récompensant le talent et le travail, reproduisent en réalité les hiérarchies sociales. Les élèves issus de milieux privilégiés bénéficient d’un capital culturel (éducation familiale, codes sociaux) et économique qui leur assurent un avantage décisif, pourtant attribué à leur "mérite" ou à leur "travail".
La moralisation du travail :
Le discours dominant sur le travail comme valeur éthique (effort, discipline, etc.) sert à légitimer les positions dominantes. En faisant croire que les réussites ou les échecs dépendent uniquement de l’individu, on occulte le rôle des héritages sociaux et des rapports de force structurels.
Capital culturel vs. capital économique :
Bourdieu insiste sur la conversion des capitaux : les élites utilisent leur capital culturel (diplômes, savoirs) pour justifier leur domination, tandis que le capital économique est souvent dissimulé derrière des vertus morales associées au travail (rigueur, abnégation).
Violence symbolique :
Cette naturalisation des inégalités par le discours moral sur le travail relève de la violence symbolique : les dominés intériorisent l’idée que leur position sociale est le fruit de leurs seuls efforts (ou de leur manque de travail), et non d’un système inégalitaire.
Autres références connexes :
- Dans "Les Héritiers" (1964, avec Jean-Claude Passeron), Bourdieu explore déjà comment l’école transforme les privilèges culturels en "mérite".
- "Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action" (1994) approfondit la critique des illusions de l’individualisme et du fétichisme du travail.
Nancy Fraser (née en 1947) est une philosophe et théoricienne critique américaine, mondialement reconnue pour ses travaux en philosophie politique, théorie féministe, théorie critique de la justice, et analyse du capitalisme contemporain. Professeure à la New School for Social Research à New York, elle est l’une des voix les plus influentes de la gauche intellectuelle anglophone, héritière et critique de l’École de Francfort, et souvent associée aux débats entre reconnaissance et redistribution....
Nancy Fraser décrit par le terme de "personnalisation de la pauvreté" le fait de traiter la précarité comme un défaut de comportement, non comme un résultat de politiques publiques. Le discours du mérite détourne l’attention des rapports économiques structurels (inégalités de revenu, accès à la santé, au logement) pour la concentrer sur la valeur morale des individus.Les campagnes contre « la paresse », « l’assistanat », ou en faveur de la « responsabilité » servent à masquer l’appauvrissement systémique.
Dans "Justice Interruptus: Critical Reflections on the "Postsocialist" Condition" (1997), Fraser critique l'extrême simplification de la notion de justice dans les sociétés post-socialistes (après la chute du mur, mais aussi dans le capitalisme avancé), affirmant que la justice doit inclure deux dimensions fondamentales,
- Redistribution (justice socio-économique) : correction des injustices socio-économiques (pauvreté, exploitation, inégalités structurelles).
- Reconnaissance (justice culturelle): correction des injustices culturelles (mépris, déni d’identité, invisibilité sociale).
Dans les années 1990, l’attention politique et militante s’est déplacée, des luttes matérielles (revenus, travail, propriété), vers des luttes identitaires (genre, race, sexualité, religion). Un détournement du politique vers le culturel qui de fait ne résout aucun problème, bien au contraire : dans les sociétés néolibérales, les conflits sur la répartition des richesses sont détournés vers des luttes de reconnaissance individuelles ou identitaires, souvent dépolitisées.
Axel Honneth, héritier de l’école de Francfort, affirme au contraire (La lutte pour la reconnaissance, 1992), toute injustice est fondamentalement un problème de reconnaissance. Il décrit la reconnaissance comme le moteur fondamental du développement personnel et social (inspiré de Hegel).
Mais appliquée à la fameuse dénonciation de la "paresse des citoyens" et à l’exaltation du "travail méritant", Fraser montre que l'on "culturalise" un problème socio-économique (précarité, chômage) en le transformant en déficit moral ou symbolique (manque de volonté, de dignité, de mérite). Une opération qui permet de neutraliser la critique systémique et empêche les réformes sociales, au profit d'une rhétorique individualisante.
On le mesure, "Justice Interruptus" désigne avec clarté la stratégie d'un capitalisme culturel qui va valoriser des identités visibles pour mieux neutraliser les revendications de justice économique ...
Thomas Piketty (Le Capital au XXIe siècle, 2013 / Capital et idéologie, 2019), tout comme Nancy Fraser, rejette l’idée que la pauvreté ou le chômage soient dus à la paresse. Tous deux pensent que le discours du mérite est un leurre idéologique. Mais alors que Fraser pense que l'on ne peut traiter la question de la réalité des injustices contemporaines sans intégrer les questions de genre, race, ou reconnaissance symbolique, Piketty se concentre sur l’économie et l’histoire des inégalités. La principale injustice contemporaine est la concentration croissante du capital entre les mains d’une minorité. Il faut repenser l’égalité non seulement en droits, mais en accès effectif aux ressources économiques (éducation, capital, emploi).
Fraser construit une théorie normative de la justice articulée, avec une critique explicite de la reconnaissance culturelle comme substitut à la redistribution. Ils ne s'opposent pas mais semblent se compléter ..
Dans la continuité de sa pensée critique engagée contre les formes systémiques d’injustice dans le capitalisme contemporain, Nancy Fraser publiera "The Old is Dying and the New Cannot Be Born" (Verso, 2019), - une réflexion critique sur le néolibéralisme et les impasses de la politique contemporaine, avec des analyses sur la montée des colères populaires -, et "Cannibal Capitalism : How Our System is Devouring Democracy, Care, and the Planet – and What We Can Do About It" (Verso, 2022), ou comment le capitalisme absorbe les sphères sociale, écologique, reproductive et politique en rendant la domination "digestible"...
Le capitalisme contemporain n’est pas seulement injuste : il est auto-destructeur, autophage, cannibale. Il se nourrit littéralement des conditions de sa propre reproduction - écologiques, sociales, démocratiques, affectives - qu’il dévore, exploite, puis détruit. C’est un ordre social global qui va jusqu'à cannibaliser la démocratie (par la capture des institutions) et les luttes sociales elles-mêmes, qu’il co-opte. Fraser radicalise sa critique du capitalisme en affirmant que celui-ci n’est plus réformable dans sa forme actuelle : Il dévore ses propres conditions d’existence, y compris les capacités humaines à prendre soin, à coopérer, à s’indigner.
L’ouvrage n’est pas un long traité linéaire mais une collection de textes organisés autour d’un fil conducteur, chaque chapitre explore une dimension spécifique du capitalisme au travers de quatre piliers qui sont totalement cannibalisés, nature, reproduction sociale, démocratie, reconnaissance.
Fraser s’attaque à la version contemporaine du capitalisme (le "capitalisme woke") qui intègre des luttes progressistes sans transformer ses structures, inclusion LGBTQ dans les entreprises sans égalité économique, féminisme de conseil d’administration (corporate feminism), greenwashing écologique. Elle parle de « dépolitisation par reconnaissance » : la reconnaissance est offerte comme substitut à la redistribution.
"Cannibal Capitalism" est un livre-somme, qui actualise la pensée critique radicale dans le contexte du capitalisme avancé post-2020 et invite à une réorientation stratégique : ne pas tomber dans le piège d’un capitalisme progressiste de façade, mais viser la transformation des fondements mêmes de l’ordre social...
"Readers of this book don’t need me to tell them that we’re in trouble. They’re already tuned in to, indeed reeling from, a tangle of looming threats and realized miseries: crushing debt, precarious work, and besieged livelihoods; dwindling services, crumbling infrastructures, and hardened borders; racialized violence, deadly pandemics, and extreme weather —all overarched by political dysfunctions that block our ability to envision and implement solutions. None of this is breaking news, and none needs belaboring here.
What this book does offer is a deep dive into the source of all these horribles. It diagnoses what drives the malady and names the perp. “Cannibal capitalism” is my term for the social system that has brought us to this point. To see why the term is apt, let’s consider each of the c-words that make it up.
“Cannibalism” has several meanings. The most familiar, and the most concrete, is the ritual eating of human flesh by a human being. Burdened by a long racist history, the term was applied by an inverted logic to Black Africans on the receiving end of Euro-imperial predation. So there’s a certain satisfaction in turning the tables and invoking it here as a descriptor for the capitalist class—a group, this book will show, that feeds off everyone else. But the term also has a more abstract meaning, which captures a deeper truth about our society. The verb “to cannibalize” means to deprive one facility or enterprise of an essential element of its functioning for the purpose of creating or sustaining another one. That, we’ll see, is a fair approximation of the relation of capitalism’s economy to the system’s noneconomic precincts: to the families and communities, habitats and ecosystems, state capacities and public powers
whose substance its economy consumes to engorge itself.
There is also a specialized astronomical meaning: a celestial object is said to cannibalize another such object when it incorporates mass from the latter through gravitational attraction. That, I will show here, too, is an apt characterization of the process by which capital draws into its orbit natural and social wealth from peripheral zones of the world system. There is, finally, the ouroboros, the selfcannibalizing serpent that eats its own tail, depicted on this book’s cover. That’s a fitting image, we’ll also see, for a system that’s wired to devour the social, political, and natural bases of its own existence —which are also the bases of ours. All told, the cannibal metaphor offers several promising avenues for an analysis of capitalist society. It invites us to see that society as an institutionalized feeding frenzy—in which the main course is us.
“Capitalism,” too, cries out for clarification. The word is commonly used to name an economic system based on private property and market exchange, wage labor and production for profit. But that definition is too narrow, obscuring rather than disclosing the system’s true nature.
“Capitalism,” I’ll argue here, better designates something larger: a societal order that empowers a profit-driven economy to prey on the extra-economic supports it needs to function—wealth expropriated from nature and subject peoples; multiple forms of carework,
chronically undervalued when not wholly disavowed; public goods andpublic powers, which capital both requires and tries to curtail; the energy and creativity of working people. Although they do not appear on corporate balance sheets, these forms of wealth are essential preconditions for the profits and gains that do. Vital underpinnings of accumulation, they, too, are constitutive components of the capitalist order.
« Les lecteurs de ce livre n’ont pas besoin que je leur dise que nous sommes en difficulté. Ils sont déjà conscients, voire bouleversés, par un enchevêtrement de menaces imminentes et de misères avérées : l’endettement écrasant, le travail précaire et les moyens de subsistance assiégés ; la réduction des services, les infrastructures délabrées et les frontières militarisées ; les violences racialisées, les pandémies mortelles et les phénomènes météorologiques extrêmes — le tout surplombé par des dysfonctionnements politiques qui entravent notre capacité à concevoir et mettre en œuvre des solutions. Rien de tout cela n’est une nouvelle fracassante, et rien ne nécessite de longs développements ici.
Ce que ce livre propose, en revanche, c’est une plongée approfondie à la source de toutes ces horreurs. Il diagnostique ce qui alimente le mal et désigne le coupable. "Capitalisme cannibale" est le terme que j’emploie pour désigner le système social qui nous a conduits à ce point. Pour comprendre pourquoi ce terme est approprié, examinons chacun des mots en "c" qui le composent.
" Cannibalisme " a plusieurs significations. La plus familière, et la plus concrète, est l’acte rituel de consommation de chair humaine par un être humain. Lourd d’un long passé raciste, le terme fut appliqué par une logique inversée aux Africains noirs subissant la prédation de l’impérialisme européen. Il y a donc une certaine satisfaction à renverser la situation et à l’invoquer ici comme descripteur de la classe capitaliste — un groupe, comme ce livre le montrera, qui se nourrit de tous les autres. Mais le terme possède aussi une signification plus abstraite, qui saisit une vérité plus profonde sur notre société. Le verbe " cannibaliser " signifie priver une installation ou une entreprise d’un élément essentiel à son fonctionnement afin de créer ou de soutenir une autre. C’est, nous le verrons, une approximation juste de la relation de l’économie capitaliste avec les domaines non économiques du système : les familles et les communautés, les habitats et les écosystèmes, les capacités étatiques et les pouvoirs publics dont l’économie consomme la substance pour s’engraisser.
Il existe aussi une signification astronomique spécialisée : on dit qu’un objet céleste en cannibalise un autre lorsqu’il incorpore la masse de ce dernier par attraction gravitationnelle. Cela aussi, je le montrerai ici, est une caractérisation appropriée du processus par lequel le capital attire dans son orbite les richesses naturelles et sociales des zones périphériques du système-monde. Enfin, il y a l’ouroboros, le serpent autocannibale qui se mord la queue, représenté sur la couverture de ce livre. C’est une image appropriée, nous le verrons également, pour un système programmé pour dévorer les bases sociales, politiques et naturelles de sa propre existence — qui sont aussi les bases de la nôtre. En somme, la métaphore du cannibale offre plusieurs pistes prometteuses pour analyser la société capitaliste. Elle nous invite à voir cette société comme une frénésie alimentaire institutionnalisée — dont le plat principal, c’est nous.
" Capitalisme ", lui aussi, exige d’être clarifié. Le mot est couramment utilisé pour désigner un système économique basé sur la propriété privée et l’échange marchand, le travail salarié et la production pour le profit. Mais cette définition est trop étroite, obscurcissant plutôt qu’elle ne révèle la véritable nature du système.
" Capitalisme ", je défendrai ici, désigne mieux quelque chose de plus vaste : un ordre sociétal qui habilite une économie axée sur le profit à s’attaquer aux soutiens extra-économiques dont elle a besoin pour fonctionner — la richesse expropriée à la nature et aux peuples assujettis ; les multiples formes de travail de soin, chroniquement sous-évaluées quand elles ne sont pas purement et simplement niées ; les biens publics et les pouvoirs publics, dont le capital a besoin mais qu’il cherche aussi à réduire ; l’énergie et la créativité des travailleurs. Bien qu’ils n’apparaissent pas dans les bilans des entreprises, ces formes de richesse sont des préconditions essentielles aux profits et aux gains qui y figurent. Soutiens vitaux de l’accumulation, ils sont eux aussi des composantes constitutives de l’ordre capitaliste. »
In this book, accordingly, “capitalism” refers not to a type of economy but to a type of society: one that authorizes an officially designated economy to pile up monetized value for investors and owners, while devouring the non-economized wealth of everyone else. Serving that wealth on a platter to the corporate classes, this society invites them to make a meal of our creative capacities and of the earth that sustains us—with no obligation to replenish what they consume or repair what they damage. And that is a recipe for trouble. Like the ouroboros that eats its own tail, capitalist society is primed to devour its own substance. A veritable dynamo of self-destabilization, it periodically precipitates crises while routinely eating away at the bases of our existence.
Cannibal capitalism, then, is the system to which we owe the present crisis. Truth be told, it’s a rare type of crisis, in which multiple bouts of gluttony have converged. What we face, thanks to decades of financialization, is not “only” a crisis of rampaging inequality and low-waged precarious work; nor “merely” one of care or social reproduction; nor “just” a crisis of migration and racialized violence. Neither is it “simply” an ecological crisis in which a heating planet disgorges lethal plagues, nor “only” a political crisis featuring hollowed-out infrastructure, ramped-up militarism, and a proliferation of strongmen. Oh no, it’s something worse: a general crisis of the entire societal order in which all those calamities converge, exacerbating one another and threatening to swallow us whole.
This book maps that massive tangle of dysfunction and domination. Expanding our view of capitalism to include the extra-economic ingredients of capital’s diet, it brings together in a single frame all the oppressions, contradictions, and conflicts of the present conjuncture. In this frame, structural injustice means class exploitation, to be sure, but also gender domination and racial/imperial oppression—both non-accidental by-products of a societal order that subordinates social reproduction to commodity production and that demands racialized expropriation to underwrite profitable exploitation. As understood here, likewise, the system’s contradictions incline it not only to economic crises but also to crises of care, ecology, and politics, all of which are in full flower today, courtesy of the long spell of corporate bingeing known as neoliberalism.
« Dans ce livre, par conséquent, "capitalisme" ne désigne pas un type d'économie mais un type de société : une société qui autorise une économie officiellement désignée à accumuler de la valeur monétarisée pour les investisseurs et propriétaires, tout en dévorant la richesse non-économisée de tous les autres. Servant cette richesse sur un plateau aux classes corporatives, cette société les invite à se repaître de nos capacités créatives et de la terre qui nous soutient – sans aucune obligation de reconstituer ce qu'elles consomment ou de réparer ce qu'elles endommagent. Et voilà une recette pour le désastre. Comme l'ouroboros qui se mord la queue, la société capitaliste est programmée pour dévorer sa propre substance. Véritable moteur d'auto-déstabilisation, elle précipite périodiquement des crises tout en rongeant quotidiennement les bases de notre existence.
Le capitalisme cannibale est donc le système à qui nous devons la crise actuelle. À vrai dire, c'est un type de crise rare, où plusieurs accès de voracité ont convergé. Ce à quoi nous faisons face, après des décennies de financiarisation, n'est pas "seulement" une crise d'inégalité galopante et de travail précaire sous-payé ; ni "simplement" une crise du soin ou de la reproduction sociale ; ni "uniquement" une crise migratoire et de violences racialisées. Ce n'est pas davantage "juste" une crise écologique où une planète qui surchauffe déverse des fléaux mortels, ni "seulement" une crise politique caractérisée par des infrastructures démantelées, un militarisme exacerbé et une prolifération d'hommes forts. Oh non, c'est pire : une crise générale de tout l'ordre sociétal où toutes ces calamités convergent, s'exacerbant mutuellement et menaçant de nous engloutir tout entiers.
Ce livre cartographie cet immense enchevêtrement de dysfonctionnements et de dominations. Élargissant notre vision du capitalisme pour y inclure les ingrédients extra-économiques du régime du capital, il rassemble en un seul cadre toutes les oppressions, contradictions et conflits de la conjoncture présente. Dans ce cadre, l'injustice structurelle signifie certes l'exploitation de classe, mais aussi la domination de genre et l'oppression raciale/impériale – deux sous-produits non accidentels d'un ordre sociétal qui subordonne la reproduction sociale à la production marchande, et qui exige une expropriation racialisée pour garantir une exploitation profitable. De même, compris ici, les contradictions du système l'inclinent non seulement aux crises économiques, mais aussi aux crises du soin, de l'écologie et du politique, toutes en plein épanouissement aujourd'hui, grâce au long règne de l'orgie corporative connue sous le nom de néolibéralisme. »
As I conceive it, lastly, cannibal capitalism precipitates a broad array and complex mix of social struggles: not just class struggles at the point of production, but also boundary struggles at the system’s constitutive joints. Where production butts up against social reproduction, the system incites conflicts over care, both public and private, paid and unpaid. Where exploitation crosses expropriation, it foments struggles over “race,” migration, and empire. Then too, where accumulation hits natural bedrock, cannibal capitalism sparks conflicts over land and energy, flora and fauna, the fate of the earth. Finally, where global markets and megacorporations meet national states and institutions of transnational governance, it provokes struggles over the shape, control, and reach of public power. All these strands of our present predicament find their place in an expanded conception of capitalism that is simultaneously unitary and differentiated.
Armed with this conception, Cannibal Capitalism poses a pressing existential question: “Are we toast?” Can we figure out how to dismantle the social system that is driving usinto the jaws of obliteration? Can we come together to address the entire crisis complex that system has spawned —not “just” the heating of the earth, nor “only” the progressive destruction of our collective capacities for public action, nor “merely” the wholesale assault on our ability to care for one another and sustain social ties, nor “simply” the disproportionate dumping of the ensuing fallout on poor, working-class, and racialized populations, but the general crisis in which these various harms are intertwined? Can we envision an emancipatory, counterhegemonic project of ecosocietal transformation of sufficient breadth and vision to coordinate the struggles of multiple social movements, political parties, labor unions, and other collective actors—a project aimed at laying the cannibal to rest once and for all? In the current conjuncture, I argue here, nothing short of such a project can avail....
« Pour finir, tel que je le conçois, le capitalisme cannibale précipite une vaste gamme de luttes sociales d’une grande complexité : non seulement des luttes de classes au point de production, mais aussi des luttes frontalières aux articulations constitutives du système. Là où la production rencontre la reproduction sociale, le système attise des conflits autour du care – à la fois public et privé, rémunéré et non rémunéré. Là où l’exploitation croise l’expropriation, il fomente des luttes autour de la « race », des migrations et de l’empire. De même, là où l’accumulation heurte le substrat naturel, le capitalisme cannibale déclenche des conflits sur la terre et l’énergie, la flore et la faune, le destin de la planète. Enfin, là où marchés mondiaux et mégacorporations rencontrent États-nations et institutions de gouvernance transnationale, il provoque des luttes sur la forme, le contrôle et la portée du pouvoir public. Tous ces fils de notre situation actuelle trouvent leur place dans une conception élargie du capitalisme à la fois unitaire et différenciée.
Armés de cette conception, Cannibal Capitalism pose une question existentielle pressante : « Sommes-nous cuits ? » Pouvons-nous comprendre comment démanteler le système social qui nous précipite dans les mâchoires de l’anéantissement ? Pouvons-nous nous unir pour affronter l’ensemble du complexe de crises engendré par ce système – non pas « seulement » le réchauffement de la Terre, ni « uniquement » la destruction progressive de nos capacités collectives d’action publique, ni « simplement » l’assaut généralisé contre notre aptitude à prendre soin les uns des autres et à entretenir les liens sociaux, ni « rien de plus » que le déversement disproportionné des retombées sur les populations pauvres, ouvrières et racisées – mais la crise générale dans laquelle ces différents méfaits s’entremêlent ? Pouvons-nous imaginer un projet d’émancipation, contre-hégémonique, de transformation écosociale, d’une ampleur et d’une vision suffisantes pour coordonner les luttes de multiples mouvements sociaux, partis politiques, syndicats et autres acteurs collectifs – un projet visant à enterrer le cannibale une fois pour toutes ? Dans la conjoncture actuelle, je soutiens ici que rien de moins qu’un tel projet ne saurait suffire... »
(...)
"Bullshit Jobs: A Theory" (David Graeber, 2018)
David Graeber (1961–2020) était un anthropologue et militant libertaire américain, connu pour ses travaux influents sur l’économie, la dette, le travail, les hiérarchies sociales et les mouvements sociaux contemporains. Il enseignait à la London School of Economics au moment de sa mort. Sa pensée est marquée par une critique radicale du capitalisme, un engagement anarchiste affirmé, et une volonté de repenser les fondements mêmes des institutions économiques et politiques. "Debt: The First 5,000 Years", (2011), l’un de ses livres les plus célèbres, retrace l’histoire de la dette depuis les sociétés anciennes, montrant qu’elle précède la monnaie et le troc, contrairement à l’idée dominante en économie. Il critique la naturalisation des dettes dans les sociétés modernes, affirmant qu’elles sont souvent une construction morale et politique. Dans "The Utopia of Rules" (2015) il formulait une critique du "capitalisme bureaucratique" : loin de réduire la paperasse, les sociétés néolibérales sont selon lui de plus en plus régies par des règles absurdes. Il y introduit des réflexions sur la violence institutionnelle douce (celle des formulaires, du jargon, des normes).
Dans "Bullshit Jobs: A Theory" (2018), il avance que de nombreux emplois modernes sont inutiles, voire nuisibles, créés uniquement pour maintenir les gens occupés et dociles ("Le phénomène des jobs à la con"). Il y critique la croyance selon laquelle l’utilité sociale est proportionnelle à la rémunération. (traduction française, les Editions Les Liens Qui Libèrent).
Dans "The Dawn of Everything: A New History of Humanity" (2021, posthume, avec David Wengrow), il opère une réécriture radicale de l’histoire des sociétés humaines, mettant à mal les mythes de l’évolution linéaire du "sauvage à l’État". Les auteurs y montrent la diversité des expériences politiques dans l’histoire humaine, insistant sur la possibilité de choisir des formes de vie plus égalitaires ....
" .. Alors que les grandes entreprises s'engagent dans d’impitoyables campagnes de réduction des coûts, les licenciements et les accélérations de cadence touchent systématiquement les gens qui sont réellement là pour fabriquer, transporter, réparer et entretenir des choses. Au bout du compte, par l'effet d’une étrange alchimie que personne ne comprend tout à fait, le nombre de gratte- papier semble gonfler, et une part croissante des salariés se retrouve à travailler — un peu comme les ouvriers soviétiques, finalement — quarante, voire cinquante heures par semaine. Du moins, sur le papier : en réalité, ils n’effectuent que quinze heures de travail utile — exactement comme Keynes l'avait prédit —, puisque le reste de leur temps est consacré à organiser des séminaires de motivation ou à y participer, à mettre à jour leur profil Facebook et à télécharger des séries télé.
De toute évidence, l'explication n’est pas économique: elle est morale et politique. La classe dirigeante a compris qu'une population heureuse, productive et jouissant de temps libre est un danger mortel. (Rappelez-vous ce qui s’est passé quand on a commencé à s’en approcher, dans les années 1960.) De plus, l’idée que le travail est une valeur morale en soi — à telle enseigne que quiconque refusant de se soumettre pendant le plus clair de son temps à une discipline de travail intense, quelle qu’elle soit, mériterait d’être privé de tout moyen d'existence - sert ses intérêts à la perfection..."
Graeber offre une clé pour décrypter ...
- La crise de sens au travail malgré la prospérité matérielle
- Les résistances aux réformes organisationnelles (agilité, holacratie)
- L'explosion des burnouts dans les métiers bureaucratiques
- Le paradoxe des "emplois zombies" qui survivent sans créer de valeur
Un système économique qui punit ceux qui apportent une contribution positive à la société tout en récompensant l’inutilité est voué à l’effondrement moral.
Graeber affirme donc en thèse principale qu'une proportion massive d'emplois (estimée à 20-50% dans les économies occidentales) est "bullshit" – des postes inutiles, superflus ou néfastes dont même les titulaires reconnaissent l'absurdité (Consultants en réorganisations redondantes, administrateurs de procédures bureaucratiques kafkaïennes, cadres intermédiaires générant des rapports jamais lus).
Il distingue ainsi un certain nombre de catégories de "bullshit jobs",
- Les Larbins (Flunkies) - "Les jobs de larbin sont ceux qui ont pour seul but - ou pour
but premier - de permettre à quelqu'un d’autre de paraître ou de se sentir important".
- Les Porte-flingues (Goons), "ceux dont le boulot non seulement comporte une composante agressive, mais surtout - c’est fondamental - n'existe que parce qu’il a été créé par d’autres. L'exemple le plus évident est celui des forces armées nationales. Un pays n’a besoin d’une armée que parce que les autres pays en ont une. Si aucun n'en avait, personne n'en verrait l'utilité. Or ce constat vaut également pour les lobbyistes, les experts en relations publiques, les télévendeurs ou les avocats d’affaires, d’autant plus que, comme les vrais porte-flingue, ils ont un impact éminemment négatif sur la société. Tout le monde ou presque s'accorde sur le fait que, si la classe entière des télévendeurs venait à disparaître dans un nuage de fumée, nous nous en porterions collectivement bien mieux. Et la plupart des gens admettent que la planète deviendrait légèrement plus supportable si l’ensemble des avocats d’affaires, ou des lobbyistes de banque, ou des gourous du marketing, s'évaporaient à leur tour...."
- Les Rafistoleurs (Duct Tapers), "ceux dont le job n'a d’autre raison d’être que les pépins ou anomalies qui enrayent une organisation - en somme, ils sont là pour régler des problèmes qui
ne devraient pas exister. Le terme est notamment employé dans l’industrie du logiciel, mais il peut être d'application plus générale .."
- Les Cocheurs de cases (Box Tickers), " ces employés dont la seule ou principale raison d’être est de permettre à une organisation de prétendre faire quelque chose qu’en réalité elle ne fait pas ..."
- Les Petits Chefs (Taskmasters), "Les petits chefs se divisent en deux sous-catégories. Ceux
du premier type se contentent d’assigner des tâches à d’autres. Cela s'apparente à un job à la con si le petit chef lui-même estime que son intervention nest pas nécessaire et que ses
subalternes seraient parfaitement capables de s’en sortir sans lui. À ce titre, les petits chefs du premier type peuvent être considérés comme le reflet inversé des larbins: ils sont tout aussi superflus, mais, au lieu d’être les subordonnés, ce sont les supérieurs. Si cette première catégorie est juste inutile, la seconde, elle, est franchement nuisible. Il s'agit de ceux dont l’essentiel du boulot consiste à générer des tâches à la con qu'ils confient à d’autres, à les superviser, ou même à créer de toutes pièces de nouveaux jobs à la con...."
Pourquoi notre société reste-t-elle sans réaction face à la généralisation des emplois inutiles ?
"... Les chapitres précédents nous ont permis d’explorer les forces économiques et sociales qui ont encouragé la prolifération des jobs à la con. Nous y avons aussi analysé la souffrance et la détresse que ces jobs suscitent chez ceux qui en sont prisonniers. Ce sont des maux flagrants et largement répandus. Pour autant, à ce jour, le fait que des millions de gens se rendent chaque matin au travail avec le sentiment de n'y servir à rien n’a semblé représenter un problème social pour personne. On n'entend pas d’hommes politiques dénoncer ce phénomène, on ne voit pas de chercheurs se réunir en colloque pour réfléchir aux causes de son expansion, on ne lit pas de tribunes d'opinion mettant en évidence ses répercussions sur le plan culturel, on n’assiste pas à l'émergence de mouvements protestataires appelant à son éradication. Bien au contraire: si tant est qu’ils interviennent sur le sujet, tous ces acteurs - la classe politique, les universitaires, les éditorialistes, les mouvements sociaux - le font généralement pour aggraver le problème, directement ou indirectement.
Les conséquences sociales de cette situation à grande échelle sont encore plus extraordinaires. Nous avons vu que pas moins de la moitié du travail que nous effectuons pourrait être éliminée sans aucun effet significatif sur la productivité globale. S'il en est ainsi, pourquoi ne nous contentons-nous pas de répartir la fraction restante de telle manière que tout le monde puisse faire des journées de quatre heures? Ou des semaines de quatre jours avec quatre mois de vacances par an? Ou quelque autre aménagement sympathique de ce genre? Pourquoi n'en profitons-nous pas pour mettre à l’arrêt la machine à travailler mondiale? (Déjà, ce serait probablement l’un des moyens les plus efficaces pour stopper le réchauffement climatique.)
Il y a cent ans, beaucoup imaginaient que, à l’heure où nous nous trouvons, les progrès constants de la technologie et de l’automatisation auraient rendu tout cela possible. Ironiquement, ils avaient sans doute raison. Nous pourrions tous aujourd'hui ne travailler que quinze ou vingt heures par semaine.
Sauf que, pour quelque obscure raison, notre société a fait un autre choix. Nous avons décidé collectivement qu'il valait mieux affecter des millions de gens, pendant des années entières, à des tâches à la con, comme rentrer des chiffres dans des tableurs ou préparer des cartes mentales pour des réunions marketing, plutôt que de les laisser libres d'apprendre le tricot, de jouer avec leur chien, de monter un groupe de rock expérimental, de tester de nouvelles recettes ou de traîner dans les cafés à refaire le monde et à cancaner sur les amours polygames de leurs potes.
Il y a un moyen très simple de comprendre pourquoi c’est la première option qui a été retenue. Avez-vous jamais lu dans la grande presse un billet d'opinion sur le thème: il y a des gens qui travaillent trop dur et qui feraient bien de ralentir ? Non, évidemment. En revanche, il ny a qu’à se baisser pour trouver des articles stigmatisant certaines catégories (les jeunes, les pauvres, les bénéficiaires d’une aide sociale quelconque, une nationalité ou un groupe ethnique spécifiques'), les traitant de feignants ou de nantis, les accusant de ne pas avoir la niaque et d’être incapables de gagner leur vie. Internet en est jonché.
(...)
Les éditorialistes sont les moralistes de notre temps. Ils sont un peu l'équivalent laïc des prédicateurs. Lorsqu'ils s’expriment à propos du travail, leurs arguments reflètent une tradition théologique très ancienne qui voit ce dernier comme un devoir sacré, un malheur autant qu'une bénédiction, tandis que les hommes seraient d’incurables pécheurs, des paresseux qui ne manqueront jamais d'essayer de se dérober à l'effort s'ils le peuvent. L'économie elle-même est née sur le socle de la philosophie morale (la discipline qu'enseignait Adam Smith), laquelle était, à l’origine, une branche de la théologie. Ainsi, de nombreux concepts économiques plongent directement leurs racines dans la doctrine religieuse, et les controverses autour de la notion de valeur sont toujours plus ou moins teintées de religion.
Certaines idées sur le travail qui relevaient au départ de la sphère théologique sont désormais si universellement admises qu'il est devenu tout bonnement impossible de les mettre en doute. Si vous espérez être pris au sérieux dans le débat public, ne contestez jamais que tous ceux qui bossent très dur sont dignes d’admiration (indépendamment de la nature de leur activité). Ne cherchez pas non plus à nier qu'une personne qui tente d’esquiver le boulot est foncièrement méprisable. Si quelqu'un déclare: «Telle politique permet de créer des emplois», et que vous rétorquiez: «Peut-être, mais je pense qu'il y a des emplois qu’il serait préférable de ne pas créer», ce sera considéré comme inadmissible. (Je le sais, parce qu’il m'est arrivé de le faire face à des mordus de politique, juste pour le plaisir d'observer leur mine outrée.) Aventurez-vous à énoncer une seule de ces affirmations, et tout ce que vous pourrez dire par la suite sera
automatiquement discrédité, comme le seraient les divagations d’un provocateur, d’un clown ou d’un fou...."
L'ouvrage inspirera le "Quiet Quitting", un terme apparu dans les années 2020 via TikTok pour désigner un désengagement discret des salariés au travail, sans pour autant quitter officiellement leur poste. Il ne s’agit pas d’une démission au sens contractuel, mais d’un retrait psychologique ou comportemental : l'employé accomplit strictement les tâches définies par sa fiche de poste, sans faire d’heures supplémentaires, sans s’investir émotionnellement, ni prendre d’initiatives au-delà du strict nécessaire. Et refuser la "culture du hustle" (la culture de la surproductivité et du dévouement extrême au travail). Des Sociologues du travail, tels que Dominique Méda ou Richard Sennett, voient dans ce phénomène une perte de la centralité du travail dans l’identité, et certains économistes un symptôme d’un malaise plus large du capitalisme tardif : la promesse méritocratique s'effrite, les salaires stagnent, et l’engagement décroît ...
Mais rien à ce jour n'a changé, les médias et politiques se chargent de contenir toute évolution, au moins tant que l'opinion conservatrice restera majoritaire dans nos démocraties ....
Michael Sandel, "The Tyranny of Merit: What's Become of the Common Good?" (2020, La Tyrannie du mérite")
Michael Sandel (1953) est un philosophe politique américain, professeur à Harvard University, où il enseigne la philosophie morale et politique. Il est mondialement connu pour sa capacité à rendre la philosophie accessible au grand public, notamment à travers son cours intitulé "Justice", suivi par des centaines de milliers de personnes en ligne et dans les amphithéâtres de Harvard. Intellectuel engagé dans le débat démocratique, ses cours ont été diffusés par la BBC, et ses conférences remplies de milliers de personnes en Asie, en Europe et aux États-Unis. Il s’oppose au technicisme des élites politiques, qu’il accuse de se couper du débat moral.
Dans "Liberalism and the Limits of Justice" (1982), il critique de la philosophie de John Rawls, en particulier de son individualisme abstrait. Sandel y défend une conception "communautarienne" de la justice, où les identités et les appartenances collectives jouent un rôle central (l’individu n’est pas un sujet abstrait, mais est toujours inscrit dans des communautés morales et politiques). Dans "Justice: What’s the Right Thing to Do?" (2009), adapté de son célèbre cours, il répond à des questions concrètes autour de la justice à travers des exemples contemporains (marchés, mérites, égalité, droits), et fait dialoguer les grands courants, utilitarisme (Bentham, Mill), kantisme, libertarianisme (Nozick), et sa propre approche plus communautaire (il faut restaurer un sens civique de la justice, fondé sur la délibération collective et la responsabilité mutuelle). Dans "What Money Can’t Buy: The Moral Limits of Markets" (2012), il critique l’extension des logiques marchandes à des domaines comme l’éducation, la santé ou la prison, et affirme qu’il y a des limites morales au marché, et que tout ne devrait pas pouvoir être acheté ou vendu.
Dans "The Tyranny of Merit: What’s Become of the Common Good?" (2020), il s’attaque à la méritocratie, qu’il considère comme une idéologie destructrice de solidarité sociale. Selon lui, le discours du "tu mérites ton succès" humilie les perdants et crée du ressentiment. Ce livre s’inscrit dans une réflexion sur la montée des populismes et les fractures sociales (traduction en français 2021, Albin Michel, La Tyrannie du mérite – Qu'avons-nous fait du bien commun ?).
Sandel soutient donc que l’idéologie méritocratique - l’idée selon laquelle les individus réussissent ou échouent uniquement en fonction de leur talent et de leurs efforts - est devenue toxique dans les sociétés occidentales. Cette croyance alimente l’humiliation sociale, mine le sens du bien commun, et contribue à la montée du ressentiment populiste.
"... La première analyse voit avant tout dans la colère populiste contre les élites une réaction à la montée de la diversité – raciale, ethnique, de genre. Habitués aux plus hautes marches de la hiérarchie sociale, les électeurs masculins, blancs, issus des classes laborieuses qui ont soutenu Trump s’inquiètent de devenir une minorité dans « leur » pays, « étrangers chez eux ». Plus que les femmes ou les minorités raciales, ils s’estiment victimes de la discrimination ; ils se sentent opprimés par les exigences du discours public sur le « politiquement correct ». Centrée sur le statut social détérioré, cette analyse révèle les traits néfastes du populisme : le nativisme, la misogynie et le racisme exprimés par Trump et par d’autres populistes nationalistes.
La seconde analyse explique le ressentiment des classes populaires par la perplexité et les bouleversements que suscite la rapidité des changements à l’âge de la globalisation et de la technologie. Dans ce nouvel ordre économique, le concept d’emploi ou de carrière stable n’existe plus : importent désormais l’innovation, la flexibilité, l’entrepreneuriat et la recherche ininterrompue de nouvelles compétences. Les travailleurs voient leurs emplois délocalisés vers des pays à bas salaires, ou exécutés par des robots, mais ils résistent à l’injonction de se réinventer sans cesse. Ils se souviennent avec nostalgie des communautés stables et des carrières linéaires du passé ; déstabilisés par les forces inexorables de la globalisation et de la technologie, ils s’en prennent aux immigrants, au libre-échange et aux élites gouvernementales. Mais leur fureur manque sa cible : ils ne se rendent pas compte qu’ils s’opposent à des forces aussi incontournables que la pluie et le beau temps. Une réponse plus adaptée à leurs angoisses se trouverait par exemple dans les programmes de formation professionnelle qui leur permettraient de répondre aux impératifs des changements globaux et technologiques.
Chacune de ces analyses recèle une part de vérité, mais aucune ne prend la juste mesure du populisme. Les élites gouvernementales s’absolvent de leur responsabilité quand elles voient dans la contestation populiste un mouvement malveillant ou dévoyé ; elles oublient que leurs politiques ont érodé la dignité du travail, contribué à la perte du respect de soi et au sentiment de dépossession. Le faible statut économique et culturel des travailleurs n’est pas le produit de forces inexorables, mais du mode de gouvernement des partis traditionnels et des élites.
Aujourd’hui, ces élites s’inquiètent à juste titre de la menace que représentent pour les normes démocratiques les Trump et les autocrates soutenus par le populisme ; mais elles refusent en même temps de reconnaître leur rôle dans le déclenchement du mécontentement qui a conduit au contrecoup populiste. Elles ne voient pas que la crise dont nous sommes les témoins est la réponse à un échec politique aux proportions historiques.
La technocratie et la globalisation marchande
La manière dont les partis traditionnels ont conçu et aménagé le projet de globalisation depuis quarante ans est au cœur de cet échec. Ce projet a favorisé la contestation populiste de deux manières : d’une part par sa vision technocratique du bien commun ; d’autre part par la conviction que la méritocratie permet de faire la différence entre les gagnants et les perdants.
La conception technocratique du politique va de pair avec la confiance dans le marché – pas nécessairement la défense du marché débridé ou du capitalisme du laisser-faire, mais l’idée, plus générale, selon laquelle les mécanismes du marché sont les meilleurs instruments de réalisation du bien commun. Cette vision du politique est technocratique au sens où elle prive le discours public d’arguments moraux de fond, et où elle pense que les questions idéologiquement contestables relèvent de l’efficacité économique et appartiennent donc au domaine réservé des experts...."
Sandel commence par rappeler la promesse méritocratique : dans une société juste, chacun devrait pouvoir réussir selon son talent et son effort, peu importe ses origines. Mais cette promesse est doublement fausse : en pratique, l’égalité des chances n’existe pas (les dés sont pipés dès la naissance), et en théorie, même si elle existait, elle créerait une société cruelle, où les gagnants auraient des raisons de mépriser les perdants.
Le mérite est devenu une justification morale des inégalités : les élites croient qu’elles ont "gagné" leur place. Ce sentiment d’auto-justification alimente une "hubris des gagnants", une forme contemporaine de darwinisme moral. En retour, ceux qui sont "en bas" éprouvent une humiliation sociale intense, aggravée par le discours public qui insiste sur l’effort et la responsabilité individuelle. Sandel reprend ici le concept du ressentiment tel qu’il émerge chez Nietzsche, Christopher Lasch, ou dans la sociologie du populisme.
"L’explosion de l’inégalité, qui remonte à des décennies, n’a pas accéléré la mobilité ascendante ; elle a, au contraire, permis aux plus fortunés de consolider leurs avantages et de les transmettre à leurs enfants. Au cours des cinquante dernières années, les universités d’élite ont abattu les barrières de la race, du sexe et de l’ethnicité qui restreignaient autrefois l’admission aux fils des privilégiés. Les divers tests d’admission, le SAT notamment, sont nés d’une promesse : n’admettre les étudiants qu’en fonction de leur mérite scolaire et ignorer leur héritage familial ou de classe. Aujourd’hui, la méritocratie s’est pourtant transformée et durcie, elle ressemble à une aristocratie héréditaire...."
Selon Sandel, la montée du populisme anti-élite (Trump, Brexit, etc.) est une réaction morale plus que purement économique. Les classes populaires se sont senties insultées par des décennies de rhétorique méritocratique, qui valorisait uniquement les diplômés et les professionnels. Le populisme exprime une demande de reconnaissance, non seulement matérielle, mais surtout dignitaire.
Sandel critique l’obsession pour l’université de prestige comme voie unique vers le succès.
Les sociétés ont sacralisé l’éducation supérieure, en ignorant la dignité des métiers manuels, techniques ou peu rémunérés. Il montre comment le système universitaire est devenu un mécanisme de reproduction sociale, où l’accès est biaisé dès l’enfance. Il critique aussi les politiques centristes (Clinton, Blair, Obama) qui ont fait de "l’égalité des chances" une idéologie du mérite déguisée.
"... L’éthique méritocratique
Le problème de la méritocratie ne se réduit pourtant pas à une simple contradiction entre l’idéal et la pratique. Si les choses étaient aussi simples, il suffirait de perfectionner le système d’égalité des chances, de chercher à construire une société permettant réellement aux individus, quel que soit leur point de départ dans la vie, de se hisser, par leurs talents et leurs efforts, aux positions qui leur sont promises. Mais il est douteux qu’une méritocratie, même parfaite, puisse nous satisfaire moralement ou politiquement.
Moralement, on ne voit pas clairement pourquoi les individus talentueux mériteraient les récompenses surdimensionnées que les sociétés de marché accordent à ceux qui ont du succès : l’éthique méritocratique repose en son cœur sur le principe selon lequel nous ne méritons pas d’être récompensés ou punis selon des critères que nous ne contrôlons pas. Est-ce que le fait d’avoir ou ne pas avoir certains talents relève vraiment de notre ressort ? Si la réponse est négative, il est difficile de comprendre pourquoi ceux qui réussissent grâce à leurs talents méritent de plus grosses récompenses que ceux qui travaillent peut-être aussi durement, mais qui ne sont pas dotés des qualités valorisées par les sociétés de marché.
Les partisans qui mettent cet idéal méritocratique au cœur de leur projet politique négligent cette question morale. Ils ignorent également un élément politiquement plus éloquent : l’éthique méritocratique encourage des comportements moralement peu séduisants, du côté des gagnants comme du côté des perdants. Elle produit de l’hubris chez les gagnants, un sentiment d’humiliation et du ressentiment chez les perdants. Ce sont précisément ces sentiments qui nourrissent la réaction populiste contre les élites. Plus qu’une animosité contre les migrants et la délocalisation, la plainte populiste porte sur la tyrannie du mérite, et elle est justifiée.
L’insistance sans fin sur une juste méritocratie, fondée sur une adéquation entre positions sociales d’une part, efforts et talents d’autre part, a un effet corrosif sur l’interprétation que nous donnons de notre succès (ou de l’absence de succès). L’idée que le système récompense le talent et le labeur encourage les gagnants à considérer qu’ils sont les auteurs de leur succès et les incite à mépriser les moins chanceux qu’eux.
Par l’hubris méritocratique, les gagnants disent qu’ils sont sûrs de leur succès et oublient que leur ascension est due à la chance et à la bonne fortune. Ils disent à la fois qu’ils ont mérité leur destin et que les perdants ont mérité le leur. Ce mode de pensée est le versant moral des politiques technocratiques.
À l’inverse, le sens aigu de la contingence que nous avons de notre sort est source d’humilité ..."
(...)
En conclusion, Sandel propose un changement de paradigme moral et politique :
- Cesser de valoriser la réussite individuelle comme critère de valeur.
- Reconnaître la contribution sociale, y compris des métiers invisibles ou sous-payés.
- Redonner une place à une politique du bien commun, centrée sur le respect mutuel et le sens partagé.
"... L’idée selon laquelle les plus méritants devraient gouverner n’est pas une idée neuve. Dans la Chine ancienne, Confucius enseignait déjà que le gouvernement doit être assuré par les individus qui se distinguent par leur vertu et leurs aptitudes. Dans la Grèce antique, Platon imaginait une société gouvernée par les philosophes-rois, soutenus par une classe de gardiens dotés d’un esprit public. Et, tout en s’opposant au concept du philosophe-roi, Aristote pensait aussi que les plus méritants devaient exercer la plus grande influence sur les affaires publiques. La qualité nécessaire à l’exercice du gouvernement n’était pas, selon lui, la fortune ou la naissance, mais l’excellence de la vertu civique, la phronesis, cette sagesse pratique qui permet de réfléchir au bien commun.
Les pères fondateurs de la république américaine se considéraient eux-mêmes comme des « hommes de mérite », et ils espéraient que le pays serait dans l’avenir gouverné par des individus tout aussi vertueux et savants. Ils s’opposaient à l’aristocratie héréditaire, mais ils n’étaient pas favorables à la démocratie directe, qui facilite l’arrivée de démagogues au pouvoir. Ils ont cherché à concevoir des institutions – l’élection indirecte du Sénat et du président par exemple – permettant aux plus méritants de gouverner. Thomas Jefferson préférait une « aristocratie naturelle » fondée sur « la vertu et les talents » à « l’aristocratie artificielle fondée sur la fortune et la naissance ». « La meilleure forme de gouvernement », écrivait-il, est celle qui permet une « sélection pure des aristoi naturels aux postes de pouvoir ».
Malgré leurs divergences, ces approches traditionnelles de la méritocratie politique – de Confucius au républicanisme américain, en passant par Platon – partagent l’idée que la vertu civique et morale est une qualité nécessaire à l’exercice du gouvernement. Toutes s’accordent sur l’idée que le bien commun repose, au moins partiellement, sur l’éducation morale des citoyens.
La version technocratique de la méritocratie rompt le lien entre mérite et jugement moral. Dans le domaine de l’économie, elle part du principe que le bien commun est une fonction du PIB, et que la contribution des individus s’évalue à l’aune de la valeur marchande des biens ou des services qu’ils vendent. Sur le plan gouvernemental, c’est l’expertise technocratique qui définit le mérite.
J’en veux pour preuve la place croissante que les économistes occupent parmi les conseillers politiques, l’importance que les mécanismes de marché prennent dans la définition et l’accomplissement du bien commun, l’incapacité du discours public à résoudre les grandes questions morales et civiques qui devraient être au centre de la politique : que faire face au développement des inégalités ? Quel est le sens moral des frontières nationales ? Comment définir la dignité du travail ? Comment les citoyens doivent-ils ordonner leurs relations ?
Cette cécité morale sur le mérite et le bien commun a affaibli les sociétés démocratiques de multiples manières. Commençons par la plus évidente : depuis quarante ans, les élites méritocratiques n’ont pas bien gouverné. Entre 1940 et 1980, les dirigeants américains avaient fait un bien meilleur travail : ils avaient gagné la guerre, aidé à reconstruire l’Europe et le Japon, consolidé l’État-providence, mis un terme à la ségrégation, organisé enfin une croissance économique qui bénéficia aux riches comme aux pauvres. Depuis lors, et par contraste, nous avons assisté pêle-mêle : au blocage des salaires de la plupart des travailleurs, à une disparité de revenus et de fortune inégalée depuis les années 1920, à la guerre en Irak, à une guerre douteuse de dix-huit ans en Afghanistan, à la dérégulation financière, à la crise financière de 2008, au vieillissement de nos infrastructures, au plus fort taux d’incarcération au monde, à un système de financement des campagnes et à des découpages de circonscriptions électorales [gerrymandering] qui transgressent les principes démocratiques.
Le mérite technocratique n’est pas parvenu à assurer un juste mode de gouvernance, et il a érodé le projet civique. Aujourd’hui, le bien commun est d’abord compris en termes économiques : il est moins attaché à la recherche de la solidarité ou à l’approfondissement des liens citoyens qu’à la satisfaction des préférences des consommateurs mesurée par le PNB. Avec pour résultat un discours public appauvri.
Ce que certains appellent encore parole politique est soit un bavardage étroit, managérial et technocratique qui n’inspire personne, soit un concert de cris où les participants s’ignorent et ne s’écoutent pas. Face à cette vacuité du discours public, les citoyens de toutes obédiences politiques se sentent frustrés ou dépossédés. Ils comprennent que les décisions politiques peuvent être prises en l’absence de tout débat sérieux ; ils se rendent compte qu’elles le sont ailleurs, à l’abri du regard des citoyens : par des agences administratives (souvent tributaires des industries qu’elles régulent), par les banques centrales et les marchés obligataires, enfin par les lobbys qui achètent leur influence auprès des gouvernants en contribuant financièrement à leurs campagnes électorales.
Ce n’est pas tout. Au-delà de l’évidement du discours public, le règne du mérite technocratique a reconfiguré les termes de la reconnaissance sociale : il a accentué le prestige des classes supérieures et déprécié la contribution des travailleurs les plus modestes en érodant leur statut social et leur amour-propre. C’est cet aspect du mérite technocratique qui est le plus directement responsable du mouvement de colère contemporain..."
Byung-Chul Han, "La Société de la fatigue" (2010), "La Société de la transparence" (2012)
Byung-Chul Han s’est d’abord formé en métallurgie à Séoul. Dans les années 1980, il s’installe en Allemagne pour étudier la philosophie, la littérature allemande et la théologie à Fribourg et à Munich. Il obtient un doctorat sur Heidegger et devient ensuite professeur à l’Université de Bâle, puis à la Hochschule für Gestaltung (Karlsruhe), et enfin à l’Université des arts de Berlin (UdK). Il est l’auteur d’une trentaine d’essais brefs, philosophiques et sociologiques, traduits dans plus de 20 langues.
Dans "La Société de la fatigue" (Müdigkeitsgesellschaft, 2010), il nous montre comment la société moderne pousse les individus à une auto-exploitation : ils se pressurent eux-mêmes au nom de la performance. Le résultat n’est plus la répression, mais la dépression, le burn-out et l’épuisement.
Avec "La Société de la transparence" (Transparenzgesellschaft, 2012), il ajoute que dans cette société, tout doit être visible et Han y voit un totalitarisme de la positivité : plus de secrets, plus d'altérité, juste une exposition sans fin de soi. Dans "Psychopolitique. Le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir" (Psychopolitik, 2014), Han décrit comment le pouvoir exploite aujourd’hui la liberté elle-même : les individus collaborent volontairement à leur propre assujettissement, par l’usage des technologies et des réseaux sociaux. Dans "L'Agonie de l’Éros" (Agonie des Eros, 2012), il observe la disparition du désir, remplacé par une jouissance sans altérité. L’autre devient un miroir, non plus un mystère. L’érotisme cède à la consommation d’images. Et "The Crisis of Narration" (Die Krise der Narration, 2024), Han analyse comment les plateformes numériques ont fragmenté les récits collectifs, rendant impossible toute construction de sens ou d’histoire commune.
"La Société de la fatigue" (Müdigkeitsgesellschaft, 2010), Byung-Chul Han
Byung-Chul Han écrit "Müdigkeitsgesellschaft" dans un contexte où l’idéologie néolibérale de performance et de positivité s’impose partout — de la sphère économique à la sphère intime. Han entend proposer une diagnose des pathologies de notre époque : épuisement, dépression, troubles anxieux — non comme conséquences d’un excès de négativité (violence, interdits), mais d’un excès de positivité. Il ne s’agit plus d’une société de la discipline (comme chez Foucault), mais d’une société de la performance, où l’on s’exploite soi-même.
L’ennemi d’aujourd’hui n’est plus viral, mais neuronal. Le mal moderne n’est plus un virus venu de l’extérieur, mais une implosion intérieure de l’individu qui veut tout faire, tout réussir, tout montrer. La violence du système repose désormais sur le volontariat, la transparence, la motivation. Le sujet contemporain est un entrepreneur de lui-même, il n’est plus dominé par un maître : il se pousse lui-même jusqu’à l’épuisement.
Ce ne sont plus les interdits qui nous aliènent, mais la nécessité d’être performant, visible, productif, optimiste : le burn-out n’est pas une maladie professionnelle, mais la conséquence d’une exploitation de soi par soi-même. Et Han en appelle à un retour de la négativité : s’arrêter, ne rien faire, contempler, dormir, rêver. C’est là que l’humanité survit. (traduction Presses Universitaires de France, 2024).
Ce livre est une source majeure pour comprendre l’essor contemporain de la fatigue, de l’ennui, du refus du travail (antiwork), et des critiques de la "toxicité productive" (productivity toxicity).
'La société disciplinaire de Foucault, composée d’hôpitaux, d’asiles de fous, de prisons, de casernes et d’usines, n’est plus la société d’aujourd’hui.
Une tout autre société a pris sa place depuis longtemps, une société faite de studios de remise en forme, de tours de bureaux, de banques, d’aéroports, de shopping malls et de laboratoires génétiques. La société du XXIe siècle n’est plus la société disciplinaire, c’est une société de performance. Ses habitants ne portent plus non plus le nom de « sujets de l’obéissance », ce sont des sujets de la performance, des entrepreneurs d’eux-mêmes.
Qu’ils paraissent archaïques, aujourd’hui, ces murs des institutions disciplinaires qui séparent les espaces du normal et ceux de l’anormal !
L’analytique du pouvoir de Foucault ne peut décrire les transformations psychiques et topologiques qui se sont déroulées avec le passage de la société disciplinaire à la société de performance. Même le concept souvent utilisé de « société de contrôle » ne rend pas compte de cette mutation. Il contient encore trop de négativité.
La société disciplinaire est une société de la négativité. Elle est définie par la négativité de l’interdiction, le verbe modal négatif qui la domine est « ne pas avoir le droit ». Lui aussi est porteur d’une négativité, celle de la contrainte. La société de performance se débarrasse de plus en plus de la négativité. La dérégulation croissante l’abolit justement. La capacité délimitée est le verbe modal positif de la société de performance. Son pluriel collectif dans l’affirmation « Yes, we can » exprime justement le caractère de positivité de la société de performance. L’interdiction, le commandement ou la loi cèdent la place au projet, à l’initiative et à la motivation.
La société disciplinaire est encore dominée par le non. Sa négativité produit des fous et des criminels. La société de performance, pour sa part, produit des dépressifs et des ratés.
(...)
Le sujet de la performance est dégagé de toute instance de domination extérieure qui le forcerait à travailler, et a fortiori qui l’exploiterait. Il est maître et souverain de sa propre personne. Ainsi, il n’est soumis à nul autre qu’à lui-même. Il se distingue en cela du sujet d’obéissance. La disparition de l’instance de domination ne conduit pas à la liberté. Elle fait au contraire coïncider liberté et contrainte. Ainsi, le sujet de performance s’abandonne à la liberté contraignante ou à la libre contrainte pour maximiser la performance. L’excès de travail et de performance s’exacerbe pour devenir une exploitation de soi. Celle-ci est plus efficace que l’exploitation par un tiers, car elle va de pair avec le sentiment de liberté. L’exploiteur est, dans le même temps, l’exploité. Il n’est plus possible de faire la distinction entre coupables et victimes. Cette autoréférentialité produit une liberté paradoxale qui transforme en violence les structures de contrainte qui lui sont inhérentes. Les pathologies psychiques de la société de performance sont précisément les manifestations pathologiques de cette liberté paradoxale..."
"The No Asshole Rule" (Robert I. Sutton, 2007)
Robert I. Sutton (1954) est un psychologue organisationnel et professeur américain renommé, spécialisé dans la gestion, le comportement organisationnel et le leadership. Il est surtout connu pour ses travaux sur les environnements de travail toxiques, l’innovation et le management dans les entreprises. "The No Asshole Rule: Building a Civilized Workplace and Surviving One That Isn't" (2007, "Objectif zéro sale con !", Éditions Pearson, 2008 ) fut son premier bestseller qui a attiré une large attention internationale. Sutton y examine les effets destructeurs des personnalités toxiques au travail (notamment les "connards", terme volontairement provocateur), et propose des stratégies pour créer un environnement professionnel sain. Dans "Good Boss, Bad Boss: How to Be the Best... and Learn from the Worst" (2010), il analyse les comportements des bons et des mauvais managers et offre des recommandations pratiques pour diriger avec intelligence émotionnelle et efficacité. Dans "Scaling Up Excellence: Getting to More Without Settling for Less" (2014, coécrit avec Huggy Rao), il évoque la manière d'étendre les bonnes pratiques organisationnelles à grande échelle sans en compromettre la qualité, dénonce les abus de pouvoir et propose des solutions pour des environnements respectueux. "The Asshole Survival Guide: How to Deal with People Who Treat You Like Dirt" (2017) fait suite à son premier livre et nous propose un guide susceptible de nous aider à gérer les personnes toxiques, que ce soit au travail ou dans d'autres contextes sociaux.
Le « trou-du-cul » au travail est ici un véritable problème systémique. Sutton définit le "asshole" comme une personne qui humilie, intimide ou rabaisse les autres, souvent sous couvert de performance ou de pouvoir. Il distingue les assholes temporaires (effet de stress ou isolement) des assholes chroniques, dont les comportements destructeurs sont constants. Ces comportements peuvent être institutionnalisés dans certaines cultures d'entreprise, notamment celles valorisant l’agressivité ou le « star system ».
Les recherches citées montrent que le harcèlement et la peur réduisent la performance cognitive, la créativité, la motivation et la collaboration. La présence d’un seul "toxic agent" dans une équipe peut faire chuter drastiquement la productivité collective et augmenter le turnover. Les coûts cachés (absentéisme, erreurs, départs, recours juridiques) sont immenses, souvent supérieurs aux gains obtenus par ces individus.
Sutton préconise une règle formelle dans les organisations : tolérance zéro pour les comportements abusifs, même de la part de top performers. Cela suppose un changement culturel, des systèmes de signalement efficaces, et une réévaluation des critères de succès. Il propose aussi des outils pour se protéger individuellement si l’on travaille dans un environnement non réformable. L'un des messages implicites du livre est que la dignité humaine doit être une norme managériale, au même titre que l'efficacité ou la rentabilité.
"The No Asshole Rule" est bien plus qu’un pamphlet contre les collègues toxiques : c’est un plaidoyer pour une morale professionnelle fondée sur la décence, la responsabilité et le respect mutuel. Sutton y articule une éthique du travail qui valorise la vertu autant que la performance, en soulignant que la véritable excellence organisationnelle repose sur la reconnaissance du mérite éthique, et non sur la tolérance à la brutalité.
Le discours sur la paresse des citoyens et la valorisation du travail comme valeur morale et politique n’est pas une exception française : il traverse les cultures néolibérales, confucéennes, protestantes, autoritaristes, et technocratiques. Il sert souvent à légitimer des réformes économiques libérales, à réduire les protections sociales, et à responsabiliser les individus au détriment des explications structurelles...
En Chine, Xi Jinping insiste sur la "morale du travail", la lutte contre la paresse et la corruption, et la nécessité de se mériter la prospérité. La rhétorique officielle oppose le labeur discipliné du peuple chinois à la décadence hédoniste occidentale. Au Japon, le travail acharné est une valeur centrale de la société. Les gouvernements, notamment depuis les années 1990, dénoncent la baisse de productivité et le manque d’engagement chez certains jeunes (freeters, hikikomori). Le discours politique met en avant les vertus de l’effort, de la rigueur et de la loyauté à l’entreprise comme piliers de la nation. En Allemagne, Angela Merkel a souvent insisté sur la nécessité du travail sérieux, de la discipline, et de l’effort dans le contexte des réformes Hartz (2003–2005) et de la politique d’austérité post-crise 2008. Elle critiquait implicitement la "culture de l’assistanat" dans certains pays européens (notamment du Sud). Aux États-Unis, la culture américaine valorise fortement le work ethic, hérité du protestantisme (thèse de Max Weber). Le travail est vu comme une preuve de vertu morale. Au Royaume-Uni, Margaret Thatcher fustigeait la "culture de la dépendance" et prônait la responsabilité individuelle et l’auto-assistance. Bien que social-démocrates, des leaders comme Anders Fogh Rasmussen (Danemark) ou Fredrik Reinfeldt (Suède) ont parfois défendu l'idée que le système social ne doit pas encourager la dépendance mais récompenser le mérite....
FRANCE : le mérite comme outil de discipline sociale
« Ceux qui ne sont rien » (Emmanuel Macron, 2017) ...
Cette phrase prononcée par un président de la république au pouvoir exorbitant et à la culture politique discutable, visait à défendre les entrepreneurs innovants, opposés implicitement à ceux qui restent « sans projet ». On retrouve ici cette fameuse simplification de la binarité morale, les « méritants » (dynamiques, adaptables) vs les « assistés » (immobiles, passifs), et une lecture individualiste du succès selon laquelle chacun serait responsable de sa trajectoire, indépendamment de son origine sociale ou de son capital culturel. Il faut ajouter que le candidat qui s'était imposé comme pourfendeur de la dépense publique, - et reparti avec le bilan financier le plus désastreux d la Ve République -, le grand rénovateur de la vie politique, - mais incapable d'organiser le moindre consensus -, fut porté par un électorat à la plus forte concentration de retraités et de bourgeois des centres-villes et incarnant un conservatisme particulièrement simplificateur ..
Frédéric Lordon, économiste et philosophe, auteur de "La Société des affects", 2013) critique la réduction du travail à un simple levier d’obéissance affective.
Il montre que le capitalisme colonise les désirs des individus : on leur inculque le goût de la réussite comme seul horizon. Le mérite devient un outil de capture des subjectivités, qui masque les rapports de domination.
- Lordon articule sa pensée à partir de Spinoza - sa grille d'analyse des affects est fondamentale
ici : les humains sont avant tout des êtres de désirs et d'affects (joie, tristesse, espoir, crainte...). Leur "conatus" (effort pour persévérer dans son être) se manifeste par la recherche de ce qui augmente leur puissance d'agir (joie) et la fuite de ce qui la diminue (tristesse). Le travail n'échappe pas à cette dimension affective fondamentale. Il est un lieu majeur d'investissement affectif et de recherche de satisfaction.
- Le capitalisme contemporain, selon Lordon, a parfaitement compris cette nature affective humaine. Il ne se contente pas d'acheter du temps de travail ou des compétences ; il cherche à capturer et orienter les affects mêmes des travailleurs. L'objectif n'est plus seulement l'obéissance externe (comme dans le taylorisme classique), mais une adhésion intime, un engagement subjectif et émotionnel au service des objectifs de l'entreprise.
- Lordon analyse l'entreprise comme un "dispositif d'affectation". Elle met en place tout un ensemble de techniques (management, culture d'entreprise, évaluation, communication, symbolique...) pour produire chez les salariés les affects désirables (enthousiasme, implication, loyauté, flexibilité) et réprimer les affects indésirables (méfiance, colère, résistance, lassitude).
Le travail devient ainsi le terrain d'une "ingénierie des affects" au service de la productivité et du profit.
- La réduction du travail à un "levier d'obéissance affective" signifie que l'entreprise cherche à obtenir bien plus qu'une exécution des tâches. Elle vise à faire vouloir aux salariés ce que l'entreprise veut, à faire intérioriser ses objectifs comme leurs propres désirs. Cette obéissance est "affective" car elle passe par la manipulation des émotions et des désirs profonds : susciter l'enthousiasme pour un projet, la peur de perdre son emploi, la culpabilité de ne pas en faire assez, la fierté d'appartenance, la compétition entre collègues... C'est une forme d'aliénation renouvelée et plus profonde : non seulement le travailleur est séparé du produit de son travail, mais il est incité à aliéner ses propres affects et désirs au profit de la logique capitaliste.
- La Production du "Consentement Triste" ...
Lordon souligne que cette mobilisation affective constante est épuisante et souvent source de "tristesse" au sens spinoziste (diminution de la puissance d'agir). Les injonctions à l'enthousiasme permanent, à l'auto-exploitation "joyeuse" ("Do what you love"), génèrent en réalité du stress, de l'anxiété, du cynisme et du burn-out. C'est un "consentement triste" : les salariés adhèrent (ou feignent d'adhérer) aux valeurs de l'entreprise, mais au prix d'une souffrance affective et d'une perte d'autonomie.
- Et Critique de l'Ideal du "Travail Passion" : Lordon déconstruit l'idéal contemporain du travail comme épanouissement passionnel. Il montre comment cette injonction à "faire ce qu'on aime" est un levier particulièrement puissant d'obéissance affective. Elle pousse à l'auto-exploitation (travailler plus, sans compter, par "passion") et rend la critique du travail plus difficile (critiquer son travail devient critiquer sa passion, donc une part de soi-même).
Une critique radicale de la psychologisation du management et de l'idéologie du "travail-passion"...
"... Le capitalisme en ses régimes historiques de désirs et d’affects
Cette structure élémentaire du rapport salarial constitue par soi un certain régime de désirs et d’affects, c’est-à-dire de mise en mouvement des corps salariés. Ce qui meut ici les salariés toutefois tient au désir non de poursuivre un bien mais d’éviter un mal – le mal du dépérissement matériel et biologique. Le premier aiguillon du mouvement salarié, conceptuellement et historiquement, c’est la peur de mourir et le désir de ne pas – où l’on aperçoit incidemment que le désir n’est pas forcément l’élan positif et joyeux qu’on se représente spontanément. Et en effet : dans la première réalisation historique du rapport salarial – qui ne va pas au-delà de ses formes élémentaires – la mise en mouvement des corps salariés s’effectue dans une atmosphère d’affects tristes : la peur de la misère. Peur du dépérissement, désir vital d’accéder à l’argent, devenu dans les structures sociales du capitalisme le point de passage obligé de la persévérance dans l’être : cela est bien un régime de désirs et d’affects.
Mais la force du capitalisme, c’est d’avoir dépassé ses formes élémentaires. Et de même que ses configurations institutionnelles ont évolué dans l’histoire, de même, et corrélativement, ses régimes de désirs et d’affects se sont-ils transformés. Le capitalisme fordien représente incontestablement une mutation de grande ampleur sous ce rapport : l’entrée de l’accumulation dans un régime de croissance forte et durable n’a en effet pas seulement pour propriété de stabiliser les conditions de reproduction matérielle des salariés par le plein-emploi et la forte progression des salaires, donc de faire régresser les affects tristes de la précarité vitale ; ce nouveau régime a aussi pour effet d’y ajouter des affects joyeux liés à l’entrée du salariat dans la consommation de masse, c’est-à-dire à la satisfaction du désir d’objets marchands à une échelle inédite. La libération du désir acquisitif, rendue possible par l’extension de l’offre et la solvabilisation de la demande, est au principe d’un remaniement très profond de la complexion passionnelle du salariat, portée non plus seulement à souffrir la mobilisation coercitive sous l’aiguillon de la faim, mais également à jouir des joies de la marchandise, d’ailleurs à un degré d’attachement dont on sait maintenant qu’il aura offert au capitalisme un surplus d’adhésion que Marx ne pouvait imaginer, et par là l’un de ses ancrages politiques les plus solides...."
ALLEMAGNE : performance et responsabilité individuelle
Les Réformes Hartz (2003–2005),sous Gerhard Schröder, ont réduit les allocations chômage, incité les chômeurs à reprendre n’importe quel emploi (sous peine de sanctions), et renforcé les emplois précaires. On parle alors de “Fördern und Fordern” : encourager et exiger. Elles ont institué une morale de la performance et une suspicion envers les « parasites du système ».
Byung-Chul Han, dans "La Société de la transparence" (2012) et "La Société de la fatigue" (2010), décrit cette réforme comme le passage de la société disciplinaire à la société de performance. Le sujet n’est plus contraint par un extérieur (surveillance) mais s’auto-exploite dans la quête de performance. Cela conduit à un burn-out généralisé, car l’échec est perçu comme faute morale individuelle.
CHINE : vertu confucéenne et moralisation autoritaire du travail
Le Discours de Xi Jinping sur la « grande renaissance de la nation chinoise » est l'occasion pour le Parti communiste chinois de valoriser le travail acharné, la discipline collective, l’autosacrifice pour la nation, et de condamner les jeunes du mouvement tang ping (« rester allongé ») qui rejettent la pression sociale et professionnelle.
On retrouve ici un discours moral contre la paresse, présenté comme une trahison du progrès collectif, une stratégie de culpabilisation sociale et de contrôle des affects.
Byung-Chul Han, bien que sud-coréen, applique ses analyses à l’Asie orientale pour contester la survalorisation du travail, vue comme une vertu morale, et la production d'une société sacrificielle. Il parle de "positivité toxique" , par excès de motivation, d’auto-optimisation, de compétition.
ÉTATS-UNIS : success story et idéologie du self-made man
Ronald Reagan a popularisé en son temps l’idée que des individus profitaient des aides sociales sans travailler — stigmatisant en particulier les femmes noires urbaines (la fameuse « welfare queen »). Une dénonciation qui a permis non seulement de justifier la réduction des droits sociaux, mais aussi de moraliser la pauvreté : être pauvre, c’est être irresponsable ou paresseux.
Eva Illouz (1961) est une sociologue franco-israélienne, spécialisée dans l’étude des émotions, des relations intimes, de la culture capitaliste, et du pouvoir symbolique dans les sociétés modernes. Elle est aujourd’hui considérée comme l’une des figures majeures de la sociologie critique contemporaine.
Elle montre dans "Pourquoi l’amour fait mal" (2012) et dans "Les émotions contre la démocratie" (2019), que les émotions sont devenues des leviers de gouvernement. Le capitalisme américain utilise la rhétorique émotionnelle de la réussite (confiance en soi, pensée positive) pour masquer l’inégalité structurelle. Le mérite est transformé en narratif émotionnel : « si tu n’y arrives pas, c’est que tu n’y crois pas assez »...
Les émotions sont devenues des dispositifs de pouvoir. Le défi contemporain est de réarticuler l’émotion à la critique, pour qu’elle serve une démocratie plus juste, et non son démantèlement. "Pourquoi l’amour fait mal" (Seuil, 2012), non pas à cause d’un déficit individuel ou psychologique, mais parce qu’il est structuré socialement dans un monde néolibéral fondé sur la marchandisation des relations, la psychologisation du lien affectif,la tyrannie du choix.. Le marché et la psychologie ont remodelé les règles de l’amour, et ce remodelage produit de la souffrance.
"... Tout au long du XXe siècle, l’idée selon laquelle le malheur amoureux incombe à l’individu seul, qu’il se l’inflige à lui-même, a rencontré un succès immense, peut-être parce que la psychologie offrait la promesse consolatrice que l’individu pouvait surmonter et sublimer son malheur amoureux. Les expériences amoureuses douloureuses furent un moteur puissant qui mobilisa une myriade de professionnels spécialisés (psychanalystes, psychologues, et thérapeutes en tous genres), mais aussi l’édition, la télévision, et de nombreuses autres industries médiatiques. La croyance profondément enracinée que nos malheurs sont le fruit direct de notre histoire psychique, que la parole et le savoir sur soi ont des vertus curatives, et que l’identification des motifs et des sources de nos déboires aide à les surmonter a porté à son apogée l’industrie du self-help. Les souffrances de l’amour sont aujourd’hui seulement attribuées à l’individu, à son histoire privée, et à sa capacité à se façonner lui-même.
"Précisément parce que nous vivons à une époque où l’idée de responsabilité individuelle règne en maître, la vocation de la sociologie reste essentielle. De la même manière qu’il était audacieux, à la fin du XIXe siècle, d’affirmer que la pauvreté n’était pas le fruit d’une moralité douteuse ou d’une faiblesse de caractère mais le résultat d’un système d’exploitation économique, il est désormais urgent d’affirmer que les échecs de nos vies privées ne sont pas – ou pas seulement – le résultat de psychés défaillantes, mais que les vicissitudes et les malheurs de nos vies amoureuses sont le produit de nos institutions. L’objectif du présent ouvrage est ainsi de déplacer grandement l’angle d’analyse des maux affligeant les rapports amoureux contemporains. Des enfances dysfonctionnelles ou des psychés insuffisamment conscientes d’elles-mêmes ne sont pas l’explication de ces maux, dont l’origine doit plutôt être trouvée dans l’ensemble des tensions et des contradictions sociales et culturelles qui structurent désormais les moi et les identités modernes...."
L'association entre travail et valeur morale est bien un phénomène mondial, mais ses formes, son intensité et ses justifications varient radicalement selon les contextes culturels, religieux et historiques (World Values Survey (WVS, dernière vague 2022), Pew Global Attitudes Survey,
ISSP 2020: Work Orientations IV). La cartographie des différences clés la plus usitée est la suivante ...
1. Pays de tradition protestante : L'éthique du travail comme devoir divin ...
Pays concernés : États-Unis, Royaume-Uni, Pays-Bas, Suisse, Scandinavie (avec des nuances).
Arguments dominants :
- Salut par le travail (héritage calviniste/luthérien) : Le succès matériel est un signe d'élection divine (Max Weber).
- "Self-made man" : Mythologie de l'individu qui réussit par son seul effort (ex: rêve américain).
- Punition morale du chômage : Les aides sociales y sont souvent stigmatisées (cf. welfare queens aux États-Unis).
Spécificités :
- Aux États-Unis, le travail est lié à l'identité nationale (cf. American Dream).
- En Suède, l'éthique protestante a fusionné avec l'État-providence : le travail est un devoir citoyen (solidarité collective).
2. Pays catholiques : Le Travail comme souffrance rédemptrice ou instrument social ...
Pays concernés : Italie, Espagne, Pologne, Amérique latine.
Arguments dominants :
- Valeur expiatoire : Le travail comme "croix" à porter (influence augustinienne).
- Travail familial/communautaire : Primat de la solidarité familiale sur la réussite individuelle (ex: lavoro nero en Italie).
- Méfiance envers la richesse : Tradition thomiste de méfiance envers l'accumulation (cf. usure).
Spécificités :
- En Amérique latine, le travail est souvent dissocié du mérite individuel : les inégalités sont attribuées à des structures coloniales (cf. penseurs décoloniaux comme Aníbal Quijano).
- En Pologne, l'Église catholique insiste sur la dignité du travail (encyclique Laborem Exercens de Jean-Paul II), mais sans culte de la performance.
3. Pays asiatiques : Le Travail comme devoir collectif et harmonie sociale
Japon ...
- Bushidō économique : L'éthique samouraï appliquée au travail (loyauté, discipline).
- La Mort par le surtravail (karōshi) comme pathologie sociale.
- Et la Critique récente : le Mouvements comme Hikikomori ou FIRE (Financial Independence, Retire Early) rejettent ce modèle.
Chine/Corée du Sud ...
- Confucianisme : Le travail comme contribution à l'harmonie sociale et familiale.
-Méritocratie d'État : En Chine, le discours communiste récupère le travail comme service à la nation.
- Pression extrême : En Corée du Sud, la compétition scolaire (hakbeol) légitime les inégalités par le "mérite".
4. Pays post-soviétiques : Le Travail comme survivance idéologique
Russie, Biélorussie :
Héritage soviétique : Le travail comme "devoir héroïque" (stakhanovisme), mais aussi méfiance envers l'État.
Capitalisme autoritaire : Poutine vante le travail comme patriotisme, tout en niant les inégalités.
5. Pays du Sud global : Le Travail comme survie vs héritages coloniaux
Afrique du Sud/Nigéria; un double discours ...
- Éthique protestante importée (via colonisation) : valorisation du travail "formel".
- Dévalorisation du travail informel (80% des emplois en Afrique subsaharienne), pourtant vital.
Race et travail : L'apartheid a racialisé la valeur morale du travail (cf. études de Mahmood Mamdani).
Inde ...
- Système des castes : Le travail manuel (Dalits) est historiquement "impur", contrairement au travail intellectuel (Brahmines).
- Neo-méritocratie : Les nouvelles élites tech (Bangalore) invoquent le mérite pour masquer les privilèges de caste (cf. Ajantha Subramanian).
6. Contre-exemples : Des Sociétés où le travail n'est pas central ...
Cultures nordiques (Danemark, Norvège) ...
- Moindre centralité grâce à l'État-providence : le bonheur ne dépend pas du statut professionnel (cf. hygge).
- Flexisécurité : Le chômage n'est pas une faute morale.
Sociétés autochtones (Amérique latine, Océanie) :
Ou le Travail vs "bonne vie" , chez les Mapuche (Chili) ou les Aborigènes d'Australie, le travail est subordonné à l'harmonie avec la nature (Sumak Kawsay) ...