Autocraty & Populism - Masha Gessen, "Surviving Autocracy" (2020, Survivre à l'autocratie) - Yascha Mounk, "The People vs. Democracy: Why Our Freedom Is in Danger and How to Save It", (2018, Le Peuple contre la démocratie) - Timothy Snyder, "On Tyranny: Twenty Lessons from the Twentieth Century (2017, De la tyrannie : Vingt leçons du XXe siècle pour résister au présent) -Jan-Werner Müller, "What Is Populism?" (2016, Qu'est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace) - ...
Last update: 02/02/2025
La vulnérabilité des démocraties à l'autocratie et à la demande d'autorité – est un sujet majeur de la science politique contemporaine : l'autocratie est un risque latent dans tout exercice du pouvoir, et son caractère le plus pernicieux dans une démocratie est sa capacité à s'installer de manière progressive et souvent imperceptible, jusqu'à un point de non-retour où il devient extrêmement difficile de la combattre...
Une fois le processus enclenché, il est extrêmement ardu de l'inverser ...
Le point de bascule ("the tipping point") : Il arrive un moment où les institutions clés (la justice, la police, l'administration électorale) sont contrôlées par des loyalistes. À ce stade, les élections ne sont plus libres, et la justice n'est plus indépendante.
Le régime peut se perpétuer indéfiniment en ayant l'apparence de la légalité...
- L'émiettement de l'opposition : L'autocrate travaille à diviser et affaiblir l'opposition, qui peine à former un front uni pour le contrer.
- L'habituation et la fatigue : La population peut finir par s'habituer à la nouvelle normalité, par lassitude ou par peur des représailles. L'énergie nécessaire pour restaurer la démocratie est immense.
- Et lorsque l'État ou les médias qu'il contrôle définissent seuls la "vérité", il devient presque impossible pour les citoyens de s'accorder sur des faits communs pour fonder une opposition cohérente ...
C'est l'École de Francfort via son ouvrage fondateur qui a principalement étudié et théorisé «The Authoritarian Personality» (1950, Theodor W. Adorno, Else Frenkel-Brunswik, Daniel J. Levinson,R. Nevitt Sanford) ...
Cette étude monumentale a été financée par l'American Jewish Committee dans le but de comprendre les préjugés antisémites et les facteurs psychosociaux qui avaient permis la montée du nazisme en Allemagne. Les chercheurs cherchaient à identifier et à mesurer ce qu'ils ont appelé la "personnalité autoritaire" ou "potentiellement fasciste" (le syndrome "F" pour "Fascisme"). Leur hypothèse était que certains individus, en raison de leur structure de personnalité profonde, étaient plus susceptibles d'adhérer à des idéologies antidémocratiques et ethnocentriques. L'étude est célèbre pour avoir développé plusieurs échelles de mesure, dont la plus connue est l'"Échelle F" (F pour Fascisme), conçue pour évaluer les tendances autoritaires sans poser de questions explicitement politiques.
L'étude a été un événement majeur. Elle a offert une explication psychosociologique puissante à la montée du fascisme, déplaçant l'analyse de la simple idéologie vers la structure psychique des individus. Elle a inauguré des décennies de recherches sur les préjugés, l'ethnocentrisme et l'extrémisme politique. Le concept de "personnalité autoritaire" est devenu un classique incontournable : mais ne put expliquer l'autoritarisme des régimes communistes, où l'on trouve pourtant des traits similaires (soumission à l'autorité, conventionalisme idéologique, agressivité envers les ennemis de classe). Fut reprocher à cette étude de négliger les facteurs sociaux, économiques et historiques (crise économique, instabilité politique, propagande) au profit d'explications purement psychologiques...
Une personnalité autoritaire se reconnaîtrait ainsi à une combinaison de plusieurs attitudes ...
- Soumission conventionnelle : Adhésion rigide et non critique aux valeurs et normes traditionnelles de son groupe social (ex. : "Il faut préserver les valeurs familiales traditionnelles à tout prix").
- Autoritarisme et agression : Tendance à être vigilant, méfiant, punitif et agressif envers ceux qui enfreignent ou remettent en question les conventions établies.
- Anti-intellectualisme et irrationalité : Méfiance envers la pensée critique, subjective et créative. Préférence pour les réponses simples, concrètes et stéréotypées.
- Mentalité de "nous contre eux" : Pensée rigide et catégorique. Le monde est divisé en groupes forts et faibles, purs et impurs.
- Cynisme et projectivité : Croyance que le monde est un endroit dangereux et corrompu où "chacun pour soi" est la règle. Tendance à projeter ses propres pulsions inavouées (sexuelles, agressives) sur les autres groupes (ex. : "Ce sont eux les pervers, pas nous").
- Préoccupation pour le statut et le pouvoir : Forte sensibilité à la hiérarchie. Admiration pour les figures puissantes (les "forts") et mépris pour les groupes perçus comme faibles ou inférieurs.
- Destructivité et cynisme : Croyance générale que les êtres humains sont fondamentalement mauvais et qu'il est justifié d'être cruel envers ceux qui le méritent.
- Sexualisation excessive : Préoccupation exagérée par les questions sexuelles, souvent teintée de puritanisme et de peur.
Les théoriciens de la personnalité autoritaire (comme Theodor Adorno) liaient ce profil à un style éducatif particulier durant l'enfance : des parents qui utilisent une discipline sévère et punitive, un conditionnement basé sur la peur de la punition plutôt que sur la compréhension, l'imposition de règles absolues sans explication, un amour parental conditionnel ("Je t'aime seulement si tu obéis"). Cet environnement amènerait l'enfant à réprimer ses pulsions et sa hostilité envers ses parents (qu'il ne peut pas exprimer) et à les déplacer plus tard sur des boucs émissaires ou des groupes marginalisés.
Le concept est né pour comprendre la montée du fascisme en Europe. Il est donc très marqué par son époque. Les premières études ciblaient principalement l'autoritarisme de droite ...
On parle aujourd'hui aussi d'autoritarisme de gauche, bien qu'il puisse prendre des formes différentes. Le psychologue Bob Altemeyer est celui qui a ravivé et modernisé l'étude de la personnalité autoritaire à partir des années 1980 ...
C'est dans "Right-Wing Authoritarianism" (1981) puis dans "Enemies of Freedom: Understanding Right-Wing Authoritarianism" (1988) qu'il présente la théorie mature du RWA (Right-Wing Authoritarianism), ses échelles de mesure et les résultats de ses nombreuses expériences, l'ensemble défini par trois piliers : soumission à l'autorité légitime, agressivité autoritaire envers les cibles désignées par cette autorité, conventionalisme (adhésion forte aux conventions sociales). Plus tard, Altemeyer a publié un livre qui sert de synthèse finale et qui est disponible gratuitement en ligne, ce qui en fait une ressource inestimable, "The Authoritarians" (2006).
Globalement, c'est une prédisposition qui, dans un contexte social et politique favorable, peut contribuer à l'émergence de régimes autoritaires.
Et nous n'oublierons pas que l'autoritarisme est un système qui se nourrit à la fois de la soumission contrainte et de l'acceptation fabriquée d'une partie de la population. Il a besoin de "soumission" pour fonctionner ...
Masha Gessen ou Timothy Snyder insistent, entre autres auteurs, sur le fait que la démocratie n'est pas un état stable acquis une fois pour toutes, mais un processus qui nécessite une défense active....
La plus grande force d'une démocratie – ses freins et contrepoids, son respect des libertés – peut devenir sa plus grande faiblesse face à un acteur déterminé à les démanteler pour concentrer le pouvoir. La meilleure défense reste donc la vigilance citoyenne, une presse libre et robuste, et une opposition politique unie autour de la défense des règles démocratiques fondamentales, avant qu'il ne soit trop tard. Et l'on constate dans toutes nos démocraties une lente érosion des libertés, souvent acceptées, par indifférence ou par peur de l'autre, mais aussi par l'acceptation de formules toutes faites, médiatisées à outrance : et notre incapacité à formuler des interprétations critiques en mesure d'ouvrir débats et discussions. Une érosion non seulement de la liberté mais de la conscience ...
Nous le voyons, nos démocraties connaissent toutes, certaines plus que d'autres (les Etats-Unis, le Royaume Uni, la France), des débats le plus souvent sans consistance si ce n'est des invectives, des condamnations d'ordre moral, des appels à l'autorité. Parmi ces invectives, cette haine viscérale qui scinde aujourd'hui nombre de sociétés, s'imposent désormais dans les médias des condamnations sans appel, "fasciste", "totalitaire", "nazisme", des termes au sens historique parfaitement définis, mais ici détournés et consommés comme des argumentaires en charge de solder toute discussion ou échange politique.
Gessen rejette les débats sémantiques sur le terme "fasciste" ou "totalitaire" pour lui préférer le cadre de l'"autocratie"....
Les discours pro- et anti-Trump sont de nos jours symptomatiques de la pauvreté conceptuelle dans laquelle nous avons basculé, et que reprennent, à l'état brut, les jeunes générations. La puissance médiatique est imposante, elle régit des mots d'ordre et installe un ordre qui se veut moral avant d'être politique et rationnellement construit par l'échange. Gessen nous explique ainsi que traiter Trump comme un président "normale" est une erreur catastrophique. Il faut le comprendre comme un "aspirant-autocrate". La répulsion qu'il inspire chez beaucoup n'est pas une simple opposition politique, mais une réaction de survie démocratique, du moins est-ce ainsi qu'ils semblent le ressentir. Ils perçoivent intuitivement la menace pour les institutions, mais cette menace est à double tranchant, le discours pro- est aussi insidieusement dangereux pour notre démocratie que celui qui le combat. L'incapacité à conceptualiser correctement la menace a rendu l'opposition faible et inefficace, se contentant souvent de s'indigner sans construire une stratégie cohérente et entraînant avec elle une extrême polarisation des positions : car il s'agit bien de position, non d'idées ...
Gessen critique sévèrement les médias et l'opposition politique qui, dit-elle, utilise un cadre d'analyse traditionnel ("gauche-droite") qui était inadéquat, qui se concentrent sur chaque scandale (les "arguments" factuels quotidiens) au lieu de nommer la tendance globale : la méthode autocratique.
Dans un régime autoritaire classique, l'autocrate est visible. Dans une démocratie, il peut arriver au pouvoir par les urnes et ensuite grignoter les contre-pouvoirs de l'intérieur, en utilisant souvent des outils légaux.
C'est ce que le politologue Steven Levitsky appelle "l'installation lente de l'autocratie". Les signes avant-coureurs, souvent difficiles à percevoir sur le moment, incluent ...
- Le rejet (ou la manipulation) de la légitimité des opposants : L'autocrate en devenir présente ses adversaires non comme des concurrents légitimes, mais comme des ennemis du peuple, des traîtres, ou des élites corrompues. Cela permet de justifier des mesures répressives contre eux.
- L'affaiblissement des institutions de contrôle : La justice indépendante, la presse libre, les organismes de surveillance électorale sont discrédités ("justice partiale", "fake news") et leur pouvoir est rogné.
- La modification des règles du jeu : Réforme électorale, changement des constitutions ou des lois pour favoriser le parti au pouvoir et verrouiller le système.
- L'instrumentalisation de la peur : Un sentiment de crise permanent (immigration, terrorisme, insécurité économique) est entretenu pour justifier la concentration des pouvoirs et passer outre les libertés individuelles.
Le génie de cette méthode est qu'à chaque étape, l'autocrate peut prétendre agir "légalement" ou avec un "mandat du peuple". C'est une "autocratisation" par mille coupures, plutôt que par un coup d'État brutal.
Le problème est-il nouveau ?
Non, une fois de plus, le problème n'est pas nouveau, mais ses manifestations modernes sont spécifiques et peut-être plus insidieuses. Mais la grande Peur est ancienne ...
Le risque universel : la concentration du pouvoir ...
La philosophie politique, depuis ses origines, a identifié cette tendance naturelle du pouvoir à se concentrer et à s'étendre. Et tout détenteur de pouvoir, même bien intentionné, peut être tenté d'outrepasser ses limites pour imposer sa vision ou consolider sa position. Montesquieu, dans De l'esprit des lois, théorise la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) précisément comme un rempart contre cette tendance autocratique. Son idée est que "pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir". Le risque autocratique n'est donc pas une exception mais bien la menace contre laquelle les systèmes démocratiques ont été conçus. On l'oublie souvent ...
Le présidentialisme à la française est par exemple un anachronisme flagrant dans un monde peuplé de personnalités souvent équivoques ...
Les pères fondateurs des démocraties modernes craignaient déjà la "tyrannie de la majorité" (Alexis de Tocqueville) ou le despotisme. Platon, dans "La République", avertissait que la démocratie pouvait dégénérer en tyrannie, précisément à cause de la demande d'ordre face au chaos. Les années 1930 en Europe sont la preuve tragique que des démocraties peuvent succomber à des régimes autoritaires sur la base d'une demande populaire d'ordre et de grandeur nationale (Italie fasciste, Allemagne nazie)...
Dans le célèbre Livre VIII, Platon analyse les cycles de corruption des régimes politiques. Le déclencheur est effectivement le chaos démocratique poussant les citoyens à accepter n'importe quelle autorité promettant l'ordre, un désir désespéré d'ordre d'une société, face à un chaos qu'elle a elle-même engendré ..
Une analyse qui a résonné pendant des siècles comme un récit édifiant sur les vulnérabilités des systèmes démocratiques ...
1. L'excès de liberté en démocratie ...
Platon soutient que dans une démocratie, la valeur fondamentale est la liberté (eleutheria). Cependant, cette liberté devient excessive et sans frein. Il y a un rejet de toute autorité : les enfants défient leurs parents, les étudiants ignorent leurs professeurs et les citoyens méprisent les dirigeants. Cela conduit à une société sans structure ni normes partagées, où « l'anarchie s'infiltre dans les maisons privées » et où même les animaux deviennent libres et insolents.
2. La demande d'ordre et l'émergence du leader "providentiel" ..
Cette liberté extrême crée un état de chaos et de conflit. Comme Socrate l'explique, « trop de liberté semble se changer en rien de moins que trop de servitude ». Les citoyens se divisent. C'est dans cet environnement que le futur tyran émerge. Il se présente comme un « homme du peuple », un protecteur. C'est souvent une figure charismatique qui prétend défendre les pauvres contre les riches. Il propose des solutions simples à des problèmes complexes et promet de débarrasser la société de ses élites corrompues et de rétablir l'ordre.
3. La transition cruciale : du protecteur au tyran ...
Le peuple, las du chaos, accorde à ce leader des pouvoirs extraordinaires pour « résoudre » la situation. Platon utilise une métaphore puissante : « Le peuple met toujours en avant un homme comme son champion particulier, le nourrit et le rend grand. » (565c), « Et quand un tyran s'élève, c'est de cette protection unique qu'il sort. » (565d). Le leader, d'abord « protecteur », commence bientôt à accuser ses ennemis de comploter contre lui et le peuple. Il demande une garde personnelle pour sa protection. Le peuple, craignant un retour au chaos, la lui accorde.
4. L'instauration de la tyrannie ...
Une fois que le leader a sa propre armée privée, la transformation est complète. Il n'a plus besoin du consentement du peuple. Il se retourne contre ses ennemis, annule les dettes, redistribue les terres pour consolider son pouvoir et engage des guerres à l'étranger pour maintenir la population dépendante et distraite. Le champion du peuple devient son maître. La « demande d'ordre » a directement conduit à la perte de toute liberté.
Platon, à lire et relire, rien n'a véritablement changé ...
"... La même maladie, répondis-je, qui, née dans l’oligarchie, a causé sa ruine, naissant ici aussi de la liberté, s’y développe avec plus de force et de virulence et réduit à l’esclavage l’État démocratique ; car il est certain que tout excès amène généralement une violente réaction, soit dans les saisons, soit dans les plantes, soit dans les corps, et dans les gouvernements plus que partout ailleurs.
C’est naturel, dit-il.
L’excès de liberté ne peut donc, semble-t-il, aboutir à autre chose qu’à un excès de servitude, et dans l’individu, et dans l’État.
C’est en effet naturel.
Il est donc naturel, repris-je, que la tyrannie ne prenne naissance d’aucun autre gouvernement que du gouvernement populaire, c’est-à-dire, n’est-ce pas ? que de l’extrême liberté naît la servitude la plus complète et la plus atroce.
C’est logique en effet, dit-il.
Mais, repris-je, ce n’est pas cela, je pense, que tu me demandais, mais bien quelle est cette maladie qui, attaquant aussi bien bla démocratie que l’oligarchie, conduit la première à l’esclavage.
C’est vrai, répondit-il.
Eh bien, repris-je, j’entendais par là l’engeance des hommes oisifs et prodigues, les uns plus courageux qui sont à la tête, les autres plus lâches qui vont à la suite ; ce sont ces gens-là que nous assimilons, les uns à des frelons armés d’aiguillons, les autres à des frelons sans aiguillon.
Et à juste titre, fit-il.
Or, repris-je, ces deux espèces d’hommes, en quelque corps politique qu’elles se rencontrent, y jettent le même désordre que la pituite et la bile dans le corps ; ce sont deux fléaux que le bon médecin cet le sage législateur doivent surveiller de loin, à l’exemple d’un habile apiculteur, d’abord pour en empêcher la naissance, et, s’ils n’y réussissent pas, pour les retrancher le plus vite possible avec les alvéoles mêmes.
Oui, par Zeus, s’écria-t-il, c’est bien ce qu’il faut faire.
Voici maintenant comment il faut nous y prendre, pour voir plus clairement ce que nous cherchons.
Comment ?
Partageons par la pensée l’État démocratique en trois classes, dont il est en effet composé[41]. La première est cette engeance que la licence y développe den aussi grand nombre que dans l’oligarchie.
C’est vrai.
Seulement elle y est beaucoup plus virulente que dans l’oligarchie.
Comment ?
C’est que dans l’oligarchie, tenue en mépris et à l’écart des magistratures, elle est inexercée et sans force, au lieu que, dans la démocratie, c’est elle qui commande à peu près exclusivement, et ce sont les plus violents de ces meneurs qui parlent et qui agissent ; le reste, assis autour des tribunes, ebourdonne et ferme la bouche à tout contradicteur, en sorte que dans ce gouvernement toutes les affaires, à l’exception d’un petit nombre, passent par les mains de ces gens-là.
C’est bien cela, dit-il.
Il y a ensuite une autre classe qui se distingue toujours de la multitude.
Laquelle ?
Comme tout le monde recherche l’argent, ceux qui sont naturellement les plus ordonnés deviennent généralement les plus riches.
Naturellement.
C’est de là, j’imagine, que les frelons tirent le plus de miel et l’expriment le plus facilement.
Comment en effet, dit-il, en pourrait-on tirer de ceux qui n’ont presque rien ?
Aussi est-ce les riches de cette espèce, ce semble, qu’on appelle herbe à frelons.
C’est eux sans doute, répondit-il.
565 - La troisième classe, c’est le peuple, c’est-à-dire tous les ouvriers manuels et les particuliers étrangers aux affaires publiques qui n’ont qu’un petit avoir. Dans la démocratie, c’est la classe la plus nombreuse et la plus puissante, quand elle est assemblée.
En effet, dit-il ; mais elle n’est guère disposée à s’assembler, à moins qu’on ne lui donne une part de miel.
Aussi, repris-je, ne manque-t-on pas de lui en donner une, plus ou moins grande, selon que ses chefs peuvent dépouiller les riches de leur fortune et la partager au peuple en gardant pour eux la plus grosse part.
C’est ainsi en effet, dit-il, que se fait le partage.
Dès lors ces riches qu’on dépouille sont, je pense, obligés de se défendre : ils prennent la parole devant le peuple et ont recours à tous les moyens en leur pouvoir.
Sans doute.
Ils ont beau ne pas désirer de révolution : les autres ne les accusent pas moins de conspirer contre le peuple et d’être pour l’oligarchie.
Ils doivent s’y attendre.
Mais à la fin, quand ils voient le peuple, non par mauvaise volonté, mais par ignorance et séduit par leurs calomniateurs, essayer de leur faire du mal, calors, qu’ils le veuillent ou non, ils deviennent de vrais oligarques, et ce changement involontaire est encore un des maux que produit le frelon en les piquant.
C’est l’exacte vérité.
De là des dénonciations, des procès et des luttes entre les uns et les autres.
Assurément.
Le peuple n’a-t-il pas l’invariable habitude de choisir un favori qu’il met à sa tête et dont il nourrit et accroît le pouvoir ?
C’est en effet son habitude.
Il est donc évident, repris-je, que, si la tyrannie pousse quelque part, c’est sur la tige de ce protecteur, et non ailleurs, qu’elle éclot.
Tout à fait évident.
Et comment le protecteur du peuple commence-t-il à se transformer en tyran ? N’est-ce pas évidemment lorsque ce beau protecteur se met à faire ce qui est raconté dans la légende du temple de Zeus Lycéen en Arcadie ?
Que dit cette légende ? demanda-t-il.
Que lorsqu’on a goûté des entrailles humaines, coupées en morceaux parmi celles d’autres victimes, on est fatalement changé en loup. N’as-tu pas entendu conter cette histoire ?
Si,
De même quand le chef du peuple, trouvant la multitude dévouée à ses ordres, ne sait point s’abstenir du sang des hommes de sa tribu ; quand, par des accusations calomnieuses, méthode chère à ses pareils, il les traîne devant les tribunaux et souille sa conscience en leur faisant ôter la vie, qu’il goûte d’une langue et d’une bouche impies le sang de ses parents, qu’il exile et qu’il tue, et fait entrevoir le retranchement des dettes et un nouveau partage des terres, n’est-ce pas dès lors pour un tel homme une nécessité et comme une loi du destin ou de périr de la main de ses ennemis, ou de devenir tyran et d’être changé en loup ?
C’est une nécessité fatale, dit-il.
Le voilà donc, repris-je, qui part en guerre contre ceux qui ont de la fortune.
Oui.
Et si, après avoir été banni, il revient malgré ses ennemis, ne revient-il pas tyran achevé ?
Évidemment ..."
Ce qui est Nouveau ou différent aujourd'hui ...
- La Méthode : Comme le soulignent Levitsky et Ziblatt, la prise de pouvoir se fait moins par la violence brute que par l'érosion légale et le détournement des institutions ("How Democracies die" (2018), "Tyranny of the minority, why american democracy reached the breaking point" (2023).
- L'Accélérateur Technologique : Les médias sociaux et les chambres d'écho permettent une diffusion massive de la désinformation et un ciblage des angoisses des électeurs, créant un sentiment de crise permanent qui justifie la demande d'autorité.
- Le Contexte Post-Guerre Froide : La fin de l'affrontement bipolaire a affaibli l'impératif de cohésion démocratique face à un bloc rival bien défini. La menace semblait devenir plus diffuse, venant à la fois de l'extérieur (autoritarisme russe ou chinois) et de l'intérieur. Et voici que des pseudo dirigeants tentent pourtant de réanimer le spectre des menaces, une méthode classique et efficace de conservation du pouvoir.
- L'érosion de la culture politique : la culture politique des pseudos dirigeants et politiciens, commentateurs et experts médiatiques de toute nature, est l'une des grandes faiblesses de notre siècle, l'imagination politique asséchée : la première victime en est le citoyen qui ne sait sur quelles vérités se fonder pour tenter de penser le monde qui l'entoure : l'abstention massive lors des élections, des élus choisis aux plus hautes instances, souvent décisionnelles, par une minorité ou le bon vouloir d'un chef d'Etat? Comment ne pas résister à se laisse porter par le conformisme ambiant du réseau qui semble nous donner un peu d'existence ..
Le risque autocratique est une maladie chronique des démocraties. Ce n'est pas nouveau.
En revanche, le diagnostic s'est affiné. La question est bien celle de savoir comment nous armer intellectuellement contre les formes contemporaines d'un péril ancien ...
De l'Analyse du Processus Autocratique Moderne ...
Steven Levitsky & Daniel Ziblatt (How Democracies Die, 2018), Comment meurent les démocraties, 2019) ont écrit l'ouvrage de référence sur le sujet. Leur apport crucial est de montrer que les démocraties meurent aujourd'hui moins par des coups d'État militaires que par un processus lent, où les règles démocratiques sont érodées de l'intérieur, par des dirigeants élus. Ils identifient des "gardes-fous" (ou "normes démocratiques") non-écrites qui sont essentielles à la survie du système (la tolérance mutuelle, la modération institutionnelle) et montrent comment leur violation ouvre la voie à l'autocratie.
Timothy Snyder (On Tyranny: Twenty Lessons from the Twentieth Century, 2017, De la tyrannie : Vingt leçons du XXe siècle pour résister au présent, 2017) est un petit manuel choc et pratique. Snyder tire des leçons historiques concrètes des régimes totalitaires du XXe siècle et les applique à la politique actuelle. Son apport est de donner des conseils pratiques aux citoyens ("Défendez les institutions", "Méfiez-vous de l'état d'urgence", "Croyez en la vérité") pour résister à la dérive autoritaire. Il insiste sur la responsabilité individuelle.
Masha Gessen (Surviving Autocracy, 2020, Survivre à l'autocratie, 2021) fournit une analyse particulièrement fine de la période Trump comme modèle d'installation de l'autocratie. Gessen explique pourquoi le langage et les cadres d'analyse politiques traditionnels sont inadéquats pour comprendre un aspirant-autocrate. Son apport est de décrypter les mécanismes de déni et de "normalisation" qui permettent à l'autocratie de s'installer sans que la société ne réagisse à la hauteur de la menace. Nous dirons plus exactement que les réponses apportées se révèlent de fait totalement inadaptées et par trop idéologiques.
De l'Analyse de la "Demande" d'Autorité et du Populisme ...
Yascha Mounk (The People vs. Democracy: Why Our Freedom Is in Danger and How to Save It, (2018, Le Peuple contre la démocratie, 2018) théorise la séparation entre la "démocratie libérale" (élections libres + droits individuels) et explique comment ils peuvent se disloquer. Il analyse la montée du "démocratisme illibéral" (le peuple au-dessus des droits) et du "libéralisme non démocratique" (les droits sans contrôle populaire). Son apport est de modéliser la crise et d'expliquer pourquoi une partie des citoyens se détourne de la démocratie libérale.
Jan-Werner Müller (What Is Populism?, 2016, Qu'est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace (2017) nous offre une définition précise et percutante du populisme.
Pour Müller, politologue et théoricien politique germanophone et professeur de sciences politiques à l’Université de Princeton, le populisme n'est pas une idéologie mais une "logique politique" dont le cœur est de prétendre que seul le leader populiste représente "le vrai peuple" (excluant ainsi tous ceux qui ne le soutiennent pas). Cet ouvrage est essentiel pour comprendre le discours qui justifie la concentration du pouvoir.
Pour l'auteur, le populisme n’est donc pas un système cohérent d’idées (ou une idéologie bien structurée), mais plutôt une réclamation ou revendication politico-morale, une manière d’agir en politique, un mode de légitimation.
Il ne suffit pas de critiquer les élites pour être populiste. L’anti-élitisme est nécessaire, mais pas suffisant. Un populiste y ajoute la revendication qu’il seul représente moralement le peuple et que d’autres prétendants : adversaires politiques, médias, institutions, etc., sont illégitimes. Ce "peuple" est un peuple homogène (ou du moins uni moralement, ce qui rejette le pluralisme, la coexistence d’autres voix, d’opinions différentes, etc.). Un peuple qui n’est pas simplement une majorité électorale ou une fraction large de la population, mais une entité morale et symbolique. Le populisme ne se contente pas de dire “je représente beaucoup de gens”. Il prétend représenter la volonté vraie du peuple, ce qui lui donne un mandat moral au-delà des procédures démocratiques ordinaires. Cette légitimité morale sert à disqualifier tout opposant ou institution qui pourrait limiter sa volonté.
Selon Müller, la démocratie représentative suppose la coexistence de nombreuses revendications, rôles, partis, institutions — le pluralisme. Le populisme, au contraire, cherche à réduire cette complexité parce que sa revendication de vérité exclusive ne tolère pas que d’autres puissent légitimement faire valoir une autre représentation du peuple.
Le populisme n’a pas de programme stable : il peut se mêler ou se donner des contenus très divers (droite, gauche, nationalisme, etc.). Ce qui lui est indispensable, ce n’est pas le contenu, mais l’acte revendicatif : je représente le peuple.
Il s’agit donc d’une structure de légitimation, d’une “logique interne” politique (forme de discours, rapport aux institutions, rapport à l’opposition), et non pas d’un système idéologique complet avec idéaux fixes ou agenda prescriptif.
Éric Zemmour (Le Premier Sexe, 2006, Le Suicide français, La France n'a pas dit son dernier mot) et son discours politique) en tant qu'objet d'étude (et non pas pour son programme) : il incarne parfaitement la demande d'autorité dit "réactionnaire".
Son discours repose sur la nostalgie d'un ordre passé (patriarcal, national) et présente le déclin de la France comme la conséquence directe d'un affaiblissement de l'autorité (masculine, étatique, professorale, etc.).
Analyser ses thèses, c'est analyser la psychologie et les ressorts de cette demande...
Un schéma qui s’inscrit dans une tradition réactionnaire au sens de l’historien Mark Lilla (qui décrit la mentalité réactionnaire comme une "passion" tournée vers le passé) ou du sociologue Albert Hirschman (Deux siècles de rhétorique réactionnaire, 1991) : penser l’histoire comme une décadence et chercher à restaurer un âge d’or ...
- Restauration de la famille traditionnelle et des rôles genrés "complémentaires".
- Restauration de l'autorité de l'État, de l'école, du père de famille.
- Restauration d'une identité française homogène, fondée sur une vision particulière de l'histoire et de la culture.
- Restauration d'un ordre social hiérarchisé et stable.
L'Autorité comme clé d’explication du déclin ...
L’érosion de l’autorité masculine, de l’autorité scolaire, et de l’autorité de l’État est présentée comme la cause du « délitement » national. Ce lien entre perte d’autorité et déclin civilisationnel constitue un trait classique du discours réactionnaire : l’ordre social et politique repose sur des hiérarchies naturelles ou traditionnelles qu’il faudrait rétablir.
- On dit que son discours est « réactionnaire » parce qu’il ne se contente pas de critiquer le présent : il valorise explicitement un ordre passé (patriarcal, homogène, centralisé, souvent situé entre la fin du XIXe siècle et les premières décennies des Trente Glorieuses) et propose son retour comme solution. Contrairement au conservatisme « classique », qui veut préserver des équilibres existants, le réactionnaire imagine un retour en arrière (souvent idéalisé). ...
Zemmour est un symptôme visible et médiatique d'un courant de fond qui traverse toute l'Europe, un courant qui partage une même angoisse face à la modernité et un même désir, plus ou moins explicite, de restaurer un ordre social et culturel perçu comme étant en voie de disparition. Il a su reprendre des thèmes et des théories développées par d'autres :un Charles Maurras "dédiabolisé", un Renaud Camus, théoricien de la "théorie du grand remplacement" (2011), un Alain Finkielkraut qui partage une inquiétude profonde sur la "déconstruction" de l'identité française, les effets du multiculturalisme et la perte des repères culturels; "L'identité malheureuse", 2013) et les rendre accessibles à un large public grâce à sa présence médiatique et son style polémique.
Au Royaume-Uni, Douglas Murray ("The Strange Death of Europe: Immigration, Identity, Islam", 2017) est probablement l'équivalent britannique le plus direct de Zemmour en développant une thèse similaire sur le déclin démographique, culturel et spirituel de l'Europe dû, selon lui, à une perte de confiance en elle-même, à l'immigration de masse et au libéralisme culturel. En Russie, Alexandre Douguine , théoricien géopolitique de l'"eurasisme", offre un mélange de traditionalisme, d'anti-modernité, d'anti-libéralisme et d'opposition à l'hégémonie américaine. Il voit dans la postmodernité une force de dissolution qu'il faut combattre pour restaurer un ordre traditionnel. Son influence sur les cercles nationalistes et conservateurs russes et européens est immense...
Timothy Snyder (“the leading interpreter of our dark times") est un historien américain né en 1969, spécialiste de l'histoire de l'Europe centrale et orientale. Il est professeur à l'Université de Yale (département d'histoire) et membre permanent de l'Institut des sciences humaines de Vienne. Sa particularité est sa maîtrise de nombreuses langues de la région (polonais, allemand, russe, ukrainien, etc.), qui lui permet de travailler sur des archives primaires et d'avoir accès à des sources que d'autres historiens ne peuvent consulter. Cette rigueur académique est la base de son autorité. Un historien qui utilise les leçons du passé le plus sombre pour nous aider à décrypter les dangers du présent et à défendre les valeurs démocratiques ...
Avant Snyder, l'histoire de la Shoah était souvent racontée depuis une perspective occidentale, centrée sur les camps d'extermination comme Auschwitz. Dans son livre majeur, "Terre de sang" (2010), Snyder déplace le centre de gravité de l'horreur vers ce qu'il appelle les "terres de sang" (la Pologne, les pays baltes, l'Ukraine, la Biélorussie occidentale). C'est dans ce livre que Snyder forge les outils conceptuels qui lui permettront d' analyser les mécanismes de la terreur politique qu'il appliquera ensuite à la défense de la démocratie dans "De la Tyrannie".
Dans "Le Chemin de la non-liberté" (The Road to Unfreedom, 2018), il décrit comment la Russie de Poutine et ses relais en Occident promeuvent un "démocratisme illibéral" et mènent une guerre informationnelle visant à saper la notion même de vérité et à affaiblir les démocraties de l'intérieur. Son travail fournit un cadre conceptuel pour comprendre la "politique de l'éternité" (un récit victimisant qui nie le progrès) opposée à la "politique de l'inévitabilité" (l'idée naïve que la démocratie libérale est le terminus de l'histoire). Il aide à saisir les enjeux des campagnes de désinformation. Dans "La Reconstruction des nations : Pologne, Ukraine, Lituanie, Biélorussie, 1569-1999" (2003) et de nombreux articles, il montre que l'Ukraine a une histoire distincte et que son aspiration à l'Europe n'est pas un caprice récent. Son livre "Notre Maladie : Leçons de la liberté en temps de pandémie" (2022) utilise même son expérience personnelle d'une grave maladie pour réfléchir à la liberté, en la reliant à la lutte des Ukrainiens. Il n'hésite pas à prendre position sur des sujets brûlants et à contester les récits dominants, qu'ils viennent de Moscou ou de Washington....
Timothy Snyder (On Tyranny: Twenty Lessons from the Twentieth Century, 2017, De la tyrannie : Vingt leçons du XXe siècle pour résister au présent, 2017)
Dans "De la tyrannie", un petit manuel publié juste après l'élection de Donald Trump, Snyder condense en 20 points accessibles les comportements qui permettent aux démocraties de résister, des recommandations simples, comme "Ne pas obéir par avance", "Défendre les institutions", "Croire en la vérité" ou "Etablir un mode de vie professionnel". Ce livre est devenu une référence mondiale pour quiconque s'inquiète de la montée du populisme et de l'autoritarisme, encore faut-il reconnaître les signes d'apparition de ces deux phénomènes.
La thèse fondamentale de Snyder est que l'histoire n'est pas linéaire et que les démocraties ne sont pas éternelles. Il rejette "la politique de l'inévitabilité" (l'idée que la démocratie libérale est le terminus naturel de l'histoire) et "la politique de l'éternité" (le discours populiste qui présente le présent comme une victime éternelle d'un passé mythifié).
Son argument est que les mécanismes qui ont conduit à la tyrannie dans les années 1930 sont reproductibles dans le contexte contemporain. Il ne dit pas que Trump est Hitler ou Staline, mais que les prémisses (la mise en cause des médias, l'attaque des institutions judiciaires, le rejet des faits objectifs, le culte du leader) sont suffisamment similaires pour justifier une vigilance extrême. Les 20 leçons sont des antidotes à ces mécanismes.
C'est la grande force du livre. Snyder rend des concepts historiques complexes accessibles à tous. Chaque leçon est concise, étayée par un exemple historique clair (par exemple, comment les Nazis ont utilisé l'incendie du Reichstag pour accroître leur pouvoir, illustrant la leçon "Méfiez-vous des coups d'État improvisés").
Le livre transforme l'histoire en guide d'action. Il ne s'agit pas de simplement se souvenir, mais d'agir. Des conseils comme "Sorte dans la rue" ou "Soyez calme lorsque le moment vient" donnent aux citoyens un sentiment d'agence. Snyder rappelle avec force que des éléments que l'on tient pour acquis (la liberté de la presse, l'indépendance de la justice, la vérité factuelle) sont les piliers fragiles de la démocratie et qu'ils doivent être activement défendus.
1-Do not obey in advance.
"Most of the power of authoritarianism is freely given. In times like these, individuals think ahead about what a more repressive government will want, and then offer themselves without being asked. A citizen who adapts in this way is teaching power what it can do.
ANTICIPATORY OBEDIENCE IS a political tragedy. Perhaps rulers did not initially know that citizens were willing to compromise this value or that principle. Perhaps a new regime did not at first have the direct means of influencing citizens one way or another. After the German elections of 1932, which permitted Adolf Hitler to form a government, or the Czechoslovak elections of 1946, where communists were victorious, the next crucial step was anticipatory obedience. Because enough people in both cases voluntarily extended their services to the new leaders, Nazis and communists alike realized that they could move quickly toward a full regime change. The first heedless acts of conformity could not then be reversed.
In early 1938, Adolf Hitler, by then securely in power in Germany, was threatening to annex neighboring Austria. After the Austrian chancellor conceded, it was the Austrians’ anticipatory obedience that decided the fate of Austrian Jews. Local Austrian Nazis captured Jews and forced them to scrub the streets to remove symbols of independent Austria. Crucially, people who were not Nazis looked on with interest and amusement. Nazis who had kept lists of Jewish property stole what they could..."
N'obéissez pas par avance. - « La plus grande partie du pouvoir de l'autoritarisme est librement consentie. En des temps comme ceux-ci, les individus anticipent ce qu'un gouvernement plus répressif pourrait exiger, et se soumettent d'eux-mêmes sans même y être invités. Un citoyen qui s'adapte de cette manière apprend au pouvoir ce dont il est capable.
L'OBÉISSANCE ANTICIPÉE EST une tragédie politique. Il se peut qu'à l'origine, les dirigeants ne savaient pas que les citoyens étaient prêts à compromettre telle ou telle valeur, tel ou tel principe. Il se peut qu'un nouveau régime n'ait pas, au début, les moyens directs d'influencer les citoyens dans un sens ou dans l'autre. »
2-Defend institutions.
"It is institutions that help us to preserve decency. They need our help as well. Do not speak of “our institutions” unless you make them yours by acting on their behalf. Institutions do not protect themselves. They fall one after the other unless each is defended from the beginning. So choose an institution you care about—a court, a newspaper, a law, a labor union—and take its side.
WE TEND TO assume that institutions will automatically maintain themselves against even the most direct attacks. This was the very mistake that some German Jews made about Hitler and the Nazis after they had formed a government ..."
Défendez les institutions. - « Ce sont les institutions qui nous aident à préserver la décence. Elles ont aussi besoin de notre aide. Ne parlez pas de "nos institutions" à moins de vous les approprier en agissant en leur nom. Les institutions ne se protègent pas elles-mêmes. Elles tombent les unes après les autres à moins que chacune ne soit défendue dès le début. Alors choisissez une institution qui vous tient à cœur – un tribunal, un journal, une loi, un syndicat – et prenez son parti. NOUS AVONS TENDANCE à supposer que les institutions se maintiendront d'elles-mêmes, même contre les attaques les plus directes. »
3-Beware the one-party state.
"The parties that remade states and suppressed rivals were not omnipotent from the start. They exploited a historic moment to make political life impossible for their opponents. So support the multi-party system and defend the rules of democratic elections. Vote in local and state elections while you can. Consider running for office.
LIFE IS POLITICAL, not because the world cares about how you feel, but because the world reacts to what you do. The minor choices we make are themselves a kind of vote, making it more or less likely that free and fair elections will be held in the future. In the politics of the everyday, our words and gestures, or their absence, count very much. A few extreme (and less extreme) examples from the twentieth century can show us how..."
Méfiez-vous de l'état à parti unique.- « Les partis qui ont refaçonné les États et supprimé leurs rivaux n'étaient pas omnipotents au départ. Ils ont exploité un moment historique pour rendre toute vie politique impossible à leurs opposants. Alors, soutenez le système multipartite et défendez les règles des élections démocratiques. Votez aux élections locales et nationales tant que vous le pouvez. Envisagez de vous présenter à une élection. LA VIE EST POLITIQUE, non pas parce que le monde se soucie de ce que vous ressentez, mais parce que le monde réagit à ce que vous faites. Les choix mineurs que nous effectuons sont eux-mêmes une forme de vote, rendant plus ou moins probable la tenue d'élections libres et équitables à l'avenir. Dans la politique du quotidien, nos paroles et nos gestes, ou leur absence, comptent énormément.
4-Take responsibility for the face of the world.
"The symbols of today enable the reality of tomorrow. Notice the swastikas and the other signs of hate. Do not look away, and do not get used to them. Remove them yourself and set an example for others to do so ..."
Assumez la responsabilité du visage du monde.- « Les symboles d'aujourd'hui permettent la réalité de demain. Soyez attentifs aux svastikas et aux autres signes de haine. Ne détournez pas le regard et ne vous y habituez pas. Enlevez-les vous-même et montrez l'exemple aux autres pour qu'ils fassent de même... »
5-Remember professional ethics.
"When political leaders set a negative example, professional commitments to just practice become more important. It is hard to subvert a rule-of-law state without lawyers, or to hold show trials without judges. Authoritarians need obedient civil servants, and concentration camp directors seek businessmen interested in cheap labor.
BEFORE THE SECOND World War, a man named Hans Frank was Hitler’s personal lawyer. After Germany invaded Poland in 1939, Frank became the governor-general of occupied Poland, a German colony where millions of Jews and other Polish citizens were murdered. He once boasted that there were not enough trees to make the paper for posters that would be needed to announce all of the executions. Frank claimed that law was meant to serve the race, and so what seemed good for the race was therefore the law. With arguments like this, German lawyers could convince themselves that laws and rules were there to serve their projects of conquest and destruction, rather than to hinder them.
The man Hitler chose to oversee the annexation of Austria, Arthur Seyss-Inquart, was a lawyer who later ran the occupation of the Netherlands. Lawyers were vastly overrepresented among the commanders of the Einsatzgruppen, the special task forces who carried out the mass murder of Jews, Gypsies, Polish elites, communists, the handicapped, and others. German (and other) physicians took part in ghastly medical experiments in the concentration camps..."
N'oubliez pas l'éthique professionnelle. - « Lorsque les dirigeants politiques donnent un mauvais exemple, l'engagement professionnel à une pratique juste devient plus important. Il est difficile de subvertir un État de droit sans avocats, ou d'organiser des procès-spectacles sans juges. Les autoritaristes ont besoin de fonctionnaires obéissants, et les directeurs de camps de concentration cherchent des hommes d'affaires intéressés par une main-d'œuvre à bon marché. »
8-Stand out.
"Someone has to. It is easy to follow along. It can feel strange to do or say something different. But without that unease, there is no freedom. Remember Rosa Parks. The moment you set an example, the spell of the status quo is broken, and others will follow..."
Sortez du rang. - « Il faut bien que quelqu'un le fasse. Il est plus facile de suivre le mouvement. Cela peut sembler étrange de faire ou de dire quelque chose de différent. Mais sans ce malaise, il n'y a pas de liberté. Souvenez-vous de Rosa Parks. Au moment où vous donnez l'exemple, le sortilège du statu quo est brisé, et d'autres suivront... »
9-Be kind to our language.
"Avoid pronouncing the phrases everyone else does. Think up your own way of speaking, even if only to convey that thing you think everyone is saying. Make an effort to separate yourself from the internet. Read books.
VICTOR KLEMPERER, A literary scholar of Jewish origin, turned his philological training against Nazi propaganda. He noticed how Hitler’s language rejected legitimate opposition: The people always meant some people and not others (the president uses the word in this way), encounters were always struggles (the president says winning), and any attempt by free people to understand the world in a different way was defamation of the leader (or, as the president puts it, libel).
Politicians in our times feed their clichés to television, where even those who wish to disagree repeat them. Television purports to challenge political language by conveying images, but the succession from one frame to another can hinder a sense of resolution. Everything happens fast, but nothing actually happens. Each story on televised news is “breaking” until it is displaced by the next one. So we are hit by wave upon wave but never see the ocean.
The effort to define the shape and significance of events requires words and concepts that elude us when we are entranced by visual stimuli. Watching televised news is sometimes little more than looking at someone who is also looking at a picture. We take this collective trance to be normal. We have slowly fallen into it...."
Maîtrisez votre langage - « Évitez de répéter les mêmes phrases que tout le monde reprend sans discernement. Trouvez votre propre manière de parler, ne serait-ce que pour exprimer cette chose que vous pensez que tout le monde repète. Efforcez-vous de vous séparer d'Internet. Lisez des livres. VICTOR KLEMPERER, un universitaire littéraire d'origine juive, a utilisé sa formation philologique à l'encontre la propagande nazie. Les politiciens de notre temps nourrissent la télévision de leurs clichés, où même ceux qui souhaitent les contredire les répètent. La télévision prétend challenger le langage politique en véhiculant des images, mais l'enchaînement des plans peut empêcher toute tentative de réflexion. Tout va trop vite, mais rien ne se passe réellement. Chaque histoire aux infos télévisées est « en direct » jusqu'à ce qu'elle soit remplacée par la suivante. Ainsi, nous sommes frappés vague après vague sans jamais voir l'océan. L'effort pour définir la forme et la signification des événements exige des mots et des concepts qui nous échappent lorsque nous sommes sous le charme des stimuli visuels. Regarder les informations télévisées est parfois à peine plus que regarder quelqu'un qui regarde lui-même une image. Nous prenons cette transe collective pour normale. Nous y sommes lentement tombés...
10-Believe in truth.
'To abandon facts is to abandon freedom. If nothing is true, then no one can criticize power, because there is no basis upon which to do so. If nothing is true, then all is spectacle. The biggest wallet pays for the most blinding lights.
YOU SUBMIT TO tyranny when you renounce the difference between what you want to hear and what is actually the case. This renunciation of reality can feel natural and pleasant, but the result is your demise as an individual—and thus the collapse of any political system that depends upon individualism. As observers of totalitarianism such as Victor Klemperer noticed, truth dies in four modes, all of which we have just witnessed.
The first mode is the open hostility to verifiable reality, which takes the form of presenting inventions and lies as if they were facts. The president does this at a high rate and at a fast pace. One attempt during the 2016 campaign to track his utterances found that 78 percent of his factual claims were false. This proportion is so high that it makes the correct assertions seem like unintended oversights on the path toward total fiction. Demeaning the world as it is begins the creation of a fictional counterworld.
The second mode is shamanistic incantation. As Klemperer noted, the fascist style depends upon “endless repetition,” designed to make the fictional plausible and the criminal desirable..."
Croyez à la vérité. -« Abandonner les faits, c'est abandonner la liberté. Si rien n'est vrai, alors personne ne peut critiquer le pouvoir, car il n'existe aucune base pour le faire. Si rien n'est vrai, tout n'est que spectacle. VOUS VOUS SOUMETTEZ à la tyrannie lorsque vous renoncez à la différence entre ce que vous avez envie d'entendre et ce qui est réellement. Ce renoncement au réel peut sembler naturel et agréable, mais il sonne le glas de votre individualité – et par conséquent, l'effondrement de tout système politique ..
11-Investigate.
"Figure things out for yourself. Spend more time with long articles. Subsidize investigative journalism by subscribing to print media. Realize that some of what is on the internet is there to harm you. Learn about sites that investigate propaganda campaigns (some of which come from abroad). Take responsibility for what you communicate with others.
“WHAT IS TRUTH?” Sometimes people ask this question because they wish to do nothing. Generic cynicism makes us feel hip and alternative even as we slip along with our fellow citizens into a morass of indifference. It is your ability to discern facts that makes you an individual, and our collective trust in common knowledge that makes us a society. The individual who investigates is also the citizen who builds. The leader who dislikes the investigators is a potential tyrant .."
Faites votre propre enquête. - « Tâchez de comprendre les choses par vous-même. Passez plus de temps avec de longs articles. Soutenez le journalisme d'investigation en vous abonnant à des médias écrits. Reconnaissez qu'une partie de ce qui se trouve sur internet est là pour vous nuire. Renseignez-vous sur les sites qui enquêtent sur les campagnes de propagande (dont certaines viennent de l'étranger). Assumez la responsabilité de ce que vous communiquez aux autres. »
AND ... (20) Be as courageous as you can...
Mais l'auteur (les auteurs) n'amplifie-t-il pas excessivement le danger du trumpisme ?
Les critiques estiment que faire des parallèles, même prudents, entre la situation américaine du 21e siècle et l'Allemagne de Weimar ou l'URSS stalinienne est anachronique et excessif. Les États-Unis disposent d'institutions démocratiques bien plus robustes et anciennes.
Le livre se concentre sur les mécanismes politiques et informationnels, en négligeant peut-être les causes profondes du populisme (inégalités économiques, désindustrialisation, sentiment d'abandon) qui ont porté Trump au pouvoir. La réponse de Snyder serait que la tyrannie exploite ces griefs mais ne les résout pas. Pour certains lecteurs, le ton est trop catastrophiste, présentant l'élection de Trump comme un point de non-retour vers un abysse autoritaire, ce qui peut paralyser plutôt qu'émanciper.
Snyder lui-même répond à cette critique en affirmant que face à un phénomène potentiellement dangereux, il vaut mieux surestimer le risque que le sous-estimer. Son livre est un vaccin basé sur l'histoire. Il ne prédit pas la tyrannie, il en identifie les signaux d'alarme pour l'éviter. Historien rigoureux, il ne compare pas les régimes, mais les processus. Son avertissement vise la stratégie qui consiste à discréditer systématiquement la presse ('les médias sont l'ennemi du peuple'), un mécanisme classique et éprouvé des aspirants tyrans".
Sur ce point, son analyse est-elle difficilement contestable?
On remarquera qu'il ne considère pas que la presse est parfaite, objective ou infaillible. Son postulat est que une presse libre, avec toutes ses imperfections, est une institution nécessaire à la survie de la démocratie. Ce qu'il critique , ce n'est pas, semble-t-il, la critique des médias (qui est saine et nécessaire), mais leur discrédit systémique et absolu. La stratégie de l'aspirant tyran n'est pas de dire "ce journal a tort sur ce point", mais "TOUS les médias sont des ennemis du peuple, donc SEULS mes propos sont vrais". C'est la destruction de l'idée même du fait vérifiable et du débat contradictoire. Un régime autoritaire ne propose pas une "meilleure objectivité", il annule la possibilité du débat.
On notera que le cadre d'analyse de Timothy Snyder n'est pas - ou ne devrait pas être - un outil partisan destiné à critiquer un seul camp politique (en l'occurrence Trump). Son véritable pouvoir est d'offrir une grille de lecture applicable à tout pouvoir, de toute obédience, qui montre des signes d'érosion les normes démocratiques ou un sentiment d'extrême tension des équilibres politiques et sociaux ...
L'essence de la pensée de Snyder est de se méfier des concentrations de pouvoir et des attaques contre les contre-pouvoirs ...
- la verticalité du pouvoir, la concentration des décisions (par exemple à l'Elysée, pour la France), et l'affaiblissement des corps intermédiaires (partis, syndicats) peuvent être vus comme une réduction du pluralisme démocratique.
- L'utilisation de termes comme "ennemis de la République" pour désigner des opposants politiques, la promesse de "briser" certains groupes, ou la diabolisation de courants politiques peuvent, dans une certaine mesure, ressembler à des mécanismes de délégitimation de l'adversaire.
- La perception d'une certaine proximité entre le pouvoir et les grands médias, ou les critiques acerbes contre des journalistes spécifiques, peuvent alimenter un sentiment de défiance.
On peut nuancer certes l'analyse en considérant que l'inquiétude légitime face à un style de gouvernance doit être distinguée de la menace systémique que Snyder décrit et redoute : non pas utiliser les institutions de manière brutale, mais les vider de leur substance pour les soumettre au pouvoir d'un seul homme ou d'un seul parti. Il y a une différence de degré et de nature entre un pouvoir qui, même arrogant, accepte en dernier ressort les règles du jeu démocratique (alternance, décisions de justice, liberté de la presse) et un projet politique qui cherche explicitement à les anéantir...
Droite / gauche, des visages multiples de l'autoritarisme ...
1. Pourquoi l'association entre autoritarisme et droite est fréquente ..
- Certaines caractéristiques traditionnellement associées à la droite politique peuvent épouser des tendances autoritaires ...
- Nationalisme exacerbé : La défense d'une identité nationale "pure" face à des ennemis intérieurs ou extérieurs (étrangers, minorités) peut justifier la suppression des libertés au nom de la sécurité et de l'unité.
- Conservatisme social rigide : La défense d'un ordre social traditionnel (hiérarchie, valeurs familiales, religieuses) peut conduire à réprimer les dissidences ou les modes de vie non conformes.
- Exemples historiques : Le fascisme (Mussolini), le nazisme (Hitler), les dictatures militaires (Pinochet au Chili) sont des régimes d'extrême droite profondément autoritaires.
2. Mais l'autoritarisme de gauche est une réalité historique incontournable ...
À l'inverse, des régimes se réclamant de la gauche ou du communisme ont été parmi les plus autoritaires de l'histoire ...
- Centralisation du pouvoir et État totalitaire : Au nom de l'égalité et de l'émancipation du prolétariat, des régimes ont instauré un contrôle total de l'État sur la société, l'économie et la vie privée, éliminant toute opposition.
- Rééducation et suppression des classes : La notion de "lutte des classes" a pu justifier l'élimination physique ou politique de catégories entières de la population (les koulaks, les "ennemis du peuple").
- Exemples historiques : L'URSS de Staline, la Chine de Mao, le Cambodge des Khmers rouges, la Corée du Nord sont des régimes d'extrême gauche dont l'autoritarisme et la violence de masse sont bien documentés.
3. Au-delà du clivage droite/gauche, les mécanismes de l'autoritarisme ...
L'analyse de Timothy Snyder, mais aussi d'autres penseurs comme Hannah Arendt, nous invite à regarder non pas l'étiquette idéologique, mais les mécanismes et les processus qui mènent à la tyrannie. Ces mécanismes peuvent être employés par n'importe quel camp ...
- Concentration des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) entre les mains d'un seul homme ou parti.
- Affaiblissement systématique des contre-pouvoirs (médias indépendants, justice, parlement).
- Délégitimation de l'opposition et diabolisation des adversaires ("ennemis du peuple").
- Culte de la personnalité autour du leader.
- Contrôle de l'information et propagande massive.
Un régime peut mettre en œuvre ces mécanismes en se réclamant d'un programme de "droite" (défense de la nation, de l'ordre) ou de "gauche" (justice sociale, intérêt général).
4. Les formes contemporaines, le "démocratisme illibéral" ...
Aujourd'hui, on observe souvent ce que le politologue Fareed Zakaria a appelé "démocratisme illibéral" : des dirigeants sont élus démocratiquement (ou en respectant une apparence de démocratie), mais une fois au pouvoir, ils s'attaquent aux libertés fondamentales et à l'État de droit.
Fareed Zakaria est un journaliste, écrivain et politologue américain d'origine indienne, reconnu internationalement pour son analyse de la politique internationale, des affaires étrangères et de l'économie mondiale. Né à Bombay (Inde) en 1964, il s'installe aux États-Unis pour ses études. Il est diplômé de l'Université de Yale et titulaire d'un doctorat en sciences politiques de l'Université de Harvard. Il a été rédacteur en chef de la célèbre revue de relations internationales « Foreign Affairs », puis de « Newsweek International », et c'est à cette époque que son influence s'est véritablement internationalisée. Son émission, « Fareed Zakaria GPS », lancée en 2008, est devenue une référence. Elle se distingue par ses interviews de dirigeants mondiaux, d'intellectuels et de décideurs, et par ses analyses approfondies des tendances géopolitiques et économiques.
Il est célèbre pour avoir théorisé "l'ascension du reste" (the rise of the rest), décrivant l'émergence économique et politique des pays non-occidentaux (comme la Chine, l'Inde, le Brésil) qui remet en cause la domination occidentale historique. l est un défenseur des démocraties libérales, de l'économie de marché et du commerce international, qu'il considère comme des moteurs de prospérité et de paix. «Le Monde post-américain» (2008) constitue son livre le plus célèbre, dans lequel il exprime la nécessité pour les États-Unis de s'adapter à un monde où ils ne sont plus la seule superpuissance.
En 1997, Zakaria a publié un article extrêmement influent dans la prestigieuse revue Foreign Affairs, intitulé "The Rise of Illiberal Democracy" ("L'ascension de la démocratie illibérale"). Avant lui, l'idée existait, mais il a systématiquement défini et analysé le phénomène, en faisant un cadre d'analyse pour la politique internationale post-Guerre Froide : un système où la majorité (ou ceux qui prétendent la représenter) gouverne sans contrainte, au mépris des droits des minorités et des limites constitutionnelles.
On trouve cette tendance chez des dirigeants étiquetés de droite (Viktor Orbán en Hongrie, Recep Tayyip Erdoğan en Turquie). Mais aussi chez des dirigeants se réclamant de gauche (Daniel Ortega au Nicaragua, Nicolás Maduro au Venezuela).
L'histoire nous montre que les pires tyrannies sont nées autant de promesses d'ordre national que de rêves d'égalité parfaite. Le danger n'est pas dans une idéologie particulière, mais dans la logique du pouvoir absolu.
Masha Gessen, "Surviving Autocracy" (2020)
Le travail de la journaliste Masha Gessen, spécialiste de l'autoritarisme (autrice par ailleurs de "The Man Without a Face: The Unlikely Rise of Vladimir Putin", 2010, "Never Remember: Searching for Stalin’s Gulags in Putin’s Russia", 2018), est une analyse brillante de la réaction à Trump et de l'échec de l'opposition à le comprendre. Nombre d'experts dans les médias occidentaux et de politiciens le plus souvent de gauche ont entonné des condamnations le plus souvent morales et idéologiques sur la venue de cet extra-terrestre politique.
À l’approche de l’élection de 2016, Masha Gessen s’est démarquée des autres journalistes pour sa capacité à transmettre la signification inquiétante du discours et du comportement de Donald Trump, sans précédent chez un candidat national.
Dans les quarante-huit heures qui ont suivi sa victoire, l’essai « Autocracy : Rules for Survival » est devenu viral, et une lecture essentielle pour qui entend comprendre l’inimaginable non pas en terme d'invective et de condamnation brutale, quasi haineuse, mais en tentant de construire un argumentaire ...
Forte d'une enfance soviétique et de deux décennies à couvrir la résurgence du totalitarisme en Russie (le 15 juillet 2024, la Russie a condamné Masha Gessen in absentia à une peine de huit ans de prison, pour avoir diffusé ce que les autorités russes considèrent comme de « fausses informations » sur l’armée russe), Gessen a un sixième sens pour les signes d’autocratie–et la fluidité interculturelle unique pour décrire son émergence auprès des Américains. Ce livre incisif offre un aperçu indispensable de la trajectoire calamiteuse des dernières années. Gessen ne se contente pas de souligner la corrosion des médias, du système judiciaire et des normes culturelles que nous espérions sauver, mais nous raconte aussi l’histoire de comment quelques courtes années ont changé notre image, d’un peuple qui se voyait comme une nation d’immigrants à une population marchandant sur un mur frontalier, héritiers d’un sens dégradé de la vérité, du sens et de la possibilité.
Masha Gessen, "Words Will Break Cement: The Passion of Pussy Riot" (2014)
Un livre qui se donne comme une réflexion sur la puissance de l'art performance pour attaquer le pouvoir sur son propre terrain : le symbolique. Là où les partis politiques échouent, un geste artistique peut réussir à capter l'attention et à dévoiler des vérités. L'inspiration de telles actions est à chercher auprès de penseurs comme Mikhaïl Bakhtine (la culture carnavalesque) et de Slavoj Žižek, dont les idées sur la perturbation du symbolique ont directement influencé ces actions.
La cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou, cathédrale principale de l'Église orthodoxe russe et immense symbole religieux est aussi un symbole politique fort de l'alliance entre le pouvoir (Poutine) et l'Église (le Patriarche Kirill). Sa reconstruction dans les années 1990 était un projet phare de l'ère Eltsine.
Gessen décrit le climat politique de la Russie en 2011-2012 : les manifestations massives contre la fraude électorale et le retour de Poutine à la présidence. Pour les jeunes activistes, ces manifestations, bien qu'impressionnantes, étaient trop conventionnelles et inefficaces. Pussy Riot est née de la volonté de créer une forme de protestation plus radicale, plus visuelle et plus disruptive, capable de frapper l'imagination.
Le 21 février 2012, cinq jeunes femmes, membres du collectif punk féministe Pussy Riot (notamment Nadia Tolokonnikova, Maria Alyokhina, et Ekaterina Samoutsevitch), vêtues de robes colorées, de cagoules et tenant des guitares, se sont précipitées vers l'iconostase (le mur d'icônes qui sépare la nef du sanctuaire, l'espace le plus sacré d'une église orthodoxe), et, pendant environ 40 secondes, ont simulé une prière punk, en sautant et en dansant. Leur "chanson", une prière blasphématoire, contenait des paroles comme "Vierge Marie, Mère de Dieu, chasse Poutine !", "Patriarche Kirill, crois en Poutine plutôt qu'en Dieu !". Elles entendaient dénoncer ainsi explicitement le soutien de l'Église orthodoxe à Vladimir Poutine. La performance a été interrompue au bout de moins d'une minute par la sécurité de la cathédrale. Les femmes ont été chassées des lieux. Elles ont ensuite posté une vidéo de leur action, montée avec d'autres séquences tournées ailleurs, sur Internet. C'est cette vidéo qui a propagé l'action et a déclenché un scandale national.
Sur le moment, l'événement n'a pas eu un écho immédiat et massif. Cependant, la réaction des autorités a transformé cette performance de 40 secondes en affaire d'État ...
- Arrestations : Quelques semaines plus tard, en mars 2012, plusieurs membres du groupe, dont Nadejda (Nadia) Tolokonnikova et Maria (Macha) Alekhina, ont été arrêtées.
- Accusation : Elles ont été inculpées pour "hooliganisme motivé par la haine religieuse", un crime passible de plusieurs années de prison.
- Le Procès : Le procès, qui s'est tenu à l'été 2012, fut un véritable spectacle médiatique, souvent décrit comme une parodie de justice. Les accusées ont été dépeintes comme des délinquantes sans foi ni loi, tandis que leur défense politique et artistique était ignorée.C'est le cœur du livre. Gessen décrit le procès non pas comme une procédure légale, mais comme un rituel politique et un spectacle médiatique. La répression fut bien plus sévère que ce à quoi les membres de Pussy Riot s'attendaient (elles pensaient à une amende ou une courte peine de prison).
- Verdict : En août 2012, trois membres de Pussy Riot ont été condamnées à deux ans de camp de travail forcé.
C'est cette répression disproportionnée qui a propulsé Pussy Riot sur le devant de la scène internationale, faisant d'elles des symboles de la résistance à l'autoritarisme et de la lutte pour la liberté d'expression, et qui constitue le sujet principal du livre de Masha Gessen.
"Words Will Break Cement" est plus qu'une simple chronique judiciaire. C'est une enquête sur la nature du pouvoir à l'ère médiatique. Gessen démontre que le "ciment" du régime autoritaire russe, bien qu'apparemment solide, est vulnérable à la force de perturbation de l'art et de la parole libre. L'histoire de Pussy Riot est celle d'un petit groupe qui, par un acte délibéré et risqué, a réussi à fissurer l'édifice du pouvoir poutinien aux yeux du monde entier, prouvant que les mots et les gestes, lorsqu'ils sont portés par le courage, peuvent effectivement briser le ciment de l'oppression. Mais là encore, à l'ère médiatique, quelque soit la puissance du message à l'ère des réseaux sociaux, celle-ci s'estompe d'autant plus rapidement que nul argumentaire efficace ne vient l'étayer.
Dans "The Future Is History: How Totalitarianism Reclaimed Russia" (2017), Masha Gessen soutient que la Russie post-soviétique, après une brève et chaotique ouverture dans les années 1990, a progressivement glissé vers un nouveau type de régime totalitaire.
Contrairement au totalitarisme classique du XXe siècle qui visait à transformer la société par une idéologie coercitive, le totalitarisme du XXIe siècle en Russie est un système qui détruit systématiquement la réalité, la vérité et la capacité des individus à penser de manière autonome et à former une société civile. Le but n'est pas d'imposer une utopie, mais d'empêcher toute alternative au pouvoir de Vladimir Poutine en anéantissant l'espace public et privé.
Le livre est un plaidoyer pour la nécessité absolue d'un espace public libre et d'individus autonomes pour empêcher la montée du totalitarisme, mais d'individus qui tentent de comprendre et ne contentent pas de reprendre les pseudo-analyses des experts, dirigeants et medias qui les servent, qui ne sont que des condamnations morales d'autant plus inefficaces qu'elles ne permettent guère de résoudre les crises à venir ...
Au lieu d'écrire un essai politique purement théorique, Gessen illustre sa thèse en suivant la vie de quatre Russes nés autour de la chute de l'URSS (en 1984), ainsi que celles de plusieurs intellectuels et dissidents qui ont analysé cette période...
- Masha, une jeune femme qui découvre son homosexualité dans une société de plus en plus homophobe.
- Zhanna, fille de Boris Nemtsov, homme politique libéral assassiné en 2015. Son parcours montre la brutalité de la répression politique.
- Seryozha , un jeune homme passionné de sociologie, qui cherche à comprendre les forces qui façonnent son pays.
- Lyosha, un activiste qui s'engage dans la politique contestataire, pour finalement être écrasé par le système.
En parallèle, Gessen intègre les biographies et les idées de penseurs clés tels que ...
- Lydia Tchoukovskaïa et Anna Akhmatova, symboles de la résistance intellectuelle sous Staline.
- Alexander Dugin, le philosophe nationaliste et eurasiste dont les idées sont devenues une idéologie d'État.
- Vladislav Surkov, le stratège politique de Poutine, architecte d'un système où la politique devient un théâtre manipulé ("l'hyperréalité").
Le livre est structuré en quatre parties qui correspondent aux phases de la régression totalitaire...
- Partie 1 : L'Échec de la Naissance d'une Nation (les années 1990)
Gessen décrit les années 1990 non comme une période de démocratisation authentique, mais comme un échec à créer de nouvelles institutions et une nouvelle identité nationale. La "thérapie de choc" économique a créé un chaos profondément traumatisant pour la population. Surtout, il n'y a pas eu de véritable devoir de mémoire ou de processus de vérité et réconciliation concernant les crimes du stalinisme. Le KGB n'a pas été démantelé, et les élites soviétiques sont restées au pouvoir, simplement en changeant de costume. Cet échec à faire le deuil du passé et à juger les bourreaux a laissé la porte ouverte à la résurgence des pires travers de la mentalité soviétique.
- Partie 2 : La Réaction Poutinienne (années 2000)
L'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine correspond à une promesse de restauration de l'ordre et de la fierté nationale. Gessen montre comment le régime a méthodiquement éliminé les médias indépendants (prise de contrôle ou fermeture des chaînes de télévision et journaux critiques), étouffé l'opposition politique (emprisonnement des oligarques dissidents (comme Khodorkovski), marginalisation des partis politiques), et instrumentalisé la nostalgie (Poutine a réhabilité symboliquement l'URSS, notamment en restaurant l'hymne soviétique (avec de nouvelles paroles). Staline est progressivement redevenu une figure "controversée" mais respectée pour son rôle de leader fort durant la Grande Guerre Patriotique).
C'est durant cette période que les protagonistes grandissent et entrent dans l'âge adulte, découvrant un espace de liberté qui se rétrécit progressivement.
- Partie 3 : La Consolidation du Régime Totalitaire (2011-2014)
Le tournant décisif se produit avec les grandes manifestations de 2011-2012, déclenchées par des fraudes électorales flagrantes. Pour Gessen, ces manifestations ont terrifié le Kremlin car elles révélaient l'existence d'une société civile naissante, connectée et politisée. La réponse du régime fut un durcissement radical et l'application d'une stratégie totalitaire ...
- Lois répressives : Adoption de lois contre "la propagande homosexuelle" (qui cible directement Masha), criminalisation de la diffamation, lois sur les "agents de l'étranger" pour étouffer les ONG.
- Création d'une hyperréalité : Surkov invente un paysage politique fantôme avec des partis d'opposition factices et des débats télévisés qui ne sont que du théâtre. Le but est de noyer la vérité dans un flot de récits contradictoires, rendant toute réalité impossible à discerner.
- Anéantissement du moi : Gessen s'appuie sur la sociologue Ioumina pour expliquer que le régime ne se contente pas de réprimer ; il s'attaque à la psyché individuelle. En interdisant l'expression de l'identité (comme l'homosexualité) et en imposant un conformisme agressif, il empêche la formation d'un "moi" autonome, essentiel pour résister au pouvoir.
L'annexion de la Crimée en 2014 est présentée comme l'apogée de cette stratégie : un acte de puissance qui a provoqué une vague de patriotisme euphorique (le "resserrement des rangs autour du leader" en temps de crise), écrasant toute dissidence intérieure.
- Partie 4 : Le Piège qui se Referme (2014-2016)
La dernière partie est sombre. Elle décrit un pays où la répression est devenue la norme. L'assassinat de Boris Nemtsov en 2015, sous les murs du Kremlin, est un symbole de l'impunité totale du pouvoir. Les protagonistes sont brisés, Lyosha est emprisonné, Zhanna doit vivre avec le traumatisme du meurtre de son père, Seryozha est désillusionné par la sociologie qui ne peut rien contre la force brute, et Masha est contrainte à l'exil pour protéger sa famille.
La machine de propagande fonctionne à plein régime, créant un ennemi extérieur (l'Occident) et intérieur ("les traîtres") pour maintenir la cohésion (aidé par un Occident et surtout une Europe, dont la France et le Royaume-Uni, qui n'ont pas su répondre, sans doute non par manque de courage mais tout simplement d'intelligence politique).
Le titre du livre, l'idée d'un "futur" – c'est-à-dire d'une alternative, d'un projet de société différent – a été annihilée en Russie. Le pays est prisonnier d'un présent perpétuel, dirigé par un régime qui a sacrifié le progrès et la modernité au seul profit de sa propre perpétuation. Le "futur" n'est plus un horizon d'attente, il est devenu une "histoire" refermée, un chapitre déjà écrit par les forces du passé qui ont repris le dessus.
Masha Gessen, "Surviving Autocracy" (2020)
Écrit dans le feu de l'action, entre 2016 et 2020, Surviving Autocracy est le fruit des chroniques que Masha Gessen, journaliste russo-américaine spécialiste de l'autoritarisme, a publiées dans le New Yorker. Le livre n'est pas une histoire complète de la présidence Trump, mais une tentative de diagnostic en temps réel de ce qui arrivait aux États-Unis.
La thèse centrale est la suivante : L'élection de Donald Trump n'a pas marqué une rupture avec la démocratie américaine, mais a été le catalyseur qui a révélé et accéléré une crise autocratique latente.
Gessen rejette les débats sémantiques sur le terme "fasciste" ou "totalitaire" pour lui préférer le cadre de l'"autocratie". Leur objectif est de démontrer que Trump est un "autocrate aspirant" dont les actions, bien que souvent chaotiques, suivent une logique cohérente : concentrer le pouvoir dans les mains de l'exécutif et détruire les contre-pouvoirs. Le véritable danger ne résidait pas dans un coup d'État spectaculaire, mais dans une érosion progressive et insidieuse des normes démocratiques.
"11. WORDS HAVE MEANING, OR THEY OUGHT TO
Trump’s autocratic attempt began with a war on words. As with other things he has done, in his attack on language Trump has resembled, or perhaps emulated, twentieth-century totalitarian leaders and twenty-first-century autocrats like Putin and Hungary’s Viktor Orbán. Totalitarian regimes use words to mean their opposite. In 1984, George Orwell imagined the Party dictating its slogans: “War is peace. Freedom is slavery. Ignorance is strength.” Real-life totalitarian regimes do not grant their subjects the clarity of juxtaposing a word with its antonym—they enforce order by applying words in ways that invert meaning. The Soviet Union, for example, had something that it called “elections,” usually referred to, as though more descriptively, as the “free expression of citizen will.” The process, which was mandatory, involved showing up at the so-called polling place, receiving a pre-filled ballot—each office had one name matched to it—and depositing it in the ballot box, out in the open. The “free expression of citizen will” was not at all free, it did not constitute expression, and it had no relationship to citizenship or will. Calling this ritual either an “election” or the “free expression of citizen will” had a dual effect: it eviscerated the words “election,” “free,” “expression,” “citizen,” and “will,” and it also left the thing itself undescribed. When something cannot be described, it does not become a fact of shared reality. Hundreds of millions of Soviet citizens had an experience of the thing that could not be described, but they did not consciously share that experience, because they had no language for doing so. At the same time, an experience that could be accurately described as, say, an “election,” or “free,” had been preemptively discredited because those words had been used to denote something entirely different.
11. LES MOTS ONT UN SENS, OU DEVRAIENT EN AVOIR UN
La tentative autocratique de Trump a commencé par une guerre contre les mots. Comme pour d'autres choses qu'il a faites, dans son attaque du langage, Trump a ressemblé, ou peut-être imité, les dirigeants totalitaires du vingtième siècle et les autocrates du vingt-et-unième siècle comme Poutine et Viktor Orbán de la Hongrie. Les régimes totalitaires utilisent les mots pour signifier leur contraire. En 1984, George Orwell imaginait le Parti dictant ses slogans : « La guerre c'est la paix. La liberté c'est l'esclavage. L'ignorance c'est la force. »
Les régimes totalitaires réels n'offrent pas à leurs sujets la clarté de juxtaposer un mot avec son antonyme – ils imposent l'ordre en utilisant les mots de manière à inverser le sens. L'Union soviétique, par exemple, avait quelque chose qu'elle appelait des « élections », souvent désignées, comme pour être plus descriptives, comme « l'expression libre de la volonté citoyenne ». Le processus, qui était obligatoire, consistait à se présenter au soi-disant bureau de vote, à recevoir un bulletin pré-rempli – chaque poste avait un nom unique qui y était associé – et à le déposer dans l'urne, à la vue de tous. « L'expression libre de la volonté citoyenne » n'était pas du tout libre, elle ne constituait pas une expression, et n'avait aucun lien avec la citoyenneté ou la volonté.
Appeler ce rituel soit une « élection » soit « l'expression libre de la volonté citoyenne » avait un double effet : cela vidait les mots « élection », « libre », « expression », « citoyen » et « volonté » de leur sens, et cela laissait aussi la chose elle-même sans description réelle. Quand quelque chose ne peut pas être décrit, cela ne devient pas un fait de la réalité collective. Des centaines de millions de citoyens soviétiques ont vécu l'expérience de cette chose qui ne pouvait pas être décrite, mais ils ne partageaient pas consciemment cette expérience, car ils n'avaient pas de langage pour le faire. En même temps, une expérience qui pourrait être décrite avec précision comme, par exemple, une « élection », ou « libre », avait été discréditée de manière préemptive parce que ces mots avaient été utilisés pour désigner quelque chose de totalement différent.
In the early 1990s, after the Soviet regime collapsed, Russian journalists faced the challenge of reinventing journalism, which had been a vehicle for propaganda, not information. Now language stood in the way. The language of politics had been pillaged, as had the language of values and even the language of feelings, because after decades of performing revolutionary passion on command, people had become weary of the very idea of passion. The new Russian journalists opted for language that was descriptive in the most immediate way: they tried to stick to verbs and nouns, and only to things that could be directly observed. In a bid to regain trust, they resorted to a drastically reduced vocabulary. They spoke only of what was in front of their eyes, had a shape that could be clearly defined, and a weight that could be accurately measured. They stayed away from matters of the mind and heart, because they knew that no one believed them enough to enable them to venture into the unseen. Writing in Russian was like navigating a minefield: one misstep could discredit the entire enterprise.
Then things got worse. When Putin rose to power in 1999, a new kind of damage to language commenced. Putin declared a “dictatorship of the law.” His main ideologue, Vladislav Surkov, advanced the idea of “managed democracy.” Dmitry Medvedev, who kept Putin’s chair warm between Putin’s second and third terms, declared, “Freedom is better than unfreedom.” These were no longer words used to mean their opposite. These were words used simply to mean nothing. The phrase “dictatorship of the law” is so incoherent as to render both “dictatorship” and “law” meaningless.
Au début des années 1990, après l'effondrement du régime soviétique, les journalistes russes ont été confrontés au défi de réinventer le journalisme, qui avait été un véhicule de propagande, et non d'information. Dès lors, la langue est devenue un obstacle. Le langage de la politique avait été pillé, tout comme le langage des valeurs et même le langage des sentiments, car après des décennies à jouer la passion révolutionnaire sur commande, les gens étaient devenus las de l'idée même de passion. Les nouveaux journalistes russes ont opté pour un langage descriptif de la manière la plus immédiate qui soit : ils ont essayé de s'en tenir aux verbes et aux noms, et uniquement à des choses qui pouvaient être directement observées. Dans une tentative de regagner la confiance, ils ont eu recours à un vocabulaire drastiquement réduit. Ils ne parlaient que de ce qui était devant leurs yeux, avait une forme qui pouvait être clairement définie et un poids qui pouvait être précisément mesuré. Ils se tenaient à l'écart des questions de l'esprit et du cœur, car ils savaient que personne ne leur faisait assez confiance pour leur permettre de s'aventurer dans l'invisible. Écrire en russe était comme naviguer dans un champ de mines : un faux pas pouvait discréditer toute l'entreprise.
Puis les choses ont empiré. Quand Poutine est arrivé au pouvoir en 1999, un nouveau type de dégât linguistique a commencé. Poutine a déclaré une « dictature de la loi ». Son principal idéologue, Vladislav Surkov, a avancé l'idée de « démocratie dirigée ». Dmitri Medvedev, qui a gardé le siège de Poutine au chaud entre les deuxième et troisième mandats de ce dernier, a déclaré : « La liberté est meilleure que la non-liberté ». Ce n'étaient plus des mots utilisés pour signifier leur contraire. C'étaient des mots utilisés simplement pour ne rien signifier. L'expression « dictature de la loi » est si incohérente qu'elle rend à la fois « dictature » et « loi » dénuées de sens..."
(...)
".. the convention of interviews with heads of state, whose words have real-life consequences, is to back up and clarify any word or passage. But the convention assumes that an interview is an interview and not a rant. The role of the journalist was rendered meaningless, too, in the most basic way: the interviewer was compelled to participate, interrupting this incomprehensible monologue with follow-up questions or words like “right,” which only served to further the fiction that there was a narrative or a train of thought being laid out that the journalist (and hence a reader) could follow, that something was indeed “right” or could be “right” about what Trump was saying—when in fact he was saying nothing and everything at the same time, and this could not be right.
Trump’s word piles fill public space with static, the way pollutants in an industrial city can saturate the air, making it toxic and creating a state of constant haze. The haze can be so dense that objects become visible only up close, but never in their entirety and never really in focus. In Trump’s America, every once in a while a journalist or a politician makes a statement clear enough to capture a fragment of shared reality—but it is only ever a fragment, and it is inevitably soon obscured by more language used to mean nothing or the opposite of itself.
... la convention des interviews avec des chefs d'État, dont les mots ont des conséquences dans la vie réelle, est de revenir en arrière et de clarifier tout mot ou passage. Mais cette convention suppose qu'une interview est une interview et non un débit incohérent. Le rôle du journaliste est également devenu vide de sens, de la manière la plus fondamentale : l'interviewer était contraint de participer, interrompant ce monologue incompréhensible avec des questions de suivi ou des mots comme « c'est ça », ce qui ne faisait qu'alimenter la fiction selon laquelle il y avait une narration ou une ligne de pensée que le journaliste (et donc le lecteur) pouvait suivre, que quelque chose était véritablement « juste » ou pouvait être « juste » dans ce que Trump disait – alors qu'en fait, il ne disait rien et tout à la fois, et cela ne pouvait pas être « juste ».
Les amas de mots de Trump remplissent l'espace public de statique, de la même manière que les polluants dans une ville industrielle peuvent saturer l'air, le rendant toxique et créant un état de brume constante. Cette brume peut être si dense que les objets ne deviennent visibles que de près, mais jamais dans leur totalité et jamais vraiment nets. Dans l'Amérique de Trump, de temps en temps, un journaliste ou un politicien fait une déclaration suffisamment claire pour capturer un fragment de réalité partagée – mais ce n'est jamais qu'un fragment, et il est inévitablement bientôt obscurci par plus de langage utilisé pour ne rien signifier ou signifier le contraire de lui-même.
"In the second half of the twentieth century, many philosophers and writers questioned the ability of words to reflect facts, and the existence of objective facts themselves. Was this not the Trumpian view, too? In 2018, former New York Times book critic Michiko Kakutani published a book called The Death of Truth, in which she argued that postmodern thinkers enabled the Trumpian moment.
Broadly speaking, postmodernist arguments deny an objective reality existing independently from human perception, contending that knowledge is filtered through the prisms of class, race, gender, and other variables. In rejecting the possibility of an objective reality and substituting the notions of perspective and positioning for the idea of truth, postmodernism enshrined the principle of subjectivity. Language is seen as unreliable and unstable (part of the unbridgeable gap between what is said and what is meant), and even the notion of people acting as fully rational, autonomous individuals is discounted, as each of us is shaped, consciously or unconsciously, by a particular time and culture.
Kakutani, though, was conflating the intentions of postmodernist thinkers and Trumpian post-truth, post-language propagandists like Kellyanne Conway, Sean Spicer, and the president himself. When writers and academics question the limits of language, it is invariably an exercise that grows from a desire to bring more light into the public space, to arrive at a shared reality that is more nuanced than it was before the conversation began: to focus ever more tightly on the shape, weight, and function of any thing that can be named, or to find names for things that have not, in the past, been observed or been seen as deserving of description. A shared language is essential to this exercise, and observing the limits of this language is an attempt to compensate for them. As Hannah Arendt argued, the awareness of one’s subjectivity is essential to political conversation ...
Dans la seconde moitié du XXe siècle, de nombreux philosophes et écrivains ont remis en question la capacité des mots à refléter les faits, et l'existence même de faits objectifs. Cette vision n'était-elle pas également trumpienne ? En 2018, l'ancienne critique littéraire du New York Times, Michiko Kakutani, a publié un livre intitulé The Death of Truth (La Mort de la Vérité), dans lequel elle soutenait que les penseurs postmodernes avaient rendu possible le moment trumpien.
De manière générale, les arguments postmodernistes nient l'existence d'une réalité objective indépendante de la perception humaine, soutenant que la connaissance est filtrée à travers les prismes de la classe, de la race, du genre et d'autres variables. En rejetant la possibilité d'une réalité objective et en substituant les notions de perspective et de positionnement à l'idée de vérité, le postmodernisme a sacralisé le principe de subjectivité. Le langage est considéré comme peu fiable et instable (faisant partie du fossé infranchissable entre ce qui est dit et ce qui est signifié), et même l'idée que les gens agissent comme des individus pleinement rationnels et autonomes est discréditée, car chacun d'entre nous est façonné, consciemment ou inconsciemment, par une époque et une culture particulières.
Cependant, Kakutani confondait les intentions des penseurs postmodernes et celles des propagandistes post-vérité et post-langage à la manière de Trump, comme Kellyanne Conway, Sean Spicer et le président lui-même. Lorsque les écrivains et les universitaires questionnent les limites du langage, c'est invariablement un exercice qui naît d'un désir d'apporter plus de lumière dans l'espace public, de parvenir à une réalité partagée plus nuancée qu'elle ne l'était avant que la conversation ne commence : se concentrer toujours plus étroitement sur la forme, le poids et la fonction de toute chose qui peut être nommée, ou trouver des noms pour des choses qui, par le passé, n'avaient pas été observées ou jugées dignes d'être décrites. Un langage partagé est essentiel à cet exercice, et observer les limites de ce langage est une tentative d'y remédier. Comme Hannah Arendt l'a soutenu, la conscience de sa propre subjectivité est essentielle à la conversation politique ...
We know from experience that no one can adequately grasp the objective world in its full reality all on his own, because the world always shows and reveals itself to him from only one perspective, which corresponds to his standpoint in the world and is determined by it. If someone wants to see and experience the world as it “really” is, he can do so only by understanding it as something that is shared by many people, lies between them, separates and links them, showing itself differently to each and comprehensible only to the extent that many people can talk about it and exchange their opinions and perspectives with one another, over against one another. Only in the freedom of our speaking with one another does the world, as that about which we speak, emerge in its objectivity and visibility from all sides.
« Nous savons par expérience que personne ne peut appréhender adéquatement le monde objectif dans toute sa réalité par lui-même, parce que le monde se montre et se révèle toujours à lui sous un seul angle, qui correspond à sa position dans le monde et est déterminé par elle. Si quelqu'un veut voir et expérimenter le monde tel qu'il est "vraiment", il ne le peut qu'en le comprenant comme quelque chose qui est partagé par de nombreuses personnes, se situe entre elles, les sépare et les relie, se montrant différemment à chacun et compréhensible seulement dans la mesure où de nombreuses personnes peuvent en parler et échanger leurs opinions et leurs perspectives entre elles, les unes face aux autres. Ce n'est que dans la liberté de notre parole les uns avec les autres que le monde, dont nous parlons, émerge dans son objectivité et sa visibilité sous tous les angles. »
The “freedom of our speaking with one another” depends on a shared language. Trump’s attack on language is an attack on freedom itself. In his philosophy of the “rectification of names,” Confucius warned: “If language is not correct, then . . . morals and art will deteriorate; if justice goes astray, the people will stand about in helpless confusion. Hence there must be no arbitrariness in what is said. This matters above everything.” Trump’s lies and his word piles both are exercises in arbitrariness, continued assertions of the power to say what he wants, when he wants, to usurp language itself, and with it, our ability to speak and act with others—in other words, our ability to engage in politics. The assault on language may be harder to define and describe than his attacks on institutions, but it is essential to his autocratic attempt, the ultimate objective of which is to obliterate politics.
What can journalists, writers, and everyday speakers of American language do to resist the assault or to recover from the damage once it’s done? ..."
« La liberté de notre parole les uns avec les autres » dépend d'un langage partagé. L'attaque de Trump contre le langage est une attaque contre la liberté elle-même. Dans sa philosophie de la « rectification des noms », Confucius met en garde : « Si le langage n'est pas correct, alors [...] les mœurs et l'art se dégraderont ; si la justice s'égare, le peuple restera dans une confusion désemparée. C'est pourquoi il ne doit y avoir aucune arbitraire dans ce qui est dit. Cela importe par-dessus tout. » Les mensonges de Trump et ses amas de mots sont tous deux des exercices d'arbitraire, des affirmations continues du pouvoir de dire ce qu'il veut, quand il veut, d'usurper le langage lui-même, et avec lui, notre capacité à parler et à agir avec les autres – en d'autres termes, notre capacité à nous engager dans la politique. L'assaut contre le langage est peut-être plus difficile à définir et à décrire que ses attaques contre les institutions, mais il est essentiel à sa tentative autocratique, dont l'objectif ultime est d'oblitérer la politique.
Que peuvent faire les journalistes, les écrivains et les locuteurs quotidiens de la langue américaine pour résister à cet assaut ou pour se remettre des dégâts une fois qu'ils sont faits ?..."
1. Le Choc et le Déni : "This is Not Normal" ...
Gessen commence par analyser la réaction de stupéfaction et le mantra de la résistance libérale : "This is not normal". Ils soutiennent que se focaliser sur "la normalité" est une erreur. D'une part, cela implique qu'il existe un état normal antérieur idéalisé (alors que les inégalités et les dysfonctionnements prédataient Trump). D'autre part, cela paralyse l'analyse. Au lieu de chercher à savoir si un acte est "normal", il faut se demander : "Est-ce autocratique ?" – c'est-à-dire, est-ce que cela sert à concentrer le pouvoir et à affaiblir les institutions ?
2. Les Mécanismes de l'Autocratie : La Destruction du Langage et de la Réalité ...
C'est le cœur de l'analyse. Gessen, s'appuyant sur leur expertise de la Russie de Poutine, identifie des mécanismes empruntés au playbook autocratique :
- La guerre contre le langage : Trump a systématiquement vidé les mots de leur sens ("fake news", "enquête chasse aux sorcières") et inondé l'espace public de mensonges. Le but n'est pas de faire croire à un récit alternatif, mais de rendre toute vérité impossible à discerner, créant un état de confusion et de cynisme où les citoyens se détournent de la politique.
- La rupture avec la réalité observable : L'autocrate prétend avoir un accès exclusif à la vérité (les "faits alternatifs"). Le rôle des médias n'est plus d'informer mais de relayer la "réalité" définie par le leader.
- L'effondrement des normes non-écrites : La Constitution américaine repose sur des "normes" non codifiées (la décence, l'indépendance du ministère de la Justice, la séparation des affaires privées et publiques). Trump a méthodiquement brisé ces normes, et le Parti républicain, en ne réagissant pas, a validé leur destruction.
3. La "Contre-Réalité" et le Rôle des Médias
Gessen est très critique envers les médias. Les journalistes, en se cramponnant à des notions désuètes d' "objectivité" et d' "équilibre" (le "both-sideism"), sont devenus les complices involontaires de Trump. Couvrir sérieusement des mensonges évidents, ou donner du temps d'antenne à des théories du complot sous prétexte d'équité, revient à participer à la construction de la "contre-réalité" autocratique.
4. Le Projet Politique : Le Nationalisme Blanc comme Liant
Derrière le chaos et les tweets, Gessen discerne un projet politique cohérent : la promotion d'un nationalisme blanc. Les politiques anti-immigration, les attaques contre les droits des LGBTQ+, la nomination de juges conservateurs à vie, et la tolérance envers les groupes suprémacistes blancs visent à consolider une base électorale en définissant l'Amérique "véritable" comme blanche, chrétienne et traditionnelle. Ce projet est le ciment qui unit un parti autrement disparate.
5. "Surviving" – Comment Survivre à l'Autocratie ?
La dernière partie du livre est un guide pour la résistance. Gessen propose des stratégies pour "survivre" ..
- Arrêter de se demander "ce qui est normal" et commencer à analyser les actions en termes de concentration de pouvoir.
- Défendre les institutions tout en reconnaissant qu'elles sont imparfaites.
- Créer des solidarités en dehors des structures étatiques.
- Apprendre des autres pays qui ont connu l'autocratie. La résistance doit être aussi créative et persistante que la menace.
Analyse Critique des Forces et des Faiblesses du Livre ...
- Gessen excelle à traduire des concepts politiques complexes (comme l'autocratie ou l'effondrement des normes) en termes concrets et accessibles. Son expérience de la Russie post-soviétique lui donne une perspective unique. Elle permet de voir les événements américains non comme une aberration incompréhensible, mais comme un processus politique identifiable.
Son analyse de la destruction du langage et de la réalité est percutante et s'est avérée prophétique dans un contexte de désinformation généralisée. La remise en question du modèle d' "objectivité" des médias est l'une des contributions les plus importantes du livre, et a influencé le débat sur le journalisme.
Écrit dans l'urgence, on a pu reproché au livre son manque parfois de recul. L'analyse est puissante sur la dynamique du pouvoir, mais moins sur les causes profondes et socio-économiques qui ont rendu Trump possible (le livre n'est pas une analyse approfondie du néolibéralisme ou des inégalités). Et le livre s'adresse principalement à un lectorat libéral, déjà hostile à Trump. Il est moins convaincant pour ceux qui ne partagent pas ce point de départ.
Certains critiques pourraient dire que Gessen sous-estime la résilience spécifique des institutions américaines. La transition pacifique de pouvoir en janvier 2021, après la publication du livre, a montré que les garde-fous ont, dans une certaine mesure, tenu.
La description d'un processus autocratique inexorable peut paraître alarmiste, même si l'intention est précisément d'alarmer et de fournir les outils intellectuels pour reconnaître les signes avant-coureurs de la démocratie en péril. L'autocratie n'arrive pas toujours par un coup de force mais s'installe en brouillant les frontières entre le vrai et le faux et en érodant, jour après jour, les habitudes démocratiques...
Yascha Mounk (The People vs. Democracy: Why Our Freedom Is in Danger and How to Save It, (2018, Le Peuple contre la démocratie, 2018)
Yascha Mounk est un politologue, écrivain et conférencier germano-américain, né en 1982 à Munich. Il est maître de conférences en pratique des affaires internationales à l'Université Johns Hopkins et est devenu une figure médiatique importante, intervenant régulièrement dans des journaux comme The Atlantic, The New York Times et Die Zeit.
Son parcours et ses origines (enfant juif dans l'Allemagne d'après-guerre) ont profondément influencé sa pensée, le rendant profondément attaché à la démocratie libérale et méfiant à l'égard des nationalismes ethniques. Il est souvent étiqueté comme un "centriste" ou un "libéral" au sens classique du terme, défendant farouchement les valeurs des Lumières contre ce qu'il perçoit comme des menaces venues à la fois de la droite populiste et de la gauche "woke".
Mounk a écrit trois livres majeurs qui forment une sorte de trilogie sur les crises des démocraties libérales, «The People vs. Democracy», «The Great Experiment» (2022), «The Identity Trap» (2023). Dans "The Age of Responsibility : Luck, Choice, and the Welfare State" (2017) était une critique profonde du principe de responsabilité individuelle qui domine le débat politique contemporain, et une défense renouvelée de l'État-providence.
Yascha Mounk, « The People vs. Democracy, Why Our Freedom Is in Danger and How to Save It » (2018)
Ce livre l'a propulsé sur le devant de la scène. Il y analyse la montée simultanée du populisme et le déclin de la démocratie libérale, un phénomène qu'il nomme la "démocratie illibérale". Il y explique que deux éléments auparavant unis l'un à l'autre – les droits individuels (le "libéralisme") et la volonté majoritaire (la "démocratie") – se séparent dangereusement.
D'un côté, des régimes "illibéraux-démocratiques" où les dirigeants sont élus mais bafouent les droits et l'État de droit (comme la Hongrie de Viktor Orbán).
De l'autre, des régimes "libéraux-non démocratiques" où un gouvernement d'experts non élus impose des politiques sans réelle responsabilité populaire (qu'il associe en partie à l'UE).
Il identifie plusieurs causes à cette crise : la stagnation économique de la classe moyenne, l'essor des réseaux sociaux qui polarise le débat, et la montée de la politique identitaire.
Un livre qualifié de visionnaire parce qu'il a su formaliser le concept de "démocratie illibérale", désormais omniprésent dans le débat politique. Il a offert un cadre pour comprendre des figures comme Trump, Brexit, ou Orbán non comme des anomalies, mais comme les symptômes d'une crise systémique.
"Après la chute de l’Union soviétique, la démocratie libérale est devenue la forme dominante de régime dans le monde. Elle semblait indéracinable en Amérique du Nord et en Europe occidentale, s’était très vite installée dans les anciens pays autocratiques d’Europe de l’Est et d’Amérique du Sud, et se diffusait à toute vitesse à travers l’Asie et l’Afrique. Une des raisons du triomphe de la démocratie libérale est qu’il n’en existait pas d’alternative cohérente. Le communisme avait échoué. La théocratie islamique comptait peu de soutiens en dehors du Proche-Orient. Le singulier système chinois de capitalisme d’État à visage communiste n’avait aucune chance d’être copié dans des pays qui ne partageaient pas son histoire propre. Le futur, croyait-on, appartenait à la démocratie libérale".
Mais "construire une démocratie n’était pas une tâche simple. Le prix à gagner paraissait à la fois précieux et durable : si les critères essentiels de la démocratie étaient satisfaits, alors le système politique serait stable pour toujours. La consolidation démocratique, de ce point de vue, constituait une voie à sens unique. Une fois que la démocratie devenait le « seul jeu en ville », suivant la célèbre expression de Juan J. Linz et Alfred Stepan, elle était destinée à le rester. La confiance des politologues à l’égard de ces présupposés était si grande que très peu d’entre eux considérèrent l’hypothèse selon laquelle la consolidation démocratique pourrait prendre la direction inverse. Mais les événements récents ont remis en cause cette autosatisfaction démocratique.
Il y a un quart de siècle, la plupart des citoyens des démocraties libérales se montraient très satisfaits de leurs gouvernements et manifestaient un haut degré d’approbation quant à leurs institutions ; aujourd’hui, ils sont plus déçus que jamais. Il y a un quart de siècle, la plupart des citoyens étaient fiers de vivre dans des démocraties libérales et rejetaient avec vigueur toute alternative autoritaire à leur système de gouvernement ; aujourd’hui, beaucoup sont devenus hostiles à la démocratie. Et il y a un quart de siècle, les adversaires politiques se retrouvaient autour d’un respect partagé pour les règles et principes démocratiques de base ; aujourd’hui, les candidats qui violent les normes les plus élémentaires de la démocratie libérale ont remporté un pouvoir et une influence considérables...."
"Dans ce livre, je tente de proposer une interprétation générale de notre âge politique qui repose sur quatre propositions distinctes : je démontre que la démocratie libérale est en train de se décomposer en ses différents éléments, donnant ainsi naissance à une démocratie antilibérale d’un côté et à un libéralisme antidémocratique de l’autre.
Je soutiens que le désenchantement profond à l’encontre de notre système politique constitue une menace vitale pour la survie même de la démocratie libérale. J’explique les racines de cette crise. Et je montre ce que nous devons faire pour sauver ce qui vaut vraiment la peine de notre ordre social et politique menacé.
Nous avons la chance immense de vivre à l’époque la plus pacifique et la plus prospère de l’histoire de l’humanité. Bien que les événements des dernières années puissent paraître confus et même sidérants, nous conservons le pouvoir de mettre en place un futur meilleur. Cependant, au contraire d’il y a quinze ou vingt ans, nous ne pouvons plus prendre ce futur pour acquis.
En ce moment, les ennemis de la démocratie libérale semblent plus décidés à réformer notre monde que ses défenseurs. Si nous voulons préserver à la fois la paix et la prospérité, la souveraineté populaire et les libertés individuelles, il nous faut reconnaître que cette époque n’a rien d’ordinaire – et accepter qu’il faudra accomplir des efforts extraordinaires pour défendre nos valeurs."
(Cf. The People vs. Democracy - Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts-London, England, 2018 - Yascha Mounk - Pour la traduction française, Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2018)
Part One. The Crisis of Liberal Democracy
Cette partie est descriptive et diagnostique. Mounk y démontre la rupture entre libéralisme et démocratie. Il établit que nous ne vivons plus dans des "démocraties libérales" stables, mais dans une tension entre deux forces antagonistes : la volonté populaire non limitée (démocratie illibérale) et les droits individuels non ancrés dans la souveraineté populaire (libéralisme non démocratique)....
La Démocratie Illibérale (Le Peuple contre la Démocratie Libérale) ..
Mounk analyse l'essor des régimes "démocratiques illibéraux", où des dirigeants sont élus démocratiquement mais s'attaquent ensuite aux contre-pouvoirs, à l'État de droit et aux droits des minorités. Il prend pour exemples les cas de Viktor Orbán en Hongrie, de Recep Tayyip Erdoğan en Turquie, du parti Droit et Justice (PiS) en Pologne, et de la campagne de Donald Trump en 2016. Ces acteurs utilisent la légitimité du scrutin pour saper les institutions libérales.
Le terme "démocratie illibérale" est devenu un outil analytique essentiel. Cependant, on peut lui reprocher une certaine généralisation. Mettre dans le même sac Trump (dont la présidence a été contrariée par les contre-pouvoirs) et Orbán (qui a systématiquement démantelé la démocratie hongroise) peut minimiser les différences de degré et de stratégie.
Le Libéralisme Non Démocratique (La Démocratie Libérale contre le Peuple) ..
C'est la face symétrique et souvent négligée de la crise. Mounk décrit le "libéralisme non démocratique", où des décisions majeures sont soustraites au débat public et confiées à des instances non élues : cours suprêmes, banques centrales indépendantes, et bureaucraties internationales (notamment l'Union européenne). Ce système de "droits sans démocratie" prive les citoyens du sentiment de souveraineté, créant un profond ressentiment.
De nos jours, nous en serions au point où deux composantes fondamentales de la démocratie libérale – les droits individuels et la volonté populaire – sont en guerre l’une contre l’autre, nous explique Yascha Mounk ...
À mesure que le rôle de l’argent en politique est devenu prépondérant et que des questions importantes ont été retirées de la contestation publique, un système de « droits sans démocratie » s’est imposé. Les populistes qui s’insurgent contre cela disent vouloir rendre le pouvoir au peuple. Mais en pratique, ils créent quelque chose de tout aussi contestable: un système de et « démocratie sans droits » ...
- des décisions politiques et sociétales majeures sont tranchées non pas par le débat démocratique (délibération au Parlement, élections, référendums), mais par des instances non élues dont les décisions s'imposent à tous, sans possibilité de les contester ou de les modifier par la voie politique classique.
Ainsi,
- Les Cours constitutionnelles et suprêmes (comme la Cour suprême des États-Unis ou la Cour constitutionnelle allemande) : Elles interprètent la constitution de manière très extensive et rendent des arrêts qui figent des politiques sur des sujets de société majeurs (avortement, mariage gay, financement des campagnes, lois électorales).
- Les Institutions supranationales (comme l'Union européenne) : La Commission européenne et la Cour de Justice de l'UE peuvent imposer des règlements et des directives aux États membres, souvent perçus comme émanant d'une "bureaucratie bruxelloise" éloignée des citoyens.
- Les Banques centrales indépendantes (comme la BCE) : Elles prennent des décisions économiques colossales (taux d'intérêt, politique monétaire) sans aucun contrôle démocratique direct.
- Les Organismes technocratiques internationaux (FMI, OMC) : Ils imposent des politiques économiques (austérité, libre-échange) en échange de leur aide, limitant la marge de manœuvre des gouvernements élus.
Et si l'on veut des exemples concrets,
- Les politiques d'austérité en Grèce lors de la crise de la dette ont été largement dictées par la "Troïka" (BCE, UE, FMI), court-circuitant le débat public grec.
- Les normes environnementales strictes de l'UE s'imposent aux gouvernements nationaux, quel que soit le résultat des élections.
De là, globalement, conséquence directe, un système de « droits sans démocratie » ...
Mounk fait ici référence à la priorité absolue donnée aux droits individuels et aux juges pour les faire respecter, au détriment de la souveraineté populaire.
- Les "Droits" : Il s'agit des droits fondamentaux (liberté d'expression, non-discrimination, droits des minorités, etc.) qui sont inscrits dans les constitutions et les chartes (comme la Charte des droits fondamentaux de l'UE). Ces droits sont essentiels et constituent un rempart contre la "tyrannie de la majorité".
- "Sans Démocratie" : Le problème, selon Mounk, survient quand ces droits sont utilisés pour soustraire de plus en plus de questions au champ du débat politique. La "volonté du peuple", exprimée par ses représentants élus, se retrouve de plus en plus limitée par des "lignes rouges" juridiques interprétées par des juges non élus.
L'idée est que le système devient : "Vous avez tous ces droits (ce qui est une bonne chose), mais vous n'avez plus votre mot à dire sur les grandes orientations de la société (ce qui est problématique)."
Mounk n'est pas contre les droits fondamentaux ou les cours constitutionnelles. Il est libéral et y est profondément attaché. Son alarmisme vient des conséquences politiques de ce système ...
- Frustration et Impuissance Citoyenne : Les citoyens ont le sentiment que leur vote ne change plus rien. Que leur parti gagne ou perde, les grandes décisions sont déjà cadrées par le droit et les traités. Cela alimente un profond sentiment de dépossession politique.
- Alimentation du Populisme : Cette frustration est le terreau parfait pour les populistes. Ils peuvent dire : "L'élite, les juges et Bruxelles vous ignorent ! Moi, je redonnerai le pouvoir au peuple !". Le discours populiste se nourrit directement de ce déficit démocratique perçu.
- Affaiblissement de la Légitimité du Système : À force de court-circuiter le débat public, le système perd sa légitimité aux yeux des citoyens. Si on ne peut pas débattre et décider démocratiquement des sujets qui fâchent, pourquoi croire encore en la démocratie ?
- Appauvrissement du Débat : Les questions complexes sont tranchées par des juges sur la base de principes juridiques, et non par les citoyens et leurs représentants à travers un débat public riche, contradictoire et formateur.
En résumé, pour Yascha Mounk, la formule « droits sans démocratie » décrit un système où la protection essentielle des droits individuels a involontairement engendré une technocratie juridique et économique qui étouffe la souveraineté populaire.
Le danger n'est pas que les droits soient trop nombreux, mais que le fait de les faire primer systématiquement, en retirant les sujets du champ de la délibération démocratique, crée une réaction populiste violente qui menace à la fois la démocratie ET les droits eux-mêmes. C'est le cœur de sa thèse sur la "démocratie illibérale" : la séparation entre le libéralisme (les droits) et la démocratie (le pouvoir du peuple).
C'est un argument puissant et crucial. Mounk met le doigt sur une faille béante du projet européen et de la gouvernance technocratique moderne. La critique possible est qu'il pourrait sous-estimer la nécessité de ces institutions pour protéger les droits contre des majorités parfois tyranniques. Son analyse risque d'être instrumentalisée par les populistes pour justifier un assaut contre toute forme de contre-pouvoir.
Part Two. Origins
Mounk cherche ici les causes profondes de cette dislocation. Il en identifie trois principales.
1. La Stagnation Économique ...
La grande stagnation des revenus de la classe moyenne, l'explosion des inégalités et l'effondrement de la mobilité sociale ont brisé le pacte sur lequel reposait la démocratie libérale d'après-guerre : chaque génération vivrait mieux que la précédente. Ce sentiment de déclin nourrit une colère qui se reporte sur les élites au pouvoir et sur le système en place.
L'analyse économique est solide et bien documentée. Toutefois, Mounk est peut-être trop succinct sur la dimension culturelle de ce ressentiment. Le déclin économique est souvent vécu comme un déclassement statutaire et une perte d'identité, ce qui est aussi puissant que la perte de revenus.
2. La Révolution de l'Éthos Médiatique ...
Mounk analyse comment l'ère numérique et les médias sociaux ont fragmenté l'espace public. Ils ont remplacé les gatekeepers traditionnels (la presse) par des chambres d'écho qui favorisent la polarisation, la diffusion de fausses nouvelles et les passions tribales. La politique n'est plus un débat raisonné mais une guerre identitaire où l'outrage l'emporte sur la nuance.
Son analyse était visionnaire en 2018 et reste pertinente. Un critique pourrait dire qu'il surestime l'impact des médias sociaux par rapport à des médias traditionnels (comme Fox News) qui ont eux-mêmes adopté une rhétorique populiste bien avant l'avènement de Twitter.
3. Le Nouveau Nationalisme Ethnique ...
Face à l'angoisse économique et culturelle, les citoyens se replient sur une identité nationale perçue comme ethnique et exclusive, plutôt que civique et inclusive. La peur de l'immigration et du changement démographique devient un carburant politique central pour les populistes, qui opposent un "nous" authentique à des élites cosmopolites et à des "eux" menaçants.
Mounk est convaincant sur la force du nationalisme ethnique. On peut lui reprocher de ne pas accorder assez d'attention à un autre facteur identitaire : la montée d'une gauche "woke" qui, en essentialisant les identités, peut aussi contribuer à la fragmentation du corps civique – un thème qu'il développera dans son livre suivant, "The Identity Trap".
Part Three. Remedies
C'est la partie la plus normative et programmatique de l'ouvrage, où Mounk propose des solutions pour réconcilier démocratie et libéralisme.
1. Réinventer une Citoyenneté Engagée ...
Mounk plaide pour un nouveau patriotisme civique et inclusif. Il faut recréer un sentiment d'appartenance commune fondé sur des valeurs et des institutions partagées, et non sur l'ethnicité. Cela passe par un investissement massif dans l'éducation civique et des formes d'engagement citoyen comme un service national.
Ces propositions sont nobles mais peuvent sembler naïves ou insuffisantes face à la force des passions identitaires. Comment construire un patriotisme civique dans des sociétés aussi fracturées ? Le remède paraît faible face à la violence du diagnostic.
2. Repenser les Institutions Démocratiques ...
Pour restaurer la foi dans la démocratie, il faut lui redonner du pouvoir. Mounk propose des réformes institutionnelles audacieuses :
- Démocratiser le libéralisme : Réformer les institutions supranationales comme l'UE pour les rendre plus transparentes et responsables.
- Libéraliser la démocratie : Adopter des réformes électorales (comme le vote préférentiel) pour briser le bipartisme extrême et permettre une meilleure représentation des nuances de l'opinion.
Ces propositions institutionnelles sont parmi les plus concrètes et intéressantes du livre. Cependant, leur mise en œuvre est un défi politique colossal. Les forces populistes au pouvoir n'ont aucun intérêt à des réformes qui les affaibliraient.
3. Réformer le Capitalisme ...
Aucune solution politique ne tiendra sans adresser la racine économique de la colère. Mounk défend un nouveau contrat social avec des investissements massifs dans les infrastructures, l'éducation, la formation professionnelle et une protection sociale robuste pour aider les travailleurs à affronter les transitions économiques.
Ses propositions économiques sont de centre-gauche et raisonnables. Cependant, elles restent assez conventionnelles (keynésiennes) et ne remettent pas fondamentalement en cause le paradigme de la croissance, ce que certains critiques de gauche pourraient lui reprocher.
Globalement, certains critiques estiment que Mounk sous-estime la dimension systémique du capitalisme mondialisé dans la genèse de la crise, ou qu'il surestime la possibilité d'un retour à un consensus civique raisonnable.
L'ouvrage reste une cartographie magistrale des périls qui menacent nos systèmes politiques. Son immense mérite est d'avoir fourni le vocabulaire et la grille de lecture indispensables pour comprendre la politique du XXIe siècle naissant ...