Philosophie analytique - Ludwig Wittgenstein (1889-1951), "Tractatus logico-philosophicus" (1921), "Philosophische Untersuchungen" (1953) - ......
Last update: 11/11/2016
How to show the fly the way out of the fly bottle? Que pouvons-nous exprimer? Qu'est-ce qui nous garantit qu'au fond le langage ne travaille pas pour son propre compte ?
Jacques Bouveresse, dans "La Parole malheureuse" (1971), décrivait cette "parole philosophique" comme malheureuse à un double titre : "d'une part parce qu'elle est hantée en permanence par la mauvaise conscience et le sentiment de l'échec, jamais assurée de son statut et de ses possibilités et contrainte de parler essentiellement pour établir son droit à la parole; d'autre part parce qu'elle est peut-être, comme le pense Wittgenstein, constitutivement malencontreuse, maladroite et hors de propos."
Le langage, dans cette nouvelle orientation qu'inaugure, dans les années 1920, le néopositivisme (ou empirisme logique), professé par ce qu'on appellera le "cercle de Vienne", est présenté comme ne pouvant exprimer ce qui qui appartient à l'essence du monde : le monde va de soi (die Selbstverständlichkeit der Welt), et le langage ne peut signifier que lui.
Wittgenstein veut guérir le philosophe de cette "maladie de l'Absolu", de ces constructions intellectuelles toujours plus étendues, toujours plus compliquées ou plus obscures, alors que nous devrions rechercher la clarté et la transparence de ces dernières.
L'influence de Ludwig Wittgenstein est si profonde qu'elle est devenue "invisible", comme l'air que l'on respire. Toute la philosophie analytique postérieure a dû, d'une manière ou d'une autre, se confronter à lui. Les notions de "jeu de langage", de "règle", et le focus sur l'usage sont des outils standards pour aborder des problèmes en philosophie du langage, de l'esprit, et même en éthique.
Son insistance sur l'incarnation de l'esprit (embodiment) et sa critique du "mythe de l'intériorité" (l'idée que le sens est un processus mental privé) résonnent fortement en sciences cognitives. Sa conception des certitudes ancrées dans une communauté préfigure les travaux sur la construction sociale de la connaissance. Son refus de voir l'éthique comme un discours théorique et son insistance sur son expression dans une forme de vie influencent encore les débats. Sa discussion célèbre de la "boîte à scarabée" (Investigations Philosophiques) reste l'argument central contre la théorie de l'esprit comme entité purement privée.
L'apport de Wittgenstein est une révolution du regard plus qu'un système de pensée. Il ne nous donne pas des réponses, mais une nouvelle manière de traiter les questions.
1. La "Thérapie" Philosophique : Guérir nos Confusions Linguistiques ...
- C'est son apport le plus fondamental. Pour Wittgenstein, la philosophie n'est pas une doctrine, mais une activité dont le but est de dissoudre les problèmes philosophiques, non de les résoudre.
- Les problèmes sont des "pièges du langage" : Nous sommes trompés par la surface grammaticale de notre langue. Par exemple, nous utilisons le verbe "être" de la même manière dans "le ciel est bleu" et "le bien est désirable", ce qui nous pousse à chercher une entité mystérieuse appelée "le Bien".
- Le rôle du philosophe : Être un "thérapeute" qui montre comment nous sommes tombés dans le piège et nous en libère. Sa célèbre formule résume cela : "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire" (Tractacus), non par mysticisme, mais parce que tenter de le dire génère un non-sens.
2. Le "Tournant Linguistique" et l'Importance de l'Usage ...
Avec le "second Wittgenstein" (celui des Recherches Philosophiques), il opère un virage décisif.
- Le sens, c'est l'usage : Une expression n'a pas de sens en elle-même, mais seulement dans la façon dont elle est utilisée dans un contexte concret. Demander "Qu'est-ce que le temps ?" en dehors de tout contexte d'usage ("As-tu l'heure ?", "Le temps passe vite") est une source de perplexité métaphysique infinie.
- La fin de la quête de l'essence : Nous n'avons pas besoin de trouver l'essence éternelle du "Jeu", de la "Justice" ou de la "Connaissance". Nous devons plutôt regarder comment ces concepts fonctionnent dans nos vies.
3. La Notion de "Jeu de Langage" et de "Forme de Vie" ...
Ces concepts sont au cœur de sa pensée tardive.
- Jeux de langage : Le langage n'est pas une simple nomenclature du monde. C'est un ensemble d'activités diverses et hétérogènes (ordonner, prier, raconter une blague, décrire, etc.), chacune avec ses propres règles.
- Formes de vie : Les jeux de langage s'ancrent dans des "formes de vie", c'est-à-dire des manières d'agir, des pratiques sociales et des certitudes partagées qui sont le fondement de tout accord et de tout sens. C'est ce qu'il explore magistralement dans De la certitude.
4. La Critique des Fondements et la Certitude comme Action ...
- La fin du fondationnalisme classique : Nous ne fondons pas nos connaissances sur une base indubitable (le "Je pense" de Descartes). Nous agissons sur un arrière-plan de certitudes qui, elles, ne sont pas sues mais vécues.
- L'action comme porteur de sens : La certitude n'est pas une conviction intérieure, mais ce qui se manifeste dans notre façon d'agir sans hésitation. C'est un apport crucial pour l'épistémologie et la philosophie de l'esprit.
Les Limites et les Critiques ...
- Le "Relativisme" des Formes de Vie : Son approche peut sembler conduire à un relativisme où tout système de croyances est valide dans sa propre forme de vie. Comment alors critiquer une idéologie dangereuse ? Ses défenseurs répondent que les formes de vie ne sont pas des prisons et que le dialogue et la critique sont eux-mêmes des jeux de langage possibles.
- Manque de "Théorie" Constructive : Pour certains, la "thérapie" n'est pas suffisante. Dissoudre un problème est une chose, mais fournir une explication positive en est une autre. La philosophie, pour d'autres courants, doit aussi construire des modèles et des théories.
- Applicabilité Limitée : Son approche est-elle efficace pour tous les problèmes philosophiques ? Elle semble très puissante pour la métaphysique traditionnelle, mais peut-être moins pour des questions de philosophie politique ou d'éthique normative qui nécessitent des réponses substantielles.
"De la certitude" (Über Gewissheit) est le plus accessible des textes "authentiques" de Wittgenstein : il aborde une question très concrète : comment savons-nous avec certitude que le monde existe, que nos mains sont nos mains, etc. ? C'est une réponse à la doute cartésien ("Je pense, donc je suis"). Le style est plus direct et moins fragmentaire que ses autres œuvres. Mais c'est quand même une œuvre philosophique et il faut se laisser aller à suivre le fil de sa pensée ...
"Le Cahier bleu et le Cahier brun" (The Blue and Brown Books), des transcriptions de cours qu'il a donnés à ses étudiants qui servent de transition vers ses "Recherches philosophiques" .Le langage est ici plus proche d'une conversation. Il y introduit des concepts célèbres comme le "jeu de langage" et la "ressemblance familiale" de manière plus progressive....
Philosophie linguistique et positivisme - La philosophie linguistique a beaucoup de points communs avec le positivisme logique, et le rôle de Wittgenstein a été déterminant dans les deux systèmes, mais ceux-ci restent très différents. Tous deux envisagent la philosophie comme une analyse du langage, dont le dessein négatif est de révéler les confusions linguistiques ou conceptuelles sous-jacentes à la métaphysique. Mais, alors que les positivistes font de la logique formelle leur instrument d'analyse, les philosophes linguistes lui dénient ce rôle. Pour les positivistes, les propositions des mathématiques et des sciences de la nature constituent la forme idéale de pensée et d'expression, mais, pour les linguistes, ce statut est l'apanage du langage ordinaire, celui qui est le plus vite et le mieux compris, et dans les termes duquel tous les autres usages peuvent être élucidés.
Ludwig Wittgenstein est très tôt un "chercheur de sens" et en énonçant la thèse selon laquelle le monde ne peut jamais être éprouvé que par le filtre du langage, et que les problèmes philosophiques résultent des confusions de ce langage, il déclenche une des grandes révolutions de la philosophie du XXe siècle. Il est d'usage de partager l'oeuvre de Wittgenstein en deux périodes, l'une marquée par le "Tractatus", l'autre par les "Investigations philosophiques".
Dans la première partie de sa réflexion, Wittgenstein constate que le langage et le monde sont étroitement imbriqués et tente de constituer un champ de "certitudes" dans ce qui fonde notre expérience de la vie. C'est le langage qui nous rend visible monde, "le monde est la totalité des faits, non des choses". Et c'est la logique qui met à jour les frontières du langage.
Dans sa seconde période, revenu à la philosophie dans les années trente, Wittgenstein reconnaît que sa théorie ne peut rendre compte de tous les usages du langage, l'austérité de ses premiers travaux cède aux nuances du discours réel mais sans renoncer à la notion de manque de clarté du langage. Le langage, pense-t-il, n'est pas une opération mathématique, mais un ensemble très compliqué de moyens destinés à transmettre des communications de toutes sortes en plus de l'affirmation simple; d'autre part, la signification ne procède pas d'une relation picturale entre le langage et la réalité, mais plutôt d'une convention sociale établie. Il appartient au philosophe de rendre explicites les règles qui président à ces pratiques coutumières, non pour leur intérêt intrinsèque, mais pour dissiper les perplexités et les paradoxes auxquels donnent lieu des présomptions précipitées concernant ces règles du langage. Presque de la même façon que Moore, Wittgenstein interprète le conflit entre les découvertes de la réflexion philosophique et certaines vérités évidentes du bon sens, certains arguments sceptiques contre les opinions courantes, comme un indice de désordre conceptuel. Le principal problème spécifique auquel il applique cette nouvelle idée de la philosophie est le scepticisme touchant l'esprit d'autrui, qui semble dériver de la notion cartésienne selon laquelle le possesseur d'un état mental est seul à même d'en avoir la connaissance directe.
Au fond, que retenir, que notre compréhension du monde peut être analysée, mais jusqu'à un point ultime, les "faits", notre réflexion ne peut se porter au-delà. Le travail du philosophe achevé, c'est-à-dire une fois analysées nos énonciations de manière à découvrir et à éliminer celles qui sont vides de sens, que nous reste-t-il ? Nos "problèmes existentiels" restent entiers : le philosophe nous mène au seuil des questions de sens, sens de la vie ou sens du monde. Ni la philosophie ni la science ne sont en capacité de franchir cette frontière de la pensée. La mort, par exemple, ne peut être appréhendée par les moyens que nous utilisons pour comprendre la vie.
Ludwig Wittgenstein (1889-1951)
Ludwig Wittgenstein tente de définir une nouvelle pratique de la philosophie, puisque le monde ne peut être pensé hors le langage, essayons de construire
quelques convictions et de bâtir un peu de certitude dans des jeux de langage surabondants en pièges et illusions - Ludwig Wittgenstein est
né à Vienne, huitième et dernier enfant d'une famille d'ascendance juive convertie au catholicisme très cultivée et milliardaire. Son père, Karl, avait fait fortune dans la sidérurgie. Ludwig est
élevé dans une maison connue à Vienne sous le nom de "Palais Wittgenstein", où l'art tient une place de choix, notamment la musique. Éduqué à la maison par des précepteurs jusqu'à l'âge de 14
ans, il fréquente ensuite pendant trois ans une école de Linz. Il reste marqué par la lecture du livre d'Otto Weininger, "Geschlecht und Character" (1903), écrivain et philosophe autrichien, qui
soutient une dualité masculin/féminin en chaque individu et quelques autres thèmes parfois discutables, mais retient l'attention de Wittgenstein pour deux éléments : le seul choix offert à
l'homme est d'être soit un raté soit un génie, et d'autre part son suicide à l'âge de 23 ans. La personnalité de Wittgenstein est décrite comme ne connaissant ni compromis ni demi-mesure, et
avoir eu toujours à l'esprit cette alternative, génie ou échec : sa vie fut constellée de fuite hors de la société. Il commence des études d'ingénieur en aéronautique à Berlin et, en 1909, part
pour Manchester (Angleterre) effectuer des recherches en aéronautique. Fasciné par la puissance des mathématiques mais en constatant certaines de leurs faiblesses, il s'oriente vers l'étude
du fondement des mathématiques, et par ce biais découvre la logique. A cette époque, deux hommes ont refondé la logique, Gottlob Frege, professeur de mathématiques à Iéna, et le philosophe
Betrand Russell, qui enseigne à Cambridge. Ludwig Wittgenstein se tourne définitivement vers la philosophie, et suit au Trinity College de Cambridge les cours de Russell en
1912-1913.
Durant la première guerre mondiale, Wittgenstein s'enrôle dans l'armée autrichienne et c'est sur le front qu'il rédige l'unique ouvrage qui paraîtra de son vivant, le "Tractatus logico-philosophicus", paru en 1921. Son frère Paul, pianiste de talent, perd son bras droit durant la première guerre mondiale. C'est pour lui que Ravel composera le "Concerto pour la main gauche". Prisonnier de guerre en Italie à partir de novembre 1918, Wittgenstein, libéré, ne rentre à Vienne qu'en août 1919. Il a, depuis 1913, hérité de la fortune de son père mais il décide d'y renoncer au profit de ses frères et sœurs.
Le Tractatus logico-philosophicus prétend que la philosophie, dans ses efforts pour montrer les pièges du langage, se condamne au silence. Jusqu'en 1929, Wittgenstein conforme sa vie à cette conclusion et renonce à la philosophie. Il devient alors instituteur de campagne (1919-1926). Il fait alors la connaissance de Moritz Schlick, futur fondateur du Cercle de Vienne, et c'est avec lui et Carnap, Waismann et Feigl qu'il reprend goût aux discussions philosophiques.
En 1929, il regagne le Trinity College de Cambridge et y enseigne jusqu'en 1939. Durant ces cours, il réfléchit tout haut en suscitant la discussion avec ses étudiants. A partir des leçons de Cambridge, le bruit se développe qu'il élabore une philosophie très différentes de celle du Tractatus. "Our civilization is characterized by the world progress. Progress is its form, it is not one of its properties that it makes progress. (…) Its activity is to construct a more and more complicated structure. And even clarity is only a means to this end & not an end in itself. For me on the contrary clarity, transparency,is an end in itself. I am not interested in erecting a building but in having the foundations of possible buildings transparently before me. So I am aiming at something different than are the scientists.." (1930).
Les étudiants de 1933-1934 ayant des notes de ses cours, des copies circulèrent sous le nom de "Cahier bleu". Un autre manuscrit est élaboré l'année suivante, le "Cahier brun". En 1939, il doit succéder à Moore comme titulaire d'une chaire de philosophie à Cambridge mais la guerre éclate.
Naturalisé britannique depuis 1938, il est mobilisé dans les services de santé à Londres. "….I have no sympathy for the current of European civilization and do not understand its goals, if it has any. So I am really writing for friends who are scattered throughout the corners of the globe." (1945).
Après la guerre, Wittgenstein retourne enseigner à Cambridge jusqu'en 1947, année où il démissionne pour se consacrer à ses recherches. Ses orientations philosophiques ont changé au point qu'on parle de "seconde philosophie de Wittgenstein" et l'expérience de la guerre n'est pas étrangère à cette évolution. De 1936 à 1949, il rédige ses "Investigations philosophiques". Il meurt le lendemain de son 62ème anniversaire.
Le célèbre "Tractatus logico-philosophicus" voit le jour dans la solitude de Skjolden, un village isolé de Norvège, au nord-est de Bergen, où Wittgenstein a construit à flanc de montagne une petite cabane en rondins en 1913. «I can’t imagine that I could have worked anywhere as I do here. It’s the quiet and, perhaps, the wonderful scenery; I mean its quiet seriousness.» (LW, 1936) Il y reviendra en 1936-1937 pour rédiger des chapitres "des Investigations". - "Die Denkbewegung in meinem Philosophieren müßte sich in der Geschichte meines Geistes, seiner Moralbegriffe & dem Verständnis meiner Lage wiederfinden lassen." (Wittgenstein, november 1931) - "The way to solve the problem you see in life is to live in a way that will make what is problematic disappear."
Tractatus logico-philosophicus (1921)
Tracer la frontière de ce que l'on peut dire permet de définir les limites de ce que l'on peut penser - Le Tractatus logico-philosophicus est
un ouvrage très court mais déconcertant, que Wittgenstein rédigea dans la solitude dans une maison isolée de Norvège, pensant alors avoir résolu toutes les questions de philosophie qu'il se
posait. Il se présente sous la forme de 527 aphorismes, rigoureusement ordonnés en une structure qui se déploie sur sept niveaux. Il s'agit de répondre à la question "Que peut-on exprimer ?", que
peut-on dire du monde? Wittgenstein y montre que le seul usage correct du langage est d'exprimer les faits du monde, que les règles a priori de ce langage constituent la logique (celle
issue de Frege et de Russell), que le sens éthique et esthétique du monde relève de l'indicible et que la philosophie, parce qu'elle essaie de montrer les pièges du langage, est condamnée au
silence : "sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence." Son orientation philosophique est celle de "l'atomisme logique" de son maître Russell (le langage est constitué d'un corpus
de propositions complexes que l'on peut réduire à des propositions élémentaires).
Quel est cet "atomisme logique" que développe Wittgenstein dans son premier ouvrage, qui a par la suite était désigné par le terme de "théorie picturale de la signification"? C'est de dire que le langage permet d' "imaginer" le monde, un monde constitué de faits qui ne sont que combinaison existante d'objets. Décrire la réalité, avoir du sens, c'est, pour une affirmation pouvoir être réduites à des propositions atomiques, et des propositions qui se rapportent au monde observable. Nous formons des images du monde via un langage et nous partageons les uns avec les autres ces images, grâce auxquelles nous nous comprenons. Les propositions énoncées par la science ont ainsi du sens, ceci est plus contestable pour l'esthétique ou l'éthique qui affirment des "valeurs" et tentent de dire des choses qu'on ne peut éprouver en mots, et vont même jusqu'à dire ce qu'on ne peut montrer.
1) "Le monde est tout ce qui arrive."
Wittgenstein définit le monde comme la totalité des faits inscrits dans un espace logique –soit un système qui détermine a priori toutes leurs relations
logiques possibles.
2) "Ce qui arrive, le fait, est l'existence d'états de choses."
Les faits sont tous les états de choses qui ont lieu. Les états de choses sont des connexions d'objets. Ces objets constituent la substance du monde,
dont ils sont les éléments ultimes. La forme des objets résulte de leur possibilité de se combiner en différents états de choses mutuellement indépendants. La logique définit la forme des objets
comme possibilité de leurs interrelations et dessine l'espace logique des faits comme système de leurs relations.
3) "Le tableau logique des faits constitue la pensée."
Pensée, représentation et logique sont intimement liées. C'est par la pensée, qui s'exprime par le langage, que l'on peut appréhender la forme logique
du monde, c'est-à-dire considérer les rapports nécessaires entre les faits.
4) "La pensée est la proposition ayant un sens."
Le langage est l'ensemble des propositions qui articulent des signes élémentaires selon les règles de la syntaxe logique. Les signes élémentaires
nomment les objets, et leur combinaison décrit leur articulation dans l'état des choses. Aussi la proposition peut-elle constituer l'image du fait.
5) "La proposition est une fonction de vérité des propositions élémentaires."
Wittgenstein développe la fonction de la logique, qui a à fournir a priori toutes les possibilités de combinaisons des propositions élémentaires en
propositions complexes, afin que celles-ci soient valeurs de vérité des propositions élémentaires.
6) Wittgenstein définit les mathématiques comme une « méthode logique » consistant à construire des équations par substitution. Quant au principe
d'induction qui gouverne la physique, il lui dénie tout fondement logique et ne lui accorde qu'une validité psychologique.
7) "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire."
Pour Wittgenstein, "le but de la philosophie est une clarification logique de la pensée" irrémédiablement tributaire du langage. Il convient donc d'élucider la structure de nos propositions, pour mettre au jour les énoncés qui font le sens et ceux - nombreux dans le discours philosophique - qui, ne décrivant aucun fait, relèvent de l'indicible..
3.221 Je ne puis que nommer les objets. Les signes les représentent. Je ne puis que parler des objets, je ne saurais les prononcer. Une proposition ne peut que dire d'une chose comment elle est, non ce qu'elle est.
3.5 Le signe propositionnel appliqué, pensé, est la pensée.
4. La pensée est la proposition ayant un sens.
4.001 La totalité des propositions est le langage.
4.002 L'homme possède la faculté de construire des langages, par lesquels chaque sens se peut exprimer, sans avoir nulle notion, ni de la manière dont chaque mot signifie, ni de ce qu'il signifie - De même que l'on parle sans savoir comment sont émis les sons particuliers de la parole (...) Le langage travestit la pensée.
4.003 La plupart des propositions et des questions qui ont été écrites sur des matières philosophiques sont non pas fausses, mais dépourvues de sens. Pour cette raison, nous ne pouvons absolument pas répondre aux questions de ce genre, mais seulement établir qu'elles sont dépourvues de sens. La plupart des propositions et des questions des philosophes viennent de ce que nous ne comprenons pas la logique de notre langue.
4.1 La proposition représente l'existence et la non-existence des états de choses.
4.11 La totalité des propositions vraies constitue la totalité des sciences de la nature.
4.111 La philosophie n'est aucune des sciences de la nature. (Le mot "philosophie" doit signifier quelque chose qui est au-dessus ou au-dessous, mais non pas à côté des sciences de la nature.)
4.112 Le but de la philosophie est la clarification logique de la pensée. La philosophie n'est pas une doctrine mais une activité. Une œuvre philosophique consiste essentiellement en élucidations. Le résultat de la philosophie n'est pas un nombre de "propositions philosophiques" mais le fait que des propositions s'éclaircissent. La philosophie a pour but de rendre claires et de délimiter rigoureusement les pensées qui, autrement, pour ainsi dire, sont troubles et floues.
4.113 La philosophie limite le domaine, discutable, des sciences de la nature.
4.114 Elle doit délimiter le concevable, et, de la sorte, l'inconcevable. Elle doit limiter de l'intérieur l'inconcevable par le concevable.
4.115 Elle signifiera l'indicible, en représentant clairement le dicible.
4.116 Tout ce qui peut être, en somme pensé, peut être clairement pensé. Tout ce qui se laisse exprimer, peut être clairement exprimé.
4.12 La proposition peut représenter la réalité totale, mais elle ne peut représenter ce qu'il fait qu'elle ait en commun avec la réalité pour pouvoir la représenter - la forme logique. Pour pouvoir représenter la forme logique, il faudrait que nous puissions nous situer avec la proposition en dehors de la logique, c'est-à-dire hors du monde.
4.121 La proposition ne peut représenter la forme logique, celle-ci se reflète dans la proposition. Ce qui se reflète dans le langage, le langage ne peut le représenter.
4.1212 Ce qui peut être montré ne peut pas être dit.
5.61 La logique emplit le monde : les limites du monde sont aussi ses propres limites.
6.41 Le sens du monde doit se trouver en dehors du monde. Dans le monde toutes choses sont comme elles sont, et se produisent comme elles se produisent : il n'y a pas en lui de valeur - et s'il y en avait une, elle n'aurait pas de valeur.
6.44 Ce qui est mystique, ce n'est pas comment est le monde, mais le fait qu'il est.
6.522 Il y a assurément de l'inexprimable. Celui-ci se montre, l est l'élément mystique.
6.53 La juste méthode de philosophie serait en somme la suivante : ne rien dire sinon ce qui se peut dire, donc les propositions des sciences de la nature - donc quelque chose qui n'a rien à voir avec la philosophie - et puis à chaque fois qu'un autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer qu'il n'a pas donné de signification à. certains signes dans ses propositions. Cette méthode ne serait pas satisfaisante pour l'autre - il n'aurait pas le sentiment que nous lui enseignons de la philosophie - mais elle serait rigoureusement juste.
6.54 Mes propositions sont élucidantes à partir de ce fait que celui qui me comprend les reconnaît à la fin pour des non-sens, si, passant par elles - sur elles -, par-dessus elles, il est monté pour en sortir. Il faut qu'il surmonte ces propositions ; alors il acquiert une juste vision du monde.
7. Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.
(Tractatus Iogico-philosophicus, trad. P. Klossowski, Gallimard).
Recherches philosophiques (Philosophische Untersuchungen)
Œuvre maîtresse de la seconde manière wittgensteinienne, les "Recherches philosophiques" ont été à maintes reprises remises sur le métier par leur auteur. Elles ne sont cependant pas un texte achevé, mais un "work in progress". Publiées en 1953 après la mort de Wittgenstein par deux de ses exécuteurs littéraires et saluées dès leur parution par des comptes rendus substantiels et élogieux, dont l'un présente Wittgenstein comme «le premier philosophe de l'époque», les Recherches se sont très vite imposées non seulement comme un texte de référence en philosophie du langage, mais aussi comme un classique de la philosophie contemporaine. Elles ont eu une influence considérable sur divers courants dominants de la philosophie de la fin du XXe siècle, et elles sont à la source de bien des débats actuels qui débordent très largement le cadre de la philosophie académique...
L'argument du langage privé - Ici Wittgenstein va écarter sa propre théorie picturale de la signification, qui affirmait que la signification d'un mot est son usage, et utiliser un argument, celui de l'impossibilité d'un langage privé, d'une signification qui ne serait que la mise en relation par un individu d'un mot à un objet : les mots exigent des règles, et ces règles sont obligatoirement des conventions publiques, partagées. C'est remettre en question des siècles d'hypothèses philosophiques. Que disait en effet Descartes? il affirmait pouvoir douter de tout, y compris de l'existence d'autrui, mais sauf du fait qu'il était conscient. L"argument du langage privé développé par Wittgenstein affirme tout simplement qu'une telle pensée est impossible, car toute pensée requiert des mots, des mots qui dépendent en fait de l'existence d'autres personnes. Une telle observation aura des répercussions dans le domaine de la philosophie de l'esprit.
Une philosophie de l'esprit est-elle en effet seulement possible? La signification d'un mot n'est donc pas l'objet auquel il se réfère, mais une règle qui régit son usage, des règles qui sont des conventions publiques, partagées par une communauté et susceptibles d'évoluer selon le contexte. Ce qui signifie que notre relation avec nos sentiments privés et nos sensations n'est ni base de certitude ni de connaissance. Le "Je pense donc je suis" de Descartes comporte un "Je" totalement vide de sens, qu'est ce "Je" sans les "autres". Ainsi les mots nous manquent pour nous permettre de formuler des questions métaphysiques, tant notre langage reste rudimentaire ...
Les jeux de langage - Pour expliquer l'argument selon lequel la signification d'un mot est son usage, c'est-à-dire celui du contexte de toute activité humaine, Wittgenstein va utiliser la notion de 'jeux de langage". Au fond, le langage n'a pas de nature essentielle, il n'est qu'un jeux de langages liés les uns aux autres. La capacité à comprendre les mots ne consiste pas plus à connaître règles et définitions, que de savoir les employer dans leurs contextes d'activité....
Le cahier bleu et Le cahier brun (The blue and the brown books)
(1933-1935, publiés en 1958)
"Ce volume rassemble deux textes qu'on associe traditionnellement depuis leur publication posthume conjointe. Ils n'ont cependant pas le même statut. Le
Cahier bleu (dicté en 1934) est la première formulation complète de la seconde philosophie de Wittgenstein. Âgé de quarante-cinq ans, le philosophe y reprend à la lumière du «jeu de langage»
l'ensemble des problèmes qui l'ont toujours préoccupé. Il montre en quoi cette notion permet d'échapper aux apories du sens, du solipsisme, et, plus généralement, de la métaphysique. Cet ouvrage
se présente comme définitif. Wittgenstein le dicta d'ailleurs à ses élèves alors qu'il envisageait de quitter Cambridge pour s'installer en Union soviétique où il aurait voulu exercer un métier
manuel.
Quant au Cahier brun (dicté en 1935), il constitue sans équivoque le premier jet des Investigations philosophiques. Il se présente à la fois comme un manuel
d'exercices philosophiques et comme une réflexion sur leur usage. Y sont examinés des problèmes aussi divers que la ressemblance, le suivi des règles, l'infini, etc., qui relèvent tous d'une
attitude métaphysique dont Wittgenstein veut montrer la vanité. " (Gallimard)
Le Cahier bleu
"... Pour expliquer les activités de l’esprit, il nous faudrait sans doute un schéma d’une très grande complexité, et nous pourrions dire de ce fait que l’esprit constitue un « milieu actif » d’une nature singulière . Mais ce n’est pas ce genre d’appréciation qui nous intéresse. Les problèmes que l’on peut se poser au sujet de l’esprit sont des problèmes de psychologie, et la méthode scientifique est la seule qui convienne pour les aborder.
Si nous ne nous attachons pas simplement à établir des rapports de causalité, nous apercevons devant nous les activités réelles de l’esprit ; et lorsque nous nous demandons quelle est la nature de la pensée, notre étonnement se dirige à tort vers l’étrangeté du milieu actif, alors que nous sommes mystifiés en fait par la confusion du langage. Il y a là, pour la réflexion philosophique, une source constante de méprises ; par exemple quand nous nous posons des questions sur la nature du temps, quand le temps nous paraît être vraiment une « drôle de chose ». Nous avons tendance à croire que des choses nous échappent, des choses que nous voyons de l’extérieur, que nous ne pouvons pénétrer. Mais il n’en est rien. Nous n’avons nul besoin de connaître de nouveaux faits temporels. Tout ce qui nous concerne est étalé devant nous. Mais c’est l’usage du mot « temps » qui nous induit en erreur. A s’en tenir à la logique grammaticale du terme, il paraît aussi étonnant que les hommes aient voulu diviniser le temps que s’ils allaient se prosterner devant un dieu de la division ou de la négation.
C’est donc une source d’erreurs que de parler d'activité mentale à propos de la pensée. Nous dirons que la caractéristique essentielle de la pensée, c’est qu’elle est une activité qui utilise des signes. Quand nous écrivons, la main est l’agent opératoire, quand nous parlons, la pensée s’exprime par la gorge ou le larynx, et quand nous ne faisons qu’imaginer des signes ou des images, il n’y a pas de mécanisme intermédiaire de la pensée. Et si vous me dites alors que c’est l’esprit qui pense, je répondrai qu’il s’agit là d’une métaphore, et que l’esprit ne peut agir de façon identique à celle de la main rédigeant la pensée écrite.
Si l’on nous demande encore de localiser la pensée, nous ne verrons pas d’autre lieu à désigner que le papier sur lequel nous écrivons, ou la bouche qui est en train de parler. Et s’il nous arrive de désigner la tête ou le cerveau comme le « siège de la pensée », cette localisation prend pour nous un sens tout différent. Essayons de voir pourquoi la tête passe pour être le siège de la pensée. Il n’est pas dans notre intention de critiquer cette expression ou de montrer qu'elle est impropre. Mais nous devons bien comprendre sa structure, sa grammaire, voir par exemple quel rapport peut avoir cette logique grammaticale avec celle d’expressions comme « la bouche exprime la pensée », ou « la pensée a besoin d’un crayon et d’une feuille de papier ». La raison principale qui nous incline à localiser la pensée dans le cerveau est sans doute que nous utilisons, concurremment avec les termes « pensée » ou « penser », les termes « parler », « écrire » qui décrivent une activité corporelle, ce qui nous amène à considérer la pensée comme une activité analogue. Lorsque des termes du langage courant présentent au premier abord une certaine analogie dans leur fonction grammaticale, nous avons tendance à les comprendre dans un même système d'interprétation : autrement dit, nous nous efforçons à tout prix de maintenir l’analogie. « La pensée, disons-nous, est autre chose que la phrase, car une même pensée s’exprimera en français et en anglais dans des termes tout différents. » Toutefois, du fait que nous pouvons voir où se trouvent des phrases, nous cherchons un lieu où se trouverait la pensée. (C’est un peu comme si, sur un échiquier, nous voulions déplacer le Roi en appliquant les règles du jeu de Dames.) « Mais la pensée, direz-vous, existe ; ce n'est pas un « rien ». » A cela on peut simplement répondre que nous n’utilisons pas du tout le mot « pensée » de la même façon que nous utilisons le mot « phrase ».
Serait-il donc absurde de parler d’un lieu où se situerait la pensée ? Nullement. Mais l'expression n’a d’autre sens que celui que nous entendons lui attribuer. Quand nous disons : « Le cerveau est le lieu où se situe la pensée », qu’est-ce donc que cela signifie ? Simplement que des processus physiologiques sont en corrélation avec la pensée, et que nous supposons que leur observation pourra nous permettre de découvrir des pensées. Mais quel sens pouvons-nous donner à cette corrélation, et en quel sens peut-on dire que l’observation du cerveau permettra d’atteindre des pensées ?
Sans doute pouvons-nous avoir l’idée que la correspondance a été constatée expérimentalement. Imaginons donc ce genre d’expérience. Il s’agit d’observer le cerveau d'un sujet qui est en train de penser. Mais l’explication risque d'être insuffisante du fait que l’observateur ne connaîtra qu’indirectement les pensées, par l’intermédiaire du sujet qui doit d’une façon ou d’une autre les exprimer. Afin d’écarter l’objection, supposons que le sujet et l’observateur ne font qu’un, un homme qui pourrait regarder dans un miroir, par exemple, ce qui se passe dans son cerveau. (L’image simpliste ne saurait nuire à la force logique de l’argument.)
Mais qu’observe alors le sujet ? Un phénomène unique ou deux phénomènes séparés ? (Et ne me dites pas qu’il observe le même phénomène sous sa double apparence, interne et externe, car la difficulté ne disparaît pas pour autant. Mais nous reprendrons plus loin cette question de l’intérieur et de l’extérieur.) L’observation porte sur un rapport entre deux types de phénomènes. L’un, que l’on nommera « pensée » : une série d’images, d’impressions, ou une série de sensations visuelles, tactiles, cinesthésiques, éprouvées en écrivant une phrase ou en prononçant des paroles ; et, d’autre part, un phénomène d’une autre sorte : la vue des contractions ou des mouvements cellulaires du cerveau. Certes nous pouvons dire qu’il s’agit dans les deux cas d’un processus « d’expression de la pensée » ; mais on conviendra qu’il faut éviter de demander : « Mais où se trouve donc la pensée ? » si l’on ne veut pas tomber dans la confusion. Cependant, si nous utilisons l’expression « le cerveau est le siège de la pensée », sachons bien qu’il s’agit là d’une hypothèse que seule l’observation de la pensée dans le cerveau serait à même de vérifier..."
De la certitude (Über Gewissheit)
(1950-1951, publié en 1969)
"Wittgenstein, incontestablement un des plus grands philosophes du XXe siècle, est aujourd'hui reconnu comme l'auteur, non de deux, mais de trois œuvres
maîtresses : alors que le Tractatus et les Recherches philosophiques appartiennent au premier et au deuxième Wittgenstein, De la certitude est le chef-d'œuvre du troisième
Wittgenstein. Sans doute la plus importante contribution à l'épistémologie depuis la Critique de la raison pure de Kant, De la
certitude est la réponse de Wittgenstein au scepticisme cartésien. La méthode de Descartes est de tout soumettre au doute jusqu'à avoir atteint la roche dure de la certitude : l'indubitable. À
cela, la réponse de Wittgenstein est que la formulation même du doute présuppose la certitude. Ainsi, nos certitudes fondamentales constituent, non un point d'arrivée, mais le point de départ
nécessaire et indubitable de notre pensée et de notre action dans le monde. Elles ne sont pas l'objet de la connaissance, mais son fondement. Cette nouvelle traduction répond à l'intérêt croissant que suscite De la certitude dans le cadre d'une œuvre dont on mesure de mieux en mieux l'importance. "
(traduction Gallimard)
"1. Si tu sais que c’est là une main, alors nous t’accordons tout le reste.
(Dire que telle ou telle proposition n’est pas susceptible d’être prouvée, cela bien sûr ne veut pas dire qu’elle n’est pas susceptible de dériver d’autres propositions; on peut dériver une proposition d’autres propositions. Mais celles-ci peuvent n’être pas plus sûres que celle-là.) (Voir à ce sujet une bien curieuse remarque de H. Newman.)
2. De ce qu’à moi, ou à tout le monde, il en semble ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il en est ainsi.
Mais ce que l’on peut fort bien se demander, c’est s’il y a sens à en douter.
3. A quelqu’un qui dirait : « Je ne sais pas s’il y a là une main », on pourrait dire : « Regardes-y de plus près. » — Cette possibilité de bâtir sa conviction appartient au jeu de langage; en est un des traits essentiels.
4. « Je sais que je suis un être humain. » Pour voir combien peu clair est le sens de cette proposition, considère sa négation. Au mieux, on pourrait le prendre ainsi : « Je sais que j’ai les organes d’un être humain » (p. ex. un cerveau, que cependant personne n’a encore vu). Mais qu’en est-il d’une proposition telle que « Je sais que j’ai un cerveau »? Puis-je la mettre en doute? Pour douter, ce qui me manque, ce sont les raisons! Tout va en ce sens, rien contre. Et cependant rien n’interdit de se représenter qu’à l’occasion d’une opération, mon crâne se révèle être vide.
5. Qu’une proposition puisse en fin de compte se révéler fausse, cela dépend des déterminations que je réputé valides pour cette proposition.
6. Peut-on (comme Moore) faire une énumération de ce que l’on sait? Dit de la sorte sans plus, non, à ce que je crois. Ou, sinon, c’est le mot « Je sais », qui se trouve employé à faux. Et à travers cet emploi fautif, semble se manifester un état mental curieux, mais des plus importants.
7. Ma vie montre que je sais, ou que je suis sûr, qu’il y a là un siège, une porte, etc. Je dis par exemple à un ami : « Prends ce siège », « Ferme la porte », etc.
8. La différence entre les concepts « savoir » et « être sûr de » n’est pas du tout d’une grande importance; sauf dans le cas où « Je sais » est censé vouloir dire : Je ne peux pas me tromper. Au tribunal, par exemple « Je suis sûr » pourrait se dire à la place de « Je sais » dans toutes les déclarations des témoins. On pourrait même imaginer que « Je sais » y soit interdit. [Il y a un passage dans Wilhelm Meister où « Tu sais » ou bien « Tu savais » est employé dans le sens de « Tu étais sûr », les choses en allant autrement que ce qu’il en savait.]
9. Est-ce que, dans la vie, je teste la vérité de la proposition qui dit que je sais qu'il y a là une main (plus précisément ma main)?
10. Je sais qu’il y a là, couché, un homme malade? Non-sens! Je suis assis à son chevet, je regarde attentivement son visage. — De sorte que je ne sais donc pas que c’est un malade qui est couché là? — Ni la question, ni l’énoncé ne font sens. Ils font tout aussi peu sens que « Je suis ici », énoncé que cependant je pourrais employer à tout moment pour peu que l’occasion idoine se trouve donnée. — Alors, en dehors de circonstances définies, « 2 x 2 = 4 » est donc tout autant un non-sens, et non une proposition arithmétique vraie? — « 2 x 2 = 4 » est une proposition vraie de l’arithmétique — non « dans des circonstances définies », ni « toujours »; en chinois, les signes vocaux ou écrits «2x2 = 4» pourraient avoir une autre signification ou être un non-sens patent. D’où l’on voit que : c’est dans son emploi seul que la proposition a un sens. Et si « Je sais que c'est un malade qui est couché là », employé dans une situation inadéquate, n’apparaît pas comme un non-sens, mais plutôt comme allant de soi, c’est parce qu’on peut se représenter avec une relative facilité une situation qui serait adéquate, et aussi parce qu’on estime que les mots « Je sais que... » sont à leur place partout où il n'y a pas doute (donc là aussi où l’expression d’un doute serait incompréhensible).
11. C’est qu’on ne voit pas à quel point l’emploi de « Je sais » est spécialisé.
12. En effet, « Je sais » semble décrire un état de faits qui garantit comme fait ce qui est su. On est toujours oublieux de l’expression « Je croyais que je le savais. »
13. Or, de l’énonciation : « Je sais qu’il en est ainsi » que fait autrui, on ne peut pas inférer la proposition « Il en est ainsi » : il n’en va simplement pas de la sorte, tout comme on ne saurait le faire à partir de l’énonciation elle-même et de son caractère non mensonger. — Mais, de ma propre énonciation « Je sais, etc. », ne puis-je pas inférer qu’ « il en est ainsi »? Oui, je le peux; et de la proposition « Il sait qu’il y a là une main » suit aussi « Il y a là une main. Mais de son énonciation « Je sais... » ne suit pas qu’il le sache.
14. Il faut d’abord qu’il se révèle le savoir.
15. Ce qui doit se révéler, c’est qu’il n’y avait pas d’erreur possible. Donner l’assurance « Je le sais » ne suffit pas. Car elle n’est que l’assurance que je ne peux pas me tromper (en cela) ; or que je ne me trompe pas en cela doit pouvoir être confirmé de façon objective.
16. « Si je sais quelque chose, je sais aussi que je le sais, etc. » revient à faire de « Je sais ceci » l’équivalent de « A ce sujet je suis infaillible ». Mais il faut que puisse s’établir de façon objective si je le suis.
17. Supposons maintenant que je dise : « Ceci est un livre, en cela je suis infaillible » tout en montrant un objet. De quoi une erreur aurait-elle l’air dans ce cas? Et en ai-je une représentation claire?
18. « Je le sais » veut souvent dire : J’ai pour mon énoncé des raisons qui sont justes. Donc autrui, s’il connaît ce jeu de langage, admettrait que je le sais. Il faut qu’autrui, s’il connaît le jeu de langage, puisse se représenter comment on peut savoir quelque chose de cet ordre.
19. Ainsi peut-on compléter l’énoncé : « Je sais qu’il y a là une main », en disant : « C’est justement ma main que je suis en train de regarder. » Alors un homme raisonnable ne doutera pas que c’est là quelque chose que je sais. — L’idéaliste n’en doutera pas non plus; cependant il dira que ce n’est pas le doute pratique qui fait question pour lui — celui-ci est écarté —, mais qu’il y a encore un autre doute derrière lui. C'est d’une autre manière que doit être montré qu’il y a là illusion.
20. « Douter de l’existence du monde extérieur » ne veut pas dire que par exemple on met en doute l'existence d’une planète, existence que l’observation confirmera plus tard. — Ou alors Moore entend-il dire que le savoir que sa main est là est d’une autre sorte que le savoir selon lequel il y a la planète Saturne? Sinon on pourrait renvoyer celui qui doute à la découverte de Saturne et dire que son existence a été prouvée, donc que l’est aussi l’existence du monde extérieur."
"De la certitude" est un texte posthume, composé des dernières notes écrites par Wittgenstein en 1949-1950, peu avant sa mort. Il constitue sa réponse directe aux problèmes soulevés par le philosophe G. E. Moore dans ses articles "A Defence of Common Sense" et "Proof of an External World".
Moore avait tenté de réfuter le scepticisme en brandissant sa main et en déclarant avec certitude "Je sais que ceci est une main".
Wittgenstein ne remet pas en cause la vérité de ces propositions de sens commun (comme "La Terre existe depuis longtemps" ou "J'ai un corps"), mais il s'attaque à la signification même des termes "savoir" et "certitude" que Moore emploie. Son objectif n'est pas de défendre le sens commun, mais de dissoudre le problème sceptique en montrant qu'il repose sur un malentendu linguistique...
"De la certitude" est un texte dense, aphoristique et profondément original. Il ne propose pas une théorie épistémologique de plus, mais une thérapie conceptuelle qui dissout le problème traditionnel de la certitude.
En déplaçant l'attention de la vérité des propositions vers leur usage dans nos jeux de langage et nos formes de vie, Wittgenstein nous invite à cesser de chercher une justification ultime à ce qui, en pratique, fonctionne comme le socle de toute justification...
Wittgenstein observe que l'usage que fait Moore de l'expression "Je sais" est trompeur et philosophiquement vide.
"Je sais" implique la possibilité du doute : Dans le langage ordinaire, on dit "je sais" là où l'on pourrait aussi dire "je crois" ou "je suppose", et où il existe une possibilité de vérification ou d'erreur. Dire "Je sais que j'ai une main" n'a pas le même usage que "Je sais que 2+2=4" ou "Je sais qu'il pleut".
L'usage de Moore est non grammatical : En philosophie, Moore utilise "Je sais" pour clore un débat contre le sceptique. Mais pour Wittgenstein, cet usage est dénué de sens car il tente d'utiliser une proposition empirique ("ceci est une main") comme une règle logique. Sa "preuve" est rhétorique, elle ne fait rien dans le jeu de langage.
"338. Imaginons-nous cependant des gens qui ne seraient pas tout à fait sûrs de ces choses mais qui diraient qu’il en va ainsi très vraisemblablement et que cela ne vaut pas la peine d’en douter. Dans ma situation, ils diraient donc : « Il est hautement invraisemblable que j’aie jamais été sur la lune. etc. » En quoi la vie de ces gens serait-elle différente de la nôtre? Des gens disent — il y en a — que, si l’on pose une casserole d’eau sur le feu, il n’est que hautement probable qu’elle se mette à bouillir et non à geler, et donc qu’à strictement parler ce que nous considérons comme impossible n’est qu’improbable. Quelle différence est-ce que cela fait dans leur vie? N’est-ce pas seulement qu’ils en disent plus sur certaines choses que nous autres?
339. Imagine-toi un homme qui doit aller chercher un ami à la gare et qui ne se contente pas de consulter l’horaire et de partir à une certaine heure pour la gare, mais qui dise : « Je ne crois pas que le train va vraiment arriver, je vais pourtant aller à la gare. » Il fait tout ce que l’on fait habituellement, mais assortit ce qu’il fait de doute et d’amertume contre soi-même, etc.
340. La certitude avec laquelle nous croyons n’importe quelle proposition mathématique est la même que celle que nous avons quand nous savons comment il faut prononcer les lettres A et B, comment s’appelle la couleur de notre sang et quand nous savons que les autres ont du sang qu'ils appellent « sang ».
341. C’est-à-dire : les questions que nous posons et nos doutes reposent sur ceci : certaines propositions sont soustraites au doute, comme des gonds sur lesquels tournent ces questions et doutes.
342. C’est-à-dire : il est inhérent à la logique de nos investigations scientifiques qu'effectivement certaines choses ne soient pas mises en doute.
343. Mais ce n’est pas que nous ne puissions pas nous livrer à une investigation sur tout, bien forcés ainsi de nous contenter de présuppositions. Non. Si je veux que la porte tourne, il faut que les gonds soient fixes.
344. Prendre mon parti de mainte chose, voilà en quoi consiste ma vie."
Les Certitudes Sont des "Charpentes" ou des "Gonds" ...
C'est la métaphore centrale de l'œuvre.
Les gonds : §341 - "Les questions que nous posons et nos doutes reposent sur ceci : que certaines propositions sont soustraites au doute, sont comme les gonds sur lesquels tournent celles-ci."
Ces certitudes fondamentales (ex: "Le monde existe", "Les objets ne disparaissent pas spontanément") ne sont pas découvertes comme vraies après une enquête. Elles sont l'arrière-plan immobile (la "charpente" ou "l'échafaudage") sur lequel toute enquête, tout doute et tout savoir deviennent possibles. On ne les affirme pas, on agit en les tenant pour acquises.
"351. La question : « Ces mots ont-ils un sens? » n’est- elle pas similaire à la question : « Ceci est-il un outil? » quand on la pose en exhibant, disons, un marteau? Je dis : « Oui, c’est un marteau. » Mais qu’en serait-il si ce que nous tous prendrions pour un marteau était en d’autres lieux un projectile par exemple, ou une baguette de chef d’orchestre? Dans ces conditions, fais l’application toi-même!
352. Alors si on me dit : « Je sais que ceci est un arbre », je peux répondre : « Oui, c’est bien une proposition. Une proposition formulée en français. Et que doit- on en faire? » Et si on me répondait alors : « Je voulais seulement me remémorer que je sais quelque chose de ce genre? »
353. Mais si le même homme me disait : « Je veux faire une remarque logique »? — Lorsque le forestier va en forêt avec ses ouvriers et leur dit : « Vous abattrez cet arbre, puis celui-ci puis celui-là », qu’en serait-il s’il faisait alors la remarque : « Je sais que ceci est un arbre »? — Ne pourrais-je pas dire de lui : « Il sait que ceci est un arbre, il ne l’examine pas, il ne demande pas à ses hommes de l’examiner »?
354. Comportement dubitatif et non dubitatif. On n’a le premier que si on a le second.
355. Un psychiatre par exemple pourrait me demander : « Sais-tu ce qu'est ceci? » et moi répondre : « Je sais que c’est un siège; je le reconnais, il a toujours été dans ma chambre. » Ce que le psychiatre vérifie là probablement, ce n'est pas ma vue, mais ma capacité à reconnaître les choses, à savoir leurs noms et leurs fonctions. Il s’agit là d’un « s’y reconnaître ». Dès lors ce serait une faute pour moi de dire : « Je crois que c'est un siège » parce que ce serait exprimer que je m’attends à voir tester ce que j'ai déclaré. Tandis que « Je sais que... » implique qu’il y aurait stupéfaction s’il n'y avait pas confirmation.
356. Mon « état d’âme », le « savoir » ne me donnent pas de caution pour ce qui va arriver. Mais ils consistent en ceci : je ne comprendrais pas où un doute pourrait trouver place, je ne verrais pas en quel point il pourrait y avoir lieu à réexamen.
357. On pourrait dire ceci : « Je sais » exprime la certitude apaisée, non celle qui est encore en état de lutte.
358. Dès lors j’aimerais voir dans cette certitude non la parente d’une conclusion prématurée ou superficielle, mais une forme de la vie. (Cela est très mal dit et sans doute mal pensé aussi.)
359. Cela veut pourtant dire que j’entends concevoir la certitude comme quelque chose qui se situe au-delà de l’opposition justifié/non justifié; donc pour ainsi dire comme quelque chose d’animal.
360. Je SAIS que ceci est mon pied. Il n'y a pas d’expérience que je serais susceptible d’accepter comme preuve du contraire. — Cela peut être une exclamation, mais qu’est-ce qui en découle? Ceci, en tout cas, que j’agirai conformément à ce que je crois avec une assurance qui ne connaît pas le doute.
361. Mais je pourrais dire aussi : Il m’a été révélé par Dieu qu’il en est ainsi. Dieu m’a appris que ceci est mon pied. Et si quelque chose arrivait qui semble contredire cette connaissance, je le considérerais forcément comme illusion.
362. Mais ne se manifeste-t-il pas ici que le savoir est apparenté à une décision?
363. Et il est difficile ici de trouver ce qui fait la transition entre ce qu’on souhaiterait proclamer et les conséquences quant à notre façon de faire."
Le Fondement de l'Action : L'Agir est le Porteur de la Certitude ...
La certitude n'est pas d'abord un état mental ou une conviction intérieure, mais elle se manifeste dans l'action.
La certitude est "animale" : §359 - "Je veux concevoir cette certitude comme une forme de vie."
Exemple de la table : Si quelquun doutait de l'existence de la table avant de poser sa tasse, nous ne le considérerions pas comme un sceptique profond, mais comme un fou ou quelqu'un qui ne maîtrise pas le jeu de langage. Notre certitude se voit à la façon dont nous agissons sans hésitation.
"105. Toute vérification de ce qu’on admet comme vrai, toute confirmation ou infirmation prennent déjà place à l’intérieur d’un système. Et assurément ce système n’est pas un point de départ plus ou moins arbitraire ou douteux pour tous nos arguments; au contraire il appartient à l’essence de ce que nous appelons un argument. Le système n’est pas tant le point de départ des arguments que leur milieu vital.
106. Prenons un enfant à qui un adulte aurait raconté qu’il serait déjà allé sur la lune. L’enfant me le raconte et je dis que ce n’est là qu’une plaisanterie, que cet homme n’est jamais allé sur la lune, que personne n’est jamais allé sur la lune, que la lune est loin, très loin de nous, que l’on ne peut pas y monter ni y aller en avion. — Mais si l’enfant s’y entête ; peut-être y aurait-il quand même une façon d’y aller, c’est seulement que je ne la connais pas, etc., que pourrais-je rétorquer? Que pourrais-je rétorquer aux membres adultes d’une tribu qui croient que des gens vont parfois sur la lune (peut- être est-ce ainsi qu’ils interprètent leurs rêves), mais qui reconnaissent néanmoins que l’on ne peut y monter ou y aller en volant par des moyens ordinaires? — Mais un enfant, à l’ordinaire, ne persistera pas dans une telle croyance et sera bientôt convaincu par ce que nous lui disons sérieusement.
107. N’est-ce pas là tout à fait la façon dont on peut apprendre à un enfant à croire à un Dieu ou à ne pas y croire, et cela selon que l’on pourra produire pour l’une ou l’autre de ces croyances des raisons apparemment plausibles?
108. « Mais n’y a-t-il donc pas là de vérité objective? N’est-il pas vrai, ou bien faux, que quelqu'un est allé sur la lune? » Si nous pensons à l’intérieur de notre système, il est sûr que personne n’est jamais allé sur la lune. Non seulement jamais rien de ce genre ne nous a été rapporté sérieusement par des gens raisonnables, mais encore tout le système de notre physique nous interdit de le croire. En effet celle-ci requiert des réponses à des questions telles que : « Comment s’est-il affranchi de la pesanteur? », « Comment a-t-il pu vivre sans atmosphère? » et mille autres questions qui ne pourraient pas recevoir de réponse. Mais qu’en serait-il si, au lieu de toutes ces réponses, on nous objectait : « Nous ne savons pas comment on va sur la lune mais ceux qui y arrivent reconnaissent aussitôt qu’ils y sont; et puis toi non plus tu ne peux pas tout expliquer. » Quelqu’un qui parlerait ainsi, nous nous sentirions intellectuellement très loin de lui."
Les "Jeux de Langage" et le Rôle des Certitudes ...
Les certitudes fondamentales ne sont pas des propositions isolées, mais font partie intégrante de nos jeux de langage.
Règles du jeu : Elles fonctionnent comme les règles d'un jeu. On ne remet pas en cause la règle "le roi se déplace d'une case" pendant une partie d'échecs ; elle est la condition pour que la partie puisse avoir lieu.
Appartenance à un système : §105 - "Toutes les vérifications, toutes les confirmations et les infirmations d'une hypothèse ont déjà lieu à l'intérieur d'un système. Ce système n'est pas tant le point de départ, mais l'élément vital des arguments."
L'Impossibilité du Doute Cartésien Radical ...
Le doute hyperbolique de Descartes ("Et si un malin génie me trompait ?") est rejeté comme inopérant.
Un doute qui ne change rien : Pour douter de manière significative, il faut avoir des raisons et cela doit faire une différence dans ma façon d'agir. Le doute cartésien est un doute de cabinet, un "doute de papier" qui n'a aucune prise sur le monde.
Le doute suppose la certitude : Pour douter de quelque chose (par exemple, de la date d'un document), je dois en tenir mille autres pour acquises (l'existence des archives, la fiabilité de ma vue, etc.). Le doute global est donc logiquement impossible.
"471. Il est tellement difficile de trouver le commencement. Ou mieux : Il est difficile de commencer au commencement. Et de ne pas essayer d’aller plus loin en arrière.
472. Lorsque l’enfant apprend le langage, Il apprend du même coup ce qu’il y a lieu d’examiner et ce qui ne suppose pas d’examen. Lorsqu’il apprend qu’il y a une armoire dans la chambre, on ne lui enseigne pas à douter si ce qu’il voit ultérieurement est toujours une armoire ou seulement un trompe-l’œil de théâtre.
473. De même que pour écrire on apprend une forme primaire déterminée qu’on fait varier plus tard, de même ce qu’on apprend d’abord, c’est, comme une norme, la permanence des choses qui est ensuite sujette à modifications.
474. Ce jeu fait ses preuves. C’est là peut-être la cause pour laquelle il est joué, mais ce n’en est pas le fondement.
475. Je veux considérer ici l’homme comme animal; comme un être primitif auquel on accorde certes l’instinct mais non le raisonnement. Comme un être dans un état primitif. En effet, quelle que soit la logique qui suffise pour un moyen de communication primitif, nous n’avons pas à en avoir honte. Le langage n’est pas issu d’un raisonnement.
6-4-51.
476. L’enfant n’apprend pas qu’il y a des livres, qu’il y a des sièges, etc., mais il apprend à aller chercher des livres, à s’asseoir sur un siège, etc.
Assurément des questions portant sur l’existence apparaissent aussi plus tard : « Y a-t-il des licornes », etc.? Mais une telle question n’est possible que parce que, en règle générale, il ne s’en présente aucune autre qui lui corresponde. En effet comment sait-on de quelle façon on est censé se convaincre de l’existence de la licorne? Comment a-t-on appris la méthode susceptible de déterminer si quelque chose existe ou non?
477. « Ainsi donc ce qu’il faut savoir, c’est que les objets dont on enseigne les noms aux enfants en les leur expliquant de façon démonstrative existent. » — Pourquoi faut-il le savoir? Ne suffit-il pas que l’expérience n’atteste pas le contraire plus tard?
Pourquoi le jeu de langage devrait-il reposer sur un savoir? ..."
L'Acquisition des Certitudes, une Affaire de Formation ...
Comment acquiert-on ces certitudes fondamentales ? Non par la raison, mais par l'éducation et la socialisation.
Apprentissage par l'action : §476 - "Les enfants n'apprennent pas à savoir qu'il existe des livres, qu'il existe des fauteuils, etc., etc. Ils apprennent à aller chercher des livres, à s'asseoir sur des fauteuils, etc., etc."
L'appartenance à une communauté : Ces certitudes sont transmises par une communauté et forment une "image du monde" partagée. C'est pourquoi des certitudes peuvent varier d'une époque ou d'une culture à l'autre.
Ainsi, Wittgenstein ne prend pas parti. Il montre que le débat entre le réalisme (Moore) et le scepticisme/idéalisme est un faux débat né d'une incompréhension de la logique de notre langage. En ancrant la certitude dans l'action, il offre une alternative puissante aux épistémologies fondationnalistes (qui cherchent une base indubitable et cohérente. La certitude est "celle sur laquelle nous agissons".
Son œuvre a profondément influencé la philosophie postérieure, notamment la philosophie du langage ordinaire (Austin), l'épistémologie des vertus et certaines branches de la philosophie cognitive.
Le statut des "gonds" est-il suffisant ? : Wittgenstein décrit la fonction des certitudes, mais il reste flou sur leur statut. Sont-elles des croyances, des règles, des dispositions ? Cette ambiguïté peut être vue comme une faiblesse.
Le relativisme menace-t-il ? : Si les certitudes sont acquises par éducation et forment des "images du monde", cela n'ouvre-t-il pas la porte à un relativisme radical ? Y a-t-il une manière de juger entre des systèmes de certitudes radicalement différents (par exemple, une vision scientifique du monde et une vision magique) ? Wittgenstein semble dire que le conflit serait alors "non-rationnel", ce qui peut paraître insatisfaisant.
Le sceptique pourrait rétorquer que Wittgenstein a simplement décrit comment nous fonctionnons, sans prouver que nous avons raison de fonctionner ainsi. Il a changé la question, mais n'a peut-être pas entièrement résolu le problème que le sceptique pose.
"Fiches" (Zettel, édition 1967)
A part le Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein ne publie aucun ouvrage d’importance en quarante ans, alors que l’on trouve dans ses tiroirs, à sa mort en 1951, de nombreux textes apparemment prêts pour l’impression ainsi qu’une masse volumineuse de papiers et de fiches. Celles-ci nous rendent compte des difficultés du philosophe : « Il est très difficile de décrire des cheminements de pensée déjà sillonnés de nombreuses ornières — que ce soient les nôtres ou d’autres — et de ne pas tomber dans l’une des ornières déjà tracées. C’est difficile de s’écarter seulement un peu d’un sillon de pensée ancien » (F 349).
Elles nous disent également ses scrupules : « On court toujours le danger, en philosophie, de créer le mythe d’un symbolisme ou d’un processus de l’esprit. Au lieu de dire tout simplement ce que tout le monde sait et doit reconnaître » (F 211).
Tantôt dactylographiées, tantôt manuscrites, constituées assez souvent de fragments remaniés extraits de papiers plus étendus, les Fiches (Zettel) avaient apparemment été classées à part des autres papiers et conservées avec une attention spéciale, comme si Wittgenstein les destinait à une utilisation ultérieure. Elles furent écrites pour la plupart entre 1945 et 1948 — bien que certaines remontent à 1929 — et constituent en de nombreux points un commentaire aux "Remarques philosophiques" réunies en 1930 et aux "Investigations philosophiques" qui semblent avoir été prêtes pour la publication dès 1945.
Dans les Fiches, la multiplication des jeux de langage, le recours fréquent à ce que l’auteur appelait la méthode anthropologique en philosophie, l’interrogation toujours plus pressante du langage et de son insertion dans la vie de l’esprit contribuent à parfaire cette philosophie de la description à laquelle tend la nouvelle manière de Wittgenstein.(Editions Gallimard)
"..102. Si nous voyions au travail des êtres dont le rythme de travail, les mimiques, etc, ressemblaient aux nôtres, à ceci près qu’ils ne parleraient pas, nous dirions peut-être qu’ils pensent, qu’ils réfléchissent, qu’ils prennent des décisions. En effet, leur comportement correspondrait en bon nombre de points à la façon de faire de l’homme normal. Et il n’y a pas lieu de décider à partir de quel degré cette correspondance sera suffisamment étroite pour qu’à ces êtres également nous ayons le droit d’appliquer le concept « penser ».
103. Et d’ailleurs, à quoi bon arrêter une telle décision? Voilà que nous allons faire une différence importante entre des êtres : les uns qui peuvent apprendre à exécuter « mécaniquement » un travail, même compliqué, les autres qui, en travaillant, font des essais et des comparaisons. — Mais « faire des essais et des comparaisons »? A nouveau, je ne puis expliquer ce qu’il y a lieu d’appeler ainsi qu’à la lumière d’exemples, et ces exemples, j’aurai à les emprunter à notre vie ou à une vie semblable à la nôtre.
104. Si N. a trouvé une combinaison, par exemple en se jouant ou par l’effet du hasard, et qu’il l’applique dorénavant comme une méthode pour faire ceci ou cela, nous dirons qu’il pense. — Le temps de la réflexion, ce serait celui pendant lequel il ferait défiler devant l’œil de son esprit les voies et les moyens. Mais, pour cela, il doit déjà en avoir quelques-uns en réserve. Penser lui donne la possibilité de parfaire ses méthodes. Ou, bien mieux, il « pense » s’il a une manière déterminée de parfaire ses méthodes. [Note marginale : Et qu’en est-il donc de la recherche?]
105. On pourrait également dire : penser, c’est avoir une manière déterminée d’apprendre.
106. Ou encore : penser en exécutant un travail, c’est souvent intégrer à celui-ci des activités qui y aident. Mais le mot « penser » ne dénote pas ces activités auxiliaires, pas plus que Penser n’est Discours. Bien que le concept « penser » soit formé sur le modèle d’une activité auxiliaire imaginaire. (De même que le concept de quotient différentiel est formé, pourrait-on dire, sur le modèle d’un quotient idéal.)
107. Ces activités auxiliaires ne sont pas la pensée; mais on se représente la pensée comme le courant qui doit forcément couler sous la surface de ces auxiliaires si l’on n’entend pas réduire ceux-ci à des actions purement mécaniques.
108. Supposons que les êtres dont il s’agit, ces animaux semblables à l’homme, nous les utilisions, vendions ou achetions comme des esclaves. Ils ne peuvent pas apprendre à parler, mais on peut fort bien entraîner les plus doués d’entre eux à exécuter des tâches qui soient souvent d’une réelle complexité; et certains parmi eux travaillent « en pensant », les autres de façon purement mécanique. Pour les premiers, nous payons davantage que pour ceux qui ne sont que mécaniquement habiles.
109. Si rares étaient les hommes capables de résoudre un problème arithmétique sans parler ni écrire, on ne pourrait pas se référer au fait qu’ils existent pour établir qu’il est possible de calculer sans recourir aux signes. Et cela parce qu’on serait fort incertain de savoir si ces hommes procèdent même à un « calcul ». Il en va pareillement du cas de Ballard qu’évoque James : il ne peut pas non plus nous convaincre que l’on puisse penser sans langage.
Et de fait, pourquoi parler de « pensée » là où il n’y a pas emploi de langage? En parler, c’est déjà révéler quelque chose du concept de la pensée.
110. « Penser », c’est un concept qui a de lointaines ramifications. Un concept qui rassemble en lui bien des manifestations de la vie. Les phénomènes de pensée couvrent un bien large champ.
111. Nous ne sommes pas du tout préparés à la tâche de décrire (par exemple) l’emploi du mot « penser » (et pourquoi le serions-nous? quelle utilité aurait une telle description?). Quant à la représentation naïve que nous nous en faisons, elle ne correspond en rien à la réalité. Nous nous attendons à lui trouver un contour uni et régulier, et tout ce que nous arrivons à voir, c’est un contour fait de mille éclats. Ce serait bien là le cas de dire que nous nous sommes fait une image fausse.
112. Du mot : « penser », il n’y a pas à attendre qu’il s’emploie de façon homogène, mais bien plutôt le contraire.
113. D’où tirons-nous ce concept « penser » que nous voulons examiner actuellement? Du langage de tous les jours. Ce qui donne sa première orientation à notre attention, c’est le mot « penser ». Mais l’emploi de ce mot est confus. D’ailleurs nous ne saurions nous attendre à rien d’autre. On peut naturellement en dire autant de tous les verbes psychologiques. On ne peut pas embrasser du regard leur champ d’utilisation aussi nettement et aussi aisément que celui de mots comme par exemple ceux de la mécanique.
114. Le mot « penser », on l’apprend, ou plutôt son emploi, dans certaines circonstances que l’on n’apprend pas, elles, à décrire.
115. Mais je puis bien enseigner à autrui l’emploi de ce mot! En effet il n’est nul besoin pour ce faire de décrire ces circonstances-là.
116. Mais c’est précisément dans des circonstances déterminées que je lui enseigne ce mot.
117. Il n’y a guère que de l’homme qu’on apprend à le dire; à l’affirmer ou à le nier. « Les poissons pensent-ils? » Cette question n’existe pas comme l’une des applications de langage du mot « penser », «elle ne se pose pas (que peut-il y avoir de plus naturel qu’un tel état de choses, qu’une telle utilisation dans le langage?).
118. « Personne n’avait pensé à cela » — on peut le dire. A coup sûr, je ne puis pas décompter les conditions qui régissent l’emploi du mot « penser », — mais je puis dire si dans une circonstance donnée l’emploi que l’on en fait est douteux et dire également de quelle manière la situation s’écarte de la normale.
119. Si, dans une pièce déterminée, j’ai appris à exécuter une tâche déterminée (comme, par exemple, de la ranger) et que je domine cette technique, il ne s’ensuit pas que je sois nécessairement susceptible d’en décrire l’ameublement; et cela même si j’y remarquais aussitôt la moindre modification et si je pouvais aussitôt la décrire.
120. « Cette loi n’a pas été édictée en prévision de tels cas. » En est-elle pour cela dépourvue de sens?
121. Il serait parfaitement pensable que l’on se retrouve exactement dans une ville, c’est-à-dire que l’on adopte en toute certitude le plus court chemin pour y aller d’un point à un autre — et que cependant on fût complètement hors d’état d’en dessiner le plan, que, dès qu’on le tente, on ne produise rien que de complètement faux (notre concept de l’ « instinct »).
122. Songeons que notre langue pourrait comporter des mots différents : un mot pour « penser à voix haute »; d’autres mots pour le monologue intérieur que nous pensons lors de nos représentations; pour une pensée que nous suspendons pendant que tout autre chose nous passe dans l’esprit, mais après quoi nous sommes quand même capables de donner une réponse en toute certitude...."
Ludwig Wittgenstein privilégie une analyse philosophique orientée "analyse du langage", analyse de la façon dont les interactions verbales entre personnes en viennent à produire du sens. Dans une célèbre expérience de pensée, "Beetle in a Box" (1953), Ludwig Wittgenstein nous demande d'imaginer un groupe de personnes possédant chacune une boîte contenant quelque chose appelé "scarabée" (beetle). Personne ne peut voir dans la boîte de de l'autre. On demande alors à chacun de décrire son coléoptère, et chaque personne ne peut donc parler que de son propre coléoptère. Mais comme personne ne peut vraiment savoir ce qu'il y a dans n'importe quelle de ces boîtes, le mot "scarabée" va cesser d'avoir un sens en dehors de "cette chose qui est dans votre boîte". La boîte dans l'analogie de Wittgenstein est l'esprit. Nous supposons constamment que le fonctionnement intérieur de l'esprit d'une autre personne - le sentiment d'amour, la sensation de douleur, l'expérience même d'être conscient - est assez semblable au nôtre. Mais ce n'est qu'une supposition. Nous ne pouvons que voir dans notre propre esprit et ne communiquer cette expérience qu'avec nos propres mots à d'autres personnes, celles-ci procédant de même avec nous. C'est pourquoi cette analogie est parfois appelée "l'argument du langage privé" : le langage que nous utilisons pour nous référer à nos expériences privées est défini par la façon dont nous l'utilisons vis-à-vis d'autrui. Posséder un langage qui décrirait exclusivement nos propres expériences privées est impossible. Si quelqu'un nous dit éprouver de la douleur ou de l'amour, nous ne pourrons jamais vraiment savoir ce qu'est cette expérience pour lui et si c'est la même chose pour nous....