Le Nouveau Roman - Nathalie Sarraute (1900-1999) - Alain Robbe-Grillet (1922-2008) - Marguerite Duras (1914-1996) -  Michel Butor (1926-2016) - Claude Simon (1913-2005) ..

Last update: 11/11/2016


Le Nouveau Roman 1950-1960

A partir de 1953, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras défendent une même conception de l’écriture romanesque, qui privilégie l’objectivité du regard et l’exploration d’un univers dépouillé, fragmenté sur le développement chronologique de l'histoire, le caractère affiché des personnages. On sait que l'expression « Nouveau Roman » est due à Émile Henriot qui l'employa dans un article du Monde, le 22 mai 1957, pour rendre compte de "La Jalousie" d'Alain Robbe-Grillet et de "Tropismes" de Nathalie Sarraute. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une école, encore que ses principaux créateurs aient été accueillis par les Éditions de Minuit. Devenus anonymes et ambigus, les personnages évoluent donc dans une intrigue énigmatique se déroulant dans un monde rendu étrange par la minutie des descriptions. Ce courant littéraire poursuit une "déconstruction" du roman déjà entamée par Franz Kafka ou James Joyce, par exemple. 

Pour nous lecteur de roman ou lecteur de notre vie, cette conception de l'écriture peut nous inviter à regarder le monde que nous côtoyons avec plus d'acuité, l'étrangeté donner à voir ce que nous n'avons par perçu d'emblée; et nous focaliser sur nos prises de conscience d'un monde qui vient à nous pour nourrir nos existences. "Ce que [le lecteur] a appris, chacun le sait trop bien, pour qu'il soit utile d'insister. II a connu Joyce, Proust et Freud; le ruissellement, que rien au-dehors ne permet de déceler, du monologue intérieur, le foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l'inconscient. .." (Nathalie Sarraute - L'Ère du soupçon, 1956)

 

From 1953, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras defended the same conception of fiction writing, which favoured the objectivity of the gaze and the exploration of a bare, fragmented universe over the chronological development of the story, the displayed character of the characters. We know that the expression "Nouveau Roman" is due to Émile Henriot, who used it in an article in Le Monde on May 22, 1957, to describe Alain Robbe-Grillet's "La Jalousie" and Nathalie Sarraute's "Tropismes". It is not strictly speaking a school, although its main creators were welcomed by the Éditions de Minuit. Becoming anonymous and ambiguous, the characters evolve in an enigmatic plot set in a world made strange by the meticulousness of the descriptions. This literary movement continues a "deconstruction" of the novel already begun by Franz Kafka or James Joyce, for example. For us as readers of novels or readers of our lives, this conception of writing can invite us to look at the world we live in with greater acuity, the strangeness to see what we have not perceived from the outset; and to focus on our awareness of a world that comes to us to feed our lives.

Desde 1953, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras defienden la misma concepción de la escritura de ficción, que favorece la objetividad de la mirada y la exploración de un universo desnudo y fragmentado por encima de la evolución cronológica de la historia, el personaje expuesto de los personajes. Sabemos que la expresión "Nouveau Roman" se debe a Émile Henriot, que la utilizó en un artículo de Le Monde el 22 de mayo de 1957 para describir "La Jalousie" de Alain Robbe-Grillet y "Tropismes" de Nathalie Sarraute. No se trata de una escuela propiamente dicha, aunque sus principales creadores fueron acogidos por las Éditions de Minuit. Anónimos y ambiguos, los personajes evolucionan en una enigmática trama ambientada en un mundo extraño por la meticulosidad de las descripciones. Este movimiento literario continúa una "deconstrucción" de la novela ya iniciada por Franz Kafka o James Joyce, por ejemplo. Para nosotros como lectores de novelas o lectores de nuestras vidas, esta concepción de la escritura puede invitarnos a mirar el mundo en el que vivimos con mayor agudeza, la extrañeza de ver lo que no hemos percibido desde el principio; y a centrarnos en nuestra conciencia de un mundo que viene a nosotros para alimentar nuestras vidas.



"Forme et contenu du roman", Nathalie Sarraute 

Qu'est-ce que le Roman? Extraits d'un texte de conférence datant du milieu des années 1960 et dont Nathalie Sarraute s'est servie pour de nombreuses tournées dans les universités du monde entier. De la réfutation de l'autonomie des mots. A compléter avec "Le Langage dans l'art du roman" (1969?), la question du langage étant devenue, selon l'expression dont elle se sert dans "Le Gant retourné", la "tarte à la crème" de la critique littéraire.... 

 

"Il y a comme des couches successives du monde sensible, sans cesse découvertes, qui s'ajoutent, qui augmentent nos domaines, l'univers sensible où nous vivons. Et par là on peut dire que l'art est un moyen de connaissance.."

"...Il me semble qu'il y a une notion essentielle qu'on perd constamment de vue quand on discute, comme on le fait encore, sur le contenu et sur la forme du roman.

Cette notion essentielle, qui me paraît être une évidence (mais c'est souvent ce qui est évident qu'on tarde le plus à percevoir), cette notion, c'est que le contenu du roman ce n'est pas un sujet, une histoire, des personnages vivants, une représentation de ceci ou de cela. Son contenu véritable, c'est un ordre de sensations, tandis que le sujet,  l'histoire, les personnages ne sont qu'un mode d`expression, une forme. Une forme au même titre que le langage dont je n'ai pas le temps aujourd'hui de vous parler. Il nécessiterait à lui seul toute une conférence.

Et cet ordre de sensations qui est le véritable contenu du roman, cette vision que le roman révèle, que le roman constitue comme tout art, cette vision existe, elle se situe à des niveaux différents (ou si l'on aime mieux, pour qu'on ne croie pas à une hiérarchie, dans des zones différentes).. Il y a comme des couches successives du monde sensible, sans cesse découvertes, qui s'ajoutent, qui augmentent nos domaines, l'univers sensible où nous vivons. Et par là on peut dire que l'art est un moyen de connaissance..

Cette notion que le contenu du roman est un ordre de sensations ou, si l'on aime mieux, une vision du monde (mot galvaudé) est une notion essentielle. D'elle découlent toutes les autres. C'est seulement si l`on s'attache à elle, si on ne la perd jamais de vue qu'on peut éviter les malentendus et la confusion. Elle nous est fournie, cette vision, par le monde où nous vivons, dont nous sommes entourés. Il est la source de toutes nos sensations. Il est le garant de leur authenticité. Lui seul, ce monde où nous sommes plongés, permet à ces sensations, qu'il fait éprouver à l'écrivain, d'être communiquées au lecteur - qui reconnaît alors ce qu'il a lui-même confusément pressenti ou éprouvé. Il est le garant de la réceptivité du lecteur, ou du moins de certains lecteurs. Mais cette vision du monde ne peut être exprimée, révélée, communiquée que par une forme. Sans la forme, cette vision, cet ordre de sensations n'existe pas. Il reste à l'état de velléité, de magma. Il est fait d'impressions vagues, incommunicables. C'est ce qui faisait dire à Valéry: "Le fond n'est qu'une forme impure". Cette forme comporte tous les éléments d'expression dont est fait le roman. Dans le roman du XIXe siècle, cette forme était constituée par une histoire, vécue par des personnages.

Si nous prenons, par exemple, la forme balzacienne, elle comportait des personnages minutieusement décrits, très visibles, des types humains très caractérisés : Grandet incarnait l'avarice, le père Goriot l'amour paternel, Rastignac l'ambition. Ces personnages étaient situés dans un cadre très précis, décrit dans ses moindres détails. Cette forme comportait la peinture de milieux sociaux en perpétuelle transformation. Les mouvements de ces personnages, poussés par une sorte de capillarité, les faisaient se déplacer d'une couche à l'autre de la société. Tout cela était exprimé dans un certain langage que je n'ai pas besoin de vous décrire. C'est celui de Balzac.

Cet ensemble créait ou recréait la sensation initiale que le monde qui l'entourait avait donnée à Balzac. Toutes les sensations que lui avaient données tous les gens innombrables qu'il avait vus et côtoyés se condensaient, s'aggloméraient pour constituer ses personnages. Chacun d'entre eux était une farine qui exprimait des sensations éparses, qui les concentrait en un modèle.

 

Quant à l'histoire, elle faisait chatoyer toutes les facettes de ses personnages, elle leur donnait toutes leurs dimensions, elle permettait de donner une forme globale aux sensations que Balzac avait éprouvées en observant une société."

"Plus un certain ordre de sensations a été exploité, plus un certain niveau de la réalité a été défriché, plus se sont multipliées les formes qui l'expriment, plus le contact direct et spontané avec une réalité inconnue devient difficile à réaliser... "

L'authenticité absolue, la spontanéité parfaite de ces sensations qui avaient poussé Balzac à créer cette forme ont assuré sa survie et lui ont donné une vertu qu'elle ne perdra jamais. La conviction qui a animé le romancier a donné à sa forme sa vigueur, sa force de percussion. L'enthousiasme que lui a fait éprouver ce contact direct avec quelque chose qu'il était seul à voir a soutenu l'immense effort qu'il lui a fallu accomplir pour créer cette forme nouvelle. Les personnages, l'histoire, la peinture de la société sont tout imprégnés de cette conviction, de cet enthousiasme, de cette vigueur qui a exigés le corps a corps entre cette vision encore inconnue et la forme qui devait lui donner vie. Mais ce n'est que par le corps a corps, le contact direct entre la forme et la vision spontanée donnée par la réalité qu'on peut obtenir un pareil résultat. 

Lorsque la vision n'est plus spontanée, lorsqu'elle n'est  pas puisée directement dans la réalité, lorsque cette réalité est appréhendée à travers les formes des prédécesseurs, lorsqu'elle s'insère automatiquement dans des formes déjà préparées, celles d'un modèle déjà existant, alors l'effort créateur diminue, l'enthousiasme s'émousse, l'oeuvre perd sa force d'attaque et sa puissance de conviction, elle perd ses vertus. 

Et quand un ordre de sensations a été exploité jusqu'à épuisement, on ne peut lui rendre sa fécondité, même en l'appliquant à d'autres domaines. On peut multiplier à l'infini des types littéraires balzaciens ou tolstoïens, les prendre dans une nouvelle société, les transporter à une autre époque, sans parvenir à redonner à cette forme sclérosée la qualité d'une forme vivante. 

Plus un certain ordre de sensations a été exploité, plus un certain niveau de la réalité a été défriché, plus se sont multipliées les formes qui l'expriment, plus le contact direct et spontané avec une réalité inconnue devient difficile à réaliser. 

Les formes adoptées sont des grilles qu'on pose automatiquement sur la réalité prise à un certain niveau. On ne voit que ce qu'elles permettent de voir, que ce qui a déjà été vu. On ne voit rien d'autre. Les formes dont on se se sert ne révèlent plus rien de vivant. Elles font écran. Elles masquent ce qui est vivant, ce qui est encore intact, et qui exige pour vivre un nouveau mode d'expression.

Mais la vie continue en dehors de ces formes vieillies. Petit à petit, les lecteurs eux-mêmes, et parmi eux de jeunes écrivains, sentent confusément la présence d'un ordre de sensations encore inconnu. Les données de la science, les découvertes de la psychologie, les événement eux-mêmes modifient la sensibilité et font que ces formes littéraires existantes, copiées sur d'anciens modèles, paraissent n'exprimer que des sensations extrêmement simplifiées et convenues.

Alors le moment est venu où des écrivains se sentiront poussés à abandonner ces régions trop exploitées, et à découvrir des couches nouvelles, des régions inconnues. Il leur faudra pour exprimer ces sensations neuves créer de nouvelles formes. Le simple fait - pas si simple, car il révélait une rude vigueur et une rude indépendance - le simple fait de laisser s'épanouir, se développer une sensation intacte, celle que procure une madeleine trempée dans une tasse de thé, a fait surgir un monde inconnu et cette forme parfaitement originale qu'est la forme proustienne.

Une nouvelle couche de la sensibilité a été révélée.

Ce mouvement est ininterrompu. Il ne doit pas, il ne peut pas s'arrêter. Si l'on envisage ce mouvement dans son ensemble, si l'on considère ses formes récentes, il semble qu'il consiste, dans le roman, comme dans tous les autres arts, à dégager la sensation pure, à conserver un contact direct avec la réalité d'où elle jaillit, en éliminant les formes lourdes, sclérosées qui l'écrasent. Ainsi l'élément sensible se dégage, toujours plus réduit à lui-même. Ainsi la musique moderne s'est débarrassée du sentiment et de la mélodie pour dégager le son pur. Ainsi la peinture dite «abstraite» s'attache à fixer l'attention du spectateur sur le seul élément pictural. Ainsi la poésie se débarrasse de la rhétorique et de la rime.

"C'est cette liberté de se débarrasser des conventions devenues inutiles qu'a revendiquée le nouveau roman..."

 

De même le roman tend à se débarrasser de l'emprise du personnage et de l'intrigue pour s'attacher à la pure sensation que procure une certaine vision des objets, du monde extérieur, ou des jeux de la mémoire, ou de l'écoulement du temps, ou des richesses d'un instant présent démesurément agrandi, ou de mouvements intérieurs à peine conscients et de leur percée à travers des formes sclérosées.

Mais il ne faudrait pas croire que ces passages d'une couche, d'une région à une autre se font sans résistance, sans heurt. En effet le lecteur, sans lequel il n'y a pas de littérature, doit participer, lui aussi, à cette recherche incessante. Quand on lui présente une œuvre qui se situe dans ces domaines déjà exploités, il la trouve, bien sûr, tout d'abord "réelle", "vivante", elle correspond à ce qu'il a appris à sentir... Il est à l'aise aujourd'hui dans, disons, le monde de Kafka. Il y a un monde kafkaïen que tous nous habitons. Et une œuvre qui se situe dans l'univers kafkaïen dès l'abord le satisfait.”

Quand, d'autre part, se présente une œuvre nouvelle, l'immense majorité des lecteurs qui n'y reconnaissent plus rien de ce qu'ils ont été habitués à sentir, la rejettent. Elle ne leur communique rien. Elle ne leur paraît être que gratuité, qu'invraisemblance. Cependant elle s'implante dans la conscience, ou dans l'inconscient de quelques lecteurs plus attentifs, plus réceptifs, plus sensibles. 

Elle fait, cette œuvre nouvelle, insolite, que les œuvres qui l'entourent et qui reproduisent une vision déjà connue au moyen d'une forme familière, paraissent à ces lecteurs plus avertis n'être que des copies un peu plates, comme sont toutes les copies, que des imitations, des œuvres conventionnelles, sans contact spontané avec des sensations intactes. Ils s'en détournent. Ils imposent par leur conviction (car ce sont les seuls lecteurs convaincus, qui ne s'en laissent pas accroire, et ne se fient qu'à leur propre sentiment), ils imposent, ces lecteurs, les oeuvres nouvelles dont la masse s'était détournée. Ainsi, grâce à l'effort conjugué des auteurs et de certains lecteurs, l'art du roman constamment se déplace à la recherche de nouveaux niveaux, de nouvelles couches de la sensibilité. 

C'est cette liberté de se débarrasser des conventions devenues inutiles qu'a revendiquée le nouveau roman. Il a affirmé la nécessité d'une transformation constante  des formes. Il a revendiqué pour le roman ce qui était considéré comme l'apanage des autres arts. Il a, par là, éveillé des résistances qui se manifestent - et avec violence - jusqu'à aujourd'hui.

On a dit qu'il avait tué le roman: le seul vrai roman, fait sur le modèle balzacien, constitué par une histoire, une intrigue, des personnages. On a dit qu'il était un travail de laboratoire, sans contact avec la réalité vécue. On a dit qu'il distillait l'ennui, détournait de la lecture, qu'il creusait un fossé infranchissable entre le romancier et les lecteurs. Ces reproches pourraient faire croire qu'il est une véritable forme d'art, tant ils rappellent l'accueil reçu, par exemple, par les grands mouvements de la peinture moderne, qu'il s'agisse des impressionnistes, des fauves, des cubistes, des premiers peintres non figuratifs.

"Mais cela veut-il dire qu'un beau jour, mû par quelle impulsion? sans éprouver aucune sensation forte et spontanée qui éveille sa passion et son besoin de la communiquer, qu'un beau jour, l'écrivain peut, comme ça, s'asseoir à sa table et fabriquer des formes à partir de rien?...."

 

Dans le feu des polémiques, certains d'entre nous ont durci leurs positions. Ils se sont portés aux extrêmes. Ils ont déclaré que puisque, en fin de compte, la seule chose qui révèle qu'une œuvre littéraire est une œuvre d'art, c'est sa forme, que la forme est la seule chose qui importe - ils ne rechercheraient, eux, que la forme. 

Ils disent: peu importe la réalité qui a primitivement fait jaillir la sensation qui a donné naissance à cette forme, et à laquelle cette forme renvoie. On peut se passer de toute réalité. On peut se contenter d'une forme pure qui ne renvoie à rien d'autre qu'à elle-même. Moins elle renvoie à une réalité quelconque qui risque de détourner sur elle l'attention du lecteur, plus elle s'impose par elle-même. Selon eux la forme, à elle seule, sans aucune référence à quelque chose qui serait en dehors d'elle, est créatrice, génératrice de sensations neuves. D'elle provient toute la valeur esthétique d'une œuvre. Elle est la seule réalité de l'art. On cite Valéry: "Le seul réel dans l'art, c'est l'art". Ou Alain: "L'œuvre d'art est son propre modèle, elle ne renvoie qu'à elle-même." Ou encore: "La forme est son propre contenu."

Et en effet, il est vrai que la réalité à laquelle l'œuvre se réfère est sans importance, en ce sens qu'elle peut être n'importe quoi. Ce qui importe, c'est qu'elle soit nouvelle. Il s'agit d'entrer avec elle, avec cette réalité encore inconnue, dans un contact d'où jailliront des sensations neuves dont la forme donnera l'équivalent. Ce n'est que par cette forme que la sensation dégagée par la réalité, que la vision prendra vie. Elle sera rendue par la forme, elle se fondra avec la forme, elle sera cette forme.

Et il est vrai encore que c'est cette fusion de la sensation et de tous les aspects de la forme, notamment du langage, qui crée quelque chose de particulier. La forme porte une sensation neuve. Elle la fait surgir, mais intégrée à elle, à jamais inséparable d'elle. Elle devient un objet littéraire, animé d'une vie propre. De lui irradient d'autres sensations que lui seul peut donner.

Mais on va jusqu'à dire que cette oeuvre d'art qu'est l'œuvre littéraire peut se constituer à partir de rien, peut être créée ex nihilo; qu'elle se développe en vertu de son propre fonctionnement: le langage appelant le langage, les images évoquant d'autres images, la forme suscitant d'autres formes.

Et il est vrai encore qu'au cours de son travail, il arrive que l'écrivain a l'impression que la forme commence à vivre d'une vie propre, qu'elle se met à fonctionner, et que son fonctionnement permet à l'écrivain de faire d'autres découvertes formelles. Il se voit conduit par elle, par cette forme, à son propre étonnement, dans des régions dont il ne soupçonnait pas l'existence et il en ramène des sensations inconnues. Le langage se déploie, le rythme crée d'autres rythmes.

Mais ces moments heureux, me semble-t-il, se produisent, ne peuvent se produire que si d'abord le besoin de communiquer certaines sensations, une certaine vision de la réalité, a poussé l'écrivain à créer cette forme, que si ce besoin a donné à la forme une première impulsion. L'écrivain a alors installé cette forme d'emblée dans cette réalité inconnue, à ce niveau de sensations qu'il cherche à communiquer. Alors seulement elle s'est mise a vivre, à se développer comme un organisme vivant, et à ce niveau où elle se trouve, elle lui permet de découvrir des régions dont il ignorait l'existence, où, sans elle, il n'aurait jamais songé à s'aventurer.

Mais cela veut-il dire qu'un beau jour, mû par quelle impulsion? sans éprouver aucune sensation forte et spontanée qui éveille sa passion et son besoin de la communiquer, qu'un beau jour, l'écrivain peut, comme ça, s'asseoir à sa table et fabriquer des formes à partir de rien?

Quels critères, je me le demande, le guideront dans ce travail? Quand se déclarera-t-il satisfait? Ne sera-t-il pas amené à s'égarer dans l'esthétisme? Ne sera-t-il pas poussé par le désir de créer de belles formes : un désir redoutable, qui l'amènera fatalement à se soumettre à un canon existant et convenu de beauté. Tandis que la sensation spontanée préserve toujours l'écrivain de cette recherche de la beauté si dangereuse. Tandis que la sensation initiale intacte et forte donne seule à l'œuvre la beauté véritable, une beauté qui s'ignore, qui ne porte pas encore ce nom. Elle ne l'acquerra, ce nom, que par la suite, quand elle sera acceptée et classée, et prendra sa place parmi les canons de beauté.

Je ne connais pas dans la littérature d'exemple où le point de départ du travail de l'écrivain ne soit pas le besoin de communiquer un certain ordre de sensations, une certaine vision de la réalité...." (Conférences et textes divers, Forme et contenu du roman, éditions Gallimard)

 

Nathalie Sarraute (1900-1999)
"Lorsqu’en 1939 paraît "Tropismes", en référence à la biologie, personne ne le remarque, sauf deux écrivains, Max Jacob et Jean-Paul Sartre. C’est le premier ouvrage de Nathalie Sarraute  , auteur de trente-neuf ans. Elle pense qu’on « ne doit écrire que si l’on éprouve quelque chose que d’autres écrivains n’ont pas déjà éprouvé et exprimé ».

Dans les dix-neuf très courts textes qui composent "Tropismes", elle explore une matière totalement neuve, si originale qu’il lui a fallu cinq années pour l’élaborer, de 1932 à 1937, et qu’il faudra plusieurs décennies pour que cet objet littéraire soit reconnu par le public et la critique. Toute l'oeuvre de Sarraute est placée sous l'influence de James Joyce et de Virginia Woolf, avec l'ambition de révéler avec les armes du style les non-dits de l'existence.
L’auteur s’attache à transformer en langage les mouvements intérieurs produits sous l’effet d’une sollicitation extérieure, « des mouvements ténus, qui glissent très rapidement au seuil de notre conscience » et se déroulent comme de véritables « actions dramatiques intérieures ». Ce que Nathalie Sarraute traduit en mots qui se cherchent, séparés par des points de suspension, ponctués d’interrogations, ce sont les mécanismes de la conscience antérieurs à l’expression; les tropismes (ou sous-conversation) sont ces « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence. [...]"

Le "vrai" de notre être est tapi derrière les apparences, agité de secrètes impulsions qui conditionnent notre comportement, l'écrivain est en quête de ces "tropismes", ces "mouvements indéfinissables"  qui glissent si rapidement de notre conscience, et dont la seule trace, fugitive,  n'est qu'une intonation, une équivoque, une parole suspendue...

Nathalie Sarraute - L'Ère du soupçon (1956)
« L'Ère du soupçon peut passer pour le premier manifeste avant la lettre du Nouveau Roman. Nathalie Sarraute y explique les raisons pour lesquelles l'auteur et le lecteur ont rompu les relations qui les unissaient naguère : « Non seulement ils se méfient du personnage de roman, mais, à travers lui, ils se méfient l'un de l'autre. Il était le terrain d'entente, [...] il est devenu le lieu de leur méfiance réciproque.»
"Ce que [le lecteur] a appris, chacun le sait trop bien, pour qu'il soit utile d'insister. II a connu Joyce, Proust et Freud; le ruissellement, que rien au-dehors ne permet de déceler, du monologue intérieur, le foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l'inconscient. II a vu tomber les cloisons étanches qui séparaient les personnages les uns des autres, et le héros de roman devenir une limitation arbitraire, un découpage conventionnel pratiqué sur la trame commune que chacun contient tout entière et qui capte et retient dans ses mailles innombrables tout l'univers. Comme le chirurgien qui fixe son regard sur l'endroit précis où doit porter son effort, l'isolant du corps endormi, il a été amené à concentrer toute son attention et sa curiosité sur quelque état psychologique nouveau, oubliant le personnage immobile qui lui sert de support de hasard. II a vu le temps cesser d'être ce courant rapide qui poussait en avant l'intrigue pour devenir une eau dormante au fond de laquelle s'élaborent de lentes et subtiles décompositions; il a vu nos actes perdre leurs mobiles courants et leurs significations admises, des sentiments inconnus apparaître et les mieux connus changer d'aspect et de nom.
II a si bien et tant appris qu'il s'est mis à douter que l'objet fabriqué que les romanciers lui proposent puisse receler les richesses de l'objet réel. Et puisque les auteurs qui pratiquent la méthode objective prétendent qu'il est vain de s'efforcer de reproduire l'infinie complexité de la vie, et que c'est au lecteur de se servir de ses propres richesses et des instruments d'investigation qu'il possède pour arracher son mystère à l'objet fermé qu'ils lui montrent, il préfère ne s'efforcer qu'à bon escient et s'attaquer aux faits réels. »

 

1939 - "Tropismes", Nathalie Sarraute
Dans Tropismes, Nathalie Sarraute s'attache à la description minutieuse des mouvements qui effleurent notre conscience et manifestent nos sentiments. Elle éclate pour ce faire les techniques traditionnelles du dialogue. Passé inaperçu, l'ouvrage est réédité et augmenté de 6 récits en 1957, et impose le "Nouveau Roman".
« ... mais oui, le temps passe vite, ah, c'est une fois passé vingt ans que les années se mettent à courir plus vite, n'est-ce pas ? Eux aussi trouvaient cela ? et elle se tenait devant eux dans son ensemble noir qui allait avec tout, et puis, le noir, c'est bien vrai, fait toujours habillé... elle se tenait assise, les mains croisées sur son sac assorti, souriante, hochant la tête, apitoyée, oui, bien sûr, elle avait entendu raconter, elle savait comme l'agonie de leur grand-mère avait duré, c'est qu'elle était si forte, pensez donc, ils n'étaient pas comme nous, elle avait conservé toutes ses dents à son âge... Et Madeleine ? Son mari... Ah, les hommes, s'ils pouvaient mettre au monde des enfants, ils n'en auraient qu'un seul, bien sûr, ils ne recommenceraient pas deux fois, sa mère, la pauvre femme, le répétait toujours - Oh ! oh ! les pères, les fils, les mères ! - l'aînée était une fille, eux qui avaient voulu avoir un fils d'abord, non, non, c'était trop tôt, elle n'allait pas se lever déjà, partir, elle n'allait pas se séparer d'eux, elle allait rester là, près d'eux, tout près, le plus près possible, bien sûr, elle comprenait, c'est si gentil, un frère aîné, elle hochait la tête, elle souriait, oh, pas elle la première, oh, non, ils pouvaient être tout à fait rassurés, elle ne bougerait pas, oh, non, pas elle, elle ne pourrait jamais rompre cela tout à coup. Se taire ; les regarder ; et juste au beau milieu de la maladie de la grand-mère se dresser, et, faisant un trou énorme, s'échapper en heurtant les parois déchirées et courir en criant au milieu des maisons qui guettaient accroupies tout au long des rues grises, s'enfuir en enjambant les pieds des concierges qui prenaient le frais assises sur le seuil de leurs portes, courir la bouche tordue, hurlant des mots sans suite, tandis que les concierges lèveraient la tête au-dessus de leur tricot et que leurs maris abaisseraient leur journal sur leurs genoux et appuieraient le long de son dos, jusqu'à ce qu'elle tourne le coin de la rue, leur regard. »

 

Ce que Nathalie Sarraute s'attache à appréhender chez l'être humain se situe en deçà de la volonté et du sentiment : ce sont ces mouvements d'attraction et de répulsion non définis, à peine pressentis, qui affleurent fugitivement, se succédant, se détruisant dans une zone obscure de notre conscience. Elle ne cherche pas à camper des personnages individualisés, l'intrigue n'est en général qu'une anecdote banale, et les dialogues ne sont que des bribes de conversations faites de phrases conventionnelles, où les intonations et les silences ont plus de sens que les mots, tout simplement à cause des résonances en profondeur qu'ils révèlent..

 

1959 – "Le Planétarium", Nathalie Sarraute
Alain Guimiez prépare un doctorat ès lettres et installe son appartement avec sa femme. "Dans le flot de ces drames souterrains que Proust n’a eu le temps que de survoler ", les voix se croisent dans un mouvement gravitationnel permanent. "Voici les Guimier. Un couple charmant. Gisèle est assise auprès d'Alain. Son petit nez rose est ravissant. Ses jolis yeux couleur de pervenche brillent. Alain a un bras passé autour de ses épaules. Ses traits fins expriment la droiture, la bonté. Tante Berthe est assise près d'eux. Son visage, qui a dû être beau autrefois, ses yeux jaunis par le temps sont tournés vers Alain. Elle lui sourit. Sa petite main ridée repose sur le bras d'Alain d'un air de confiance tendre. Mais on éprouve en les voyant comme une gêne, un malaise. Qu'est-ce qu'ils ont? On a envie de les examiner de plus près, d'étendre la main... Mais attention, un cordon les entoure. Tant pis, il faut voir. Il faut essayer de toucher... Oui, c'est bien cela, il fallait s'en douter. Ce sont des effigies. Ce ne sont pas les vrais Guimier."

 

Ici, un homme vient voir sa soeur pour la décider à accepter un échange d'appartements ...

 

«Qui est là?  - C'est moi, ton frère, c'est Pierre... ›› Il entend comme un pépiement, un remue-ménage heureux, un déclic rapide, un bruit de chaîne léger, joyeux, la porte s'ouvre... 

« Ah, c'est toi... ›› Il avait oublié ce regard sous les paupières usées, fardées, un bon regard d'où ruisselle une tendre émotion... « C'est toi, Pierre... Mais bien sûr que tu ne me déranges pas... Je suis contente de te voir, tu viens si rarement... Mais fais voir un peu, que je te regarde, que je regarde un peu la mine que tu as. Mais tu as une mine superbe, dis-moi, tu sais que tu es un phénomène... tu ne changes pas, tu vivras jusqu'à cent ans, tu seras comme grand'maman Bouniouls...

- Grand'maman Bouniouls... non, ma petite Berthe, je ne crois pas, je crois plutôt que j'ai pris un bon coup de vieux ces derniers temps... » Tandis qu 'elle le précède à travers l'entrée, le salon, il regarde sans pouvoir en détacher les yeux sa vieille nuque fragile, le petit creux livide entre les deux tendons saillants un peu plus creusé encore... un endroit très vulnérable, s'offrant innocemment, où plongerait sans rencontrer de résistance le poignard de l'assassin... Il a envie de s'en aller, comment a-t-il pu accepter? Elle glisse une main caressante le long de son bras...  « Allons, mais assieds-toi donc, mets-toi donc là... tu as l'air tout empêtré...›› Il rougit, il se baisse pour cacher son visage, il se penche, il fixe les yeux sur le coin du tapis qu 'il a retourné en passant, il le saisit entre ses doigts, il faut se donner une contenance, gagner du temps... Voilà, il le retourne, il l'aplatit, c'est fait, le mal est réparé. Elle le regarde d 'un air soupçonneux et comme un peu vexé : « Ça n'a pas d'importance, voyons... Laisse donc ça... ›› Il y a comme un reproche attristé dans sa voix... et il lâche le tapis, se redresse aussitôt, un peu gêné : il l'a froissée, blessée, elle doit penser qu'il a voulu lui remettre le nez dans ses petites manies, renchérir encore sur elle pour se moquer... elle doit le trouver mesquin, impur, incapable une seule fois, pendant un seul instant, de jeter, d'éparpiller au vent dans un élan de confiance, de générosité toutes ces bribes d'elle, ces parcelles infimes, insignifiantes qu 'il a pendant si longtemps méticuleusement amassées, ne laissant rien passer; incapable juste une seule fois de balayer tout cela et de la voir tout entière comme elle est : sincère, pure, large, capable, elle, de tout oublier dans un moment de tendresse, d'abandon...

Mais elle a tort, il n 'est pas si mauvais, ni stupide... il la voit ainsi, lui aussi, il sait comme elle peut être, comme elle est, il la connaît mieux qu 'elle ne croit... Il ne peut plus attendre, soutenir un instant de plus ce regard qu 'elle tient posé sur ses yeux. Il ne veut pas avec elle - qui tromperait-il d'ailleurs? - avoir recours aux petites ruses mesquines, aux petites sournoiseries... « Écoute, ma petite Berthe... Voilà... Il s'éclaircit la voix... Voilà pourquoi je suis venu... ça m'embête terriblement de te parler de ça... mais j'aime mieux t'en parler tout de suite... Gisèle est venue me demander. Les enfants disent... ›› Mais c'est de sa faute à elle, après tout, pourquoi tant s'attendrir, c'est elle, après tout, elle, de ses propres mains qui a préparé tout cela, c'est par sa faute à elle qu 'il a été acculé à faire ce qu'il fait en ce moment... tant pis pour elle, comme on fait son lit, on se couche, qu 'elle se débrouille avec eux maintenant... « Il paraît que tu leur as proposé de leur céder ton appartement. ›› 

Il s'y attendait, il le redoutait... ça ne pouvait pas manquer, il a soufflé trop fort... la petite flamme fragile qui s'était allumée en elle quand il était entré, qui avait vacillé faiblement, s'est rabattue, couchée, éteinte... il fait sombre en elle de nouveau, comme avant, comme toujours... son pauvre visage tout tiré sous le fard... son œil où aucune lueur ne brille... mais s'il pouvait seulement ranimer, rallumer... c'était vrai qu 'il était heureux tout à l'heure quand il l'a vue, qu 'il est content d 'être ici, il ne la voit pas assez souvent, quel gâchis, on néglige stupidement des gens qu'on aime le plus, on croit qu'il suffit de savoir qu'ils existent, on est si sûr d'eux... elle est comme une partie de lui-même, elle doit bien le savoir, elle est tout ce qui lui reste de son enfance, de leurs parents, ils sont seuls tous les deux maintenant pour toujours, deux vieux orphelins, il a envie de passer la main sur la mince couche soyeuse de ses cheveux si fins, comme ceux de maman, un vrai duvet... c'est indestructible entre eux, ces liens, c'est plus fort que tout, plus sûr, même, que ceux qui vous attachent à vos enfants... « Ces petits monstres, ils se sont mis ça dans la tête maintenant, tu les as mis en appétit... ils ne rêvent que de ça... Tante Berthe nous a offert, elle nous a promis... Tu les gâtes trop... tu sais bien comment ils sont... Ah, s'ils pouvaient nous pousser dehors, prendre notre place... ils ne demandent que ça... Tu n'aurais jamais dû. Mais maintenant, ils se sont excités là-dessus, ils m'ont demandé... Que veux-tu que j'y fasse, je suis comme toi, trop faible... J'ai accepté de venir t'en parler. Ça m'ennuie beaucoup... Mais Gisèle est venue me supplier... Alain, bien sûr, n'a pas osé, il avait peur que je me fâche, il me connaît, mais la petite - j 'ai pensé que tu étais folle - elle m 'a expliqué que tu trouvais ton appartement trop lourd, que tu aurais voulu prendre quelque chose de plus petit, faire un échange... enfin, j'ai accepté de t'en parler..."

 

"Ce n'est pas par hasard que j'ai rencontré Martereau. je ne crois pas aux rencontres fortuites (je ne parle évidemment que de celles qui comptent). Nous avons tort de penser que nous allons buter dans les gens au petit bonheur. J'ai toujours le sentiment que c'est nous qui les faisons surgir : ils apparaissent à point nommé, comme faits sur mesure, sur commande, pour répondre exactement (nous ne nous en apercevons souvent que bien plus tard) à des besoins en nous, à des désirs parfois inavoués ou inconscients? Cependant je conviens qu'il est plus raisonnable, plus satisfaisant de dire simplement que, les ayant sans doute longtemps cherchés sans le savoir, nous finissons bien un beau jour par les trouver; chacun trouve, dit-on, chaussure à son pied. J'ai toujours cherché Martereau. Je l'ai toujours appelé. C'est son image - je le sais maintenant - qui m'a toujours hanté sous des formes diverses. Je la contemplais avec nostalgie. Il était la patrie lointaine dont pour des raisons mystérieuses j'avais été banni; le port d'attache, le havre paisible dont j'avais perdu le chemin; la terre où je ne pourrais jamais aborder, ballotté que j'étais sur une mer agitée, déporté sans cesse par tous les courants..."

 

1953 - "Martereau", Nathalie Sarraute

"Martereau" a constitué une étape de la recherche d'une substance et d'une forme romanesques nouvelles que Nathalie Sarraute n'a cessé de poursuivre, tant dans ses textes brefs ("Tropismes"), parus en 1939, que dans "Portrait d'un Inconnu", "Le Planétarium" et "Les Fruits d'Or".

Il s'agit pour Nathalie Sarraute de montrer, comme dans un film au ralenti, des mouvements intérieurs encore à l'état naissant, qui glissent très rapidement aux limites de la conscience et affleurent au-dehors sous la forme de paroles ou d'actes. Comme tous les livres de Nathalie Sarraute, "Martereau" a donc été écrit sur deux plans. D'une part, des  mouvements ou tropismes, d'autre part l'apparence, le lieu commun auquel ces tropismes aboutissent.

Ici un narrateur particulièrement sensible à ces mouvements, les découvre en lui-même et chez ceux qui vivent avec lui dans ce milieu familial où l'étroitesse des contacts, la connaissance intime que les uns ont des autres, les conflits cachés qui les opposent, favorisent le développement de ces mouvements. 

Mais voilà qu'apparaît quelqu'un du dehors : Martereau. Ce "personnage" est -vu par les autres de l'extérieur et de loin, conformément à des schémas psychologiques connus, et tel que les gens se voient d'ordinaire les uns les autres. Il a un nom, des contours nets et précis. Il paraît constitué par une substance qui lui est propre, une substance compacte et stable qui fait de lui un "caractère". Sa simplicité, sa pureté émerveillent le narrateur et éveillent sa nostalgie. Mais le fait le plus banal - l'achat d'une propriété - autour duquel se noue l'intrigue provoque un conflit qui oppose Martereau aux autres et le rapproche d'eux.

Et dès lors une faille se produit dans ce personnage fait d'un seul bloc. Le soupçon s'y introduit. Martereau est-il bien tel qu'il apparaît? Quelque chose, en lui aussi, se met à bouger, des mouvements pareils à ceux des autres se révèlent en lui aussi et se développent. Un moment, la conduite de Martereau apaise les soupçons. Mais le mal est fait - ou peut-être est-ce un bien? - Mattereau, à son tour, s'est désintégré...

 

"Enfance", Nathalie Sarraute (1983)

"Ces mots qui vivent ailleurs", écrire contre sa propre enfance pour se débarrasser des mots qui ne sont pas les nôtres et de bien des stéréotypes narratifs, pour retrouver simplement "l'air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles..." -  Nathalie Sarraute tente d'écrire sa biographie, racontant sa vie de fille d’immigrés russes, mais ce faisant s'interroge en tant qu'écrivain sur le processus  même de la réécriture biographique de soi, de cette recomposition subjective d'une réalité qui doit, pour être la plus objective possible, éviter u certain nombre de pièges : les clichés, les souvenirs reconstruits par la tradition familiale,  les passages réinventés par une mémoire défaillante, la tentation de l’embellissement du souvenir par simple plaisir esthétique, la déformation intentionnelle de certaines personnes, l’incertitude des sources. En 1985, Alain Robbe-Grillet se lancera lui aussi dans l'aventure du récit autobiographique avec "Le Miroir qui revient", à la texture différente de ses précédents romans, reconstituant le fonctionnement incertain de sa propre existence au travers de l'entrelacement de petits riens, d'images, de lacunes et d'événements. Marguerite Duras, en 1984, avec "L'Amant", raconte, dans un tout autre langage que son premier roman "Un barrage contre le Pacifique" (1950), sa première expérience sexuelle avec un riche Chinois et sa relation avec une mère aimante qui va pousser sa fille vers la semi-prostitution, et tout ce qu'elle aura vécu après ces évènements n'auront jamais cet extrême retentissement sur son existence d'écrivain : la biographie est bien pour le Nouveau Roman une expérience limite, décisive, qu'il fallait exorciser pour rendre à l'écriture sa fluidité objective...

"- Alors, tu vas vraiment faire ça? "Evoquer tes souvenirs d'enfance".. Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux "évoquer tes souvenirs"... Il n'y a pas à tortiller, c'est bien ça.

- Oui, je n'y peux rien, ça me tente, je ne ne sais pas pourquoi...

- C'est peut-être... est-ce que ce ne serait pas... on ne s'en rend parfois pas compte... c'est peut-être que tes forces déclinent...

- Non, je ne crois pas... du moins je ne le sens pas...

- Et pourtant ce que tu veux faire... "évoquer tes souvenirs"... est-ce que ce ne serait pas...

- Oh, je t'en prie...

- Si, il faut se le demander : est-ce que ce ne serait pas prendre ta retraite?  te ranger? quitter ton élément, où jusqu'ici, tant bien que mal...

- Oui, comme tu dis, tant bien que mal...

- Peut-être, mais c'est le seul où tu aies jamais pu vivre... celui...

- Oh, à quoi bon? je le connais.

- Est-ce vrai? Tu n'as vraiment pas oublié comment c'était là-bas? comme là-bas tout fluctue, se transforme, s'échappe... tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant... vers quoi? qu'est-ce que c'est? ça ne ressemble à rien... personne n'en parle... ça se dérobe, tu l'agrippes comme tu peux, tu le pousses... où? n'importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe , où ça parvienne peut-être à vivre... Tiens, rien que d'y penser... .

- Oui, ça te rend grandiloquent. je dirai même outrecuidant. Je me demande si ce n'est pas toujours cette même crainte... Souviens-toi comme elle revient chaque fois que quelque chose d'encore informe se propose... Ce qui nous est resté des anciennes tentatives nous paraît toujours avoir l'avantage sur ce qui tremblote quelque part dans les limbes...

- Mais justement, ce que je crains, cette fois, c'est que ça ne tremble pas... pas assez... que ce soit fixe une fois pour toutes, du "tout cuit", donné d'avance. ..

- Rassure-toi pour ce qui est d'être donné... c'est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l'ont encore touché, il me semble que ça palpite faiblement... hors des mots... comme toujours... des petits bouts de quelque chose d'encore vivant... je voudrais, avant qu'ils disparaissent ... laisse-moi...

- Bon. je me tais... d'ailleurs nous savons bien que lorsque quelque chose se met à te hanter...

- Oui, et cette fois, on ne le croirait pas, mais c'est de toi que me vient l'impulsion, depuis un moment déjà tu me pousses...

- Moi ?

- Oui, toi par tes objurgations, tes mises en garde... tu le fais surgir... tu m'y plonges...

Neín, das tust du nicht... "Non, tu ne feras pas ça"... les voici de nouveau, ces paroles, elles se sont ranimées, aussi vivantes, aussi actives qu'à ce moment, il y a si longtemps, où elles ont pénétré en moi, elles appuient, elles pèsent de toute leur puissance, de tout leur énorme poids... et sous leur pression quelque chose en moi d'aussi fort, de plus fort encore se dégage, se soulève, s'élève... les paroles qui sortent de ma bouche le portent, l'enfoncent là-bas...

Doch, ich werde es tun. "Si, je le ferai".

Nein, das tust du nicht, "Non, tu ne feras pas ça..."  ces paroles viennent d'une forme que le temps a presque effacée ... il ne reste qu'une présence... celle d'une jeune femme assise au fond d'un fauteuil dans le salon d'un hôtel où mon père passait seul avec moi ses vacances, en Suisse, à lnterlaken ou à Beatenberg, je devais avoir cinq ou six ans, et la jeune femme était chargée de s'occuper de moi et de m'apprendre l'allemand... Je la distingue mal... mais je vois distinctement la corbeille à ouvrage posée sur ses genoux et sur le dessus une paire de grands ciseaux..."

Nathalie Sarraute enfant c'est Natalya Tcherniak, une petite fille pour qui les mots ont une matérialité extrême, comme s’ils avaient une existence propre, elle les ressent profondément et doit tout à la fois aller les chercher loin d’elle-même et au plus profond de son âme. Elle construit son récit à partir de fragments de souvenirs, d’images et de situations qui l’ont marquée. Mais n'entend pas faire un récit exhaustif de son enfance. Au fil des pages, la voici interpellée par son double qui la met en garde contre toute dérive romanesque, et c'est elle et son double qui vont tenter de rédiger une autobiographie, la plus objective possible. Déchirée entre deux pays, la France et la Russie, entre ses deux parents divorcés, sa mère vit avec Kolia, et son père avec Véra. Depuis Moscou, Natalya fait le voyage vers Paris avec sa mère, Pauline Chatounovski. Puis, sa mère décide de retourner en Russie, laissant Natalya avec son père, qui s’est installé en France pour des raisons politiques. L’enfant se sent abandonnée, mais ne peut le dire, redoutant la force des mots : dire les choses les fait exister. Elle voudrait faire exister une mère aimante, conforme à toutes les mères, et porte en elle les mots de sa mère, «comme un paquet qu’elle m’a donné à emporter… ». Si ces mots ne sont pas les siens, elle ne peut pourtant pas les ignore et va finir par les utiliser. Quant au père, Ilvanov Tcherniak, ingénieur chimiste, c'est une relation complice qui s'est installée, les non-dits leur servent souvent de langage. Mais Natalya voudrait faire dire à son père qu’il l’aime, non pas pour s’assurer de son sentiment envers elle, mais pour entendre les mots «Je t’aime».  Et si celui-ci s'est remarié, il lui faut reconstruire sa place dans une famille recomposée entre son père, sa belle-mère, Véra, et sa demi-sœur, Hélène, surnommée Lili. Le récit s’achèvera à l’entrée en sixième de la petite Natalya : « C’est peut-être qu’il me semble que là s’arrête pour moi l’enfance… ».

«Je suis dans ma chambre, à ma petite table devant la fenêtre. Je trace des mots avec ma plume trempée dans l'encre rouge... je vois bien qu'ils ne sont pas pareils aux vrais mots des livres... ils sont comme déformés, comme un peu infirmes... En voici un tout vacillant, mal assuré, je dois le placer... ici peut-être... non, là... mais je me demande... j'ai dû me tromper... il n'a pas l'air de bien s'accorder avec les autres, ces mots qui vivent ailleurs... j'ai été les chercher loin de chez moi et je les ai ramenés ici, mais je ne sais pas ce qui est bon pour eux, je ne connais pas leurs habitudes...

Les mots de chez moi, des mots solides que je connais bien, que j'ai disposés, ici et là, parmi ces étrangers, ont un air gauche, emprunté, un peu ridicule... on dirait des gens transportés dans un pays inconnu, dans une société dont ils n'ont pas appris les usages, ils ne savent pas comment se comporter, ils ne savent plus très bien qui ils sont...

Et moi je suis comme eux, je me suis égarée, j'erre dans des lieux que je n'ai jamais habités... je ne connais pas du tout ce pâle jeune homme aux boucles blondes, allongé près d'une fenêtre d'où il voit les montagnes du Caucase... Il tousse et du sang apparaît sur le mouchoir qu'il porte à ses lèvres...  Il ne pourra pas survivre aux premiers souffles du printemps... Je n'ai jamais été proche un seul instant de cette princesse géorgienne coiffée d'une toque de velours rouge d'où flotte un long voile blanc... Elle est enlevée par un djiguite sanglé dans sa tunique noire... une cartouchière bombe chaque côté de sa poitrine... je m'efforce de les rattraper quand ils s'enfuient sur un coursier... "fougueux"... je lance sur lui ce mot... un mot qui me paraît avoir un drôle d'aspect, un peu inquiétant, mais tant pis... ils fuient à travers les gorges, les défilés, portés par un coursier fougueux... ils murmurent des serments d'amour... c'est cela qu'il leur faut... elle se serre contre lui... Sous son voile blanc ses cheveux noirs flottent jusqu'à sa taille de guêpe...

je ne me sens pas très bien auprès d'eux, ils m'intimident... mais ça ne fait rien, je dois les accueillir le mieux que je peux, c'est ici qu'ils doivent vivre... dans un roman... dans mon roman, j'en écris un, moi aussi, et il faut que je reste ici avec eux... avec ce jeune homme qui mourra au printemps, avec la princesse enlevée par le djiguite... et encore avec cette vieille sorcière aux mèches grises pendantes, aux doigts crochus, assise auprès du feu, qui leur prédit... et d'autres encore qui se présentent... je me tends vers eux... je m'efforce avec mes faibles mots hésitants de m'approcher d'eux plus près, tout près, de les tâter, de les manier... Mais ils sont rigides et lisses, glacés... on dirait qu'ils ont été découpés dans des feuilles de métal clinquant... j'ai beau essayer, il n'y a rien à faire, ils restent toujours pareils, leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent ... ils sont comme ensorcelés.

A moi aussi un sort a été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec eux, dans ce roman, il m'est impossible d'en sortir...

Et voilà que ces paroles magiques... "Avant de se mettre à écrire un roman, il faut apprendre l'orthographe" ... rompent le charme et me délivrent...."


Alain Robbe-Grillet (1922-2008)
Alain Robbe-Grillet atteint la notoriété dès son premier ouvrage, "Les Gommes", paru en 1953. Deux ans plus tard, il publie "Le Voyeur", qui fait scandale. "La Jalousie" paraît en 1957, suivi de "Dans le labyrinthe", en 1959. A cette époque, Robbe-Grillet est déjà considéré comme l’initiateur et le théoricien du Nouveau Roman, dont il définit le cadre dans son fameux recueil d’articles publié en 1963. Robbe-Grillet explore aussi l’expression cinématographique : "L’Année dernière à Marienbad" (1961), avec Alain Resnais; "L’Eden et après" (1971); "Glissements progressifs du plaisir" (1974).

Pour la Critique, "ce qui frappe avant tout dans les livres de Robbe-Grillet, c’est la présence obsédante des objets, des décors, que l’auteur décrit avec minutie, une immense "passion de décrire" (Pour un nouveau roman). Pourtant, ces descriptions évitent les charges émotives qui prolongent habituellement leur appréhension par la conscience, ils apparaissent neutres au contraire, dépourvus de toute signification morale ou sentimentale : "Autour de nous, défiant la meute de nos adjectifs animistes et ménagers, les choses sont là", dit Robbe-Grillet, donnant finalement un nouveau sens au mot réalisme en littérature. « Enveloppés de leur cerne d’erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu’ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l’ordonnance idéale, introduire çà et là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur œuvre.. »

 

Robbe-Grillet substitue à l'analyse psychologique de la littérature plus "classique" un système descriptif du réel (actes, objets, gestes) et de la subjectivité (perceptions, fantasmes): mais il n'atteint que la surface, le secret des consciences reste opaque et peu cohérent. Comme dans La Nausée, de Sartre, le roman devient un inventaire qui localise les objets et livre l'homme à la solitude et au silence ...

L’Année dernière à Marienbad (1961)

 

Alain Robbe-Grillet - Pour un nouveau roman (1963)
Dans un ensemble d'études écrites entre 1956 et 1963), Robbe-Grillet dénonce les notions, qu'il juge "périmées", de personnage, d'histoire ou d'engagement. Reconnaissant sa dette à l'égard de Sartre ou de Camus, il définit néanmoins le nouveau roman comme une recherche qui ne propose pas de signification toute faite et ne reconnaît pour l'écrivain qu'un engagement : la littérature.
« Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n'a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXe siècle. C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté ­ quoique postiche ­ au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle. C'est même là qu'elle reconnaît le « vrai » romancier : « il crée des personnages »...
Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac nous a laissé Le Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, écrire des romans ne peut plus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de portraits que constitue notre histoire littéraire.
Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême.
Car il faut à la fois que le personnage soit unique et qu'il se hausse à la hauteur d'une catégorie. Il lui faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour devenir universel. On pourra, pour varier un peu, se donner quelque impression de liberté, choisir un héros qui paraisse transgresser l'une de ces règles : un enfant trouvé, un oisif, un fou, un homme dont le caractère incertain ménage çà et là une petite surprise... On n'exagérera pas, cependant, dans cette voie : c'est celle de la perdition, celle qui conduit tout droit au roman moderne.
Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée ou dans L'Étranger ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractère ? Et Le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett change le nom et la forme de son héros dans le cours d'un même récit. Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. du Château, il se contente d'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de famille, pas de visage ; probablement même n'est-il pas du tout arpenteur.
On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu.
Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.
Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes. »

 

1953 - Les Gommes
Le livre est le récit des vingt-quatre heures qui s’écoulent entre ce coup de pistolet et cette mort, le temps que la balle a mis pour parcourir trois ou quatre mètres – vingt-quatre heures « en trop ». Un inspecteur des services spéciaux, Wallas, vient dans une ville dont on ne connaît pas le nom enquêter sur un meurtre : un certain Daniel Dupont aurait été assassiné par une mystérieuse organisation de terroristes, auteur de huit crimes en  neuf jours, tous commis à la même heure, et concernant des rouages discrets du pouvoir. Au cours de son enquête, Wallas rencontre de nombreux personnages, qui tous le mettent sur de fausses pistes : en effet, il ignore un élément essentiel : en réalité, Daniel Dupont n'est pas mort... C'est ainsi qu'il sera amené, à la suite de quiproquos, à devenir lui-même l'assassin qu'il recherche !

"Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d'eau gazeuse ; il est six heures du matin.
II n'a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu'il fait. Il dort encore. De très anciennes lois règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines ; chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise à trente centimètres, trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trente-trois. Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six. Trente-sept. Chaque seconde à sa place exacte.
Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne1 d'erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu'ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l'ordonnance idéale, introduire çà et là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur œuvre : un jour, au début de l'hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux.
Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d'être déverrouillée, l'unique personnage présent en scène n'a pas encore recouvré2 son existence propre. II est l'heure où les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbre où elles viennent de passer la nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor.
Quand tout est prêt, la lumière s'allume...
Entre alors le premier des habitués. Ou plutôt la première. Petit signe de tête en guise de salut, le bruit sourd d'une chaise que l'on tire, un café au lait. Toujours le même motif sur la tasse orange, toujours la même quantité de lait, ni trop, ni pas assez. Plus de dix ans qu'elle vient ici, chaque matin de la semaine excepté le dimanche. Lundi. Mardi. Mercredi. Jeudi. Vendredi. Samedi. Mais pas dimanche. Le dimanche elle reste au lit un peu plus longtemps. C'est le seul jour où elle ne travaille pas alors elle en profite.
La revoilà assise devant sa tasse remuant machinalement tête baissée. Le patron est derrière le comptoir, chiffon en main il essuie le même verre depuis que la jolie veuve est entrée. Il ne peut la quitter des yeux. Le verre crisse sous le frottement du chiffon. Il est propre. Il est sec. Il luit. Mais son bourreau n'en a que faire. Il guette le signal. Elle relève la tête, ça y est, c'est le signal : il peut y aller. Il pose verre et chiffon et se précipite. Elle sourit. Elle sait ce qui l'attend. Trois... Deux... Un... Voilà, il est à côté d'elle et il va lui réciter son habituel monologue. Elle l'écoute d'une oreille distraite, hoche la tête, acquiesce puis nie. Il lui pose toujours les mêmes questions. Dans le même ordre : << Avez-vous bien dormi ? Et votre mère, ça va ? Vous n'êtes pas trop fatiguée ? >> Fini l'état comateux dans lequel il était plongé en remettant en place le décor. Le décor dans lequel se joue sa vie. Il prend confiance peu à peu. Il est ici chez lui comme un acteur sur scène. Elle est sa spectatrice...
Les cloches sonnent, des portes claquent, les gens sortent ; il est huit heures du matin."

 

1955 – Le Voyeur
"Lorsqu'en 1955 Alain Robbe-Grillet obtient, pour son deuxième roman publié, Le Voyeur, le prix des Critiques, le scandale fait rage. Si quelques lecteurs « modernes », comme Maurice Blanchot ou Roland Barthes, parlent avec intelligence et admiration du livre, la critique officielle se déchaîne. Émile Henriot, qui tient le feuilleton du Monde, traite l'auteur de malade mental et le menace de la chambre correctionnelle. Il reviendra plus tard sur son erreur, mais Gabriel Marcel. philosophe catholique et membre influent du jury, démissionne. Obscénité, ou illisibilité, ou les deux. Les jugements s’arrêtaient là, qui, aujourd’hui, nous étonnent. L’argument, à nette connotation policière, du roman est assez clair : un voyageur de commerce, représentant en montres, arrive dans un île où, semble-t-il, il est né et a gardé quelques amis d’enfance, pour tenter de placer sa marchandise. Toute la journée, sur une bicyclette de location, il parcourt l’île dans tous les sens. Pendant cette même journée, une toute jeune fille, connue pour son goût du flirt et des fugues, sera assassinée. Violée, peut-être ? Le récit est mené par Mathias, le voyageur-voyeur, qui accumule les détails, compte les allées et venues, les siennes et celles des autres, mesure les temps, vérifie sans cesse l’état de ses ventes, justifie chacune des secondes qu’il a passées sur l’île avec une minutie si excessive que le lecteur le plus distrait doit se rendre compte que le texte tout entier, phrase après phrase, est là pour masquer, ou combler, un vide dans cet emploi du temps. Masquer, mais aussi désigner." Dictionnaire des œuvres (Laffont, « Bouquins », 1994)

 

1981 - Djinn, un trou rouge entre les pavés disjoints

"Entre les pavés disjoints d'une ruelle, dans les interstices trop larges, apparaît tout à coup un autre univers, qu'il est trop facile d'appeler “ rêve ” ou “ fantasmes ”. Que serait un amour qui se garderait, par prudence, d'y regarder ? En fait, la mise en abîme des fictions successives qui s'emboîtent retrace cette marche dangereuse au bord des abîmes, avec chutes vertigineuses et passages secrets, qui constituent notre vie." (Editions de Minuit)

"J'arrive exactement à l'heure fixée : il est six heures et demie. Il fait presque nuit déjà. Le hangar n'est pas fermé. J'entre en poussant la porte, qui n'a plus de serrure. A l'intérieur, tout est silencieux. Ecoutant avec plus de rigueur, l'oreille attentive enregistre seulement un petit bruit clair et régulier, assez proche : des gouttes d'eau qui s'écoulent de quelque robinet mal serré, dans une cuve, ou une cuvette, ou une simple flaque sur le sol. Sous la faible clarté qui filtre à travers les larges fenêtres aux vitres crasseuses, en partie brisées, je distingue avec difficulté les objets qui m'entourent, entassés de tous côtés dans un grand désordre, hors d'usage sans doute : anciennes machines au rebut, carcasses métalliques et ferrailles diverses, que la poussière et la rouille colorent d'une teinte noirâtre, uniforme et terne.

Quand mes yeux sont un peu habitués à la pénombre, je remarque enfin l'homme, en face de moi. Debout, immobile, les deux mains dans les poches de son imperméable, il me regarde sans prononcer un mot, sans esquisser à mon adresse la moindre salutation. Le personnage porte des lunettes noires, et une idée me traverse l'esprit : il est peut-être aveugle... Grand et mince, jeune selon toute apparence, il s'appuie d'une épaule désinvolte contre une pile de caisses aux formes inégales. Son visage est peu visible, à cause des lunettes, entre le col relevé du trench-coat et le bord du chapeau rabattu sur le front. L'ensemble fait irrésistiblement penser à quelque vieux film policier des années 30.

Immobilisé maintenant moi-même, à cinq ou six pas de l'homme qui demeure aussi figé qu'une statue de bronze, j'articule avec netteté (bien qu'à voix basse) le message codé de reconnaissance : "Monsieur Jean, je présume? Mon nom est Boris. Je viens pour l'annonce."  Et c'est ensuite, de nouveau, le seul bruit régulier des gouttes d'eau, dans le silence. Cet aveugle est-il également sourd et muet ? 

Au bout de plusieurs minutes, la réponse arrive enfin : "Ne prononcez pas Jean, mais Djinn. Je suis américaine."

Ma surprise est si forte que je la dissimule à grand-peine. La voix est en effet celle d'une jeune femme : voix musicale et chaude, avec des résonances graves qui lui donnent un air d'intimité sensuelle. Pourtant, elle ne rectifie pas cette appellation de "monsieur", qu'elle semble donc accepter. Un demi-sourire passe sur ses lèvres. Elle demande :  "Cela vous choque de travailler sous les ordres d'une fille ?" 

Il y a du défi dans le ton de sa phrase. Mais je décide aussitôt de jouer le jeu. "Non, monsieur, dis-je, au contraire." De toute façon, je n'ai pas le choix. Djinn n'a pas l'air pressée de parler davantage. Elle m'observe avec attention, sans complaisance. Peut-être porte-t-elle sur mes capacités un jugement défavorable. Je redoute le verdict, qui tombe en fin d'examen : "Vous êtes assez joli garçon, dit-elle, mais vous êtes trop grand pour un Français."  J'ai envie de rire. Cette jeune étrangère n'est pas en France depuis longtemps, je suppose, et elle arrive avec des idées toutes faites. "Je suis français", dis-je en guise de justification. "La question n'est pas là", tranche-t-elle après un silence. Elle parle français avec un léger accent, qui a beaucoup de charme. Sa voix chantante et son aspect androgyne évoquent, pour moi, l'actrice Jane Frank. J'aime Jane Frank. ]e vais voir tous ses films. Hélas, comme dit "monsieur" Djinn, la question n'est pas là.

Nous restons ainsi, à nous étudier, quelques minutes encore. Mais il fait de plus en plus sombre. Pour masquer ma gêne, je demande : "Où est donc la question ? " 

Détendue pour la première fois, semble-t-il, Djinn esquisse le délicieux sourire de Jane. "Il va être nécessaire pour vous, dit-elle, de passer inaperçu dans la foule." J'ai très envie de lui renvoyer son sourire, accompagné d'un compliment sur sa personne. Je n'ose pas : elle est le chef. Je me contente de plaider ma cause : "Je ne suis pas un géant." En fait, j'ai à peine un mètre quatre-vingts, et elle-même n'est pas petite. Elle me demande d'avancer vers elle. Je fais cinq pas dans sa direction. De plus près, son visage a un pâleur étrange, une immobilité de cire. J'ai presque peur de m'approcher plus. je fixe sa bouche... "Encore", dit-elle. Cette fois, il n'y a pas de doute : ses lèvres ne bougent pas quand elle parle. Je fais un pas de plus et je pose la main sur sa poitrine. Ce n'est pas une femme, ni un homme. J'ai devant moi un mannequin en matière plastique pour vitrine de mode. L'obscurité explique ma méprise. Le joli sourire de Jane Frank est à porter au crédit de ma seule imagination...."

 

Alain Robbe-Grillet et Jean-Louis Trintignant s'engagent dans une expérience cinématographique quelque peu froide et laconique : "L'Homme qui ment" (1968) conte l'histoire d'un certain Boris qui, sous l'Occupation, débarque dans le bar d'un village, écoute les rumeurs, apprend qu'un certain Jean Robin résistant a disparu, laissant, recluses, sa soeur, sa femme et sa servante, il s'invente une histoire et utilise ses mensonges pour séduire les trois femmes....

L'Immortelle (1963), Alain Robbe-Grillet,

avec Jacques Doniol-Valcroze, Françoise Brion

Robbe-Grillet livre avec le film un ciné-roman (L'immortelle, Editions de Minuit) qui lui est antérieur et dans lequel il livre quelques clés d'un spectacle, d'une intrigue sans doute trop rapide ou trop complexe, écrit-il, pour être comprise lors de la projection. Ici, peu après son arrivée à Istanbul, N, un jeune professeur, mais aussi "le Narrateur qui ne raconte rien mais par les yeux de qui tout est vu, par les oreilles de qui tout est entendu, ou par l'esprit de qui tout est imaginé", rencontre L., une séduisante jeune femme qui devient son guide et sa maîtresse, "L car le narrateur ne connaît d'elle que des prénoms, plusieurs prénoms contradictoires, qu'elle ou d'autres lui livrent au cours du film", L. qui soudain disparaît : N décide alors de partir à sa recherche, et certes on va ainsi côtoyer une ville et des hommes et des femmes bien réels, mais "du moment qu'ils passent dans la tête de quelqu'un, ils deviennent aussitôt proprement imaginaires"...


Marguerite Duras (1914-1996)
Marguerite Duras est née en Indochine, alors une colonie française, son père était professeur de mathématiques à Saigon, sa mère institutrice. Duras arrive en France en 1931, à l’âge de 17 ans, où elle poursuit des études de droit et de politique à Paris. Elle demeure dans la capitale durant l’Occupation, de 1940 à 1944. Alors qu’ "Un Barrage contre le Pacifique" et "Le Marin de Gibraltar" (1952) observaient une facture romanesque assez classique, c’est avec "Les Petits chevaux de Tarquinia" (1953) et surtout "Moderato Cantabile" (1958) que Duras déploie ce style si particulier qui cultive l’ellipse, l’ambiguïté, et l’intuition. Les événements et les décors sont dorénavant réduits au minimum et le dialogue, direct ou indirect, devient un élément fondamental ("Le Ravissement de Lol V. Stein", 1964; "Détruire dit-elle", 1969).

Duras va ainsi travailler sur plusieurs genres, le roman, le théâtre ("Le Square", 1965; "Des journées entières dans les arbres", 1968) et le cinéma ("Hiroshima mon amour", 1959; "India Song", 1975; "Le Camion", 1977)., tout en assumant une personnalité provocatrice et rebelle. Très rapidement elle s'est orientée vers une narration discontinue, pour traduire le sentiment du vide et de l’absence. Cet univers de l’inachèvement met en scène des sentiments secrets et des passions inassouvies.

Au début des années 80, Duras s’oriente vers des oeuvres à caractère plus autobiographique ("Les Yeux vert"s, 1980; "L’Amant", 1984; "L’Amant de la Chine du nord", 1991) et c'est à 70 ans qu'elle est enfin lue par un public plus large que ces quelques fidèles lecteurs "séduits par les touches simples et hermétiques d’une écriture qui explore la mémoire, les sentiments, les pulsions, l’amour et la haine, l’ivresse et la mort, le désir, le mensonge et la violence". Duras publie en 1993 "Le Monde extérieur", puis en 1995 paraît son dernier ouvrage, intitulé "C’est tout".

 

Marguerite Duras, comme Nathalie Sarraute, ressent que le vérité des êtres ne cesse de se dérober, que chacun reste impénétrable à l'autre. Mais Duras porte son attention sur les éphémères contacts entre les êtres, son thème prédominant est celui du couple, qui se rapproche, tente d'atteindre une harmonie, et se défait. Le style simple qu'elle utilise ne s'intéresse guère à l'anecdotique et se focalise sur ce qui se joue dans les consciences, rendant perceptible les émotions contenues, les angoisses, les silences ...

 

 

1950 – Un barrage contre le Pacifique
Commencé dès 1947, le roman "Un barrage contre le Pacifique" est publié trois ans plus tard, en 1950. Il intervient alors que Marguerite Duras vient de divorcer de son premier mari et de se remarier avec Dionys Mascolo, dont elle aura un enfant dans cette période. C'est donc entre l'éducation de Jean, son fils en bas âge, et sa nouvelle histoire d'amour qu'elle écrit cette fresque inspirée de la situation qu'elle a connu jeune. L'action se situe en Indochine française, elle met en place une mère et ses deux enfants Joseph et Suzanne vivant dans une plantation peu rentable et tentant de survivre de trafic divers. La mère et ses enfants ne peuvent vivre qu’aux limites de la société coloniale et aux abords immédiats des villages où vivent les indochinois dans un dénuement absolu et à la merci de toutes les maladies, de la cruauté des tigres et de la force aveugle et meurtrière des marées de l’océan. La mère rassemble sans cesse toutes les énergies pour maintenir son monde, mais surtout inaugure ces figures féminines de Duras de femmes recherchant un amour absolu mais toujours impossible. La mère initie sa fille au rôle de femme-appât, et Suzanne découvre ainsi la sensualité des hommes, le caractère obstiné et la force brutale de leurs désirs, et son pouvoir sur eux.

 

1958 – Moderato cantabile
 "Moderato Cantabile" est un ouvrage publié en 1958 alors que la carrière de Marguerite Duras est déjà bien lancée. Un après midi de printemps. Une ville au bord de la mer.Tous les vendredis, Anne Desbaresdes, la femme du Directeur des Fonderies, emmène son fils prendre des leçons de piano chez Melle Giraud. L'enfant contrarie son professeur : il ne parvient pas à retenir le sens de l'expression Moderato Cantabile. Soudain la leçon est interrompue par un cri. Une rumeur s'élève du café non loin de là. Quand Anne regagne la rue, elle apprend les raisons de cette agitation : une femme vient d'être tuée par son amant. L'homme, éperdu, étreint le corps de sa victime, inconscient du tumulte qui l'entoure. Ce meurtre d’une femme par son amant intrigue Anne. Elle veut savoir comment deux amants en sont arrivés là. C'est à partir de sa propre figure de femme, notamment dans sa relation aux hommes, qu'elle tente de comprendre : comment cette femme en est arrivée par amour à demander à son amant de la tuer ?

 

L'homme assis dans le couloir - 1980 
"Ce livre de 36 pages est d'une violence extrême, et comme souvent chez Duras le sexe prend une part importante. L'histoire commence après une relation sexuelle violente, passionnée. Un monologue se lance, rencontrant uniquement l'écho des corps immobiles et le désordre ambiant. Marguerite Duras nous entraîne dans les profondeurs d'une espèce de folie animale dont le lecteur s'approprie les faits. Les acteurs de la scène sont imaginés avec précision, rendant l'impression de participation du lecteur supérieur à ce qui existe habituellement, même chez Duras."

 

"L'homme aurait été assis dans l'ombre du couloir face à la porte ouverte sur le dehors. Il regarde une femme qui est couchée à quelques mètres de lui sur un chemin de pierre. Autour d'eux il y a un jardin qui tombe dans une déclivité brutale sur une plaine, de larges vallonnements sans arbres, des champs qui bordent un fleuve. On voit le paysage jusqu'au fleuve. Après, très loin, et jusqu'à l'horizon, il y a un espace indécis, une immensité toujours brumeuse qui pourrait être celle de la mer. 

La femme s'est promenée sur la crête de la pente face au fleuve et puis elle est revenue là où elle est maintenant, allongée face au couloir, dans le soleil. Elle, elle ne peut pas voir l'homme, elle est séparée de l'ombre intérieure de la maison par l'aveuglement de la lumière d'été. 

On ne peut pas dire si ses yeux sont entrouverts ou fermés. On dirait qu'elle se repose. Le soleil est déjà très fort. Elle est vêtue d'une robe claire, de soie claire, par le devant déchirée, qui la laisse voir. Sous la soie le corps était nu. La robe aurait peut-être été d'un blanc passé, ancienne. 

Ainsi aurait-elle fait parfois. Parfois aussi, elle aurait fait très différemment. Différemment toujours. C'est ce que je vois d'elle.

Elle n'aurait rien dit, elle n'aurait rien regardé. Face à l'homme assis dans le couloir sombre, sous ses paupières elle est enfermée. Au travers elle voit transparaître la lumière brouillée du ciel. Elle sait qu'il la regarde, qu'il voit tout. Elle le sait les yeux fermés comme je le sais moi, moi qui regarde. Il s'agit d'une certitude.

Je vois que ses jambes qu'elle avait jusque-là laissé aller à moitié repliées dans une apparente négligence, je vois qu'elle les rassemble, qu'elle les joint de plus en plus fort dans un mouvement consciencieux, pénible. Qu'elle les resserre si fort que son corps s'en déforme et s'en trouve peu à peu privé de son volume habituel. Et puis je vois que l'effort cesse brusquement et, avec lui, tout mouvement. Voici que tout à coup le corps a la rectitude d'une image définitive. La tête retombée sur le bras, elle s'est immobilisée dans cette pose du sommeil. Face à elle l'homme qui se tait..."

 

La maladie de la mort, 1983

Nous sommes en présence d'un écrivain et d'une prostituée. Lui est homosexuel, il achète un corps pour tenter d'aimer, de trouver quelqu'un qui pourrait l'aimer. Elle, elle lui obéit aveuglément, se laisse explorer et attend que les choses se passent. Au final c'est elle qui peut jouir grâce à lui, mais lui est bloqué dans sa condition d'homosexuel et ne ressent rien, aucun désir, aucun amour. "...il ne s’agit pas seulement d’une prostituée renvoyant à sa mort un amant incapable d’aimer. C’est la question du commerce des êtres dans les sociétés marchandes qui est soulevée : c’est l’impuissance de celui qui paie. Le sommeil où s’enveloppe la femme, comparez-le au sommeil d’Albertine épié par Proust, et c’est encore une autre volée de sens qui s’échappe des lignes. Donnez au mot “ amour ” tel que le personnage de Duras paraît l’ignorer les significations dont l’histoire et la philosophie l’ont chargé depuis Phèdre de Platon, et voilà le problème de son origine qui se lève à l’horizon des répliques apparemment banales. Quel est le rapport de l’amour avec la loi morale, qu’il déjoue et qu’il appelle à la fois ? Cela veut dire quoi, un amour accompli, sinon sa perte, la perte de ce qu’on n’a jamais eu ? Désirer, n’est-ce pas, comme disait Lacan, donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ?" (Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, 22 avril 1983)

 

"Vous devriez ne pas la connaître, l'avoir trouvée partout à la fois, dans un hôtel, dans une rue, dans un train, dans un bar, dans un livre, dans un film, en vous-même, en vous, en toi, au hasard de ton sexe dressé dans la nuit qui appelle où se mettre, où se débarrasser des pleurs qui le remplissent.

Vous pourriez l'avoir payée. Vous auriez dit : Il faudrait venir chaque nuit pendant plusieurs jours. Elle vous aurait regardé longtemps, et puis elle vous aurait dit que dans ce cas c'était cher. Et puis elle demande : vous voulez quoi? 

Vous dites que vous voulez essayer, tenter la chose, tenter de connaître ça, vous habituer à ça, à ce corps, à ces seins, à ce parfum, à la beauté, à ce danger de mise au monde d'enfants que représente ce corps, à cette forme imberbe sans accidents musculaires ni de force, à ce visage, à cette peau nue, à cette coïncidence entre cette peau et la vie qu'elle recouvre.

Vous lui dites que vous voulez essayer, essayer plusieurs jours peut-être. Peut-être plusieurs semaines. Peut-être même pendant tout votre vie.

Elle demande : Essayer quoi?

Vous dites : D'aimer.

Elle demande : Pourquoi encore?

Vous dites pour dormir sur le sexe étale, là où vous ne connaissez pas.

Vous dites que vous voulez essayez, pleurer là, à cet endroit-là du monde...."

 


Michel Butor (1926-2016)

Professeur de langue française à l'étranger  puis professeur de littérature aux États-Unis puis en France,  Butor recherche, au début de sa carrière d'homme de lettres, les formes littéraires qui lui permettraient de rendre compte de la réalité quotidienne extraordinaire que lui présente les Etats-Unis. "Mobile" (1962) est construit à partir de collages divers empruntés aux encyclopédies, aux articles de journaux américains; il se rapproche de même de la peinture pour se livrer à des interrogations croisées. Mais c'est avec le Nouveau Roman qu'il endosse véritablement ses habits d'écrivain, et tente de pousser le "réalisme" de ce style dans ses derniers retranchements.

Ses récits se proposent en effet d'embrasser la totalité de cette "réalité". "Degrés" (1960) tente d'examiner une heure de classe sous tous les points de vue, mais échoue devant l'impossibilité de rendre compte de l'interdépendance de toutes les visions. "Passage de Milan" (1954) entreprend le récit de la vie d'un immeuble de sept étages, de 7 heures du soir à 77 heures du matin, mais se heurte à la même problématique de la dispersion impossible à reconstruire. "L'Emploi du temps" (1956) rencontre des difficultés identiques  dans la structuration du récit face à une réalité dispersée par nature.

 

La Modification (1957)

"Dès la première phrase, vous entrez dans le livre, ce livre que vous écrivez en le lisant et que vous finirez par ramasser sur la banquette du train qui vous a conduit de Paris à Rome, non sans de multiples arrêts et détours. Le troisième roman de Michel Butor, paru en 1957, la même année que "La Jalousie" d'Alain Robbe-Grillet, "Le Vent" de Claude Simon et "Tropismes" de Nathalie Sarraute, reçut d'emblée un excellent accueil de la critique. C'est encore aujourd'hui le plus lu des ouvrages du Nouveau Roman." Un certain Louis Delmont prend le train pour rejoindre sa maîtresse à Rome. Le déplacement dans l'espace va lui permettre de repenser la dispersion de sa vie et donc de "modifier" sa décision. Au moment où le train arrive dans la banlieue de Rome, la décision du narrateur est prise : il n'ira pas Voir sa maîtresse. Il reviendra dans quelques jours à son foyer. Cette décision est pour lui l'occasion de faire le point sur lui-même, d'analyser les motifs de sa décision, de discerner la part qu'ont prise les circonstances à une connaissance plus aiguë de lui-même, de son problème, de ses aspirations, de l'effort que constituera pour lui la rédaction d'un livre....

 

"..De l'autre côté du corridor, passe la grande raffinerie de pétrole avec sa flamme et les ampoules qui décorent, comme des arbres de Noël, ses hautes tours d 'aluminium. Toujours debout, face à votre place, à cette photographie de l'Arc de Triomphe de Paris, tenant le livre entre vos doigts, quelqu'un frappe sur votre épaule, ce jeune marié que vous appeliez Pierre, et vous vous asseyez pour le laisser sortir, mais ce n'est pas cela qu'il veut; il allonge le bras et ouvre la lumière.

Tous les yeux s'écarquillent alors, tous les visages marquent de la hâte.

Il prend une des valises au-dessus de sa jeune épouse, la dépose sur la banquette, l'ouvre, y cherche leurs affaires de toilette. Vous vous dites : s 'il n'y avait pas eu ces gens, s'il n'y avait pas eu ces objets, et ces images auxquels se sont accrochées mes pensées de telle sorte qu 'une machine mentale s'est constituée, faisant glisser l'une sur l'autre les régions de mon existence au cours de ce voyage différent des autres, détaché de la séquence habituelle de mes journées et de mes actes, me déchiquetant.

s'il n'y avait pas eu cet ensemble de circonstances, cette donne du jeu, peut-être, cette fissure béante en ma personne ne se serait-elle pas produite cette nuit, mes illusions auraient-elles pu tenir encore quelque temps.

mais maintenant qu 'elle s'est déclarée, il ne m'est plus possible d'espérer qu'elle se cicatrise ou que je l'oublie, car elle donne sur une caverne qui est sa raison, présente à l'intérieur de moi depuis longtemps, et que je ne puis prétendre boucher, parce qu 'elle est en communication avec une immense fissure historique.

Je ne puis espérer me sauver seul. Tout le sang, tout le sable de mes jours s'épuiserait en vain dans cet effort pour me consolider.

Donc préparer, permettre, par exemple au moyen d'un livre, à cette liberté future hors de notre portée, lui permettre, dans une mesure si infime soit-elle de se constituer, de s'établir.

c'est la seule possibilité pour moi de jouir au moins de son reflet tellement admirable et poignant.

sans qu 'il puisse être question d'apporter une réponse à cette énigme que désigne dans notre conscience ou notre inconscience le nom de Rome, de rendre compte même grossièrement de ce foyer d'émerveillements et d'obscurités.

Passe la gare de Roma Trastevere. Au-delà de la fenêtre, les premiers tramways allumés se croisent dans les rues."

 

L'Emploi du temps (1956)

« Sous son titre sage et méthodique mais dont on saisit vite l'ambivalence, L'Emploi du temps est d'abord un roman policier, bâti, selon la définition qu'en donne l'auteur, "sur deux meurtres dont le premier, commis par l'assassin, n'est que l'occasion du second, dans lequel il est la victime du meurtrier pur et impunissable, du détective qui le met à mort...". Par un raffinement supplémentaire, c'est également un roman policier, intitulé de façon ambiguë et analogique Le Meurtre de Bleston, qui servira de guide à Revel au long de son enquête. À l'aide de cette clé il va essayer toutes les serrures, découvrir des repères. Sa tâche est celle du détective qui ouvre ses dossiers, suit sa piste, consigne, dépose et, par une entière connaissance des faits et causes, s'efforce de reconstituer "l'accident". » (Monique Nathan, Critique, n° 116, 1957) L'Emploi du temps est le deuxième roman de Michel Butor, paru en 1956.

 

Jeudi 1" mai.

Les lueurs se sont multipliées.

C'est à ce moment que je suis entré, que commence mon séjour dans cette ville, cette année dont plus de la moitié s'est écoulée, lorsque peu à peu je me suis dégagé de ma somnolence, dans ce coin de compartiment où j'étais seul, face à la marche, près de la vitre noire couverte à l'extérieur de gouttes de pluie, myriade de petits miroirs, chacun réfléchissant un grain tremblant de la lumière insuffisante qui bruinait du plafonnier sali, lorsque la trame de l'épaisse couverture de bruit, qui m'enveloppait depuis des heures presque sans répit, s'est encore une fois relâchée, défaite.

Dehors, c'étaient des vapeurs brunes, des piliers de fonte passant, ralentissant, et des lampes entre eux, aux réflecteurs de tôle émaillée, datant sans doute de ces années où l'on s'éclairait au pétrole, puis, à intervalles réguliers, cette inscription blanche sur de longs rectangles rouges : << Bleston Hamilton Station >>.

Il n'y avait que trois ou quatre voyageurs dans mon wagon, car ce n'était pas le grand train direct, celui que j'aurais dû prendre, celui à l'arrivée duquel on m'attendait, et que j'avais manqué de quelques minutes à Euston, ce pourquoi j'en avais été réduit à attendre indéfiniment ce convoi postal dans une gare de correspondance.

Si j'avais su à quel point son heure d'arrivée était incongrue dans la vie d'ici, je n'aurais pas hésité, certes, à retarder mon voyage d'un jour, en télégraphiant mes excuses.

Je revois tout cela très clairement, l'instant où je me suis levé, celui où j'ai effacé avec mes mains les plis de mon imperméable alors couleur de sable.

J'ai l'impression que je pourrais retrouver avec une exactitude absolue la place qu'occupait mon unique lourde valise dans le filet, et celle où je l'ai laissée tomber, entre les banquettes, au travers de la porte.

C'est qu'alors l'eau de mon regard n'était pas encore obscurcie; depuis, chacun des jours y a jeté sa pincée de cendres.

J'ai posé mes pieds sur le quai presque désert, et je me suis aperçu que les derniers chocs avaient achevé de découdre ma vieille poignée de cuir, qu'il me faudrait soigneusement appuyer le pouce à l'endroit défait, crisper ma main, doubler l'effort.

J 'ai attendu ; je me suis redressé, les jambes un peu écartées pour bien prendre appui sur ce nouveau sol, regardant autour de moi : à gauche, la tôle rouge du wagon que je venais de quitter, l'épaisse porte qui battait, à droite, d'autres voies, .avec quelques éclats de lumière dure sur les rails, et plus loin, d'autres wagons immobiles et éteints, toujours sous l'immense voûte de métal et de verre, dont je devinais les blessures au-delà des brumes ; en face de moi enfin, au-dessus de la barrière que l'employé s'apprêtait à fermer juste après mon passage, la grande horloge au cadran lumineux marquant deux heures.

Alors j'ai pris une longue aspiration, et l'air m'a paru amer, acide, charbonneux, lourd comme si un grain de limaille lestait chaque gouttelette de son brouillard. Un peu de vent frôlait les ailes de mon nez et mes joues, un peu de vent au poil âpre et gluant, comme celui d'une couverture de laine humide.

Cet air auquel j'étais désormais condamné pour tout un an, je l'ai interrogé par mes narines et ma langue, et j'ai bien senti qu”il contenait ces vapeurs sournoises qui depuis sept mois m'asphyxient, qui avaient réussi à me plonger dans le terrible engourdissement dont je viens de me réveiller. Je m'en souviens, j'ai été soudain pris de peur (et j'étais perspicace : c'était bien ce genre de folie que j'appréhendais, cet  obscurcissement de moi-même), j'ai été envahi, toute une .longue seconde, de l'absurde envie de reculer, de renoncer, de fuir ; mais un immense fossé me séparait désormais des événements de la matinée et des visages qui m'étaient les plus familiers, un fossé qui s'était démesurément agrandi tandis que je le franchissais, de telle sorte que je n'en percevais plus les profondeurs et que son autre rive, incroyablement lointaine, ne m'apparaissait plus que comme une ligne d'horizon très légèrement découpée sur laquelle il n'était plus possible de discerner aucun détail.

 

Vendredi 2 mai.

J'ai arraché ma valise et je me suis mis à marcher sur ce sol nouveau, dans cet air étranger, au milieu des trains immohiles.

L'employé a fermé la grille et s'en est allé. J'avais faim, mais, dans le grand hall, les mots « bar ›, « restaurant >>, s'étalaient au-dessus de rideaux de fer baissés. Voulant fumer, j'ai fouillé dans la poche de mon veston, mais le paquet de gauloises était vide, et il n'y avait rien d'autre.

Pourtant c'était là que je croyais avoir rangé, quelques instants plus tôt, quelques heures plus tôt, je ne savais déjà plus, la lettre du directeur de Matthews and Sons qui me donnait l'adresse de l'hôtel où ma chambre était réservée.

Je l'avais relue dans le train une dernière fois, il était donc impossible qu'èlle fût dans ma valise, puisque je n'avais pas ouvert celle-ci de tout le trajet ; mais après avoir cherché en vain dans mes vêtements, il a fallu que je vérifie, que je glisse ma main entre mes chemises, en vain.

Elle devait être tombée dans le compartiment où je ne pouvais plus retourner à ce moment, mais je n'accordais à cela nulle importance, convaincu que je trouverais facilement un gîte provisoire dans les environs immédiats.

Le chauffeur de taxi, dont j'étais le dernier espoir pour la nuit, m'a demandé où je voulais être mené (ses paroles ne pouvaient avoir d'autre sens), mais les mots qu'il employait, je ne les reconnaissais pas, et ceux par lesquels j'aurais voulu le remercier, je ne parvenais pas à les former dans ma bouche ; c'est un simple murmure que je me suis entendu prononcer.

Il m'a regardé en hochant la tête, et, tandis que je m'éloignais de la gare, silencieusement, droit devant moi, j'ai vu sa voiture noire faire le tour de la plate-forme, descendre par la pente bordée de parapets, disparaître par la rue déserte en bas. Les hauts réverbères éclairaient de lumière orange les enseignes éteintes, les hautes façades sans volets, où toutes les fenêtres étaient obscures, où toutes les vitrines étaient fermées, où rien ne signalait un hôtel.

Je suis arrivé à un endroit où les maisons s'écartaient..."

 


Claude Simon (1913-2005)

Simon, à la trajectoire de vie si particulière, achève de désarticuler le récit traditionnel déjà fortement contesté par le Nouveau Roman. La réalité n'apparaît plus que sous forme d'un magma dont nous ne percevons que des bribes. Une seule phrase raconte, au moment de la débâcle de 1940, les récits de trois rescapés, dans "La Route des Flandres" (1960). On ne sait qui parle, et le texte nous entraîne dans un enlisement total, quasi obsessionnel.

Simon poursuit avec notamment "Les Géorgiques", qui lui assure une certaine notoriété dans le grand public, l'écriture de cette réalité historique qui nous échappe et s'éparpille autant que notre réalité quotidienne: "On dirait que les mots assemblés, les phrases, les traces laissées sur le papier par les mouvements de troupes, les combats, les intrigues, les discours s'écaillent, s'effritent et tombent en poussière. ” Trois histoires se superposent, s'entremêlent, se renvoient l’une à l'autre, celle d'un général des armées de l'An II, conventionnel régicide qui finira sa vie dans la ruine du domaine qu'il a édifié ; celle d'un cavalier de deuxième classe, son lointain descendant, subissant sur la route des Flandres la déroute des troupes françaises en 1940 ; celle enfin d’un jeune Anglais combattant les colonnes franquistes dans les milices populaires, écœuré, désespéré, mais refusant encore de se résigner à l'abandon.

“ Personne ne fait l'histoire, on ne la voit pas, pas plus qu'on ne voit l'herbe pousser ”. Cette phrase de Boris Pasternak qui figurait en exergue à un roman de Claude Simon paru en 1958, "L'Herbe", est parfaitement représentative, ainsi que maints critiques l'ont souligné, de son orientation d'écriture : recomposer dans leur complexité et dans leurs résonances des existences jetées dans l'histoire en préservant le plus qu'il est possible une vision globale, au plus proche de ce qui constitue la vie.

 

La Route des Flandres (1960)

"Le capitaine de Reixach, abattu en mai 40 par un parachutiste allemand, a-t-il délibérément cherché cette mort ? Un de ses cousins. Georges, simple cavalier dans le même régiment, cherche à découvrir la vérité. Aidé de Blum, prisonnier dans le même camp, il interroge leur compagnon Iglésia qui fut jadis jockey de l'écurie Reixach. Après la guerre, il finit par retrouver Corinne, la jeune veuve du capitaine..." (Editions de Minuit)

Les Géorgiques (1981)

"Sous l'Ancien Régime, il est officier au régiment de Toul-Artillerie. En 1792, il est élu membre de la Convention. En 1940, il bat en retraite avec son régiment à travers la Belgique. En 1793, il vote la mort du roi. Représentant en mission, il défend la Corse contre Paoli et les Anglais. Il fait planter dans son parc des peupliers d'Italie, des châtaigniers, des hêtres et des acacias. En 1937, il combat sur le front d'Aragon dans les rangs des milices populaires. Poursuivi par l'ennemi, il repasse la Meuse peu avant que les ponts ne sautent. La mort de sa première femme le laisse inconsolable. En 1799, il est ambassadeur auprès de la cour de Naples. Il se plaint à son intendante que les vendanges ont bien trompé. Il est promu général en l'An II. Membre du Comité de salut public, il enjoint aux chefs d'armées de ne pas reculer en deçà de la Meuse. Il s'évade d'un camp de prisonniers près de Dresde. Il achète une jument à Iéna. Il est blessé au passage de l'Adige Il recommande qu'on épierre bien ses champs. Près de Lérida, il est atteint d'une balle qui lui traverse le cou. Il vote la loi punissant de mort tout émigré rentré en France et pris les armes à la main. Au plus fort de la Terreur, il sauve une royaliste qu'il épouse peu après. À la suite de l'insurrection anarchiste de Mai, il est traqué dans Barcelone par la police. Il...
À des époques différentes et dans des périodes de tumulte et de violence, trois personnages vivent des événements et des expériences qui semblent se répéter, se superposer, de même qu'indifférents à la tragédie' aux déchirements familiaux et politiques, reviennent au long des pages les mêmes travaux des champs, les alternances des saisons, de la pluie, du soleil, des printemps." (Les Editions de Minuit)

 

"La scène est la suivante : dans une pièce de vastes dimensions un personnage est assis devant un bureau, l'une de ses jambes à demi repliée sous son siège, le talon du pied soulevé, le pied droit en avant et à plat, le tibia formant avec la cuisse horizontale un angle d'environ quarante-cinq degrés, les deux bras appuyés sur le rebord du bureau, les mains tenant au-dessus une feuille de papier (une lettre P) sur laquelle les yeux sont fixés. Le personnage est nu. Quoique d'un certain âge, comme en témoigne l'empâtement du visage aux traits épais, aux bajoues prononcées, la pratique régulière d'exercices physiques sans doute, comme certains cavaliers ou certains militaires, a conservé au corps une robuste musculature dont, malgré l'embonpoint, on peut suivre les saillies sous la couche de graisse, les plis du ventre eux-mêmes s'étageant, puissants, comme chez ces vieux lutteurs dont le poids, loin de gêner la force, y ajoute encore. Un second personnage plus jeune, nu lui aussi, se tient debout de l'autre côté du bureau, dans la pose classique de l'athlète au repos, le poids du corps portant sur la jambe gauche, le bras droit pendant le long du corps, le bras gauche replié serrant contre la poitrine un carton rectangulaire sur lequel la main vient se refermer. Chez lui également une pratique constante des exercices physiques a développé une forte musculature, pour l'instant sans défauts. On voit se gonfler le biceps du bras replié. Le torse, dont les pectoraux et les abdominaux sont fermement dessinés, fait songer à ces plastrons des cuirasses romaines artistiquement modelés, reproduisant dans le bronze les détails d'une académie parfaite. Au bas du ventre, à peine renflé et glabre, le sexe court, terminé en tétine par le repli du prépuce, repose sur les bourses pleines des testicules qui le projettent légèrement en avant. Sous la peau fine, on peut suivre les parcours des veines, plus saillantes sur les avant-bras, le dos des mains, les tibias et les pieds qu'elles enserrent comme les racines d'un arbre. Le contraste entre la nudité des deux personnages et le décor, les meubles de style, confère à la scène un caractère insolite, encore accru par la facture du dessin exécuté sur une feuille de papier (ou une toile d'un grain très fin) à l'aide d'une mine de plomb soigneusement et constamment (de façon presque maniaque) réaffûtée par l'artiste au cours de son travail. De même que les corps nus sont dessinés avec une froideur délibérée détaillant des anatomies stéréotypées apprises sur l'antique, les objets qui les entourent, la pièce où se tiennent les deux personnages, sont figurés avec cette sécheresse qui préside à l'exécution des projets d'architectes proposant aux regards non pas des monuments déjà existants mais des combinaisons et des assemblages de formes nés de leur imagination, ne renvoyant qu'à eux-mêmes, et les lignes grises, d'une incroyable finesse, tirées au cordeau ou arrondies suivant des courbes parfaites, tracent des frontières non pas entre des solides (les chairs, le bois, le marbre) et l'air qui les entoure, mais entre des surfaces blanches qui s'emboîtent selon leurs inflexions ou leurs angles. Il est évident que la lecture d'un tel dessin n'est possible qu'en fonction d'un code d'écriture admis d'avance par chacune des deux parties, le dessinateur et le spectateur. Ainsi, de même qu'en géométrie descriptive il est convenu que deux droites qui se croisent signifient - et non pas représentent l'existence d'un plan, l'espace qu'enferment les murs est simplement suggéré par quelques traits indiquant les arêtes des dièdres qu'ils forment entre eux ou avec le plafond, ou encore le carrelage dont le dessin apparaît dans une perspective rigoureusement calculée.

Au-dehors, par les rectangles des hautes baies, on aperçoit une longue façade (celle de quelque palais sans doute) aux trois rangées de fenêtres surmontées de frontons (triangulaires au premier étage, en arc de cercle au second, les fenêtres du troisième et dernier étage étant entourées d'un simple bandeau en saillie), dessinée elle aussi avec la patiente et méticuleuse précision d'une élévation, seulement au trait, le tout (de même que les meubles, le bureau, le fauteuil) sans ombres, celles-ci étant réservées au rendu des muscles sur les deux corps nus qui prennent dans ce cadre d'épure un relief d'autant plus bizarre qu'aucune ombre non plus ne s'étend à leurs pieds, comme s'ils se trouvaient là, marmoréens et bosselés, semblables à des personnages détachés d'un bas-relief et collés ensuite sur la feuille de papier ..."