Jean Baudrillard (1929-2007), "Le Système des objets : la consommation des signes" (1968), "La Société de consommation, Ses mythes, ses structures" (1970), "L’Échange symbolique et la mort" (1976), "Simulacres et simulation" (1981) - Colin Campbell (1940),"The Romantic Ethic and the Spirit of Modern Consumerism" (1987) - Albert Borgmann (1937), "Crossing the Postmodern Divide" (1992) - Neil Postman (1931-2003), "Amusing Ourselves to Death" (1985) - ....

Last update : 11/11/2016


La décennie 1970 introduit une révolution technologique, celle du microprocesseur, qui non seulement se conjuguent en bureautique, productique, robotique, monétique, s'associent aux progrès des télécommunications et de l'audiovisuel, transforment le monde du travail, la cité, la sphère privée, mais accélère considérablement le rythme des innovations technologiques. Les années 1980 s'interrogent sur l'ampleur et la profondeur de cette "société digitale" qui modifient les rapports de l'homme au monde et les interactions sociales, mais jusqu'à quelle profondeur? Et si l'on produit désormais des images et des voix de synthèse, si l'on conçoit des espaces virtuels, qu'est-ce que la réalité? La réalité semble désormais une réalité "augmentée" avec laquelle interagit une conscience humaine qui, sans véritablement s'en rendre compte, change de référentiel et ne parvient plus à distinguer sa réalité proprement "humaine" de la cette nouvelle réalité "artificielle". C'est ainsi que la notion d’ "hyperréalité" surgit et se développe, s'adossant à trois thématiques : une intuition philosophique, la phénoménologie, une science dans laquelle s'enracine les sciences humaines, la sémiologie, et enfin l'ensemble des réflexions s'interrogeant sur les conséquences sociales et humaines de la généralisation des processus de communication. 

La sémiologie et le "politico-social" (le capitalisme, et son avatar par excellence, le système de consommation) fondent les réflexions de Jean Baudrillard. La consommation et la TV sont par excellence les terreaux de l'hyperréalité. C'est avec "Pour une critique de l'économie politique du signe" (1972), que Baudrillard abandonne définitivement les conceptions qui "classiquement" nous permettaient de déchiffrer la réalité sociale (Rousseau, Hegel, Marx) : le capitalisme a généré un nouveau système social, un système qui engendre à plus soif du "signes", un système qui n'est plus définissable en terme de "réalité" mais de "surréalité" ou d' "hyperréalité". Dans ses ouvrages suivants, Baudrillard entreprend une analyse provocatrice du fonctionnement de cet "hyperréel" :  "De la Séduction" (1979), "Simulacres et simulations" (1981), "Les Stratégies fatales" (1983), "La Guerre du Golfe n'a pas eu lieu" (1991).

Nous entrons ainsi dans l'ère du "transpolitique", c'est-à-dire de "la transparence et de l'obscénité" : un univers dé-structuré, dé-historicisé, dés-événementialisé, un social qui prolifère sans fin et sans frein, un monde dépourvu de sens de bout en bout et dont nous constatons passivement l'évolution irréversible, et que nous n'avons pas su accompagner en renouvelant nos valeurs et nos références. Nous nous situons ainsi dans une représentation de la réalité, plus réelle que la réalité elle-même, et qui désormais peut subsister en l'état indépendamment de la réalité "originale". Baudrillard conclut ainsi, sans concession : "l'illusion n'est plus possible, parce que le réel n'est plus possible". Nous ne pouvons plus imaginer une quelconque mise en scène de l'illusion, qui fait corps avec une part de nous-même, et nous ne pouvons plus déterminer un niveau de réalité parce qu'une part de nous-même ne lui appartient déjà plus.

Logique excessive, a-t-on objecté, mais intuition qui n'est pas sans valeur : une part de notre conscience est partie prenante de cette expérience médiatisée qui s'impose de toute part et nous conduit, pour exister, à de multiples mises en scène et vidéogrammes de notre moi.  Reste à définir les constituants de production de ce nouveau "désir de réalité", ou s'agit-il toujours et encore d'échapper tant bien que mal à la tragédie de nos existences ...

 

Triple Elvis, oil on canvas, Jeff Koons, 2009 - ''Simulacra and Simulation'' fit de Baudrillard, dans les années 1980, un théoricien "provocateur"  de l' "Hyperreality" aux Etats-Unis et un gourou du post-modernisme, dont Jeff Koons (1955), peintre et sculpteur qui s'évertue avec succès à glorifier les produits de consommation. Mais dans "Le Complot de l'art" (1997) est de ceux qui dénoncent la parfaite nullité d'un art contemporain qui s'approprie "la banalité, le déchet, la médiocrité comme valeur et comme idéologie".

 


"L'ère de la simulation s'ouvre par une liquidation de tous les référentiels. Le réel se voit remplacé par des signes du réel". Guy Debord au cours des années 1960 avait attiré l'attention sur l'impact de la production de masse : la reproduction à des milliers de fois d'un même objet a distendu le lien entre l'objet et sa représentation, plus largement encore la vie sociale s'est annoncée comme une accumulation de spectacles, l'existence tend à se résumer à un ensemble d'images enregistrées. L'individu, devenu spectateur de sa vie, se préoccupe plus de capturer l'image que d'agir, le message des marques s'approprie la réalité des produits, la création n'a plus guère besoin d'un objet, d'une personne, d'une situation, mais de leur représentation. C'est au cours du XXe siècle que la représentation s'est mise à précéder la réalité, une réalité simplifiée, plus stimulante et plus agréable que celle qui nous entoure....

 

Les produits de marques prestigieuses attisent un désir de possession en lien avec celui de s'éloigner du quotidien, et par nature, le désir est insatiable ...

Esprit consumériste et éthique romantique - Le sociologue Colin Campbell (1940) distille à propos des cultures consuméristes qui se sont tant développées en Europe occidentale et aux Etats-Unis, mais ont finalement gagné l'ensemble de la planète Terre, des idées positives, a contrario de toutes les dénonciations cyniques qui fleurissent ici et là depuis quelques décennies. Son ouvrage, "The Romantic Ethic and the Spirit of Modern Consumerism" (1987), s'appuie sur l'ouvrage de Max Weber, "L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme" (1904-1905), qui montrait que les valeurs au coeur de nos sociétés capitalistes, à savoir maîtrise de soi et travail, s'ancrent dans une éthique protestante du travail développée au cours des XVIe et XVIIe siècles. Pour Campbell, l'origine de notre culture consumériste est à rechercher dans un abandon à l'émotionnel et aux désirs hédonistes, un abandon dont on peut trouver les racines dans les idéaux romantiques du XIXe siècle qui ont suivi les Lumières et la révolution industrielle. Avec les Lumières, l'individu rationnel travailler dur et se maîtriser. Les romantiques contestent cette vision et s'en remettent à l'intensité de la vie, des plaisirs, du désir. C'est à ce moment, que les classes les plus aisées gagnent en importance, assimilent et diffusent cette éthique romantique, pour perpétuer un cycle de consommation - satisfaction, moteur du capitalisme. Malgré ce qui peut sembler un argumentaire des plus simples, Campbell estime que le rejet d'un consumérisme universellement dévastateur est erroné, la quête de nos désirs, la projection dans des biens matériels forment désormais un élément essentiel de notre identité dans le monde contemporain. Dans leurs études sur le consumérisme, des sociologues tels que Daniel Bell, aux Etats-Unis, et Roberta Sassatelli, en Italie, s'inspireront des idées de Colin Campbell...


Jean Baudrillard (1929-2007)

"L'ère de la simulation s'ouvre par une liquidation de tous les référentiels. Le réel se voit remplacé par des signes du réel...."

Né à Reims, Jean Baudrillard est un "ni philosophe-ni sociologue" au parcours sinueux, - Ecole normale, ouvrier agricole,  agrégation d'allemand, professeur, lecteur-résident en Allemagne, traducteur (Bertolt Brecht , Marx, Hölderlin, Weiss, Mühlmann),  archiviste au Centre du cinéma des armées et photographe - avant d'entrer dans un monde universitaire, qui ne l'accepte guère, après sa thèse soutenue en 1966 devant Henri Lefebvre et Roland Barthes, "Le Système des objets", son premier ouvrage. 

"Je ne suis ni philosophe, ni sociologue, je n'en ai suivi ni la trajectoire académique, ni la démarche institutionnelle. Je suis à l'Université en sociologie, mais je ne me reconnais ni dans la sociologie, ni dans la philosophie philosophante. Théoricien, je veux bien, métaphysicien, à la limite; moraliste, je ne sais pas. Mon travail n'a jamais été universitaire, il ne devient pas davantage littéraire. Il évolue, il se fait moins théorique, sans se mêler de fournir des preuves ni de s'appuyer sur des références" (1983).  

De ces voyages, il publie "Amérique", en 1986, y côtoie Disneyland et une fascinante "liquidités des signes et des messages". Plus proche des cercles créatifs américains ou italiens (Umberto Eco) que français, sa cinquantaine d'ouvrages interroge le "social dans tous ses états", les "bruits du temps" les plus emblématiques de la vie quotidienne en ne cessant, malgré le sentiment d'être "aspiré par le vide" quoique nous fassions, de traquer avec une rare singularité tout autant les fausses interprétations que les novations : une collection de signes instables, d'abstractions insaisissables, régurgités dans un style bien peu conforme à nos habitudes intellectuelles. "Ceux qui vont droit devant eux ne sauront jamais d'où ils viennent", pour reprendre un des aphorismes les plus cités de Cool Memories V (2005).

Et pourtant sa démarche se révèle d'une cohérence absolue, ce qu'il semble ainsi traquer pour nous, c'est le vide des grandes idéologies occidentales et, en leur sein, la "chosification" de l'individu, son  repli dans une réalité totalement factice, au pire sa passivité ..

 

Jean Baudrillard, "Le Système des objets : la consommation des signes" (1968)

"Les objets en particulier n'épuisent pas leur sens dans leur matérialité et leur fonction pratique. Leur diffusion au gré des finalités de la production, la ventilation incohérente des besoins dans le monde des objets, leur sujétion aux consignes versatiles de la mode : tout cela, apparent, ne doit pas nous cacher que les objets tendent à se constituer en un système cohérent de signes, à partir duquel seulement peut s'élaborer un concept de la consommation. C'est la logique et la stratégie de ce système d'objets, où se noue une complicité profonde entre les investissements psychologiques et les impératifs sociaux de prestige, entre les mécanismes projectifs et le jeu complexe des modèles et des séries, qui sont analysées ici." ( Jean Baudrillard, Gallimard) Baudrillard privilégie ici le fétichisme de l'objet consommable qui caractérise notre civilisation : ce fétichisme conduit à la chosification de l'individu. 

 

"On peut concevoir en effet la consommation comme une modalité caractéristique de notre civilisation industrielle - à condition de la dégager une fois pour toutes de son acceptation courante : celle d'un processus de satisfaction des besoins. La consommation n'est pas ce mode passif d'absorption et d'appropriation qu'on oppose au mode actif de la production, pour mettre en balance des schèmes naïfs de comportement (et d'aliénation). Il faut poser clairement dès le début que la consommation est un mode actif de relation (non seulement aux objets, mais à la collectivité et au monde), un mode d'activité systématique et de réponse global sur lequel se fonde tout notre système culturel...

La consommation n'est ni une pratique matérielle, ni une phénoménologie de l'abondance, elle ne se définit ni par l'aliment qu'on digère, ni par le vêtement dont on se vêt, ni par la voiture dont on se sert, ni par la substance orale et visuelle des images et des messages, mais par l'organisation de tout cela en substance signifiante; elle est la totalité virtuelle de tous les objets et messages constitués dès maintenant en un discours plus ou moins cohérent. La consommation, pour autant qu'elle ait un sens, est une activité de manipulation systématique de signes.."

 

Jean Baudrillard, "La Société de consommation, Ses mythes, ses structures" (1970)

"La consommation est devenue la morale de notre monde. Elle est en train de détruire les bases de l'être humain, c'est-à-dire l'équilibre que la pensée européenne, depuis les Grecs, a maintenu entre les racines mythologiques et le monde du logos. L'auteur précise : Comme la société du Moyen Âge s'équilibre sur la consommation et sur le diable, ainsi la nôtre s'équilibre sur la consommation et sur sa dénonciation." (Gallimard)  Baudrillard renverse ici le dogme marxiste établissant une paupérisation croissante des masses : celles-ci profitent en effet largement de l'abondance, mais dans le même temps s'aliènent et s'embourgeoisent jusqu'à se transformer en un troupeau de consommateurs décérébrés.

 

Jean Baudrillard, "Pour une critique de l'économie politique du signe" (1972)

"Baudrillard a l'habileté de renvoyer dos à dos le discours du capitalisme, avec son idéologie du besoin, de la motivation de la consommation, et les idéologies marxistes de la production, qu'il va traquer jusque dans les premiers chapitres du Capital". (Jean-Marie Benoist, Gallimard)  Baudrillard entend montrer que la généralisation d'une société productiviste ne fait qu'installer un système qui n'autre finalité que sa propre perpétuation, engendrant un vide spirituel sous couvert d'un théâtre d'ombres et de multiplication de signes : le capitalisme aboutit ainsi à un système de surréalité.

 

 

Jean Baudrillard, "Le Miroir de la production" (1973)

"Les concepts de travail et de production sont-ils adaptés à la société industrielle en voie de développement ? Qu’entend-on par « organisation pré-industrielle » ? Pour tenter de répondre à ces questions, Jean Baudrillard examine la leçon du marxisme qui a créé un modèle productiviste et engendré un fétichisme du travail. Il faut briser, dit-il, le miroir de la production « où vient se réfléchir toute la métaphysique occidentale » et arracher la logique marxiste au contexte restreint de l’économie politique qui l’a vue naître. Car il ne suffit pas de proclamer une certaine victoire du prolétariat pour pouvoir prétendre que l’exigence de Marx, changer la vie, est devenue réalité." (Editions Galilée)

 

Jean Baudrillard, "L’Échange symbolique et la mort" (1976)

"À la différence des sociétés primitives ou traditionnelles, il n'y a plus d'échange symbolique au niveau des sociétés modernes, plus comme forme organisatrice. C'est peut-être pourquoi le symbolique les hante comme leur propre mort, comme une exigence sans cesse barrée par la loi de la valeur. Sans doute une certaine idée de la Révolution depuis Marx avait tenté de se frayer une voie à travers cette loi de la valeur, mais elle est depuis longtemps redevenue une Révolution selon la Loi. Sans doute la psychanalyse tourne autour de cette hantise, mais elle la détourne en même temps en la circonscrivant dans un inconscient individuel, en la réduisant sous la Loi du Père, de la castration et du signifiant. Toujours la Loi.

Pourtant, au-delà de toutes les économies, politiques ou libidinales, se profile dès maintenant sous nos yeux le schéma d'un rapport social fondé sur l'extermination de la valeur, dont le modèle renvoie aux formations primitives, mais dont l'utopie radicale commence d'exploser lentement à tous les niveaux de notre société : c'est le schéma que tente d'analyser ce livre sur des registres aussi divers que le travail, la mode, le corps, la mort, le langage poétique. Tous ces registres relèvent encore aujourd'hui de disciplines instituées qui sont ici ressaisies et analysées comme modèles de simulation. Miroir de la réalité ou défi théorique ?" (Gallimard)

 

De "L’Échange symbolique et la mort" (1976) à "Simulacres et simulation" (1981), Baudrillard énonce le principe d'une rupture fondamentale entre les sociétés modernes et postmodernes.  Les sociétés modernes s'organisent autour de la production et de la consommation de marchandises, tandis que les sociétés postmodernes s'organisent autour de la simulation et du jeu des images et des signes. Les codes, modèles et signes constituent les formes organisatrices fondamentales d'un nouvel ordre social où la simulation règne. Dans la société de la simulation, les identités se construisent par appropriation des images. Les codes et modèles déterminent la perception que les individus se font de la "réalité" et des rapports qu'ils ont entre eux. 

 

Jean Baudrillard, "À l'ombre des majorités silencieuses, ou La Fin du social suivi de L'Extase du socialisme" (1978)

"Boule de cristal des statistiques, les masses sont traversées de courants et de flux, à l'image de la matière et des éléments naturels. Elles peuvent être "magnétisées", le social les enveloppe comme une électricité statique, mais la plupart du temps elles font "masse" précisément, c'est-à-dire qu'elles absorbent toute l'électricité du social et du politique et la neutralisent sans retour. Elles ne sont ni bonnes conductrices du politique, ni bonnes conductrices du social, ni bonnes conductrices du sens en général. Tout les traverse, tout les aimante, mais s'y diffuse sans laisser de traces. Et l'appel aux masses est toujours au fond resté sans réponse. Elles ne rayonnent pas, au contraire elles absorbent tout le rayonnement des constellations périphériques de l'Etat, de l'Histoire, de la Culture, du Sens. Elles sont l'inertie, la puissance de l'inertie, la puissance du neutre. C'est dans ce sens que la masse est caractéristique de notre modernité, à titre de phénomène hautement implosif." (Baudrillard, éditions Utopie)

 

" L’abîme du sens -  Ainsi de l’information.

Quel que soit son contenu, politique, pé­da­gogique, culturel, le dessein est toujours de faire passer du sens, de maintenir les masses sous le sens. Impératif de production de sens qui se traduit par l’impératif sans cesse renouvelé de moralisation de l’information : mieux informer, mieux socialiser, élever le niveau culturel des masses, etc. Foutaises : les masses résistent scandaleusement à cet impératif de la communication rationnelle. On leur donne du sens, elles veulent du spectacle. Aucun effort n’a pu les convertir au sérieux des contenus, ni même au sérieux du code. On leur donne des messages, elles ne veulent que du signe, elles idolâtrent le jeu des signes et des stéréotypes, elles idolâtrent tous les contenus pourvu qu’ils se résolvent en une séquence spectaculaire. Ce qu’elles rejettent, c’est la « dialectique » du sens. Et rien ne sert d’alléguer qu’elles sont mystifiées. Hypothèse toujours hypocrite qui permet de sauvegarder le confort intellectuel des producteurs de sens : les masses aspireraient spontanément aux lumières naturelles de la raison. Ceci pour conjurer l’inverse, à savoir que c’est en pleine « liberté » que les masses opposent leur refus du sens et leur volonté de spectacle à l’ultimatum du sens. Elles se méfient comme de la mort de cette transparence et de cette volonté politique. Elles flairent la terreur simplificatrice qui est derrière l’hégémonie idéale du sens, et elles réagissent à leur façon, en rabattant tous les discours articulés vers une seule dimension irrationnelle et sans fondement, là où les signes perdent leur sens et s’épuisent dans la fascination : le spectaculaire.

Encore une fois il ne s’agit pas de mystification : il s’agit de leur exigence propre, d’une contre-stratégie expresse et positive — travail d’absorption et d’anéantissement de la culture, du savoir, du pouvoir, du social. Travail immémorial mais qui prend aujourd’hui toute son envergure. Antagonisme en profondeur qui force à inverser tous les scénarios reçus : ce n’est plus le sens qui serait la ligne de force idéale de nos sociétés, ce qui lui échappe n’étant qu’un déchet destiné à être résorbé un jour ou l’autre — c’est au contraire le sens qui n’est qu’un accident ambigu et sans prolongement, un effet dû à la convergence idéale d’un espace perspectif à un moment donné (l’histoire, le Pouvoir, etc.), mais qui n’a au fond jamais concerné qu’une fraction minime et une pellicule superficielle de nos « sociétés ». Et ceci est vrai des individus aussi : nous ne sommes qu’épisodiquement conducteurs de sens, pour l’essentiel nous faisons masse en profondeur, vivant la plupart du temps sur un mode panique ou aléatoire, en deçà ou au-delà du sens.

Or tout change avec cette hypothèse inverse.

Soit un exemple entre mille de ce mépris du sens, folklore des passivités silencieuses.

La nuit de l’extradition de Klaus Croissant, la télé retransmet un match de football où la France joue sa qualification pour la coupe du monde. Quelques centaines de personnes manifestent devant la Santé, quelques avocats courent dans la nuit, vingt millions de personnes passent leur soirée devant l’écran. Explosion de joie populaire quand la France a gagné. Atterrement et indignation des esprits éclairés devant cette scandaleuse indifférence. Le Monde : « 21 heures. À cette heure l’avo­cat allemand a déjà été extrait de la prison de la Santé. Dans quelques minutes, Rocheteau va marquer le premier but. » Mélodrame de l’indignation 1 . Pas une seule interrogation sur le mystère de cette indifférence. Une seule raison toujours invoquée : la manipulation des masses par le pouvoir, leur mystification par le football. De toute façon, cette indifférence ne devrait pas être, elle n’a donc rien à nous dire. En d’autres termes, la « majorité silencieuse » est dépossédée même de son indifférence, elle n’a même pas droit qu’elle lui soit reconnue et imputée, il faut encore que cette apathie lui ait été soufflée par le pouvoir.

Quel mépris derrière cette interprétation ! Mystifiées, les masses ne sauraient avoir de comportement propre. On leur concède, de temps en temps, une spontanéité révolutionnaire par où elles entrevoient la « rationalité de leur propre désir », ça oui, mais Dieu nous protège de leur silence et de leur inertie. Or, c’est justement cette indifférence qui exigerait d’être analysée dans sa brutalité positive, au lieu d’être renvoyée à une magie blanche, à une aliénation magique qui toujours détournerait les multitudes de leur vocation révolutionnaire.

Mais d’ailleurs, comment se fait-il qu’elle réussisse à les détourner ? Peut-on s’interroger sur ce fait étrange qu’après plusieurs révolutions et un siècle ou deux d’apprentissage politique, en dépit des journaux, des syndicats, des partis, des intellectuels et de toutes les énergies mises à éduquer et à mobiliser le peuple, il se trouve encore (et il se trouvera exactement de même dans dix ou dans vingt ans) mille personnes pour se dresser et vingt millions pour rester « passives » — et non seulement passives, mais pour préférer franchement, en toute bonne foi et dans la joie et sans même se demander pourquoi, un match de football à un drame humain et politique ? Il est curieux que ce constat n’ait jamais fait bouger l’analyse, la renforçant au contraire dans sa vision d’un pouvoir tout-puissant dans la manipulation, et d’une masse prostrée dans un coma inintelligible. Or rien de tout cela n’est vrai, et les deux sont un leurre : le pouvoir ne manipule rien, les masses ne sont ni égarées ni mystifiées. Le pouvoir est bien trop content de faire peser sur le football une responsabilité facile, voire de prendre sur lui la responsabilité diabolique d’abrutissement des masses. Cela le conforte dans son illusion d’être le pouvoir, et détourne du fait bien plus dangereux que cette indifférence des masses est leur vraie, leur seule pratique, qu’il n’y en a pas d’autre idéale à imaginer, qu’il n’y a rien à déplorer, mais tout à analyser là-dedans comme fait brut de rétorsion collective et de refus de participer aux idéaux pourtant lumineux qu’on leur propose.

L’enjeu des masses n’est pas là. Autant en prendre acte, et reconnaître que tout espoir de révolution, toute l’espérance du social et du changement social n’a pu fonctionner jusqu’ici que grâce à cet escamotage, à cette dénégation fantastique. Autant repartir, comme Freud l’a fait dans l’ordre psychique 2 , de ce reste, de ce sédiment aveugle, de ce déchet de sens, de cet inanalysé et peut-être inanalysable (il y a une bonne raison à ce que ce renversement copernicien n’ait jamais été entrepris dans l’univers politique, c’est que c’est tout l’ordre politique qui risque d’en faire les frais)."

 

Jean Baudrillard, "Cool Memories" (1980-2005)

Quatre volumes du journal de Jean Baudrillard, où les fragments de la réflexion philosophique croisent au gré du temps les événements de l’histoire: Cool Memories I 1980-1985, 1987, Cool Memories II 1987-1990, 1990, Cool Memories IV 1995-2000, 2000, Cool Memories V 2000-2004, 2005. La pensée de Baudrillard devient de plus en plus hermétique et fragmentaire, tout en parcourant le monde en gourou médiatique  : ces textes combinent ainsi des réflexions sur ses voyages et ses expériences, sa vie personnelle, ses idées et perceptions, souvent recyclées..

"La pensée et la réalité s’éloignent l’une de l’autre à vitesse Grand V, selon un mouvement strabique divergent. La pensée louche sur sa perplexité abyssale, et la réalité devient de plus en plus louche. Le seul moment fantastique est celui du premier contact, quand les choses ne se sont pas encore aperçu que nous étions là, quand elles ne se sont pas encore rangées par ordre d’analyse – ou, pour le langage, quand il n’a pas encore eu le temps de signifier – ou, pour le désert, quand son silence est encore intact et que notre absence n’est pas encore dissipée… Mais cet instant est éphémère, immédiatement révolu. Il faudrait n’être pas là pour le voir. Seuls peut-être les fantômes ont cette jouissance exceptionnelle. Et seul le fragment est assez rapide pour le saisir." (Baudrillard, Editions Galilée)

 

"Le problème actuel de la classe politique, c'est qu'il ne s'agit plus de gouverner, mais d'entretenir l'hallucination du pouvoir, ce qui exige des talents très particuliers. Produire le pouvoir comme illusion, c'est comme de jongler avec des capitaux flottants, c'est comme de danser devant un miroir. Et s'il n'y a plus de pouvoir, c'est que toute la société est passée du côté de la servitude volontaire. Cette mystérieuse figure, sur laquelle on s'est interrogé depuis le XVIe siècle, n'est plus un mystère désormais, puisqu'elle est devenue la règle générale. Mais d'une façon étrange : non plus comme volonté d'être serf, mais comme chacun devenu serf de sa propre volonté. Sommé de vouloir, de pouvoir, de savoir, d'agir, de réussir, chacun s'est plié à tout cela, et la visée du politique a parfaitement réussi : chacun de nous est devenu un système asservi, auto-asservi, ayant investi toute sa liberté dans la volonté folle de tirer le maximum de lui-même..."

 

Jean Baudrillard, "Simulacres et simulation" (1981)

"Aujourd’hui l’abstraction n’est plus celle de la carte, du double, du miroir ou du concept. La simulation n’est plus celle d’un territoire, d’un être référentiel, d’une substance. Elle est la génération par les modèles d’un réel sans origine ni réalité : hyperréel. Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C’est désormais la carte qui précède le territoire – précession des simulacres – c’est elle qui engendre le territoire et s’il fallait reprendre la fable, c’est aujourd’hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l’étendue de la carte. C’est le réel, et non la carte, dont les vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l’Empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même." (Baudrillard, Editions Galilée)

 

"Si nous avons pu prendre pour la plus belle allégorie de la simulation la fable de Borgès où les cartographes de l'Empire dressent une carte si détaillée qu'elle finit par recouvrir très exactement le territoire (mais le déclin de l'Empire voit s'effranger peu à peu cette carte et tomber en ruine, quelques lambeaux étant encore repérables dans les déserts - beauté métaphysique de cette abstraction ruinée, témoignant d'un orgueil à la mesure de l'Empire et pourrissant comme une charogne, retournant à la substance du sol, un peu comme le double finit par se confondre avec le réel en vieillissant), cette fable est révolue pour nous, et n'a plus que le charme discret des simulacres du deuxième ordre.

 

Aujourd'hui l'abstraction n'est plus celle de la carte, du double, du miroir ou du concept. La simulation n'est plus celle d'un territoire, d'un être référentiel, d'une substance. Elle est la génération par les modèles d'un réel sans origine ni réalité : hyperréel. Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C'est désormais la carte qui précède le territoire - précession des simulacres -, c'est elle qui engendre le territoire et, s'il fallait reprendre la fable, c'est aujourd'hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont des vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l'Empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même.

En fait, même inversée, la fable est inutilisable. Seule subsiste peut-être l'allégorie de l'Empire. Car c'est avec le même impérialisme que les simulateurs actuels tentent de faire cïncider le réel, tout le réel, avec leurs modèles de simulation. Mais il ne s'agit plus ni de carte ni de territoire. Quelque chose a disparu : la différence souveraine, de l'une à l'autre, qui faisait le charme de l'abstraction. Car c'est la différence qui fait la poésie de la carte et le charme du territoire, la magie du concept et le charme du réel. Cet imaginaire de la représentation, qui culmine et à la fois s'abîme dans le projet fou des cartographes d'une coextensivité idéale de la carte et du territoire, disparaît dans la simulation - dont l'opération est nucléaire et génétique, plus du tout spéculative et discursive.

C'est toute la métaphysique qui s'en va. Plus de miroir de l'être et des apparences, du réel et de son concept. Plus de coextensivité imaginaire : c'est la miniaturisation génétique qui est la dimension de la simulation. Le réel est produit à partir de cellules miniaturisées, de matrices et de mémoires, de modèles de commandement - et il peut être reproduit un nombre indéfini de fois à partir de là. Il n'a plus à être rationnel, puisqu'il ne se mesure plus à quelque instance, idéale ou négative. Il n'est plus qu'opérationnel. En fait, ce n'est plus du réel, puisqu'aucun imaginaire ne l'enveloppe plus. C'est un hyperréel, produit de synthèse irradiant de modèles combinatoires dans un hyperespace sans atmosphère.

Dans ce passage à un espace dont la courbure n'est plus celle du réel, ni celle de la vérité, l'ère de la simulation s'ouvre donc par une liquidation de tous les référentiels - pire : par leur résurrection artificielle dans les systèmes de signes, matériau plus ductile que le sens, en ce qu'il s'offre à tous les systèmes d'équivalences, à toutes les oppositions binaires, à toute l'algèbre combinatoire. Il ne s'agit plus d'imitation, ni de redoublement, ni même de parodie.

Il s'agit d'une substitution au réel des signes du réel, c'est-à-dire d'une opération de dissuasion de tout processsus réel par son double opératoire, machine signalétique métastable, programmatique, impeccable, qui offre tous les signes du réel et en court-circuite toutes les péripéties. Plus jamais le réel n'aura l'occasion de se produire - telle est la fonction vitale du modèle dans un système de mort, ou plutôt de résurrection anticipée qui ne laisse plus aucune chance à l'événement même de la mort. Hyperréel désormais à l'abri de l'imaginaire, et de toute distinction du réel et de l'imaginaire, ne laissant place qu'à la récurrence orbitale des modèles et à la génération simulée des différences..."

 

Le thème dominant de Baudrillard était jusque-là de mettre en évidence la puissance croissante du monde des objets sur le sujet. Les marchandises fascinaient les individus dans la société de consommation et le monde des biens  a été d'autant plus valorisé qu'il s'est arrogé comme intermédiaire la valeur du signe et du code qui font eux-mêmes partie du monde des choses, du système des objets. Le marxisme lui est apparu comme le système qui privilégie cette valeur du signe et du code, au détriment d'éléments plus traditionnels de l'économie politique que sont la valeur d'échange, la valeur d'usage, la production, etc. dans la constitution de la société contemporaine.
Dans un 2e temps, la réflexion de Baudrillard s'est portée sur les médias : l'objet TV n'est plus à considérer comme un objet trônant au centre du salon domestique, mais l'emprise des médias, des simulations, de l'hyperréalité a fini par effacer toutes distinctions entre privé et public, intérieur et extérieur, médias et réalité. Désormais, tout est public, transparent et hyperréaliste dans le monde de l'objet qui gagne en fascination et en séduction au fil des années.
Dans "les Stratégies fatales", et les écrits suivants, l'objet a bien fini par vaincre le sujet. Les "stratégies fatales" suggèrent que les individus n'ont plus d'autres possibilités que de se soumettre aux stratégies et ruses des objets. Dans les "stratégies banales", "le sujet se croit toujours plus intelligent que l'objet, alors que dans les "stratégies fatales" l'objet s'affirme plus rusé, plus cynique, plus brillant que le sujet.

Jean Baudrillard, "Les Stratégies fatales" (1983)

"Aujourd'hui que toute radicalité critique est devenue inutile, que toute négativité s'est résolue dans un monde qui fait semblant de se réaliser, que l'esprit critique lui-même a trouvé dans le socialisme sa résidence secondaire et que l'effet de désir, enfin, est largement passé, que reste-t-il sinon de remettre les choses à leur point zéro énigmatique ? Or l'énigme s'est inversée : jadis c'était la Sphinge qui posait à l'homme la question de l'homme, qu'Oedipe a cru résoudre et que nous avons tous cru résoudre à sa suite - aujourd'hui c'est l'homme qui pose à la Sphinge, à l'inhumain, la question de l'inhumain, du fatal, de la désinvolture du monde envers nos entreprises, de la désinvolture du monde aux lois objectives. L'objet (la Sphinge), plus subtil, ne répond guère. Mais il faut bien qu'en désobéissant aux lois, en déjouant le désir, il réponde en secret à quelque énigme. Que reste-t-il que d'aller du côté de cette énigme, et d'opposer aux stratégies banales les stratégies fatales ?" (Grasset)

"Les choses ont trouvé un moyen d'échapper à la dialectique du sens, qui les ennuyait : c'est de proliférer à l'infini, de se potentialiser, de surenchérir sur leur essence, dans une montée aux extrêmes, dans une obscénité qui leur tient lieu désormais de finalité immanente, et de raison insensée.  Rien n'interdit de penser qu'on puisse obtenir les mêmes effets dans l'ordre inverse — autre déraison, victorieuse elle aussi. La déraison est victorieuse dans tous les sens — cela même est le principe du Mal. L'univers n'est pas dialectique — il est voué aux extrêmes, non à l'équilibre. Voué à l'antagonisme radical, non à la réconciliation ni à la synthèse. Tel est aussi le principe du Mal, et il s'exprime dans le malin génie de l'objet, il s'exprime dans la forme extatique de l'objet pur, dans sa stratégie victorieuse de celle du sujet.

Nous obtiendrons des formes subtiles de radicalisation des qualités secrètes, et combattrons l'obscénité avec ses propres armes. Au plus vrai que le vrai nous opposerons le plus faux que le faux. Nous n'opposerons pas le beau et le laid, nous chercherons le plus laid que le laid : le monstrueux. Nous n'opposerons pas le visible au caché, nous chercherons le plus caché que le caché : le secret.  Nous ne chercherons pas le changement et n'opposerons pas le fixe et le mobile, nous chercherons le plus mobile que le mobile : la métamorphose... Nous ne distinguerons pas le vrai du faux, nous chercherons le plus faux que le faux : l'illusion et l'apparence...   Dans cette montée aux extrêmes, peut-être faut-il les opposer radicalement, mais peut-être faut-il cumuler les effets de l'obscénité et ceux de la séduction.

Nous chercherons quelque chose de plus rapide que la communication : le défi, le duel. La communication est trop lente, elle est un effet de lenteur, elle passe par le contact et la parole. Le regard va plus vite, il est le medium des media, le plus rapide. Tout doit se jouer instantanément. On ne communique jamais. Dans l'aller et retour de la communication, l'instantanéité du regard, de la lumière, de la séduction est déjà perdue.

Mais aussi, contre l'accélération des réseaux et des circuits, nous chercherons la lenteur — pas la lenteur nostalgique de l'esprit, mais l'immobilité insoluble, le plus lent que le lent : l'inertie et le silence. L'inertie insoluble par l'effort, le silence insoluble par le dialogue. Il y a un secret là aussi. De même que le modèle est plus vrai que le vrai (étant la quintessence des traits significatifs d'une situation) et procure ainsi une sensation vertigineuse de vérité, ainsi la mode a le caractère fabuleux du plus beau que le beau : fascinant. La séduction qu'elle exerce est indépendante de tout jugement de valeur. Elle outrepasse la forme esthétique dans la forme extatique de la métamorphose inconditionnelle.

Forme immorale, alors que la forme esthétique implique toujours la distinction morale du beau et du laid. S'il y a un secret de la mode, au-delà des plaisirs propres de l'art et du goût, c'est celui de cette immoralité, de cette souveraineté des modèles éphémères, de cette passion fragile et totale qui exclut tout sentiment, de cette métamorphose arbitraire, superficielle et réglée qui exclut tout désir (à moins que ce ne soit cela le désir). Si c'est cela le désir, il n'est pas interdit de penser que dans le social aussi, dans le politique et dans tous les domaines autres que la parure, le désir se porte de préférence vers des formes immorales, également affectées de cette dénégation potentielle de tout jugement de valeur et beaucoup plus vouées à ce destin extatique qui arrache les choses à leur qualité « subjective » pour les livrer à la seule attraction du trait redoublé, de la définition redoublée, qui les arrache à leurs causes « objectives » pour les livrer à la seule puissance de leurs effets déchaînés.

La séduction elle-même est vertigineuse en ce qu'elle s'obtient d'un effet non pas d'attirance simple, mais d'attirance redoublée d'une sorte de défi, ou de fatalité de son essence — « Je ne suis pas belle, je suis pire », disait Marie Dorval.

Nous sommes passés vivants dans les modèles, nous sommes passés vivants dans la mode, nous sommes passés vivants dans la simulation : peut-être Caillois avait-il raison avec sa terminologie, et toute notre culture est-elle en train de glisser des jeux de compétition et d'expression aux jeux d'aléa et de vertige. L'incertitude même sur le fond nous pousse à la surmultiplication vertigineuse des qualités formelles. Donc à la forme de l'extase. L'extase est cette qualité propre à tout corps qui tournoie sur lui-même jusqu'à la perte de sens et qui resplendit alors dans sa forme pure et vide. La mode est l'extase du beau : forme pure et vide d'une esthétique tournoyante. La simulation est l'extase du réel : vous n'avez qu'à regarder la télévision : tous les événements réels s'y succèdent dans une relation parfaitement extatique, c'est-à-dire dans les traits vertigineux et stéréotypés, irréels et récurrents, qui permettent leur enchaînement insensé et ininterrompu. Extasié : tel est l'objet dans la publicité, et le consommateur dans la contemplation publicitaire — tournoiement de la valeur d'usage et de la valeur d'échange, jusqu'à l'annulation dans la forme pure et vide de la marque...

Mais il faut aller plus loin : l'antipédagogie est la forme extatique, c'est-à-dire pure et vide, de la pédagogie. L'antithéâtre est la forme extatique du théâtre : plus de scène, plus de contenu, le théâtre dans la rue, sans acteurs, théâtre de tous pour tous, qui se confondrait à la limite avec l'exact déroulement de nos vies sans illusion — où est la puissance de l'illusion, si elle s'extasie à retracer notre vie quotidienne et à transfigurer notre lieu de travail ? Mais c'est ainsi, c'est là que l'art aujourd'hui cherche à sortir de lui-même, à se nier lui-même, et plus il cherche ainsi à se réaliser, plus il s'hyperréalise, plus il se transcende dans son essence vide. Vertige là aussi, vertige, mise en abyme et stupéfaction. Rien n'a mieux contribué à stupéfaire l'acte « créateur » et à le faire resplendir dans sa forme pure et inane que d'exposer tout d'un coup comme le fit Duchamp un porte-bouteilles dans une galerie de peinture. L'extase d'un objet vulgaire porte en même temps l'acte pictural à sa forme extatique — sans objet désormais il va tournoyer sur lui-même et en quelque sorte disparaître, non sans exercer sur nous une fascination définitive. L'art n'exerce plus aujourd'hui que la magie de sa disparition.

Imaginez un bien qui resplendirait de toute la puissance du Mal : c'est Dieu, un dieu pervers créant le monde par défi et le sommant de se détruire lui-même...

 Ce qui laisse à rêver aussi, c'est l'outrepassement du social, l'irruption du plus social que le social — la masse —, là aussi un social qui a absorbé toutes les énergies inverses de l'antisocial, de l'inertie, de la résistance, du silence. La logique du social trouve là son extrémité — le point où elle inverse ses finalités et atteint à son point d'inertie et d'extermination, mais en même temps où elle touche à l'extase. Les masses sont l'extase du social, la forme extatique du social, le miroir où il se réfléchit dans son immanence totale.

 Le réel ne s'efface pas au profit de l'imaginaire, il s'efface au profit du plus réel que le réel : l'hyperréel. Plus vraie que le vrai : telle est la simulation.

La présence ne s'efface pas devant le vide, elle s'efface devant un redoublement de présence qui efface l'opposition de la présence et de l'absence.

Le vide lui non plus ne s'efface pas devant le plein, mais devant la réplétion et la saturation — plus plein que le plein, telle est la réaction du corps dans l'obésité, du sexe dans l'obscénité, son abréaction au vide.

Le mouvement ne disparaît pas tant dans l'immobilité que dans la vitesse et l'accélération — dans le plus mobile que le mouvement si on peut dire, et qui porte celui-ci à l'extrême tout en le dénuant de sens.

La sexualité ne s'évanouit pas dans la sublimation, la répression et la morale, elle s'évanouit bien plus sûrement dans le plus sexuel que le sexe : le porno. L'hypersexuel contemporain de l'hyperréel.

Plus généralement les choses visibles ne prennent pas fin dans l'obscurité et le silence — elles s'évanouissent dans le plus visible que le visible : l'obscénité..."

 

Le monde comme illusion radicale des technologies de l’écran - Les réalisateurs de "The Matrix" (1999), Andy and Larry Wachowski, ouvrent le premier film de leur série avec "Simulacres et Simulation" de Jean Baudrillard, ouvrage qui n'est lui-même qu'une simulation, ne contenant pas de pages mais des disquettes informatiques... 

 

 

" Mulholland Drive" (2001), de David Lynch, with Naomi Watts, Laura Harring, drame d'un suicide qui se constitue et se reconstitue au fil d'un long et terrible travail de mémoire, entre fiction et réalité, rêves, réveils, hallucinations et souvenirs...