Political Notes - Nationalism
Benedict Anderson, "Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism" (1983, 2016) - "Nations and Nationalism", Ernest Gellner, John
Breuilly, New Perspectives on the Past, 2008 - Anthony D. Smith, "The Ethnic Origins of Nations" (1986) -
Last update: 05/05/2025
Le NATIONALISME, loin d'être un simple accident historique, apparaît dans la quasi totalité des analyses comme une structure profondément enracinée, capable de s'adapter et de renaître, ce qui rend sa disparition peu probable.
Ce phénomène semble effectivement inévitable hier, aujourd'hui, et probablement demain, même sous des formes renouvelées ou atténuées. La tâche essentielle consiste de nous jours à contenir ses excès et ses manipulations idéologiques, à tenter de l'encadrer politiquement et intellectuellement pour éviter ses dérives autoritaires, à combattre les mythes manipulateurs en proposant une approche ouverte et honnête du passé, à favoriser une identité nationale inclusive plutôt qu'exclusive ..
Benedict Anderson a développé l'idée que les nations ne sont pas ces entités quasi-naturelles dont certains auteurs ou dirigeants politiques usent et abusent pour maîtriser un peu de pouvoir, mais des "communautés imaginées", construites socialement à travers des médias comme la presse et l'éducation. Comme les religions, les nations créent une solidarité à grande échelle à travers des croyances et des rituels (ex. hymnes nationaux, commémorations). Alors que Anderson insiste sur l’imaginaire culturel (médias, symboles), Gellner met l’accent sur les nécessités matérielles (industrie, État) : les sociétés industrielles exigent une culture standardisée, le nationalisme permet de justifier l’autorité de l’État en le reliant à une « culture » commune. L’unification allemande (1871) relève, par exemple, à la fois d’un besoin industriel (la standardisation linguistique) et d'un imaginaire romantique (mythes germaniques, presse nationale). On voit ainsi l'extrême importance de la notion de "nationalisme" et combien la critique du nationalisme est un sujet fortement sensible ...
Et ce d'autant plus que le nationalisme répond à un besoin fondamental de l'être humain d'appartenir à un groupe social valorisé, source d’estime de soi et d’identité : un besoin psychologique impérieux d’estime personnelle en valorisant l’appartenance à une « nation » perçue positivement et supérieure aux autres groupes ...
Besoin de cohésion sociale dans les sociétés industrielles modernes, où l'homogénéité culturelle (langue, éducation) devient nécessaire pour fonctionner, ajoute Gellner, qui souligne que les individus adhèrent aux nations parce qu'elles offrent un sentiment de dignité et de reconnaissance dans un monde mobile et anonyme. Anthony D. Smith montre de plus que les nations fournissent un récit de continuité historique qui valorise leurs membres (la "grandeur passée" de la Grèce antique), et les symboles nationaux (drapeaux, héros) répondent à un besoin de transcendance (le nationalisme emprunte à la religion des mécanismes de sacralisation (mythes, rites, dévotion), mais il reste une idéologie séculière). La nation offre une identité substitutive à l'échelle mondiale, pourrait ajouter Benedict Anderson, et Bourdieu nous a expliqué comment les individus intériorisent les normes nationales pour être valorisés (parler la langue "légitime", "Ce que parler veut dire", 1982). Dominique Schnapper, dans "La Communauté des citoyens" (1994) analyse comment la citoyenneté nationale donne un sentiment de dignité en égalisant les statuts.
Johann Gottfried Herder (1744–1803) est considéré comme un précurseur, il défend l’idée que chaque nation possède une culture unique (Volksgeist, « esprit du peuple »), avec une langue, une tradition et une histoire spécifiques (Ideas for the Philosophy of History of Humanity, 1784-1791).
La notion de "nationalisme", en tant qu'idéologie politique explicite, apparaît au tournant du XVIIIe au XIXe siècle en Europe et se développe principalement à partir de la Révolution française (1789) et pendant tout le XIXe siècle, en lien étroit avec le romantisme, l’éveil démocratique et la consolidation des États-nations modernes (France, Allemagne, Italie notamment). Cependant, selon Benedict Anderson dans "Imagined Communities" (1983), les racines profondes du nationalisme peuvent remonter au développement de l’imprimerie au XVIe siècle, lorsque les langues vernaculaires se diffusent massivement et structurent progressivement l'idée moderne de « communauté imaginée ».
Aujourd’hui, le nationalisme reste au cœur des débats politiques contemporains, en particulier face aux défis de la mondialisation, des migrations internationales, et de l’intégration européenne. Les débats opposent les défenseurs d’un nationalisme promoteur d'un Etat support d'autorité à ceux qui critiquent les dérives identitaires ou ethniques du nationalisme.
Les défenseurs du nationalisme mettent en avant plusieurs arguments :
- Le nationalisme favoriserait un sentiment de solidarité et une identité collective nécessaire au bon fonctionnement démocratique (Yael Tamir, Why Nationalism, 2019).
- Un cadre national partagé offrirait une stabilité politique accrue face aux tensions internes, permettant aux citoyens de se sentir partie prenante d’un projet commun (David Miller, On Nationality, 1995).
- Le nationalisme permet la sauvegarde de cultures, traditions et langues menacées par l’homogénéisation mondiale.
- La nation est considérée comme une unité politique légitime, fondement de l'autodétermination des peuples.
Les critiques du nationalisme pointent les dangers suivants :
- Le nationalisme peut facilement basculer dans l’exclusion de minorités, voire dans la violence ethnique, comme l'explique Andreas Wimmer dans "Nationalist Exclusion and Ethnic Conflict" (2002).
- Le nationalisme sert souvent de prétexte aux régimes autoritaires ou populistes pour justifier la limitation des libertés individuelles ou les guerres (Michael Mann, "The Dark Side of Democracy", 2004).
- Il peut conduire à l’isolement, au protectionnisme excessif et à une défiance envers les autres nations, affaiblissant ainsi la coopération internationale.
- Selon Michael Billig (Banal Nationalism, 1995), le nationalisme est souvent invisible mais omniprésent, entretenu par des symboles quotidiens anodins, ce qui peut masquer ses effets négatifs ou manipulatoires.
De fait, le nationalisme est un terreau fertile pour l'autoritarisme :
- en valorisant la nation comme communauté suprême, il produit souvent une logique d’exclusion et de hiérarchie qui favorise un pouvoir centralisé.
- en définissant une identité nationale homogène (toute diversité peut rapidement être perçue comme menaçante, incitant au rejet de ceux qui ne correspondent pas à l'image nationale idéalisée).
- en poussant à la centralisation du pouvoir (la défense de la nation contre ses « ennemis » réels ou imaginaires justifie souvent le renforcement de l’autorité étatique, allant jusqu’à limiter les libertés individuelles).
L’intérêt national est utilisé comme prétexte pour imposer une autorité forte, parfois au détriment des institutions démocratiques ...
Le populisme entretient une proximité naturelle avec le nationalisme, ce qui accroît encore le risque de dérives autoritaires. Mais au contraire du populisme, souvent considéré comme une "idéologie minimale" pouvant s'adapter à divers contextes, le nationalisme est une idéologie plus structurée avec des objectifs spécifiques (la promotion des intérêts d'une nation, souvent définie par une culture, une langue ou une ethnie commune). Et si le populisme s'appuie sur la légitimité du peuple contre les élites, le nationalisme s'ancre dans l'idée d'une communauté nationale préexistante.
Plusieurs mécanismes internes au nationalisme facilitent cette dérive, dont l'exploitation de sentiments tels que la peur ou la colère face aux crises économiques ou identitaires, la promotion d’une vision unique de l’identité nationale, la justification d’un renforcement du pouvoir exécutif pour protéger la nation, l'extrême simplification de certains récits dits nationaux ...
Un exemple : en 2025 (mars-mai), médias et politiques dits responsables (et non des moindres) se hasardent à évoquer les "racines judéo-chrétiennes" de la France; plus encore à écrire que cette filiation est historiquement légitime et constitue la base du nationalisme contemporain français : sans que la moindre critique, médiatique notamment, ne viennent s'immiscer dans une évidence jugée incontournable (l’expression « judéo-chrétien », devenue familière, apparaît aux yeux de nombreux journalistes comme « inoffensive » ou consensuelle, surtout lorsqu’elle est formulée par la plus haute autorité de l’État) ..
Sur un plan historique et scientifique, l'affirmation des racines judéo-chrétiennes comme fondement exclusif ou central de l'identité française est extrêmement contestable. Elle apparaît essentiellement comme un discours politique contemporain, forgé pour répondre à des enjeux actuels (migration, islam, mondialisation), et non comme une réalité historique indiscutable. Un discours qui relève davantage d’une « bataille culturelle » ou idéologique que d’un débat réellement historique ou identitaire authentique, comme le soulignent les travaux de Tony Judt, Mark Mazower ou Samuel Moyn. Tony Judt (1948–2010), auteur en 2005 d'une analyse magistrale de l'Europe après la Seconde Guerre mondiale (Postwar: A History of Europe Since 1945) et de réflexions sur l'histoire intellectuelle et politique (Thinking the Twentieth Century, 2012, avec Timothy Snyder) : Judt rappelle que l’Europe et la France, en particulier, sont historiquement marquées par une pluralité d’influences philosophiques et religieuses (y compris musulmanes, grecques antiques, humanistes des Lumières, etc.). Mark Mazower est l'auteur de "Governing the World: The History of an Idea" (2012), et Samuel Moyn, de "The Last Utopia: Human Rights in History (2010), -une histoire critique des droits de l'homme -, et de "Not Enough: Human Rights in an Unequal World" (2018), sur les limites des droits humains face aux inégalités...
Une telle contre-vérité n'est pas sans impact politique et social potentiellement problématique : en accentuant des fractures culturelles ou religieuses au sein de la société, ce discours peut exacerber des tensions plutôt que de contribuer à une cohésion nationale effective (Ivan Krastev, Yascha Mounk). David Nirenberg (Anti-Judaism, 2013) rappelle que la notion de « judéo-chrétien » est historiquement problématique et très récente (popularisée après la Seconde Guerre mondiale pour souligner une unité occidentale face au communisme puis face à l'islam). Son emploi simplifie l’histoire européenne, souvent au détriment de la reconnaissance des violences historiques antisémites : Enzo Traverso, qui, dans "La Fin de la modernité juive" (2013), propose une réflexion puissante sur la place des Juifs dans l'histoire européenne et les transformations de leur identité après la Shoah, évoque l’instrumentalisation de la mémoire juive par les États.
On peut, non sans ironie, rapprocher cette volonté de reconstruire la société française sous l'égide d'une filiation judéo-chrétienne tout en défendant le principe de laïcité de l'Etat, le tout nourrissant un nationalisme bien complexe et fortement contradictoire, et sans que le moindre élément ne soit effectivement réellement pensé.
Mark Lilla, dans "The Stillborn God: Religion, Politics, and the Modern West" (2007), nous alerte sur les risques d'un retour du sacré dans la politique moderne, alors que celle-ci s'est justement construite sur une séparation radicale entre religion et politique, qu'il appelle la "Grande Séparation". Cette rupture, initiée par des penseurs comme Hobbes, Locke et Rousseau, a permis de fonder un ordre politique autonome, libéré des justifications théologiques. Il analyse par ailleurs les tentatives (notamment au XIXe et XXe siècles) de réconcilier religion et politique, comme chez des penseurs tels que Kant, Hegel et Schleiermacher. Ces efforts, selon lui, ont échoué à produire une synthèse viable, conduisant soit à un rejet complet de la religion (laïcité radicale), soit à des retours dangereux du religieux en politique (ex : fondamentalismes). Lilla met en garde contre les mouvements contemporains (chrétiens évangéliques, islamistes, etc.) qui cherchent à réintroduire la religion comme fondement de l'ordre politique et voit dans ces tendances une menace pour la stabilité des démocraties libérales.
Globalement, on constate un appauvrissement extrême du débat public, où la complexité et la nuance sont abandonnées au profit de discours simplifiés et polarisants. Ce qui a pour effet de rendre particulièrement difficile l' articulation d'un discours alternatif crédible, capable de répondre aux angoisses identitaires. Mais sans doute oublie-t-on que le nationalisme exacerbé fragilise les contre-pouvoirs et les espaces de pluralisme démocratique. Tout pouvoir pousse à la simplification extrême de la pensée ...
De fait, la critique du nationalisme semble aujourd'hui largement occultée ou mise en sourdine pour plusieurs raisons contextuelles et politiques, liées à l'évolution récente des débats publics et des enjeux géopolitiques contemporains.
Depuis les années 2010, de nombreux pays connaissent un regain de mouvements populistes et nationalistes (États-Unis, Brésil, Hongrie, Pologne, Inde, etc.). Face à ces tendances, les discours critiques du nationalisme sont souvent marginalisés, car jugés "élitistes", "cosmopolites" ou éloignés des préoccupations immédiates des citoyens.
La valorisation de l’identité nationale comme refuge contre les incertitudes de la mondialisation rend les critiques intellectuelles moins audibles, voire impopulaires.
La polarisation politique pousse les débats vers des schémas binaires : « patriotes » contre « mondialistes », réduisant les critiques nuancées du nationalisme à un camp souvent assimilé à une élite déracinée. Dans de nombreux pays, le discours anti-nationaliste est devenu politiquement risqué, souvent présenté comme manquant de respect ou de fidélité envers son pays. Cela dissuade les voix critiques.
On notera le rôle ambivalent des médias et des réseaux sociaux : les médias sociaux privilégient les messages simples, émotionnels, voire sensationnels. Or, la critique intellectuelle du nationalisme nécessite nuance, subtilité et contexte historique, difficiles à transmettre efficacement dans ces espaces. La polarisation algorithmique renforce les chambres d’écho nationalistes au détriment des discours critiques plus complexes.
Les crises sanitaires (COVID-19), climatiques, économiques, et les conflits militaires récents (Ukraine, Moyen-Orient) mobilisent davantage l’attention médiatique et politique que les débats philosophiques ou intellectuels sur le nationalisme. Dans les crises, les nations tendent à se rassembler autour de valeurs perçues comme protectrices, ce qui met la critique du nationalisme à l’écart, voire la rend impopulaire.
Face aux défis posés par les migrations, les guerres et les conflits économiques, le thème de la souveraineté nationale revient fortement dans les discours publics comme garantie de sécurité, d'autonomie et d’efficacité politique. Les discours critiques qui remettent en cause cette souveraineté sont marginalisés ou perçus comme irresponsables, voire nuisibles à la sécurité nationale. Et dans certains pays, les gouvernements utilisent la rhétorique nationaliste pour restreindre ou criminaliser les critiques internes, en accusant les opposants de trahison ou d'atteinte à la cohésion nationale. Cela crée un climat où la critique ouverte du nationalisme devient risquée sur le plan personnel et professionnel...
Les approches sociologiques et psychologiques, largement développées dans la littérature internationale, montrent que le nationalisme n’est jamais un simple produit politique, mais plutôt :
- Une réponse complexe à des besoins émotionnels individuels et sociaux.
- Un mécanisme structurant profondément les interactions sociales.
- Un phénomène manipulable, sensible aux stratégies politiques, mais s’appuyant toujours sur des fondements psychologiques et sociologiques puissants.
Ces analyses permettent de mieux comprendre pourquoi le nationalisme demeure un phénomène aussi puissant et complexe, et pourquoi il est difficile de le combattre par le seul argument rationnel ...
Ainsi, l’usage politique contemporain (2025) du nationalisme en France apparaît souvent opportuniste et électoraliste. L'élite politique ne propose généralement pas de définition claire ou cohérente du nationalisme, le mobilisant plutôt comme un levier émotionnel pour mobiliser électoralement, sans nécessairement répondre aux préoccupations économiques ou sociales fondamentales des citoyens.
Le nationalisme n’est pas simplement imposé par les dirigeants ou uniquement exigé par les populations : c’est un phénomène complexe, interactif et dynamique.
Certaines régions (Europe de l’Est, Asie, Moyen-Orient) manifestent une intensité nationaliste plus marquée en raison d’une combinaison de contextes historiques douloureux, économiques précaires et de leadership politique favorable. Le nationalisme dans les démocraties occidentales contemporaines est souvent lié à une anxiété culturelle et économique face à la mondialisation et aux flux migratoires. Cette dualité montre qu’une explication exclusivement par le haut (dirigeants) ou par le bas (populaire) est insuffisante : le nationalisme résulte toujours d’une interaction complexe entre élites politiques, histoire collective, circonstances économiques et culturelles, et aspirations populaires.
Benedict Anderson, "Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism" (1983, 2016)
Une œuvre fondamentale pour comprendre la construction des identités nationales modernes.
Anderson a forgé un nouveau champ d’étude lorsque son livre fut édité en 1983. Depuis, il a vendu plus d’un quart de million d’exemplaires et est largement considéré comme le livre le plus important sur le sujet. Dans cette édition révisée de 2016, Anderson met à jour et développe la question centrale : qu’est-ce qui fait vivre et mourir les gens pour les nations, ainsi que la haine et le meurtre en leur nom? Qu’est-ce qui fait que les gens aiment et meurent pour les nations, ainsi que la haine et le meurtre en leur nom? Bien que de nombreuses études aient été rédigées sur les mouvements politiques nationalistes, le sentiment de nationalité - le sentiment personnel et culturel d’appartenir à une nation - n’a pas reçu toute l'attention qu'un tel sujet suscite. La question du nationalisme reste un sujet tabou que l'on n'ose véritablement abordé.
Benedict Anderson (1936–2015) était un politologue et historien américain, surtout connu pour ses travaux sur le nationalisme. Né en Chine de parents anglo-irlandais, il a grandi en Californie et a enseigné à l'Université Cornell. Ses recherches ont porté sur l'Asie du Sud-Est (Indonésie, Thaïlande, Philippines), influençant sa pensée sur le colonialisme et le nationalisme. Il est célèbre pour son livre "Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism" (1983), dans lequel il développe l'idée que les nations sont des "communautés imaginées", construites socialement à travers des médias comme la presse et l'éducation, plutôt que des entités naturelles ou éternelles.
Pour Anderson, une nation est une communauté imaginée parce que, en effet, ses membres ne se connaîtront jamais tous, mais partagent pourtant un sentiment d’appartenance (un Français ne rencontrera jamais la majorité de ses compatriotes, mais se sent lié à eux). Elle est construite par des récits et des symboles communs (langue, médias, école, monuments, etc.). Contrairement aux communautés prémodernes (comme les villages ou les tribus), où les liens étaient concrets et directs, la nation repose sur une abstraction partagée.
Pourquoi « imaginée » et non « imaginaire » ? Anderson insiste sur le fait que la nation est réelle dans ses effets politiques et sociaux, même si elle est construite. Comme les religions, les nations créent une solidarité à grande échelle à travers des croyances et des rituels (ex. hymnes nationaux, commémorations). Durant la Révolution française, les journaux et clubs révolutionnaires ont ainsi diffusé l’idée d’une communauté française unie contre la monarchie.
Anderson identifie trois piliers historiques qui ont permis cette imagination collective :
- Le déclin des monarchies et religions universelles (par exemple la fin du latin comme langue sacrée en Europe).
- L’émergence du capitalisme d’imprimerie (print-capitalism) : les journaux et les romans ont standardisé les langues vernaculaires, créant un espace de communication commun. L’impression de la Bible en allemand par Luther a participé à forger une identité germanique.
- L’administration coloniale : cartes, recensements et musées ont « fixé » des identités locales, souvent arbitraires, qui sont devenues des nations (ex. frontières africaines tracées par les empires). En Indonésie coloniale, les écoles et journaux en malais ont créé une conscience nationale parmi des populations dispersées sur des milliers d’îles.
Dans sa version révisée, il répond à certaines critiques,
- sur le rôle de la langue et de l’imprimé : Anderson réaffirme l’importance du capitalisme de l’imprimerie ("print-capitalism") dans la diffusion des idées nationales, mais nuance son analyse en discutant des cas où des langues minoritaires n’ont pas conduit à des nationalismes (ex. le latin médiéval).
- sur le colonialisme et les nationalismes "extra-européens" : Il approfondit l’idée que les nationalismes des colonies se sont construits en miroir des modèles impériaux, tout en développant des particularités (ex. les cartes, les recensements, les musées comme outils de légitimation).
Et actualise son propos,
- Globalisation et nationalismes : Il observe que malgré la mondialisation, le nationalisme persiste, voire se renforce (ex. montée des populismes, Brexit, conflits identitaires).
- Internet et les "communautés imaginées" : Il discute comment les réseaux sociaux modifient la formation des identités collectives, mais souligne que les États-nations restent des cadres dominants.
- Asie et Afrique : Il insiste sur la créativité des nationalismes postcoloniaux, qui ont combiné modèles importés et traditions locales (ex. l’utilisation des frontières coloniales comme cadres nationaux).
- Nationalismes "sans État" : Il évoque les cas comme la Palestine ou le Kurdistan, où l’idée nationale existe sans souveraineté territoriale achevée.
- Contre les "essentialismes", Anderson réitère son rejet des conceptions qui naturalisent la nation (ex. le nationalisme ethnique), en rappelant son caractère construit et historique, et plaide pour une analyse transnationale des nationalismes, contre les récits isolés.
"Nations and Nationalism", Ernest Gellner, John Breuilly, New Perspectives on the Past, 2008
L'ouvrage, initialement publié en 1983, réédité en 2008 avec une introduction de John Breuilly, rejette l'idée que les nations existent depuis toujours. Pour lui, le nationalisme est une conséquence nécessaire de la société industrielle. Les sociétés agraires prémodernes n'avaient guère besoin d’homogénéité culturelle (élites et masses vivent dans des mondes séparés), mais les sociétés industrielles exigent une culture standardisée (éducation, mobilité, communication) pour fonctionner : l’État-nation émerge comme le cadre idéal pour gérer cette homogénéité.
Le nationalisme est donc vu comme un produit direct de la modernité industrielle, née au XIXe siècle, qui nécessite une homogénéisation culturelle pour le bon fonctionnement économique et politique des États modernes.
Contrairement à Anderson (pour qui les nations sont d'abord « imaginées » culturellement), Gellner insiste sur le rôle de l’État et des institutions (écoles, bureaucratie) dans la fabrication des nations (exemple : L’école obligatoire en France a imposé le français comme langue nationale, éliminant les patois).
Le nationalisme participe d'une idéologie de la légitimation : le nationalisme justifie l’autorité de l’État en le reliant à une « culture » commune. Gellner rejette l’idée que le nationalisme n’est qu’un outil de la bourgeoisie. Pour lui, c’est bien une nécessité structurelle de la modernité.
Dans l’édition de 2008, John Breuilly (spécialiste des nationalismes allemands) souligne que Gellner a écrit son livre en réaction au marxisme et au primordialisme, qu'il sous-estime l’impact des conflits (les guerres napoléoniennes ont accéléré les nationalismes), que les nationalismes sans État (Kurdes, Catalans) ne rentrent pas bien dans son modèle, et discute discute de la pertinence de Gellner face à la globalisation (affaiblissement des États-nations ?).
Anthony D. Smith, "The Ethnic Origins of Nations" (1986)
Une critique ethnosymboliste des théories modernistes qui propose une troisième voie entre les approches modernistes (Gellner, Anderson) et primordialistes (thèses essentialistes de la nation, insistant sur la continuité entre les ethnies prémodernes et les nations modernes. Smith rejette l’idée que les nations émergent ex nihilo avec la modernité : les nations modernes s’enracinent dans des ethnies préexistantes (ethnies ou communautés liées par une langue, une mythologie, une mémoire commune). Mythes et symboles jouent ici un rôle central : Smith identifie des éléments culturels persistants qui structurent les nations ( « noyaux ethniques », ethnic cores).
Il identifie deux voies de formation des nations, la voie « verticale » (ex : France, Angleterre) où une élite impose une culture unifiée à partir d’un noyau ethnique dominant, et la voie « horizontale » (ex : Grèce moderne, Israël), dans laquelle une intelligentsia ressuscite une identité à partir de mythes anciens.
Si Eric Hobsbawm (Inventing Traditions) lui reproche de négliger les « inventions » récentes des traditions et si Benedict Anderson reconnaît l’apport de Smith mais maintient que « l’imagination » reste centrale, sa méthode est utilisée pour analyser les mouvements séparatistes (Catalogne, Kurdistan)...
Michael Billig, "Banal Nationalism (Theory, Culture and Society)" (1995)
Michael Billig introduit le concept de « nationalisme banal » pour décrire les mécanismes quotidiens, souvent invisibles, qui reproduisent l’appartenance nationale dans les sociétés modernes. Contrairement aux études sur le nationalisme qui se concentrent sur les mouvements extrêmes ou les crises politiques, Billig montre que le nationalisme est constamment renforcé par des pratiques routinières (drapeaux, hymnes, discours médiatiques, etc.).
Exemples de banalité nationale : le drapeau dans un bureau administratif, la météo présentée comme « nationale » à la télévision, l’usage du pronom « nous » dans les discours politiques (« notre économie », « nos valeurs »). Ces éléments ne sont pas perçus comme du « nationalisme », mais ils naturalisent l’idée de nation.
La reproduction quotidienne de l’État-nation : Billig s’inspire de Bourdieu (habitus) et de Foucault (disciplinarisation) pour montrer que l’État inculque la nationalité par des rituels apparemment anodins. Les enfants apprennent à s’identifier à leur pays via l’école, les symboles, les commémorations.
Critique du « nationalisme des autres » : les pays occidentaux (États-Unis, Royaume-Uni) se considèrent souvent comme « neutres », alors que les nationalismes « visibles » (ex-Yougoslavie, Rwanda) sont perçus comme pathologiques. Billig montre que le nationalisme occidental est tout aussi présent, mais normalisé.
Billig révèle ainsi comment le nationalisme fonctionne en arrière-plan, sans mobilisation explicite. Et contrairement à Gellner (macro) ou Anderson (culturel), il étudie les pratiques quotidiennes. Son cadre explique des phénomènes contemporains comme le patriotisme sportif (Coupe du monde de football) ou les débats sur l’immigration (« nos frontières »).
Mais il décrit une naturalisation passive de la nation, et néglige les contre-discours (mouvements anti-nationalistes, cosmopolitismes) ou les identités multiples (ex. un Franco-Algérien peut naviguer entre plusieurs appartenances). On peut noter aussi que les nationalismes banals diffèrent selon les contextes (Billig se base surtout sur le Royaume-Uni et les États-Unis) et que les plateformes (Facebook, Twitter) renforcent les cadres nationaux. Quant au nationalisme banal, ne peut-il basculer en nationalisme agressif?
La majorité des auteurs contemporains concluent que même dans un monde globalisé, le nationalisme conserve une résilience remarquable. Les facteurs technologiques (réseaux sociaux, médias numériques), politiques (montée des populismes, crises migratoires), et identitaires (recherche de sens et de communauté) renforcent la probabilité de sa persistance. Francis Fukuyama,dans " Identity: Contemporary Identity Politics and the Struggle for Recognition" (2018) analyse comment les politiques identitaires modernes renouvellent constamment les nationalismes, les rendant presque inévitables ...
Le nationalisme, comme force politique et identitaire, doit aujourd’hui être repensé face à trois réalités incontournables :
- L’interdépendance écologique et économique (crises climatiques, pandémies, flux migratoires).
- L’universalité de la science et de la culture (collaborations transnationales, hybridations linguistiques).
- La montée des citoyennetés multiples (identités diasporiques, droits humains universels).